Colloques en ligne

Guilhem Farrugia

La promenade dans Les Rêveries de Rousseau et les Petits poèmes en prose de Baudelaire

Introduction

1Pratique tantôt sociale tantôt solitaire, la promenade génère également au « tournant des Lumières1 » une expérience d’écriture, en particulier à l’œuvre dans Les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau. Pas d’écriture vagabonde sans posture de l’écrivain-marcheur : l’ethos du déplacement dans l’espace influence tout à la fois le mode de pensée et d’écriture. La promenade n’est cependant pas univoque d’un siècle à l’autre. Pour Rousseau, elle doit être effectuée dans la nature, alors que la première moitié du XIXe siècle consacre la figure du flâneur urbain, qui deviendra plus tard le « rôdeur » baudelairien : « Si les promenades, rurales ou urbaines, diffèrent à ce point, tout se passe comme si le promeneur à la manière de Jean-Jacques se convertissait en flâneur - figure qui deviendra centrale […] : du promeneur au flâneur2 ».

2Employé dans sa forme pronominale (« se promener »), le verbe désigne, outre le déplacement qu’il implique, une « marche effectuée par plaisir3 ». Si l’on dispose du loisir et du temps pour se promener, la marche plaisante peut devenir flânerie, ce qui implique d’avancer lentement, sans avoir ni but précis à atteindre ni impératif temporel à respecter. Aussi la flânerie suppose-t-elle une forme de « farniente4 », justement décrite par Rousseau dans la cinquième promenade des Rêveries. Attesté par l’Académie à partir du siècle suivant, en 1808, « flâner » suppose en effet d’avoir le loisir de perdre son temps, tout au moins de pouvoir « avancer lentement, sans hâte, au hasard5 ». Dans les Petits poèmes en prose, Baudelaire, qui avait projeté pour titre « Le Rôdeur parisien », met en scène ce vagabond-criminel dont la présence est furtive mais obsédante, « […] qui […] rôde lâchement une heure devant sa porte […]6 ». D’allure suspecte, souvent repéré la nuit, le rôdeur a pour caractéristique d’être louche, doté d’intentions malveillantes ou hostiles qui ne sont pas sans rappeler « la morale désagréable » que revendique Baudelaire pour ses poèmes « inintelligibles et répulsifs7 ».

3La modification de la manière de se promener, des Rêveries de Rousseau au Spleen de Baudelaire, fait surgir des enjeux propres à cette période. Enjeu culturel avant tout, puisque la promenade suppose au niveau sociologique l’essor du loisir et du temps libre. Social : la solitude, revendiquée tant par Rousseau que par Baudelaire, fait du poète un être isolé, parfois exclu, dans tous les cas marginal. Esthétique et poétique : la modification de la promenade et du statut du poète génère l’essor d’une prose poétique libre, qui devient avec Baudelaire poésie en prose. Éthique et moral : cette transformation de la promenade innocente dans la nature en vagabondage du rôdeur urbain génère une poésie agressive et désagréable pour le lecteur. Politique enfin : cette promenade est érigée en « droit de s’en aller8 » par un poète-dandy fondamentalement provocateur et révolté.

4Quelles sont par conséquent les changements induits par cette nouvelle expérience de la promenade littéraire de Rousseau à Baudelaire ?

I) Du promeneur au rôdeur : la modification de la posture de l’écrivain-marcheur

5« Vous dire en me promenant9 » : la formule anodine de J.-J. Rousseau devient progressivement l’emblème d’une pratique poétique qui perdure de Rousseau à Baudelaire et qui permet de reconstituer la filiation entre Les Rêveries de Rousseau et Le Spleen de Paris de Baudelaire. La période est aux bouleversements, et la poétique des genres ne sera pas épargnée par une reconfiguration fondamentale des pratiques d’écriture, des écrits qui en résultent et du statut de cet auteur.

6« Marcher-penser-écrire10 » : l’écriture devient le terme d’une triade sans laquelle elle n’existerait pas sous cette forme libre, digressive et divagatrice. Cela désacralise bien évidemment la figure académique de l’homme de lettres, honnête homme au siècle précédent, mais à présent simple promeneur méditant, ayant eu la présence d’esprit de prendre avec lui une plume, et du papier. Aborder la poésie rousseauiste et baudelairienne au prisme de la promenade permet donc d’établir « le dispositif marcher-penser-écrire comme invariant de ce type d’écrit11 » dans cette période de refondation de la pratique poétique.

7La promenade demeure cependant une promenade à pied, gratuite et sans but. Aussi est-ce cette triade qui demeure le dénominateur commun de cette évolution du genre, de l’ethos du poète qu’il véhicule et de textes poétiques du XVIIIe puis du XIXe siècle : « Je marche, je pense et j’écris : tout se passe comme si la figure de l’écrivain-marcheur provoquait l’actualisation, la littéralisation de la métaphore de l’écriture vagabonde : dans une équation à la fois chronologique et logique, la triade marcher-penser-écrire semble être devenue la formule de base d’un certain nombre de textes littéraires au XVIIIe siècle puis au XIXe siècle12 ».

8Ce nouveau dispositif, marcher-penser-écrire13, est un pont qui permet de relier deux siècles trop souvent analysés séparément et qui permet de mettre en parallèle Les Rêveries de Rousseau et Le Spleen de Baudelaire. Ce dernier ambitionne de renouveler la prose poétique rousseauiste et de lui donner une nouvelle forme, celle du poème en prose. Pour ce faire, il prend avant tout pour objet d’écriture les rêveries d’un « promeneur solitaire et pensif ». Les titres successivement envisagés par Baudelaire, en particulier « Le promeneur solitaire », allusion directe à l’ouvrage de Rousseau, signalent au lecteur tout à la fois la dette et l’héritage du XVIIIe siècle dans cette entreprise d’écriture. Rappelons qu’en 1860, Baudelaire projette d’écrire des « méditations en prose14 ». Il s’agit d’un recueil qui restera inachevé, comme Les Rêveries du promeneur solitaire. Le projet est de transcrire des rêveries, pour Rousseau comme pour Baudelaire, ce dernier affirmant en 1861 souhaiter écrire « les rêveries philosophiques d’un flâneur parisien15 ». Le dernier poème du recueil, « Les bons chiens », expose une forme de théorie poétique du poème en prose : les sujets choisis par le poète pour servir de matière à ses poèmes en prose seront en mouvement. Ils seront seuls, déambulant souvent de manière erratique : « Je chante les chiens calamiteux, […] ceux qui errent, solitaires, dans les ravines sinueuses des immenses villes16 […] ». Deux ans auparavant, dans le Salon de 1859, Baudelaire avait décrit cette posture du rêveur mélancolique en mouvement, éthos qui se trouve caractériser le poète du Spleen de Paris : « Et le rêveur qui passe, attristé et charmé, contemplant […]. Vous traversez une grande ville vieillie dans la civilisation17 […] ».

9Il envisage comme titre « Le Promeneur solitaire » puis « Le Rôdeur parisien ». Ces titres convoquent le champ lexical de la marche, de la flânerie, voire de l’errance. Tous expriment l’importance déterminante de la promenade dans le rapport particulier qui lie la marche, la pensée et l’écriture. Dans « Les Bons chiens », on décèle une posture qui pourrait être considérée comme celle de Baudelaire lui-même : « Je chante le chien crotté, le chien pauvre, le chien sans domicile, le chien flâneur […]. Ils vont, ils viennent, ils trottent, ils passent […] pour venir, à la ville, gambader18 ». Dès 1857, dans la préface de Baudelaire aux Histoires extraordinaires d’Edgar Poe, Baudelaire rappelle l’importance cruciale du droit de flâner, de se promener : « Parmi l’énumération nombreuse des droits de l’homme que la sagesse du XIXe siècle recommence si souvent et si complaisamment, deux assez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se contredire et le droit de s’en aller19 ».

10Baudelaire rejette le lyrisme de la prose poétique antérieure et y substitue une poésie dissonante dont l’errance mélancolique est l’un des principes esthétiques. La promenade était parfois « mélancolique20 » chez Rousseau. Avec Baudelaire, elle devient « spleenétique », le vocable d’origine anglaise qui a donné son titre au recueil faisant référence à un état affectif caractérisé par une tristesse vague, parfois dépressive. Les Petits poèmes en prose proposent une poétique de la discordance, caractérisée par de brusques ruptures, comme dans « La Chambre double », où l’écriture devient une expérience du choc et de la dissonance. Cette prose rompt par conséquent, non seulement avec celle de Victor Hugo, mais également avec celle de Rousseau, qu’il entend dépasser par l’invention du poème en prose. Même s’il déclare faire des « essais poétiques dans le genre de Gaspard de la nuit, il se détache par la suite de la prose du XVIIIe siècle. L’invention du poème en prose surprend les lecteurs de l’époque : ses caractéristiques « d’unité », de « brièveté » et de « gratuité21 » donnent à voir une poétique provocatrice et expérimentale. C’est avant tout l’errance mélancolique qui est au principe de la composition de ce recueil, la promenade sinueuse dans Paris donnant sa forme au Spleen et faisant émerger le type d’une beauté fugitive, à l’image de la figure déterminante de la « passante ».

11C’est Dorothée qui incarne ce personnage typique de la « passante », c’est-à-dire de celle qui se déplace à pied dans une rue, la plupart du temps dans une agglomération. L’isotopie de la marche et la répétition insistante du verbe s’avancer dans le poème « La Belle Dorothée » insiste sur son statut de passante : elle « s’avance dans la rue déserte […]. Elle s’avance […]. Elle marche sans souliers. Elle s’avance ainsi harmonieusement […] dans l’espace d’un miroir reflétant sa démarche […]. Quel puissant motif fait donc aller ainsi la paresseuse Dorothée ? […] si on peut y aller pieds nus22 ». Cette figure-type de la passante se répand dans le recueil de Baudelaire, comme dans « Le désir de peindre » : « Je brûle de peindre celle qui m’est apparue si rarement et qui a fui si vite, comme une belle chose regrettable derrière le voyageur emporté dans la nuit23 ». Lorsque la passante n’est pas évoquée, c’est la promenade, parfois mélancolique ou « spleenétique24 », qui s’impose comme idée-force du recueil poétique, comme par exemple dans « Portraits de maîtresses » : « […] un interminable voyage sur une surface pure et polie comme un miroir […] après une mélancolique promenade25 […] ».

II) De Rousseau à Baudelaire : l’éthos différencié du promeneur

12Au tournant des Lumières, c’est chez Rousseau que culmine le lien fécond entre marcher, penser et écrire. À la condition que cette marche soit réalisée dans la nature et non en ville, où la rêverie et la méditation ne peuvent s’épanouir. Sans promenade bucolique, pas d’écriture. Il le répète incessamment dans Les Confessions : « Je ne fais jamais rien qu’à la promenade, la campagne est mon cabinet26 ». Sa correspondance confirme que la méditation produite par la marche dans la nature est le ressort de l’écriture. Il écrit par exemple à Du Peyrou en 1766 : « Je me promène, je médite le grand projet dont je suis occupé », à savoir la rédaction des Confessions. La nature est source d’inspiration et s’avère condition du cheminement de la pensée, la cadence des pas donnant un rythme à la méditation : « Mon esprit veut marcher à son heure […]. Je destinai […] mes après-dinées à la promenade, muni de mon petit livret blanc et de mon crayon : car [je ne peux] écrire et penser à mon aise que sub dio27 [...] ».

13Pour Baudelaire au contraire, l’écriture exige le spectacle de la ville, seul apte à donner de la matière à une rêverie qui est fondamentalement urbaine : « |…] genre que j’appellerais volontiers le paysage des grandes villes, c’est-à-dire la collection des grandeurs et des beautés qui résultent d’une puissance agglomération28 ». Première rupture dans la pratique de la flânerie : ce n’est plus la promenade dans l’environnement naturel qui produit la rêverie philosophique ou littéraire. La flânerie baudelairienne est urbaine et vise à produire des « Tableaux parisiens » et à faire état de « choses parisiennes ». La « tortueuse fantaisie » de la prose serpentine du Spleen de Paris provient de « la fréquentation des villes énormes29 ». Les poèmes en prose de Baudelaire décrivent souvent une journée de flâneur parisien, comme dans « À une heure du matin », où le poète associe son lecteur à une telle revue : « Récapitulons la journée » déclare-t-il avant d’énumérer les différents évènements, lieux et actions qui ont rythmé sa journée. Cette inspection de la ville permet un nouveau regard, une « revue » citadine : « Pour moi, je ne manque jamais, en vrai Parisien, de passer la revue de toutes les baraques30 ». C’est dans « Les Veuves » que cette promenade s’assume filature citadine voyeuriste, presque espionnage : « Il m’est arrivé une fois de suivre pendant de longues heures une vieille affligée […]. Je la suivis au cabinet de lecture, et je l’épiai longtemps […] elle s’assit à l’écart, dans un jardin […]. Et elle sera rentrée à pied, méditant et rêvant, seule, toujours seule31 ».

14La deuxième rupture qui oppose Rousseau et Baudelaire provient d’une divergence métaphysique et anthropologique. Selon Baudelaire, la nature est habitée par le mal alors même que l’un des postulats irréductibles du système de Rousseau consiste à considérer que « tous les mouvements de la nature sont droits32 ». Pour l’auteur du XVIIIe siècle, la « bonté naturelle » caractérise l’état originel de l’homme, tout comme les passions « douces », dénuées de perversité, sont celles qui « plaisent naturellement aux hommes ». Pour Baudelaire, la « perversité naturelle » doit être substituée à ce qu’il considère comme un dogme erroné du système de Rousseau : « Nous sommes tous nés Marquis pour le mal33 ». Mais l’un et l’autre se rejoignent sur la thèse de la corruption de l’homme social : « Que celui-ci [Jean-Jacques] eût raison contre l’animal dépravé, cela est incontestable34 ».

15Pour Jean-Jacques, la nature est le support d’un bonheur de l’innocence : « J’étais là dans le paradis terrestre ; j’y vivais avec autant d’innocence, et j’y goûtais le même bonheur35 ». Pas de bonheur sans expérience de l’innocence, raison pour laquelle les deux concepts sont souvent associés : « Ce séjour est celui du bonheur et de l’innocence36 » écrit-il par exemple. Pour l’auteur des Rêveries, toute inspiration s’enracine dans une sorte de société heureuse avec la nature, dans ce que Jean Starobinski a nommé « les amitiés végétales37 ». Rousseau déclare en ce sens pouvoir « jouir de la campagne » mais non « de la ville38 ». Les angoisses d’une marche urbaine génèrent un sentiment intime d’oppression, alors que la déambulation tranquille au sein de la nature le fait respirer et lui permet de se sentir pleinement libre39. L’« aisance et la gaieté des voyages pédestres40 » n’est possible qu’au sein de la nature, et non dans un environnement urbain, qui ne peut en aucun cas s’avérer propice à la félicité : « Je ne respire qu’au milieu des prés et des bois ; j’étouffe dans une chambre, dans une salle, dans une rue, dans la place Vendôme ; le pavé, le gris des murs et des toits, me donnent le cauchemar41 ». Si Rousseau préfère la « gaieté » spontanée et innocente, il condamne avec vigueur la méchanceté, à l’origine de la jubilation qu’éprouvent les âmes malicieuses lorsqu’elles sont secrètement satisfaites, par une « maligne joie42 », d’avoir nui à autrui. Aussi Rousseau distingue-t-il rigoureusement l’innocence de la cruauté : « La joie innocente est la seule dont les signes flattent mon cœur. Ceux de la cruelle et moqueuse joie le navrent et l’affligent43 ».

16 La poésie du Spleen repose essentiellement sur une thématique urbaine, à rebours de la poésie qui célèbre la nature. La prose se fonde alors sur une musicalité dissonante, qui célèbre des « cris lugubres et discordants », ce que le « Crépuscule du soir » nomme une « lugubre harmonie », une « sinistre hululation44 ». La posture baudelairienne rejette avec cynisme l’innocence. Le parti pris est de produire une prose aussi noire et cruelle que le poète est devenu rôdeur, criminel se complaisant dans sa « manie crépusculaire45 », jouissant alors de sa propre méchanceté, comme le narrateur du poème « Le mauvais vitrier », qui jubile de sa cruauté : « Qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance46 ? ». Le mal se répand dans le Spleen : le diable est une figure présente dans nombre de poèmes, comme dans « Les tentations » ou « Le joueur généreux », de la même manière que le motif du serpent innerve l’esthétique du Spleen de Paris. Le promeneur se perd volontairement et devient « poète erratique47 », la trajectoire de sa déambulation n’étant jamais une ligne droite comme celle des boulevards d’Haussmann mais une ligne arabesque, tortueuse et serpentine, un vagabondage comme celui des « chiens » parias du dernier poème de l’œuvre.

17La modernité de la poésie de Baudelaire mise en œuvre dans Le Spleen de Paris trouve une image dans le thème du « déplacement », dans le motif de la sinuosité de la ligne serpentine. La lettre-dédicace à Arsène Houssaye présente cette poésie comme essentiellement sinueuse, sa composition pouvant être découpée en « morceaux », en « tronçons » : « Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine48 ». Cette esthétique de la ligne serpentine, présentée au début du recueil comme « une tortueuse fantaisie » se résorbe à la fin dans l’isotopie de la flânerie, qui permet de décrire le « thyrse » dans le poème éponyme : « Autour de ce bâton, dans des méandres capricieux, se jouent et folâtrent des tiges et des fleurs, celles-ci sinueuses et fuyardes […]. Ne dirait-on pas que la ligne courbe et la spirale font leur cour à la ligne droite49 ? ». La flânerie hasardeuse du sujet poétique imprègne la forme même du recueil, qui trouve dans ce poème une image emblématique. C’est l’errance mélancolique qui est au principe de la composition de ce recueil, le spleen et la désespérance donnant son élan à une esthétique de la « ligne arabesque » et de la « sinuosité du verbe ». Mais « en quelque lieu que vous soyez », dans « les brumes des pays rêveurs » ou ailleurs50, la promenade reste le principe moteur de cette esthétique de la ligne serpentine : « Les fleurs, c’est la promenade de votre fantaisie autour de votre volonté51 ».

18Troisième rupture : deux éthos radicalement distincts séparent Rousseau et Baudelaire dans leur pratique de la promenade. Celui du premier peut être trouvé dans le modèle d’un « homme naturel vivant dans l’état de société52 ». La posture de Baudelaire est très différente : elle peut davantage être assimilée à celle du dandy : « […] le type du Dandy n’est pas à négliger dans ce sujet53 […] ».

19La figure de « l’homme naturel vivant dans l’état de société », élaborée de manière abstraite et fictive doit en effet être mise en relation avec l’expérience concrète de Jean-Jacques : l’auteur des Rêveries du promeneur solitaire y met en quelque sorte en pratique les acquis de sa théorie anthropologique. L’opposition anthropologique entre l’homme civil et l’homme naturel doit être nuancée, car pour l’auteur de l’Émile, ce dernier se dédouble en homme sauvage et en homme naturel vivant dans l’état social : « Il y a bien de la différence entre l’homme naturel vivant dans l’état de nature et l’homme naturel vivant dans l’état de société54 ». Jean-Jacques devient le produit d’une expérimentation opérée sur lui-même, après l’avoir produite de manière fictive dans l’Émile. Il incarne cette figure de l’homme naturel dans l’état social : « Si vous ne m’eussiez dépeint votre Jean-Jacques j’aurais cru que l’homme naturel n’existait plus, mais le rapport frappant de celui que vous m’avez peint avec l’auteur dont j’ai lu les livres ne me laisserait pas douter que l’un ne fut l’autre55 ». Émile est une sorte d’alter ego fictif de Jean-Jacques, ce dernier souhaitant vivre selon les préceptes donnés par la voix de la nature. Comme Émile, il est seul en société : « Émile n’est qu’un autre Jean-Jacques [...] en réalisant son vœu d’une existence selon la nature56 ».

20À la fois bohème et pauvre, vivant dans une mansarde comme le poète de « À une heure du matin », c’est la figure du dandy qui émerge pour sa part dans le recueil du Spleen. Railleur, épris d’une « tristesse froide et railleuse57 », doté d’une capacité à mettre ses émotions à distance, le dandy se montre enclin à la mélancolie. Compatissant pour les pauvres, il dédaigne décoder la joie des riches, se satisfaisant alors du « reflet de la joie des riches dans l’œil des pauvres58 ». Assez méprisant comme le narrateur du poème « À une heure du matin », qui prie Dieu de lui accorder la « grâce de produire quelques beaux vers, pour me prouver que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise », le dandy se délecte également du « plaisir aristocratique » de contempler un paysage, comme le narrateur du poème « Le port » qui se complait dans ce « plaisir mystérieux ». Provocateur mais élégant, cruel et révolté, le dandy incarne une figure dont le Spleen est imprégné. Dans le domaine esthétique, l’originalité du dandysme poétique consiste à mettre à distance la définition platonicienne du beau : « La beauté absolue et éternelle n’existe pas ». C’est une nouvelle pratique poétique et une définition historique et subjective de la beauté, fondée sur la promenade, qui émerge grâce à cette posture du poète-dandy dans « le transitoire, le fugitif, le contingent ».

21Dans Le Peintre de la vie moderne, Baudelaire théorise sa propre posture, celle d’un flâneur devenu rôdeur parce qu’intéressé avant tout par la production de la beauté moderne : « Ainsi il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ? À coup sûr, cet homme, tel que je l’ai dépeint, ce solitaire doué d’une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d’hommes, a un but plus élevé que celui d’un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité59 ». Cette posture, qui peut qualifier l’éthos de Baudelaire, implique une originalité esthétique, y compris dans la production d’une beauté nouvelle et moderne : « J’ai trouvé la définition du beau, de mon beau : c’est quelque chose d’ardent et de triste, qui laisse carrière à la conjecture60 ».

III) Le renouvellement de l’essai-promenade et de l’essai-rêverie

22Le modèle pérégrin fondé par J.-J. Rousseau fait émerger une nouvelle pratique d’écriture, celle de l’essai, écriture vagabonde, libre, naturelle, spontanée, sans normes, sans méthode, ne visant initialement qu’à transcrire des rêveries, des errances de l’esprit. L’essai de tradition humaniste se cristallise en particulier dans une œuvre qui ne porte pas le titre d’essai, mais qui peut être considérée comme relevant de cette forme : Les Rêveries du promeneur solitaire. Nombre d’interprètes ont déjà identifié le dernier écrit de Rousseau comme un essai : « Les Rêveries sont proprement des essais61 », ou encore : « La meilleure contribution de Rousseau à l’évolution de l’essai [est à chercher] dans Les Rêveries62 ». Cet ouvrage constitue un accomplissement de la tradition de l’essai inaugurée par Montaigne. C’est l’œuvre dans laquelle se cristallise de manière exemplaire « l’esprit de l’essai63 » au tournant des Lumières. Il est à ce titre particulièrement emblématique et révélateur d’une dynamique de cette forme au cours de cette période.

23Même si Les Rêveries et Le Spleen ne portent pas le titre d’essai, ces écrits comportent toutes les caractéristiques de ce que nous considérons aujourd’hui comme un essai64. L’un et l’autre ont en commun d’être constitués d’unités poétiques brèves. Rousseau souligne pour sa part l’aspect désordonné, discontinu et erratique de son texte qui ne relève a priori d’aucune forme canonique et qui est généré par la libre association d’idées, par une écriture libre, créatrice et spontanée. La dernière œuvre de Baudelaire relève également d’une prose discontinue, erratique, voire d’une « tentation de l’informe […] une forme sans forme65 ». Le Spleen reste caractérisé par une esthétique du mélange et de la bigarrure : cette « pensée rhapsodique » et instable contient une variété de registres et de tons.

24La caractéristique principale de l’essai tel qu’il est pratiqué par Rousseau et Baudelaire peut cependant être trouvée dans la marche, véritable présupposé et condition nécessaire de ce type d’écrit. Les Rêveries ont en effet été écrites en se promenant. En témoigne le titre : ce sont les rêveries d’un promeneur solitaire, mais également les cartes à jouer, sur lesquelles Rousseau a noté ce qui lui passait par la tête chemin faisant. Sur l’une de ces cartes à jouer, il lie promenade, écriture et méditation : « Ma vie entière n’a guère été qu’une longue rêverie divisée en chapitres par mes promenades de chaque jour66 ». Les Petits poèmes en prose relèvent également de l’essai-promenade et mettent à ce titre au jour une beauté en mouvement : « Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif67 ». La promenade innerve nombre de poèmes du Spleen. Dans « Les Vocations » par exemple, le récit des quatre enfants est amorcé par des scènes de promenades : « Hier on m’a mené au théâtre » dit le premier enfant admirateur des acteurs, quand les autres introduisent également l’exposition de leur vocation respective par une référence à la promenade : « […] ce petit nuage, qui marche doucement […], il voyage, pour visiter tous les pays » déclare l’enfant prédisposé à la religion. Le troisième enfant, séducteur par nature, trouve lui aussi sa vocation au terme d’un voyage : « Mes parents m’ont emmené en voyage avec eux […] ». Quant au quatrième enfant, sorte de double du poète68, homme « incompris » par définition, la déambulation est en soi une finalité, même si cette finalité est sans fin et sans but. La référence au Rousseau errant se fortifie d’un plaidoyer de l’errance, Le Spleen jouant alors de l’intertexte des Confessions : « Il m’a toujours semblé que mon plaisir serait d’aller toujours droit devant moi, sans savoir où […]. Je ne suis jamais bien nulle part, et il me semble toujours que je serais mieux ailleurs que là où je suis69 ».

25Qu’il s’agisse de la prose rousseauiste ou des poèmes en prose baudelairiens, c’est la forme de l’essai qui s’impose : il s’agit initialement pour Baudelaire de produire des « essais de poésie lyrique en prose70 ». Ce dernier fait volontairement écho au dernier ouvrage de Rousseau et confie par exemple à Sainte-Beuve en 1862 qu’il écrit des « Rêvasseries en prose71 ». Le Spleen de Paris restitue le regard d’un poète-flâneur parfois rôdeur et voyeur, qui trouve souvent la matière de ses propos poétiques au cours de ses déambulations dans les quartiers de Paris. Aussi les personnages des poèmes sont-ils souvent en train de se promener, comme dans « Le Tir et le cimetière » : « Singulière enseigne, se dit notre promeneur72 […] », ou bien encore dans « Perte d’auréole » : « Je puis maintenant me promener incognito73 ».

26Il n’est d’ailleurs pas rare qu’un poème commence par une référence à la promenade et s’achève également par une mise en scène de la flânerie. Dans « Mademoiselle Bistouri », Baudelaire commence par mettre en scène une telle situation de promenade : « Comme j’arrivais à l’extrémité du faubourg ». Il conclut ce même poème par une mise en valeur de la promenade parisienne : « Quelles bizarreries ne trouve-t-on pas dans une grande ville, quand on sait se promener et regarder74 ? ». Peut-être est-ce une référence implicite à l’auréole tombée sur le « macadam » du « boulevard » dans le poème « Perte d’auréole ». Le dandy qui « sautillait dans la boue » aurait symboliquement perdu son emblème de poète lyrique75. La question pourrait également s’adresser au lecteur et qualifier la posture, pas seulement d’un personnage de poème, mais de Baudelaire lui-même, poète-flâneur et écrivain-promeneur.

27La flânerie est bien souvent le point de départ d’une journée riche en observations et s’avère nécessaire pour traduire le monde en poésie. C’est la démarche de Baudelaire observateur de Paris et de ses alentours. C’est également la démarche qu’il suppose être celle de son lecteur. Aussi, lorsqu’il s’adresse au lecteur dans « Le Joujou du pauvre », l’exhorte-t-il à la flânerie : « Quand vous sortirez le matin avec l’intention décidée de flâner sur les grandes routes […] ». Parfois, le poète ne restitue pas sa propre expérience et se fait narrateur d’histoires inventées et imaginées, mais dans lesquelles les personnages se promènent toujours, comme dans « l’Horloge » : « Un jour, un missionnaire, se promenant dans la banlieue de Nankin, s’aperçut qu’il avait oublié sa montre et demanda à un petit garçon quelle heure il était76 ». C’est également le cas par exemple dans « Assommons les pauvres ! », qui, « dans une banlieue déserte », montre un personnage en mouvement, dont le lecteur peut suivre les pérégrinations parisiennes : « Et je sortis […]. Comme j’allais entrer dans un cabaret77 […] ».

28Dans « Les projets », le lecteur est associé à la promenade parisienne d’un narrateur dont les jalons de l’histoire qu’il raconte sont justement les étapes de sa promenade. Le poème commence par faire référence à une déambulation, qui déclenche elle-même une scène fictive de marche : « Il se disait, en se promenant dans un grand parc solitaire : “Comme elle serait belle” […] descendant à travers l’atmosphère d’un beau soir’78 […] ». C’est encore le motif de la promenade qui amorce le deuxième paragraphe et la représentation d’un nouveau paysage : « En passant plus tard dans une rue, il s’arrêta devant une boutique79 […] ». Ce qu’il nomme à fin du poème son « troisième domicile » est à nouveau produit par une déambulation, la cadence de la marche donnant un rythme à l’imagination : « Et plus loin, comme il suivait une grande avenue […] ». La conclusion du poème est encore amorcée par une promenade nocturne : « En rentrant seul chez lui […], il se dit80 ».

29Le procédé est réitéré : dans « Le Joueur généreux », la promenade parisienne permet par exemple au narrateur de rencontrer le diable en sa demeure : « Hier, à travers la foule du boulevard, je me suis senti frôlé par un Être mystérieux […]. Je le suivis attentivement et bientôt je descendis derrière lui dans une demeure souterraine […]. Il me parut singulier que j’eusse pu passer si souvent à côté de ce prestigieux repaire […] dans ma promenade81 ».

30Soulignons que la promenade rousseauiste ne devient délicieuse que lorsqu’elle s’achève en errance. Il faut se perdre en route et joindre au plaisir « d’aller sans savoir où » le bonheur de défricher des parcours inconnus, de déambuler sans but mais non sans détours : « Je perdis plusieurs fois ma route ; et j’eusse été fort fâché d’aller plus droit [...] dans mes voyages je ne sentais que le plaisir d’aller82 ». Baudelaire reformule dans « Any where out of the world » ce que Rousseau nomme sa « manie ambulante » lorsque ce dernier déclare par exemple dans Les Confessions : « la vie ambulante est celle qu’il me faut83 » : « Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme84 ». Cette question de l’errance et de l’asile hante Rousseau, qui ne cesse d’y faire référence, tant dans Les Confessions que dans sa Correspondance : « En quelque asile que je voulusse me réfugier […] je ne pouvais donc compter sur aucune retraite assurée […] me faire errer incessamment sur la terre, en m’expulsant successivement de tous les asiles que j’aurais choisis85 ».

31Grâce aux Rêveries, Rousseau donne un nouvel essor à la subjectivité et rénove en ce sens l’essai, au point de lui donner une nouvelle forme, une nouvelle acception moderne. Cet ouvrage inaugure en effet une nouvelle pratique d’œuvres ne visant pas à l’exhaustivité, fondées sur la méditation, elle-même tributaire d’une promenade dans l’intériorité du moi. Non plus auteurs mais essayistes, des écrivains majeurs des Lumières comme Rousseau et Diderot s’affirment ainsi comme les artisans de cette nouvelle pratique, liée à une nouvelle pensée de la subjectivité et à l’émergence d’une démarche vagabonde proche de la rêverie, d’une promenade intérieure. C’est cette tradition de l’essai-promenade que Baudelaire réinvestit.

32C’est la promenade qui génère la pensée mouvante nécessaire à la production d’un tel essai, le projet étant d’« accroch[er] sa pensée rapsodique à chaque accident de sa flânerie86 ». Ainsi, comme dans le poème « Les Projets », la marche réelle se transmue en déambulation mentale, Baudelaire parlant en ce sens de pensée vagabonde : « Il faut - se dit-il - que ma pensée soit une grande vagabonde pour aller cherche si loin ce qui est si près de moi87 ». Au vagabondage du corps correspond une divagation de l’esprit, l’errance n’étant pas seulement corporelle mais spirituelle, intérieure : « J’aime à rêver, mais librement, en laissant errer ma tête, et sans m’asservir à aucun sujet88 » écrivait Rousseau. À la déambulation correspond donc une marche intérieure, produit d’une imagination fertile, abondante et variée, faculté que Rousseau et Baudelaire ont en commun de promouvoir : « Rousseau et Baudelaire ont chacun dans leur siècle contribué à rétablir l’autonomie de l’imagination89 ».

33Cette marche intérieure permet d’accéder au « miracle d’une prose poétique » grâce aux « ondulations de la rêverie90 ». Pour le poète du Spleen, le mouvement des nuages devient par exemple le support idéal de la rêverie, à condition qu’ils soient mobiles, qu’ils se promènent. Aussi « Les vocations » font-elles allusion à ce « nuage couleur de feu, qui marche doucement91 », de la même manière que « Le port » fait référence à « l’architecture mobile des nuages » ou bien encore « La Soupe et les nuages » aux « mouvantes architecture », aux « merveilleuses constructions de l’impalpable92 ». Rousseau et Baudelaire partagent, en dépit de leurs divergences, cette pratique, cette écriture et cette acception de l’essai, comme ouvrage méditatif et de forme non rigide et non méthodique, lié à une expérience subjective et existentielle de l’essai-promenade, de l’essai-rêverie et de la marche intérieure, mobilisant davantage l’imagination que la raison.

34Cette nouvelle subjectivité essayiste, mise au jour par Rousseau et réinvestie par Baudelaire suppose enfin la conciliation d’un rapport subjectif à soi-même et d’une relation objective au monde. Selon Jean Starobinski, la dynamique fondamentale d’un essai réside dans son double versant « l’un objectif, l’autre subjectif », dans « cet intérêt [à la fois] tourné vers l’espace intérieur [et] une curiosité infinie pour le monde extérieur93 ». Les Rêveries constituent un accomplissement de l’essai, précisément parce que Rousseau infléchit ce double rapport à soi et au monde. Dans ce texte, la conciliation de l’extase rétractive dans l’intériorité et de l’extase expansive dans l’extériorité est actualisée et produit précisément le bonheur d’exister94, qui est « dans la conciliation entre repli sur soi et ouverture au monde95 ».

35Baudelaire formalise lui aussi cette dynamique de la rétraction-expansion, Le Spleen manifestant également ce double rapport à soi et au monde. C’est pourquoi, quand il aborde cette dialectique, Baudelaire incorpore entre parenthèses une discrète référence à l’expérience de la rêverie chez Rousseau : « Toutes ces choses pensent par moi, ou je pense par elles (car dans la grandeur de la rêverie, le moi se perd si vite96 !) ». Lorsque le narrateur du poème « Le Port » se délecte par exemple « du scintillement des phares », qui « entretiennent dans l’âme le goût du rythme et de la beauté », cette dynamique du contact entre l’intériorité méditative et l’extériorité expansive est en action : « De la vaporisation ou de la concentration du moi, tout est là » déclare Baudelaire dans Mon cœur mis à nu. Cette dialectique de la rétraction-expansion, caractéristique de l’essai, permet au poète-marcheur de dépasser l’opposition entre solitude et sociabilité et d’expérimenter ainsi, selon les mouvements de son âme, tantôt les délices de l’introspection, tantôt ceux de la vaporisation dans l’extériorité. C’est dans « Les Foules » que Baudelaire formalise cette théorie poétique de la rétraction-expansion : « Multitude, solitude, termes égaux et convertibles par le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée. Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu’il peut, à sa guise, être lui-même et autrui. Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun […]. Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion97 ».

Conclusion

36 En écrivant Le Spleen de Paris, Baudelaire renouvelle la promenade littéraire et modifie la posture du poète-promeneur réinventée par Rousseau avec Les Rêveries. Si la triade marcher, penser, écrire reste le dénominateur commun d’une tradition de l’écrivain-marcheur, l’éthos a évolué d’un siècle à l’autre. Non plus simple promeneur dans l’environnement naturel, le poète assume avec Baudelaire son statut de rôdeur urbain, le parti pris de la pratique poétique n’étant plus celle de l’innocence mais au contraire celle de la noirceur. La « manie ambulante » de Rousseau devient « manie crépusculaire » chez Baudelaire, tout comme la promenade moderne se veut « serpentine », le « thyrse » devenant l’emblème de ce déplacement tortueux. Si la cadence de la marche méditative au sein de la nature génère chez Rousseau un cheminement de la pensée, c’est tout à l’inverse au contact du « paysage des grandes villes » que la flânerie baudelairienne prend son essor. « Vous dire en me promenant » : la formule rousseauiste est emblématique du dispositif qui génère une refondation poétique. Baudelaire y substitue « le droit de s’en aller », formule-slogan d’un poète qui définit sa propre posture de manière réflexive, celle d’un solitaire mélancolique en mouvement, qui erre dans l’espace urbain. Ainsi la langueur nonchalante de la promenade rousseauiste se transmue avec Baudelaire en errance « spleenétique », celle-ci donnant forme au recueil poétique, tout comme elle insuffle une nouvelle définition du beau, corrélative d’une nouvelle figure incarnée de la promenade, celle de la « passante ». L’éthos qui émerge de la transformation de la prose poétique en poème en prose est celui d’un aristocrate-dandy, posture totalement étrangère à Rousseau, davantage pour sa part « homme naturel vivant dans l’état de société ». La tristesse méprisante et aristocratique de Baudelaire fait de cette promenade spleenétique le fondement d’une beauté moderne, essentiellement mélancolique, fugitive et ondoyante. Les deux poètes ont cependant en commun de renouveler l’écriture essayiste par une pratique partagée de l’essai-promenade, par le développement d’un modèle pérégrin qui, chemin faisant, confère une importance considérable à la thématique de la promenade. Si Les Rêveries et le Spleen sont deux modèles de l’essayisme français au XVIIIe et au XIXe siècles, c’est notamment par l’essor d’une nouvelle subjectivité moderne, fondée sur la promenade intérieure et la « pensée vagabonde ». C’est enfin par une dialectique de la rétraction-expansion, caractéristique de l’essai, que le poète-marcheur fait la théorie de cette nouvelle expérimentation poétique.