Colloques en ligne

Édouard Bourdelle et Juliette Fabre

Introduction. Une promenade, des promeneurs

1Les études récentes n’ont eu de cesse de rappeler le rituel de sociabilité que représente la promenade au XVIIIe siècle et au XIXe siècle. Comme l’a noté Laurent Turcot dans son étude fondatrice1, cette marche collective n’est pas neutre : loisir de la haute société, lié à l’aménagement de la ville et à l’art des jardins, elle se ritualise dès la fin du règne de Louis XIV et elle permet d’affirmer le pouvoir de certains, qui peuvent se distinguer des autres. Cette sociabilité de la distinction obéit à la relation dialectique suivante : « voir et être vu ». La promenade est une pratique d’observation du monde, de la mondanité ; une pratique où l’autre est essentiel, pour être vu et rencontré ; une pratique de l’implicite, où voir, être vu, c’est avant tout savoir donner à voir, et savoir regarder.

2Comme le rappelle Robert Beck, « la promenade urbaine constitue une activité fortement policée »2, dont la pédagogie est essentielle. Nombre de guides, manuels, et autant d’itinéraires satiriques, sont la preuve d’une véritable « gestuelle distinctive » propre à la promenade : ce lieu riche d’interactions ritualisées revêt une dimension théâtrale, au point de devenir une scène littéraire. Elle est donc à la fois le décor et la source de différents types d’écriture, fictifs ou non-fictifs : guide, manuel de savoir-vivre, récit de soi, dialogue philosophique, écrit satirique, sont autant de supports qui montrent que la promenade participe d’une poétique de l’espace.

3La promenade peut aussi correspondre à une forme littéraire lorsque les écrivains la revendiquent comme une pratique d’écriture libre, anti-systématique et rhapsodique, dont la logique romanesque ou essayiste puise sa « manière » dans la métaphore de la promenade, comme un déplacement libre et de loisir, liant divertissement et discontinuité. En tant que genre qui s’autonomise, elle montre sa plasticité et ses ambivalences : à la fois genre dialogique explorant tout à la fois les ressources du dialogue philosophique et de la conversation mondaine, et genre monologique témoignant de la naissance progressive du « sentiment de soi »3 et de l’écriture autobiographique, la promenade littéraire nous permet de comprendre les liens profonds qui unissent l’écriture et la vie.

4La promenade comme rituel social et écriture de l’échange est donc modifiée en profondeur par l’individualisation progressive de cette pratique, par la modification des lieux de promenade au cours du XVIIIe siècle et l’apparition de la figure du promeneur solitaire. En effet, Rousseau insiste sur la « solitude » de son promeneur dans les Rêveries, mettant en avant à la fois un « genre » neuf et une « pratique » nouvelle. Même s’il n’en est pas l’inventeur – des personnages de promeneurs solitaires précèdent celui de Rousseau4 –, l’épithète employée révèle le besoin d’une autre promenade. Cela nous amène à nous poser une question : si les manuels tentent d’uniformiser la pratique de la promenade, n’y a-t-il cependant qu’un seul type de promeneur, ou de promeneuse ?

5Les Actes de cette journée d’études apportent la preuve que non : il n’y a pas vraiment de « théorie de la marche en promenade » comme le rappellent Rebecca Solnit5 ou Alain Montandon6, mais des usages variés qui ne peuvent pas toujours être enregistrés, mais dont chaque époque tente de définir les caractéristiques. Ainsi les contributions montrent-elles les vertus de tempérance de la promenade pédagogique chez Töpffer, loin du caractère misanthropique de la promenade solitaire rousseauiste ; ou encore pourra-t-on lire dans ces Actes l’exemple d’une promenade « maladive » – la « dromomanie » –, ainsi que celui de la « flânerie », présentée comme « promenade-bohême », ou acte de résistance à la sortie policée que serait la promenade urbaine au XIXe siècle.

6La littérature donne la preuve d’un usage individuel de la promenade, et la perspective semble s’inverser : ce qui intéresse, ce n’est plus tant le théâtre de la promenade, que l’intimité de la promenade. En effet, nous verrons à travers quelques exemples romanesques (Zola, Maupassant, Baudelaire) que non seulement celle-ci tend à s’individualiser, mais elle semble répondre de plus en plus à un besoin de « naturel », à une marche pour se retrouver, à une marche intime. Ce que montre l’avancée du siècle, c’est bien une démocratisation de la pratique de la promenade, dont le caractère collectif et rituel, s’il est persistant, n’est plus envisagé de la même manière. Il y a donc un changement de paradigme de la promenade qui s’accomplit de la fin du XVIIIe au XIXe siècle ; changement dont rendent compte les différentes études ici proposées.

7Robert Beck, grâce à l’étude particulière de la promenade dans un ego-document allemand, montre bien la différence entre une pratique « quotidienne », qui semble obéir à un besoin, et une pratique « formalisée », qui semble obéir à un usage. De cette opposition, l’auteur rend compte d’une conscience problématique de la théâtralité du rituel collectif que constitue la promenade. Juliette Fabre s’interroge sur les rapports entre dialogue et solitude à la promenade chez Diderot, ouvrant l’écriture de la promenade à d’autres modalités, entre rêverie et soliloque.

8La théâtralité est remise en cause par Töpffer, dont l’ironie mordante assure le succès de ses Voyages en Zigzag. Analysant la fonction didactique et pédagogique de la promenade dans cette œuvre, Caroline Werlé relève son caractère initiatique autour de trois notions : « le partage, la maîtrise de soi et l’appréciation des petites choses ». Ce goût de la simplicité, bien éloigné de la sophistication de la promenade urbaine, est au service d’une morale de la tempérance, où la joie n’a de sens que parce qu’elle est partagée, et est le fruit de la curiosité. Leur caractère collectif les distingue de la solitude sérieuse de Rousseau ou de la sociabilité rigoureuse de Schelle7.

9Rousseau n’est pas un contre-modèle seulement pour Töpffer. Les différentes études signalent que la pratique de la promenade est marquée par Les Rêveries du promeneur solitaire. On trouve leurs traces jusque dans l’œuvre de Baudelaire, plus exactement Le Spleen de Paris. Guilhem Farrugia et Édouard Bourdelle tentent de mettre ces liens en évidence, et de montrer comment dans les poèmes en prose cette promenade est un contre-modèle pour le travail du poète parisien, permettant de mieux saisir la « flânerie » comme un acte de résistance. Leurs contributions, complémentaires, achèvent de prouver l’importance capitale de l’œuvre rousseauiste dans la remise en question du romantisme que constitue l’œuvre baudelairienne.

10Enfin, deux études de cas permettront de voir en quoi la promenade est l’apanage du bourgeois. Cette pratique, réglée selon un emploi du temps précis, n’est cependant pas sans accrocs. Le travail de Fanny Audibert, analysant l’évolution du personnage de Claude Lantier dans le cycle zolien, permet de mieux distinguer l’artiste en flâneur, loin du bourgeois promeneur. De la même manière, la « dromomanie », c’est-à-dire la maladie de la marche, analysée par Romain Enriquez, montre bien un usage normé de la promenade, dont tout écart constitue un problème. L’analyse de trois textes de Maupassant permet aussi de montrer comment la promenade est l’occasion romanesque de faire usage des sciences contemporaines de l’époque (la « fiction-science »). Surtout, ces deux contributions ont l’avantage de montrer l’usage spécifiquement romanesque de la promenade comme occasion d’interroger l’inconscient et son action chez l’individu – un des moyens romanesques d’appréhender le travail de la pulsion chez le personnage.

11Quel lien trouver entre toutes ces propositions ? Elles montrent une démocratisation certaine de la promenade, dans ses usages autant individuels que collectifs. Si elle correspond à un rite de sociabilité, qui n’existe que pour elle-même selon Montandon8, les différentes études tendent à montrer que la promenade est plus qu’une simple marche collective, elle est un aménagement du temps, pour soi-même avant tout. S’il y a un espace de promenades, différents promeneurs s’y trouvent, s’y rencontrent, sans parfois s’y voir… Ce sont toutes ces individualités que nous proposons d’étudier lors de cette journée.

12Cette Journée d’Études, malheureusement annulée à cause de la crise sanitaire de l’année 2020, aurait dû avoir lieu au mois de juin de la même année, à l’Université de Strasbourg. Nous tenons à remercier le CERIEL et l’ED 520, sans lesquels l’organisation de cette journée n’aurait pu se faire. Les circonstances en ont modifié le support : c’est pourquoi nous remercions chaleureusement l’équipe Fabula de nous accueillir parmi les Colloques en ligne, afin de montrer le caractère extrêmement vivace des échanges et de la recherche, même en période exceptionnelle. Que toutes ces institutions soient ici remerciées, encore.