Colloques en ligne

Robert Beck

La place de la promenade dans les ego-documents du XIXe siècle. L’exemple du journal d’un artisan bavarois.

Introduction

1Le journal, tenu avec une certaine régularité par un homme ou une femme, représente une source de premier ordre pour tout chercheur essayant de trouver la clef d’accès au for intérieur de son auteur, pour explorer ses pensées et ses sensibilités. Cet ego-document fait entrevoir les usages d’une vie quotidienne de l’auteur, et notamment un, d’une grande importance au XIXe siècle, la promenade. Rares sont en effet les témoignages personnels de cette époque qui n’évoquent pas cette pratique dont la nature varie selon la catégorie sociale du promeneur1, et selon les circonstances de l’exercice de cette pratique.

2L’auteur de ces lignes a consacré quelques années à l’étude du journal d’un artisan bavarois, Franz Caspar (F.C.) Krieger (1795 – 1872), qui a rédigé son récit personnel tous les jours entre juin 1821 et février 18722. Il s’agit d’un témoignage exceptionnel, qui vient d’un milieu, celui des artisans, bien moins prolifique en écrits personnels que le monde littéraire, artistique, scientifique, voire politique. Il vient ensuite d’une aire culturelle – la Vieille Bavière catholique – qui s’avère également bien plus parcimonieuse en ego-documents.

3La promenade joue un rôle capital dans la vie de ce diariste, et le témoignage qu’il en fournit permet à l’historien de ne pas seulement suivre le promeneur pendant ses fréquentes déambulations, mais aussi de saisir, surtout grâce à la longue durée du journal, toute l’importance que revêt cette pratique dans la vie de cet homme.

4Cinquante-deux cahiers, un par année et chacun d’une centaine de pages, conservés aux Archives municipales de Landshut, constituent ce Tagebuch, journal de F.C. Krieger, avec, en principe3, une entrée quotidienne. Après avoir marqué la date et, éventuellement, le nom du saint dont on célèbre la fête dans cette aire culturelle d’un fort catholicisme, l’auteur note d’abord les conditions météorologiques. Il détaille ensuite les faits de la journée qui lui paraissent importants, notamment ses séjours dans une taverne4 et – ses promenades. La religion et les affaires familiales revêtent également une place primordiale dans ces récits, comme les maladies de l’auteur. À certaines occasions, il arrive au diariste de transformer cette chronologie d’une vie quotidienne en témoignage de nature plus personnelle, révélant des sentiments plus intimes. Ce fait peut aussi concerner la sphère de la promenade.

5Dans ces pages, nous tenterons d’analyser la place qu’occupe la promenade dans la vie de F.C. Krieger. Plusieurs questionnements se dégagent de cette interrogation, en commençant par les multiples façons de se promener, le choix des lieux et destinations de ses déambulations, les motivations qui le poussent à quitter fréquemment la maison pour se promener, et les diverses fonctions que cette pratique revêt pour lui, tout en tenant compte des sentiments ressentis.

6Les témoignages fournis par le diariste ne sont cependant pas suffisants pour répondre à ces questions, et demandent à être croisés avec d’autres sources, pour découvrir la vraie nature de ses promenades. Il faut d’ores et déjà évoquer le Journal de captivité de deux officiers français, Auguste Cabrié et Georges de Grouchy, qui, prisonniers de guerre de 1870/71, ont profité de leur séjour forcé de six mois et d’une certaine liberté de mouvement dans la ville de Landshut pour l’explorer à travers de nombreuses promenades5.

7Mais avant de commencer, un mot concernant la vie de F.C. Krieger, ainsi que la scène principale de ses promenades, la ville de Landshut et ses environs.

8Né le 11 novembre 1795 à Vilshofen, une petite ville bavaroise située sur le Danube et proche de l’empire d’Autriche, comme fils d’un couple de passementiers, il fait dans cette ville sa scolarité jusqu’à l’âge de douze ans, avant d’apprendre la passementerie à Munich, de faire son tour de compagnon et son service militaire dans l’armée bavaroise. À partir de 1818, année de son mariage avec la fille d’un maître passementier, F.C. Krieger vit à Landshut6, où il reprend les affaires de son beau-père et hérite d’une maison située au cœur de la ville. Menant une vie conjugale peu heureuse et père de six enfants, dont quatre atteignent l’âge adulte, il connaît une grave crise personnelle à la fin des années 1820, due aux mauvais rapports avec son épouse et à de gros problèmes financiers. Cette crise a surtout comme conséquence de renforcer une dévotion religieuse déjà existante chez le diariste, et de l’obliger à exercer une double-activité, celle de passementier et de scribe de la loterie royale jusqu’en 1843. Il entame ensuite une petite carrière municipale qui le mène jusqu’à la fonction de magistrat de la ville, avant de se limiter aux seules activités religieuses à partir de 1854. Après une dernière décennie de vie marquée par de nombreuses maladies, il décède le 31 décembre 1872.

9Landshut, son cadre de vie, est une ville de moins de 10.000 habitants, située dans l’aire culturelle de la Vieille Bavière, dominée par la religion et la culture catholiques, et fermée au progrès industriel. Négociants et artisans dirigent la vie publique d’une ville dont le bâti a entièrement gardé le caractère médiéval.

10C’est donc dans cette ville qu’évolue ce promeneur invétéré qu’est F.C. Krieger. Il agrémente d’ailleurs le début de la rédaction du journal en 1821 par une « promenade magnifique » entreprise avec des amis pour se rendre aux ruines de Wolfstein dans les environs de Landshut7. L’importance que revêtent les déambulations dans sa vie quotidienne, devient visible la dernière décennie de sa vie pendant les fréquentes maladies qui lui interdisent de se promener. À peine achevée la guérison de son pied frappé par la goutte, il reprend les promenades même en boitant, pour jouir de nouveau de cette activité8.

11La conjoncture des balades est soumise à quelques variations. Un temps de travail assez serré et ses préférences pour la vie tavernière pendant les années 1820, ainsi que la double-activité de passementier et employé de la loterie dans les années 1830, limitent la place de ces promenades pendant ces décennies. Leur nombre augmente considérablement dans les années 1840 et 1850, avant de décliner dans les années 1860, conséquence d’un état physique de plus en plus affaibli.

12Dans l’ensemble, trois éléments majeurs se détachent du récit du journal de F.C. Krieger : la religion, la taverne – et la promenade.

Les façons de se promener de F.C. Krieger

13Les dictionnaires du début du XIXe siècle définissent la promenade comme une marche lente, faite pour égayer l’âme et le corps9, alors que Goethe la popularise dans les Affinités électives comme une marche lente et sans destination fixe, faite pour la récréation physique et intellectuelle10. Quant au philosophe allemand Karl Gottlob Schelle, il déclare en 1802 les membres des classes populaires inaptes à exercer cette activité, car ils ne posséderaient ni l’esprit, ni la culture, nécessaires à cette forme de déambulation11.

14Les promenades du diariste ne correspondent ni aux définitions données par les dictionnaires et par Goethe, ni aux exigences élitistes d’un Karl Gottlob Schelle. Il parcourt, seul ou en compagnie, de longues distances à un rythme assez élevé – ainsi « avale-t-il » les douze kilomètres qui séparent les ruines de Wolfstein de son domicile au centre de Landshut, en deux heures et demie12. Il ne s’agit donc pas d’adopter l’allure d’un « flâneur » dans la nature, mais de parcourir les distances à une vitesse qui est celle d’un ancien compagnon et militaire. La conception de la promenade de F.C. Krieger est donc différente de celle propagée par les élites et adoptée par la bourgeoisie13. S’agirait-il d’un marqueur de différence sociale qui sépare la petite bourgeoisie des strates plus élevées de la société14 ? Il nous semble que oui. Quant à F.C. Krieger lui-même, il considère ces déplacements comme des promenades, comme le montre cette entrée du 4 mars 1822 : « Très belle journée. L’après-midi à 2 heures, je vais avec Ertl dans le hameau d’Au15. C’était une promenade magnifique… ».

15Il n’existe pas pour F.C. Krieger de temps privilégié dans la journée pour se promener. En tant que maître artisan, il dispose assez librement de son temps de travail, ce qui l’autorise à quitter à sa guise son lieu de travail, situé à son domicile. Il se promène surtout les après-midis et, dans le rythme hebdomadaire, notamment les dimanches, mais aussi les lundis, vestige de son époque de compagnon et de l’habitude de fêter la Saint Lundi. En vieillissant, ces promenades de l’après-midi deviennent la règle. Entreprises entre trois et six heures, leur temps s’impose même au détriment du temps tavernier : « D’habitude je me promène pendant quelques heures ; le soir je reste souvent, et de ma propre volonté, à la maison »16. La dernière promenade qu’il note dans le journal, l’emmène jusqu’au cimetière et ses environs entre deux et quatre heures de l’après-midi, pour rentrer ensuite chez lui et rester dans ses murs17.

16Il lui arrive aussi de quitter la maison très tôt dans les heures matinales, vers les cinq heures, pour profiter des premiers rayons de soleil et escalader les pentes des collines et se rendre à la chapelle de Maria Brünnl, lieu de pèlerinage sur les hauteurs de Landshut. La beauté du matin, comme il l’écrit, lui inspire les sentiments les plus beaux18 - les mêmes qu’éprouve Frédéric Amiel pendant une balade matinale dans le Tiergarten de Berlin, quand « cette fraîcheur, oiseaux, ciel pur, solitude traversée de sons lointains et de rayons moelleux, m’ont pénétré », ce qui lui confère un sentiment de légèreté et de joie19.

17A certaines occasions, F.C. Krieger fait deux promenades dans la journée, comme ce 21 mai 1850, mardi de Pentecôte. Le matin à cinq heures, il prend seul le chemin de la chapelle de Maria Brünnl, avant de rentrer chez lui pour le repas de midi, et de repartir, cette fois-ci en société, en direction du village de Tiefenbach et de sa taverne. Le diariste parcourt ainsi une bonne vingtaine de kilomètres ce jour-là.

18Avant les années 1840, il se promène la plupart du temps en compagnie de ses amis, voire de ses enfants à l’occasion de jours de fête. Après le décès de son ami intime Cajetan Ertl en novembre 1854, le diariste note qu’il lui manque dorénavant son compagnon principal avec qui il a fait « des centaines de promenades à travers les campagnes vers des lieux voisins, comme le hameau de l’Au, le village de Tiefenbach etc. »20.

19À partir des années 1840, il se transforme de plus en plus souvent en promeneur solitaire, ce qui le remplit parfois d’une certaine amertume à ses vieux jours. Ainsi ce lundi 27 août 1860, quand il parle de la promenade faite tout seul au hameau d’Au. Il aurait préféré pouvoir profiter de société, aussi bien sur le chemin que, une fois arrivé et attablé dans le jardin de la taverne, pour boire une chope de bière. Ce refus de la solitude (dont il ne souffre pas cependant quand il se promène seul sans fréquenter une taverne) lui fait chercher de nouveaux compagnons de promenade, dont la mort éclaircit régulièrement les rangs.

20L’état des chemins joue un rôle important dans la perception des promenades par le diariste : « C’était une promenade magnifique, avec le seul regret que le chemin était un peu sale à certains endroits » écrit-il après une marche entreprise en compagnie de plusieurs amis un lundi après-midi, qui le mène au village de Hachelstuhl et sa taverne, situé à neuf kilomètres de son domicile21. C’est notamment le dégel, responsable de l’état boueux des chemins, qui est susceptible d’entraver le plaisir du promeneur22, et lui fait espérer un grand froid pour avoir « un sol gelé et sec, pour pouvoir sortir dans la nature »23. La pluie tombant un jour de novembre le remplit de nostalgie de « chemins secs », condition indispensable pour de longues promenades24. Le mauvais temps ne l’empêche cependant pas de faire des promenades, comme ce jour de mai 1851 quand il emmène ses invités faire un long trajet sur les chemins de terre du Hofgarten jusqu’à la chapelle de Maria Brünnl. Il précise toutefois qu’ils font le chemin retour par une autre voie, moins boueuse25.

Les destinations des promenades du diariste

21La plupart des promenades de F.C. Krieger ont une destination fixe, et il ne s’agit pas de se perdre dans l’espace, ce qui caractériserait le promeneur à l’époque du romantisme26. Il s’oppose donc aussi à une conception qui veut que l’absence de but réel serait la première caractéristique d’une vraie promenade27. Elles ont quasiment toutes en commun la recherche de la nature – ce lieu privilégié de la promenade, dont les avantages spirituels priment sur la promenade urbaine28

22Ces destinations sont variées et dépendent des vicissitudes de son emploi du temps. Ainsi, sortir de la ville par une des portes pour faire le tour des faubourgs et revenir par une autre porte, constitue une des façons de se dégourdir les jambes après la messe ou le soir après le travail, avant de trouver le chemin d’une des tavernes de la ville. L’espace de la ville qui, avant 1870, garde entièrement les structures de l’ancienne ville ducale du Moyen Âge, s’avère trop étroit, malgré l’existence d’une Promenadenplatz. Le Hofgarten29, intégré à l’espace urbain après sa vente par l’université de Munich à la municipalité et son ouverture au public en 1837, constitue le seul grand promenoir dont les chemins escarpés30 mènent directement de la ville vers le château de la Trausnitz. Anton Kalcher considère cette promenade comme un des « bijoux de la ville », dont certains points de vue offrent des images splendides : à gauche le château de la Trausnitz, en face le clocher gotique de Saint Martin, derrière lui la vaste vallée de l’Isar…31. Quant aux officiers français, Auguste Cabrié et Georges de Grouchy, ils se rendent fréquemment au château de la Trausnitz, déjà pour la raison que « le bois qui y mène [donc le Hofgarten] est si joli »32.

23Pour le chroniqueur de l’histoire de la ville, Alois Staudenraus, auteur d’un petit ouvrage sur les promenades à et autour de Landshut33, le seul fait de traverser le mur qui sépare la ville de ce jardin, constitue déjà une rupture avec le monde urbain et ses activités politiques, scientifiques et artisanales. Le promeneur se trouve pris par cet ensemble que composent les divers jardins, bosquets, vignes, collines, vallons, formant un ensemble pittoresque, que dominent d’immenses hêtres et ormeaux. À certains endroits, cette promenade prend même un aspect mélancolique, rappelant la dimension éphémère de l’existence humaine et donnant l’impression qu’un vent léger venant de l’ouest murmurait un memento mori – mais aussitôt après, le même jardin offre de nouveau une nature riante34.

24Le journal de F.C. Krieger ne nous dévoile pas si son auteur ressent des sentiments analogues aux sensations d’Alois Staudenraus, mais la fréquence de ses promenades dans le Hofgarten après son ouverture en 1837 montre tout l’attrait qu’il exerce sur lui. Ce jardin fait dorénavant partie d’un patrimoine local qu’il montre à tous les visiteurs lors de longues déambulations qui les mènent à l’église de Heilig Blut et à la chapelle de Maria Brünnl, ainsi qu’au château de la Trausnitz, dont les points de vue lui permettent d’expliquer à ses hôtes non seulement la structure de la ville, mais aussi ses environs35.

25La promenade du Hofgarten s’inscrit en général dans un circuit plus long, qui inclut les endroits déjà cités, mais aussi les chemins sur les hauteurs de Landshut, Annaberg, Hofberg et Klausenberg, ainsi que le village d’Achdorf. Ces lieux ont tous en commun de posséder des tavernes ou les caves des brasseurs, occasion de se reposer et de se désaltérer, tout comme ces endroits proposent des points de vue magnifiques sur la ville, la vallée, voire sur la montagne de la Forêt bavaroise, à plus de soixante-dix kilomètres à l’est36. La colline du Hofberg notamment rassemble à la fois un patrimoine religieux (l’église de Heilig-Blut et la chapelle de Maria-Brünnl), historique (le château de la Trausnitz et, d’une certaine façon, le Hofgarten lui-même), ainsi que le village de Berg, réputé pour la qualité de son air. Les guides ne tarissent pas d’éloges sur la beauté d’un paysage que composent des vignobles et des vergers, tout en recommandant ses tavernes à bière et à vin37.

26La traversée du cadre si magnifique du Hofgarten à l’occasion de promenades étendues constitue donc à la fois l’ouverture et la finale d’une partie de plaisir que composent le mouvement régulier de la marche, l’expérience de la nature, la rencontre rassurante avec le sacré38 ainsi qu’avec le patrimoine, renforçant l’identité locale, et les joies de la sociabilité, l’ensemble couronné par le séjour dans une taverne ou cave à bière.

27La dernière de ses fréquentes promenades dans le Hofgarten date du 24 avril 1869, quand il escalade une dernière fois les chemins escarpés qui le mènent vers le château de la Trausnitz, ouvert ce jour-là à l’occasion de la Saint Georges, avant de poursuivre sa marche vers l’Annaberg, et de s’attabler ensuite dans une cave à bière. Il ne le dit pas, mais les chemins pentus l’épuisent certainement. Dorénavant, il limite ses marches à la plaine de la vallée de l’Isar.

28Le sentier le plus fréquenté lors des promenades est cependant celui qui le mène vers le hameau d’Au. Elle occupe une place préférée dans le cœur du diariste. Ainsi, le 9 septembre 1844, écrit-il dans le journal qu’une promenade entreprise en société l’y conduit, « ma destination préférée – le bien-aimé hameau d’Au », sans préciser les raisons de cet attachement. Est-ce le chemin lui-même qui, selon les propos d’Alois Staudenraus fait penser à une « chanson légère et joyeuse », où alternent des « images charmantes de la forêt et des prairies, du ruisseau et du moulin, du chant d’alouettes »39 ? Expérience d’un homme du romantisme, pour qui la promenade devient une expérience privilégiée avec la nature et un paysage40 ? S’agit-il de la chapelle au milieu du trajet, occasion d’un geste de dévotion41 ? Ou s’agit-il du charme qu’il trouve dans le jardin de la taverne du lieu, où il peut s’installer à l’ombre de pruniers pour se désaltérer et profiter d’une sociabilité joyeuse ? C’est certainement un ensemble de ces raisons qui explique cet amour du maître passementier pour cette promenade.

29L’ancien manoir de Schönbrunn à l’est de la ville, les villages de Tiefenbach et d’Eugenbach à l’ouest, le moulin de la Klötzlmühle, représentent d’autres destinations souvent fréquentées par le diariste. Le chemin de la ville vers Schönbrunn traverse une « charmante prairie qui s’étend entre la rivière et le coteau42 », et propose au promeneur les « plus belles vues panoramiques43 ». Si la promenade de Tiefenbach, village à plus d’une heure de Landshut, offre également des vues panoramiques, surtout sur la ville elle-même44, celle d’Eugenbach se fait à travers le vignoble et les forêts des hauteurs, qui offrent un jeu de couleurs magnifiques en automne45, avant que le promeneur ne jouisse d’une vue splendide après avoir vaincu la colline qui héberge l’église du village. Celle-ci permet même d’embrasser de vue les clochers de Munich quand le temps le permet46. Est-il encore nécessaire de préciser que les deux villages sont aussi dotés d’une taverne qui « offre au promeneur fatigué et assoiffé la récréation nécessaire »47 ?

30C’est aussi le cas de la Klötzlmühle48, dotée d’une taverne avec un jardin, qui constitue un des buts de promenade les plus appréciés par les habitants de Landshut. Alois Staudenraus ne vante pas seulement les charmes d’un séjour dans le jardin du moulin, qui offre des vues panoramiques sur la ville, dominée par le clocher de Saint Martin et le château de la Trausnitz, mais aussi une ambiance sonore que composent les cris des enfants qui jouent, les chants des hôtes, le bruit monotone et régulier de l’eau du bief – une ambiance de gaieté selon cet auteur49. Quant aux deux officiers français, ils considèrent déjà le chemin pour y aller comme « une délicieuse promenade » : un sentier qui leur rappelle la Normandie, et qui les fait arriver à ce « site si charmant, au milieu des prairies, sur les bords du Mühlbach [bief], une sorte de fraîche oasis ombragée de superbes marronniers »50.

31Derrière la sécheresse des propos du diariste se cache donc tout un imaginaire, le charme d’un paysage. Derrière une évocation quasi aride : « Cet après-midi, je suis allé seul au hameau d’Au51 » se dissimule une riche expérience visuelle, auditive et olfactive, qui transforme la promenade en un véritable plaisir. L’importance des promenades dans le journal de F.C. Krieger s’explique aussi par ces expériences sensorielles, auxquelles il faut ajouter le sens tactile – le contact avec le sol, d’où l’indignation quant à l’état boueux des sentiers – voire gustatif – le goût de bière, de radis, de pain et d’autres aliments, consommés dans les tavernes.

Motivations et fonctions de la promenade de F.C. Krieger

32Si Rebecca Solnit dégage cinq fonctions de la promenade d’Elizabeth, l’héroïne du roman de Jane Austen, Orgueil et préjugés, à savoir prendre de l’exercice et bavarder, s’entretenir en privé, stratégies amoureuses et fuir la société52, les fonctions de la promenade d’un artisan bavarois obéissent à d’autres critères, que nous allons essayer de montrer dans les lignes suivantes.

33Un temps splendide constitue la première raison pour quitter l’étroitesse du logement53 et rechercher les délices de la nature : « En raison de ce temps magnifique, j’ai fait une promenade à deux heures de l’après-midi… »54 - nombreuses sont les formules de ce genre dans le journal. Les constats météorologiques peuvent même prendre la forme d’exclamations, comme ce « Une journée de temps clair et divinement beau » écrit-il, avant de faire le récit d’une longue promenade au village de Hohenegglkofen55. Un temps clément peut lui inspirer un sentiment de printemps, occasion bienvenue de partir pour une promenade56, au même titre qu’un temps doux et clair en novembre57. Une météo favorable peut même expliquer le succès d’une promenade : « C’était une promenade magnifique en raison d’un temps si clair »58.

34Le froid ne l’empêche pas de sortir pour faire une longue promenade59, ni le temps gris et désagréable d’une journée automnale de novembre60. Il se promène également par temps lourd et chaud, quand il se rend au hameau d’Au, pour rentrer complètement en sueur, ce qui l’oblige à se changer à cause d’une chemise complètement mouillée61. Une autre fois, la chaleur étouffante lors d’une promenade vers Schönbrunn l’assoiffe à un point tel qu’il « tombe », selon ses propos, dans une cave à bière pour y ingurgiter deux chopes de bière62.

35Les lignes précédentes ont déjà mis en évidence un fait important de la promenade de F.C. Krieger, son étroite association avec la sociabilité des tavernes, qui semble typique au moins des pays allemands. La promenade dominicale d’un Ludwig Uhland, pour ne citer que cet exemple, le mène dans une taverne de Tübingen63. La destination des déambulations de F.C. Krieger est dans la plupart des cas un lieu pourvu de tavernes, qui prolongent la sociabilité de la promenade, quand il ne se promène pas tout seul pour retrouver ensuite la compagnie de ses amis. Ainsi, ce samedi 14 avril, se promène-t-il seul pendant un certain temps devant les portes de la ville aux heures vespérales, avant de retrouver ses amis dans une taverne de Landshut. Dans sa perception, le plaisir de la promenade dans la nature est indissociable de celui qu’il ressent dans la sociabilité tavernière. Cette unité est en très grande partie la source de l’attachement qu’il éprouve pour cette pratique et explique à son tour l’importance qu’il accorde à la promenade dans sa vie quotidienne.

36Cela dit, il lui arrive, à partir d’un certain âge, de privilégier progressivement la seule pratique de la promenade en faisant abstraction de la taverne64. Depuis le début des années 1830, l’activité sédentaire de scribe de la loterie est, selon ses propres propos, à l’origine d’une prise de poids considérable. Son médecin lui conseille alors65, en parallèle à la consommation d’eaux minérales et d’un séjour dans une station thermale, l’exercice physique régulier de la promenade pour combattre l’embonpoint66. Il lui arrive dorénavant de faire une promenade vespérale sans fréquenter une taverne, ce qu’il ne manque pas de souligner dans le journal. Il garde le motif hygiénique de se promener jusqu’à la fin de sa vie : « Après m’être promené pour ma santé pendant quelques heures l’après-midi, je suis resté chez moi le soir »67. Il remplace même le mot « promenade » par celui de « mouvement » : « L’après-midi, du mouvement prolongé en plein air. Le soir à la maison »68. Il évoque dans le journal la dimension hygiénique de la promenade pour la dernière fois le 3 septembre 1871.

37La dévotion religieuse du diariste joue également un rôle capital dans les promenades dans un espace dominé par le sacré. Des lieux de culte, comme l’église Heilig Blut et la chapelle Maria Brünnl sur les hauteurs de la ville, la Grieserkapelle sur le chemin du hameau d’Au, sont des lieux de passage, voire les destinations de ses promenades. Il ne le précise pas, mais il est tout à fait imaginable que cet homme d’une grande religiosité s’arrête devant ces édifices pour une courte prière ou un autre signe de dévotion, ce qui s’applique aussi aux crucifix, statues ou images de saints ou de la Vierge, aux croix de chemin rencontrés sur les sentiers de sa promenade mais que le diariste n’évoque jamais dans le journal.

38Le temps religieux s’intègre dans le temps de la promenade, comme ce dimanche de Pentecôte 1824 : dès le matin à 5 h 30, il part avec ses meilleurs amis Benno Negele et Cajetan Ertl pour une promenade à travers l’Annaberg, le village d’Achdorf jusqu’au Klausenberg, qui leur offre un magnifique lever de soleil. Ils retournent ensuite au village d’Achdorf où ils assistent au sermon et à la grand’messe dans l’église paroissiale. Après cette cérémonie religieuse, ils se rendent au jardin d’une taverne pour boire un verre de bière, avant de rentrer chez eux pour le repas dominical69. De même, le jour de l’Épiphanie 1822 (le 6 janvier), qui est aussi le jour de sa fête, Caspar, il assiste d’abord au sermon et à la messe à l’église paroissiale de Saint Martin, avant de faire une promenade devant les portes de la ville, et de s’attabler ensuite chez un tavernier à vin pour boire quelques verres de cette boisson70. Il lui arrive même d’inclure la procession dans sa propre promenade. Parti pour une promenade sur le Hofberg, il participe à une partie de la procession de la Fête-Dieu dans la paroisse de Berg, avant de continuer son chemin de promeneur71. Des promenades précèdent aussi son assistance aux cérémonies religieuses, comme les adorations eucharistiques des soirées du dimanche ou des fêtes chrétiennes72. Tout comme la sociabilité tavernière, le religieux fait partie de cet ensemble qui enveloppe la promenade de F.C. Krieger, et il peut prendre un aspect réconfortant, notamment pour le promeneur en pleine crise personnelle, comme ce 2 août 1828. Ce jour-là, après s’être confessé à l’église, il entreprend une promenade solitaire qui lui fait traverser un bois situé devant les portes de Landshut, occasion d’« une prière fervente ».

39La dimension religieuse de la promenade de F.C. Krieger se retrouve chez Caroline Brame et Eugénie de Guérin. Pour cette dernière, le dimanche se résume à des exercices religieux et des promenades dans la campagne du Cayla73, alors que la première associe ses promenades parisiennes à des actes de dévotion – comme adorer les « saintes reliques » à Notre-Dame avant de flâner sur les Champs-Élysées74.

40La quête d’un autre regard sur la ville peut être reliée aux activités religieuses. C’est le cas quand F.C. Krieger se rend dès cinq heures du matin à l’église Maria Brünnl. Le chemin qui y mène, lui offre de belles vues sur la ville encore endormie, enveloppée dans la brume des premières heures sous la lumière dorée des rayons du soleil levant, ce qui lui prodigue un aspect de fraîcheur, d’innocence et de renouveau. Cette expérience à la fois visuelle et religieuse confère au diariste un sentiment d’optimisme et de joie75. C’est peut-être le jeune philosophe Henri-Frédéric Amiel qui, lors d’un séjour à Tübingen en 1848, réussit à exprimer ce sentiment de bonheur grâce à une prise de distance, voire à la libération qu’offrent de tels points de vue matinaux, quand il étudie lors d’une promenade, tôt le matin dans la pâle lueur du soleil de novembre, la silhouette de la ville et la topographie de ses environs :

« Cette promenade a réveillé en moi plusieurs impressions anciennes : J’ai retrouvé le bien-être des hauteurs, ce sentiment d’affranchissement qu’on éprouve en dominant sa motte de terre […]. Réduire, condenser, enserrer ce qui vous enserrait c’est une conquête qui élargit la poitrine comme le coup d’œil »76

41Il existe une deuxième sorte de perception visuelle de sa ville de résidence recherchée lors de promenades dans les environs : une vue qui correspond à la peinture panoramique en vogue ces premières décennies du XIXe siècle, les vedutte. Celles-ci cherchent à saisir la globalité d’une ville tout en l’intégrant dans un cadre fourni par la nature77. Lors des promenades qui l’éloignent à une certaine distance de la ville, le diariste se trouve souvent en face de ce panorama, en rentrant du hameau d’Au, du Klötzenmühle, de Tiefenbach… Son regard peut alors embrasser la silhouette de la ville, dominée par le château de la Trausnitz et le clocher de Saint-Martin, l’ensemble plongé dans un cadre naturel formé par les collines78. Les vues panoramiques confirment une identité établie par les habitants de Landshut avec leur ville, et elles expriment la fierté ressentie au sujet de ce cadre de vie et de son histoire, ce qui renforce encore les liens de l’habitant avec sa cité79.

42Le diariste se sert aussi des promenades pour observer la nature et ses caprices. À moult reprises, il constate le début de la floraison des arbres, alors que « les prairies s’habillent déjà d’un vert bien gentil »80. Ces observations sont même susceptibles de lui inspirer le sentiment d’un grand bonheur : « La nature qui vient de se réveiller et les prairies vêtues d’un vert gentil ont un effet joyeux sur l’homme »81. On retrouve chez lui la même influence de la nature sur le psychique que chez Maine de Biran qui, vivifié par la vue d’une « charmante campagne », se promène à Épinay « avec un plaisir extrême, j’étais gai et animé à la conversation… »82. Selon Frédéric Amiel, il faut toute la beauté de la nature pour provoquer chez le promeneur un « sentiment de chez soi, de recueillement, de rêverie »83.

43Des phénomènes inhabituels en revanche suscitent l’inquiétude de F.C. Krieger, comme des pâquerettes qui fleurissent déjà dans les prés le jour du Nouvel An84, ou encore des bourgeons sur les cerisiers et des fleurs de printemps dans les prés un 22 janvier85, tout comme une végétation qui, grâce à un beau temps continu, recommence à fleurir en octobre86. Ces inquiétudes augmentent encore quand il doit constater des « prairies brûlées » en raison d’un manque d’eau87 qui menace les récoltes. Les mauvaises moissons des années 1840, source d’une grande misère des populations, et palpables aussi à Landshut, le rend encore plus sensible à l’avancement de la nature et aiguise son sens de l’observation de celle-ci pendant les promenades. Le 2 mai 1847, il fait le constat inquiétant que la végétation connaît un grand retard lors d’une promenade à Schönbrunn. Deux semaines plus tard, en faisant la même promenade, il se montre en revanche rassuré : la végétation a rattrapé son retard, et le blé est en train de pousser – constat confirmé avec un grand soulagement à l’occasion d’une marche vers le hameau d’Au, de nouveau deux semaines plus tard : « Le blé connaît la plus belle floraison »88. Il partage ces préoccupations avec un Jules Michelet qui note le 15 juillet 1848 dans son Journal, également avec un grand soulagement, que « La grande chaleur est très favorable à la fenaison, aux moissons. Dieu est pour nous encore », observation faite à l’occasion d’une promenade à Croisy, près de Rouen89.

44La promenade peut aussi servir à assouvir la curiosité90 en cas de catastrophes. À chaque crue de l’Isar, le diariste parcourt de longs chemins pour gagner un point de vu idéal sur l’étendue des inondations91. Mais le moulin devenu la proie des flammes à Altdorf devient aussi la destination d’une de ses promenades afin de contempler le spectacle de la détresse du meunier et de sa famille92.

45La promenade peut aussi prendre une dimension culturelle quand elle lui sert à visiter les châteaux de la Trausnitz et d’Achdorf, ou encore la chapelle du village de Piflas93, ou quand les promeneurs profitent de l’occasion pour se faire montrer par un étudiant les nids de fauvettes, par un autre jeune homme la richesse botanique du Hofgarten94. Cette curiosité du promeneur peut prendre une dimension technique : la construction d’une gare à Landshut l’attire au cours de nombreuses promenades, tout comme les débuts de l’exploitation de cette ligne, pour regarder arrivée et départ de ces monstres fumants95. La nouvelle usine à gaz, tout comme la nouvelle mécanisation d’un moulin, éveillent son intérêt pendant ses promenades96.

46Les promenades en société représentent des occasions d’échanges, dont les sujets peuvent porter aussi bien sur la vie quotidienne et ses problèmes d’ordre familial ou professionnel que sur la politique, la vie théâtrale etc. F.C. Krieger ne précise que le sujet de deux conversations, dont la discussion avec ses amis sur l’histoire de la Bavière à l’occasion de leur promenade aux ruines de Wolfstein, et la dispute (ou plutôt discussion) qu’il a avec un ecclésiastique sur le célibat des clercs catholiques en se dirigeant vers le hameau d’Au97.

47Des échanges avec ses amis les plus proches lors des promenades en commun peuvent se transformer en confidences intimes. Il parle souvent d’un « discours confidentiel », par exemple quand Benno Negele vient le chercher dès quatre heures et demie du matin pour une promenade à la chapelle de Maria Brünnl – la première lueur du jour, le lever du soleil, le réveil de la nature ainsi que le chant enivrant des oiseaux créent une ambiance favorable à de telles confidences98.

48La conversation intime avec un de ses proches lors de promenades est alors susceptible de servir de traitement contre un état dépressif. Ainsi écrit-il le 13 septembre 1839 : « Le soir, après une promenade avec mon si cher Ertl, chez le tavernier Hilz au Speisemarkt ». Cette appellation « mon si cher », bien inhabituelle sous la plume du diariste, s’explique en fait par un événement qu’il précise à la date du 11 septembre : « … depuis trois jours, j’ai été dans un état de grande dépression. Seule la prière m’a consolé », et il ajoute entre parenthèses : « la demande insoupçonnée en mariage [de sa fille Anne] par M. Scheurer ». La promenade avec son ami lui permet de confier tous les soucis qui torturent son esprit, de partager ses peines et de chercher à la fois conseils et consolation. F.C. Krieger n’évoque en revanche jamais de conversations intimes concernant son unique fils Max, le grand échec de sa vie – ou s’agit-il d’un oubli, conscient ou pas, de noter de tels échanges ? Une longue promenade et une conversation intime avec son ami Joseph Attenkofer doivent l’aider en revanche dans son travail de deuil après le décès de sa belle-fille, en qui le diariste avait mis beaucoup d’espoir de ramener Max sur la bonne voie99.

49Ces promenades peuvent-elles prendre un aspect amoureux, provoquer des échanges intimes avec l’autre sexe, à l’instar d’un Jules Michelet, qui accorde dans son Journal une large place aux longues promenades entreprises avec Athénaïs Mialaret pendant les deux mois précédant leur mariage, au contenu de leurs conversations et aux timides échanges de tendresses en janvier et février 1849 à Paris100, tout en précisant que « Notre vie de promenades, fortuites et de rêves aura toujours un souvenir »101 ?

50Les mauvais rapports du diariste avec son épouse Anna sont certainement l’explication de la rareté des sorties en commun pour des promenades. F.C. Krieger se promène en compagnie de femmes, parfois seul, mais rien dans le journal ne trahit de sentiments amoureux pour la compagne de marche – avec une seule exception : la fille du propriétaire de la boutique que louent les Krieger à Landshut, pour qui le diariste ressent une passion brûlante en 1827. La promenade avec cette jeune femme, faite en compagnie d’un autre homme, prend alors une dimension de bonheur pour son aspirant, tout comme le temps passé à la taverne du hameau d’Au. « Jamais dans ma vie, je n’oublierai le jour d’aujourd’hui » écrit le prétendant de façon inhabituelle, rempli d’un sentiment d’immense bonheur102. Même la promenade faite seul pour retrouver la jeune femme et son père dans cette taverne, le rend euphorique : « C’était une marche magnifique, et elle m’a rendu sensible à tout ce qui est bon et beau »103.

51Cette liaison, dans laquelle la promenade joue un rôle important, s’arrête ensuite, permettant ainsi aux déambulations du diariste de retrouver leurs fonctions habituelles. La promenade « amoureuse » de F.C. Krieger ne possède absolument pas la profondeur de celle d’un Jules Michelet, ni au niveau des échanges ni au niveau de l’intensité des rapports.

52Finissons cette partie avec une fonction particulière de la promenade de F.C. Krieger : à la fin de sa vie, elle le mène régulièrement au futur lieu de son dernier repos, le cimetière de Landshut. Ce lieu avec ses tombes et sa morgue, exhibant les cadavres qui attendent les funérailles et l’enterrement, lui rappelle un destin de plus en plus imminent, et contribue à susciter une méditation sur la mort et l’au-delà, l’aidant ainsi à se familiariser avec cette destination incontournable. Le journal n’évoque pas cette méditation, mais cette préférence donnée au cimetière comme destination de promenade lors de ses dernières années de vie ne peut s’expliquer que par cette recherche de familiarisation spirituelle avec la mort104.

Conclusion

53La promenade constitue pour F.C. Krieger un élément indispensable de la vie, qui contribue à son bien-être physique et psychique. Il considère la marche quotidienne, en accord avec le discours médical de son époque, comme indispensable pour sa santé, mais elle constitue aussi un moyen essentiel de le reconstruire mentalement. Les délices de la nature qui s’adressent à son appareil sensoriel, la sociabilité avec des amis proches, lui permettant des échanges intimes et de se libérer d’un trop grand poids causé par les soucis qui le tourmentent. La dimension religieuse que prennent ces promenades, constitue alors un facteur capital dans la quête de consolation qu’il ne trouve pas chez lui, tout comme elle le soutient dans sa préparation spirituelle pendant ses dernières années.

54Si cette dimension consolatrice et réconfortante représente la fonction la plus marquante de la promenade dans la vie de F.C. Krieger, le plaisir joue également un rôle capital – de nouveau grâce aux charmes de la nature, ainsi qu’à une sociabilité joyeuse vécue avec des compagnons de promenade sur les chemins et dans le cadre d’une ambiance tavernière. Dans la pensée du diariste, la promenade « ordinaire » constitue une trilogie : marche – sociabilité – taverne.

55La promenade peut périodiquement revêtir d’autres fonctions – aussi bien celle d’un badaud contemplant des catastrophes qui frappent la ville et la société de Landshut, que celle d’un homme attiré par l’arrivée d’une technique moderne. L’ensemble explique l’importance que revêt la promenade dans la vie de F.C. Krieger et dont témoigne son journal.

56Retrouve-t-on, pour conclure, cette dimension de la promenade dans d’autres journaux, intimes ou pas, et contemporains de l’époque de F.C. Krieger ? Pour E.T.A. Hoffmann105 et Ludwig Uhland, pour citer deux exemples de culture germanique, elle fait partie de la vie quotidienne mais elle n’occupe qu’une place éphémère dans les témoignages. Pour les deux auteures françaises Eugénie de Guérin et Caroline Brame, la promenade est un élément important de l’existence, dans la société rurale du Cayla pour la première, à Paris et à Lille pour la seconde. Si ces deux femmes croyantes font connaître la dimension religieuse de leurs déambulations, et les présentent aussi comme occasion d’échanges intimes, elles ne leur accordent pas trop d’importance dans leur récit. Pour Stendhal, la promenade est avant tout un moyen de trouver la sociabilité de ses amis et une aide pour ses stratégies amoureuses, sans lui accorder trop de sens. Il faut se tourner vers Jules Michelet et surtout vers Maine de Biran pour trouver des auteurs pour qui les sensations, réflexions, échanges, mais aussi l’état physique, constituent un élément important du récit de promenades dans leurs écrits personnels. C’est certainement le témoignage de ses promenades fait dans son journal intime par Frédéric Amiel, qui se rapproche le plus de la dimension personnelle de celles faites par F.C. Krieger – malgré toute la différence culturelle entre le professeur de philosophie genevois, de confession protestante, et le « simple » maître passementier bavarois, de confession catholique. Ils ont en commun de rendre visible, dans leurs ego-documents, la dimension capitale que peut revêtir la promenade dans la vie d’un homme au XIXe siècle – ce que nous espérons avoir montré par l’exemple du journal de F.C. Krieger.