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Alexandre Wenger

Cas médical et prévention antivénérienne au tournant du XXe siècle : Les Avariés d’Eugène Brieux

1La médecine est – aussi – une casuistique1. Accumuler des observations, des historia, des exempla et en extraire des tendances sinon des règles générales et des lois, constitue une des manières dont les médecins ont traditionnellement tenté de donner un sens au désordre du monde produit par la maladie2. L’effort de formalisation s’exerce à deux niveaux, car le cas c’est à la fois le contenu et son récit : c’est une matière empiriquement observable et son expression sous forme d’une narration qu’au cours des siècles les praticiens tentent de formaliser de plus en plus étroitement3. Le cas doit permettre la mise en série, la comparaison, l’organisation et finalement la compréhension de manifestations qui apparaissent d’abord confuses et dérangées. Schématiquement, les récits de cas peuvent être exemplaires à deux titres opposés4, soit comme modèles, soit comme singularités. Ici ils avèrent la règle. Là ils la questionnent.

Un répertoire dramatique

2La syphiligraphie, qui se constitue en champ de connaissances autonome dans la seconde moitié du xixe siècle, se révèle être une grande pourvoyeuse de cas. Pour cause, la présentation clinique complexe de la syphilis5 défie une vision nosologique unifiante et contraint à l’accumulation d’observations empiriques. Pour n’en prendre qu’un exemple, il suffit de relire les multiples traités rédigés par le plus célèbre syphilographe de l’époque, le professeur Alfred Fournier (1832‑1914). Que ce soit dans Syphilis et mariage6 ou dans d’autres traités tout aussi largement diffusés, ses écrits fourmillent d’anecdotes dont la lecture est, selon Alain Corbin, « véritablement intolérable » :

vierges au corps totalement recouvert de lésions et mourant dans d’atroces souffrances parce que leur pudeur les a privées de soins précoces, fiancés qui préfèrent se suicider que de contracter un mariage qui risquerait de contaminer la femme aimée, beaux‑pères assassins de gendres qui ont syphilisé une fille chérie ; et, après 1884, divorce réclamé par l’épouse révoltée par la maladie de son mari ; tout un répertoire dramatique dans lequel puiseront les auteurs des décennies suivantes.7

3Le monde littéraire n’a pas dédaigné ce « répertoire dramatique » et grosso modo à partir de 1890 on assiste à l’émergence d’une veine romanesque nouvelle, la littérature prophylactique8, qui se définit par sa volonté d’exercer une action sanitaire sur ses lecteurs. En l’occurrence, les fictions antivénériennes s’adressent surtout aux jeunes hommes. Elles cherchent à les détourner de tout aventurisme sexuel prémarital et en particulier à leur faire renoncer au commerce tarifé des professionnelles. Les romans prophylactiques racontent tous des histoires similaires – la déchéance d’un jeune homme prometteur mais inconséquent qui contracte la syphilis – et revendiquent unanimement comme un argument d’autorité leur fidélité aux connaissances médicales de l’époque. Dans Les Mancenilles (1900) par exemple, l’auteur André Couvreur annonce en préface qu’il cherche à présenter « sous forme romanesque, une étude de clinique »9. Maurice Landay qui quant à lui publie en 1903 une longue réécriture en prose des Avariés, la pièce à succès d’Eugène Brieux dont il sera question ici, donne la liste des traités spécialisés dans lesquels il a puisé10.

4L’objectif dans les pages qui suivent est de questionner les modalités de présence de ce « répertoire dramatique » que constituent les traités de syphiligraphie au sein de la fiction de prophylaxie antivénérienne. Non pas de dresser un inventaire des cas médicaux présents dans la fiction romanesque, mais d’envisager comment le cas, en tant que forme brève, s’étend jusqu’à devenir roman ou pièce de théâtre, et comment se nouent l’intérêt médical et l’intérêt littéraire dans ce type de fictions. Au demeurant, l’émergence de la littérature prophylactique est liée à l’hypothèse d’un péril vénérien – hypothèse largement développée par les syphilographes au tournant du XIXe au XXe siècle, et dont certains aspects tels que la croyance en l’hérédosyphilis et la thèse d’une dégénérescence de la race sont extrêmement présents dans les textes littéraires contemporains. En atteste notamment l’œuvre de prophylaxie antivénérienne qui aura connu le plus grand succès à sa parution et qui aura motivé le plus grand nombre de suites, de traductions et d’adaptations cinématographiques, à savoir la pièce Les Avariés (1901) d’Eugène Brieux11.

Le péril vénérien et la circulation de cas spectaculaires

5À l’aube du XXe siècle, au même titre que l’alcoolisme et la tuberculose, la syphilis endosse un statut particulier. Les autorités sanitaires, les responsables politiques et même les dirigeants militaires la considèrent comme l’un des trois fléaux sociaux qui menacent les nations occidentales à la fois de déclin démographique et de dégénérescence de la race12. Selon Corbin, la « période qui s’étend de 1885 à la première guerre mondiale correspond l’âge d’or du péril vénérien »13. Cette chronologie précise s’explique par le développement de la syphiligraphie et par le fait que la Grande Guerre posera une problématique nouvelle, la syphilis apparaissant dès lors comme un « ennemi intérieur » que les militaires doivent combattre au même titre que l’assaillant extérieur14. L’expression de péril vénérien restera néanmoins largement employée dans l’entre‑deux‑guerres et jusqu’à la découverte des propriétés tréponémicides de la pénicilline15.

6Dans le dernier quart du XIXe siècle, la syphiligraphie s’organise. En 1879, la première chaire de dermatologie et de syphiligraphie, créée à l’hôpital Saint‑Louis de Paris, est attribuée à Alfred Fournier. Dans ce même lieu, le musée des moulages ouvert en 1885 permet désormais aux étudiants en dermatologie de se familiariser avec les spectaculaires lésions provoquées par la syphilis. En 1899 et en 1902 ont lieu les deux premières Conférences internationales pour la prophylaxie de la syphilis et des maladies vénériennes, qui vont contribuer à fédérer les efforts à l’échelon international. Dans l’intervalle, en 1901, l’infatigable Fournier a créé la Société française de prophylaxie sanitaire et morale, en vérité un outil spécifiquement dédié à lutter contre le péril vénérien, réunissant des médecins et des politiciens plus quelques représentants des arts et des lettres tels qu’Eugène Brieux.

7Cette visibilité nouvelle s’accompagne d’un volume de publications inédit sur la syphilis. Non seulement des mémoires spécialisés, mais encore une multitude d’ouvrages entreprenant des questions sociales du point de vue du droit, de la déontologie et de l’éducation : liens de la syphilis avec le mariage, avec la prostitution, avec la morale16. La terreur engendrée par le péril vénérien, et l’éclosion de la fiction antivénérienne qui en sont l’une des conséquences, sont liées à ce climat éditorial qui multiplie les cas dramatiques et impose son lot d’histoires campant des hérédo‑syphilitiques, des déments de stade tertiaire et des innocents contaminés.

8De facto, le péril vénérien est lié à deux convictions particulièrement anxiogènes à l’époque. D’une part, celle que la syphilis n’est pas seulement congénitale mais héréditaire. Le mythe de l’hérédosyphilitique, cet avorton dégénéré, victime innocente du stupre parental ou même grand‑parental, hante véritablement le discours politique et sanitaire de l’époque. Les médecins débattent ardemment des qualités d’une hérédosyphilis seconde, qui sauterait une génération, voire d’une hérédité tierce ou quarte, qui en sauterait plusieurs :

Le discours scientifique qui a permis l’obsédante propagande orchestrée autour du péril vénérien à partir des années 1880, ne se focalise ni sur l’horreur suscitée par les chancres ou les syphilides secondaires, ni sur les méfaits du tertiarisme […] C’est en accréditant tout à la fois l’existence d’une hérédité tardive, à longue portée, voire transgénérationnelle et la non‑spécificité de la syphilis et de ses manifestations héréditaires, que les médecins vont permettre à l’angoisse suscitée par l’hérédité morbide et la hantise de la dégénérescence de se cristalliser17.

9Avec des ouvrages tels que Stigmates dystrophiques de l’hérédo‑syphilis (1898), Hérédo‑syphilis de seconde génération (1905), Recherche et diagnostique de l’hérédo‑syphilis tardive (1907), ou encore Syphilis héréditaire de l’âge adulte (1912), Edmond Fournier consacrera obstinément l’intégralité de sa carrière de médecin à imposer l’idée d’une syphilis amenée à s’étendre de génération en génération. La tache devient alors ineffaçable et, inexorablement, la population dégénère.

10La deuxième croyance porte sur la non‑spécificité de la syphilis : la maladie engloberait presque toute la pathologie héréditaire morbide. Dès les années 1880 Alfred Fournier introduit la notion de parasyphilis : la non‑spécificité des manifestations de la syphilis la place à l’origine de toutes les tares et maladies autres. On postule alors une origine syphilitique du rachitisme, de la tuberculose, de la méningite, des névroses, de l’épilepsie, du pied bot, etc. Le titre que le médecin parisien Conan Mériadec choisit de donner à son traité est éloquent : Syphilis universelle, origine de toutes nos maladies18. La syphilis s’est transformée en « maladie‑métaphore » qui « cristallise les grandes peurs de l’époque et ses tentations : xénophobie, peur de l’autre, eugénisme ; elle représente le précipité morbide des hantises du discours social et des figures qui le hantent »19.

Les fictions prophylactiques

11À cette époque, les chercheurs n’ont pas encore découvert l’agent infectieux responsable de la maladie (le tréponème pâle sera identifié en 1905) et la thérapie officielle reste le mercure, d’usage long et douloureux et d’efficacité très aléatoire. Devant l’ampleur – réelle ou supposée – du fléau vénérien, d’aucuns décident donc d’investir dans des formes de prévention novatrices : c’est ainsi que naîtront les fictions prophylactiques, autrement dit une veine littéraire adressée à la population générale et en particulier aux jeunes adultes en vue de préserver leur santé sexuelle.

12En matière de prophylaxie vénérienne, la collaboration entre médecine et littérature n’est pas nouvelle, comme en atteste tout au long du XIXe siècle une production certes peu abondante mais régulière de poèmes antisyphilitiques. Rédigés par des médecins – c’est par exemple la Vénusalgiade (1814) de Jean‑François Sacombe – ou fruit d’une collaboration entre un vénérologue et un poète – c’est Syphilis. Poème en quatre chants (1851) de Jean Giraudeau de Saint‑Gervais et Auguste‑Marseille Barthélémy –, ces poèmes recourent à l’hypotypose pour décrire les séquelles de la maladie, horrifier leurs lecteurs et ainsi potentiellement les détourner des fréquentations à risque.

13Néanmoins, à la suite de L’Infamant (1891) de Paul Vérola ou de Vénus ou les deux risques (1901) de Michel Corday20, le roman de prophylaxie antivénérienne qui émerge à partir de 1890 est inédit par son ampleur, par sa connexion directe avec ce contexte médico‑social contemporain que constitue le péril vénérien, et parce que contrairement à la poésie susmentionnée qui restait essentiellement expositive et discursive, l’immersion fictionnelle dans le récit est le moyen par lequel ces romans cherchent à faire passer l’amère potion de la leçon sanitaire auprès de leurs lecteurs.

14Étonnamment, la fiction prophylactique la plus célèbre n’est pas un roman mais la pièce de théâtre Les Avariés, qu’Eugène Brieux donne pour la première fois en 1901 au Théâtre Antoine à Paris. Vingt ans plus tard, dans ce qui ressemble fort à une profession de foi de la fiction prophylactique, c’est un Brieux siégeant désormais à l’Académie Française qui revient sur la volonté qui présidait à la rédaction de cette œuvre :

J’ai toujours envisagé le théâtre non comme un but, mais comme un moyen. J’ai voulu par lui, non seulement provoquer des réflexions, modifier des habitudes et des actes, mais encore (et on a pu me le reprocher vivement sans me le faire regretter), déterminer des arrêtés administratifs qui m’apparaissent désirables. J’ai voulu que, parce que j’aurai vécu, la quantité de souffrances répandue sur la terre fût diminuée d’un peu. J’ai l’immense satisfaction d’y avoir réussi, et je sais que deux de mes pièces : Les Remplaçantes et Les Avariés, ont contribué à sauver des existences humaines, et à rendre d’autres moins douloureuses21.

15La trame des Avariés est un modèle du genre. Elle raconte le cas de Georges Dupont, un jeune homme pourtant prudent qui, entraîné par ses camarades, a contracté la syphilis lors de son enterrement de vie de garçon. Le Docteur qu’il consulte fait valoir qu’un mariage avant trois ou quatre ans serait criminel. Georges ayant outrepassé l’avertissement, lorsque son épouse Henriette donne naissance à une fille, il apparaît bientôt qu’elles sont toutes deux marquées des tares de la syphilis. Tout le troisième acte est occupé par une discussion entre le docteur et le père d’Henriette, un député qui cherche le concours du médecin pour intenter un procès à son beau‑fils. La pièce est un modèle en cela que les différents tête‑à‑tête offrent au Docteur l’opportunité de longs exposés sur les enjeux juridiques de la levée du secret de fonction, sur les modalités du soin, ou encore sur les conséquences familiales à long terme de la maladie. Le docteur n’est pas nommé, mais il apparaît comme le véhicule transparent des opinions exprimées par Fournier dans Syphilis et mariage (1880) ou encore par Cazalis dans La Science et le mariage (1900)22.

Cas rapportés

16Lors de leur premier entretien, le Docteur tente de dissuader Georges de se marier en recourant à l’expédient suivant :

Prenez ce livre, monsieur, c’est celui de mon maître… lisez… lisez vous‑même…ici… j’ai marqué le passage…Vous ne voulez pas lire ? Écoutez‑moi. (Il lit avec passion.) « J’ai eu le spectacle d’une malheureuse jeune femme convertie en un véritable monstre par le fait d’une syphilide phagédénique. Le visage – ou, disons mieux, ce qui restait du visage – n’était qu’une nappe cicatricielle. »
l’avarié
Assez, monsieur, de grâce !
le docteur
Non. Non. J’irai jusqu’au bout. J’ai ici une bonne action à faire et ce n’est pas la sensibilité de vos nerfs qui pourra m’arrêter !… (Il continue :) « De la lèvre supérieure, pas de trace, l’arcade dentaire supérieure apparaissait à nu… » Allons, je m’arrête, j’ai pitié de vous, de vous qui acceptez pour un autre, pour une femme que vous dites aimer, l’éventualité d’un mal dont vous ne pouvez pas supporter la description23.

17Le passage est une reprise mot à mot – quoiqu’expurgée, la version originale détaillant avec complaisance les lésions sordides – d’un cas rapporté par Fournier dans la seconde édition de Syphilis et mariage24, et déjà reproduit in extenso pas Cazalis25. Cet extrait pose la question des modalités de présence des cas médicaux dans la fiction et de l’effet souhaité de leur part sur le public.

18La première modalité consiste en une simple importation de cas brefs dans la fiction. Les cas peuvent n’être évoqués qu’à titre d’argument statistique. Dans la réécriture en prose des Avariés par Landay, le Docteur fait valoir à Georges que « vingt cas identiques au vôtre ont été observés patiemment, du début à la fin. Dix‑neuf fois la femme a été infectée par son mari, vous entendez, dix‑neuf fois sur vingt. »26 Les cas peuvent aussi être rapportés en tant que tels au sein du récit, soit, comme dans l’extrait précédant, racontés par un personnage de médecin ou encore narrés par exemple au cours d’une visite dans un hôpital de vénériens. Le cas comme argument statistique et le cas comme puissance d’évocation se rejoignent souvent, comme en atteste cette scène des Mancenilles, qui prend pour cadre la petite mise en scène orchestrée par un médecin de l’hôpital Saint‑Louis : « Il avait, pour l’édification de ses élèves, réuni dans la même salle les cas les plus curieux en une gradation savante, un véritable musée pathologique sélectionné dans les parias de la basse société. »27 Le passage se poursuit par l’évocation de ces cas avec, pour le lecteur, le triple argument de leur provenance (c’est‑à‑dire l’autorité du discours scientifique), de leur cumul et de leur gravité croissante. De fait, dans ce type de scènes les cas sont souvent spectaculaires : ils concernent des lésions dermatologiques graves ou des cas de démence avancée. Il peut aussi s’agir de cas de nourrissons morts‑nés ou d’enfants aveugles qui illustrent les criminelles conséquences – selon la terminologie de l’époque – d’un comportement sexuel irresponsable.

19La pédagogie se veut visuelle. À la fin des mêmes Mancenilles, le personnage principal, Maxime Bordier, désormais gagné par les atteintes de la syphilis tertiaire, visite lui aussi l’hôpital Saint‑Louis. Il y découvre horrifié l’état de délabrement de Simone, l’une de ses anciennes maîtresses. À travers la description de la jeune femme, le texte cherche à faire tableau28 afin de mieux faire éprouver un saisissement d’horreur aux lecteurs. Il en va rigoureusement de même dans Les Avariés dont la scène finale se déroule ici encore à Saint‑Louis et qui consiste en l’exposition d’une galerie de cas. Le Docteur présente au père d’Henriette trois patients qui doivent le convaincre – et par voie de conséquence convaincre le lecteur – de la nécessité d’une meilleure information sur la syphilis auprès du grand public. Il s’agit d’une ouvrière injustement contaminée, d’une femme ruinée par les initiatives financières délirantes de son mari, enfin d’un père ignorant accompagné par son fils contaminé de dix‑huit ans29. Il n’existe pas d’hypotexte singulier ou unique identifiable pour chacun de ces cas, qui se présentent plutôt comme une agrégation de nombreuses observations présentes chez Fournier.

Cas matriciels

20On observe une autre modalité de présence du cas dans le récit, peut‑être plus spécifiquement liée à l’état de la syphiligraphie à l’extrême fin du XIXe siècle, à savoir l’illustration de la psychologie du syphilitique. La psychologie du syphilitique, autrement dit non seulement son refus mesquin de reconnaître ses torts, mais aussi l’altération progressive de ses facultés mentales à mesure que le mal ronge son système nerveux, font l’objet d’une attention soutenue de la part des syphilographes de l’époque. Les romans prophylactiques développent cette psychologie particulière à travers les rêves de grandeurs nourris par leurs héros, leur incapacité à apprécier la gravité effective de leur état, leur rejet systématique de la faute sur autrui et leur remise en cause de l’autorité de la médecine lorsque celle‑ci cherche à les ramener à la raison.

21En l’occurrence, les cas fournis par les traités médicaux ne sont pas simplement transposés dans le bouche d’un personnage ou accumulés sous forme de listes. Ils sont présents dans la fiction à un niveau structurel plus profond puisqu’ils servent à échafauder la trame du récit, à la construire autour des actions et des comportements des personnages atteints de syphilis.

22Dans la fiction, la psychologie particulière attribuée aux syphilitiques s’incarne dans le refus des personnages concernés de reconnaître la rationalité des opinions médicales. Dans Les Mancenilles, Maxime Dupraz se convainc par commodité et par aveuglement de l’ineptie de la science de son ami médecin30. De même, dans Vénus ou les deux risques, le héros Léon Mirat prend les avis de son médecin à la légère : « Je persiste encore à croire que tu exagères, dit Mirat. Le danger n’est pas si général ni si grave… Que diable ! quand on est malade, on se soigne. »31 Dans Prostituée (1907) de Victor Margueritte, le bourgeois Dumès n’hésite pas à mentir à son médecin sur son abstinence sexuelle, égoïstement persuadé de la non‑gravité de sa situation32.

23Lorsque les cas servent ainsi de matrice narrative, ce sont évidemment les romans tout entiers qui se présentent comme une mise en récit circonstanciée des connaissances médicales du temps. Les Mancenilles en offrent une preuve a contrario. En effet, la progressive déchéance de Maxime Bordier alimente les quatre cents pages du roman. À son terme, le héros, père d’un nourrisson syphilitique mort‑né, se trouve frappé de paralysie générale. C’est le moment que choisit le médecin du récit, le bon docteur Bordier, pour réexposer sous une forme condensée, autrement dit sous la forme d’un cas médical, toute l’histoire pathologique de Maxime33. Ce procédé didactique prend valeur de rappel exemplaire pour le lecteur. Mais il fait également apparaître le fait que, par ailleurs, le roman dans son intégralité apparaît comme un cas déplié, comme un cas médical revitalisé par la narration, comme un cas extrait de sa formalisation médicale brève et rendu à toute la complexité de ses déterminants psychologiques et sociaux. On voit bien l’intérêt pour les auteurs d’ainsi détailler la psychologie des vénériens : les romans antisyphilitiques cherchent à convaincre. Ils montrent donc toutes les réticences, les échappatoires, les excuses que se trouvent les vénériens, afin de mieux les combattre.

Un bilan contrasté

24En articulant une réflexion formelle et la recherche d’un effet sanitaire, les fictions prophylactiques offrent un exemple abouti de collaboration entre littéraires et médecins. Il n’empêche, la réécriture de cas vénérologiques sous forme de fiction n’a pas toujours convaincu. Ainsi, alors même que la transformation de cas en un récit fictif de plus grande ampleur constitue la pièce maîtresse du dispositif prophylactique mis en place par Brieux, c’est précisément la forme de son théâtre qui lui est véhémentement reprochée. Pour différents critiques contemporains, « M. Brieux n’est pas un grand écrivain, […] pas un “artiste” », mais il est « un idéologue, un sociologue, un apôtre »34 qui produit « de fastidieux discours »35. Ses pièces endossent l’aspect d’un « composé socio‑médico‑pharmaceutique »36. Les Avariés ne seraient rien plus qu’un « traité didactique spécial, écrit sous la forme dialoguée, à l’usage des jeunes gens arrivés à l’âge de puberté »37. Surtout, le personnage du médecin est perçu comme l’agaçant « conférencier de la pièce »38.

25Toutefois, différents indices suggèrent que le travail de Brieux n’a pas toujours été aussi mal reçu. D’abord, un accueil plus favorable lui a été réservé par les médecins que par ses confères lettrés, à commencer par Alfred Fournier qui, dans un numéro spécial de La Chronique médicale consacré aux Avariés, s’érige en ardent défenseur de la pièce39. De nombreux praticiens, comme Fernand Raoult dans son Étude sur la prophylaxie de la syphilis (1902), dédient leurs ouvrages à Brieux. Pour le docteur Léon Monnet il faut remercier Brieux et Corday « d’avoir vaincu la pudibonderie imbécile qui n’osait pas proférer le mot de syphilis, lequel n’a rien de plus honteux que le croup ou la peste. »40 Plus tard, le docteur Lucien Jame confirmera qu’avant la guerre, « à part les écrits du Professeur Fournier, la pièce de Brieux, un roman de M. Corday et quelques articles plus ou moins intéressés de la grande presse, le public n’était renseigné sur les maladies vénériennes que par la quatrième page des journaux quotidiens et les papillons multicolores affichés dans les urinoirs donnant l’adresse de spécialistes et d’officines plus que douteux »41.

26Ensuite, Brieux est parvenu à imposer dans un laps de temps étonnamment bref le mot même d’avarié aussi bien auprès des médecins qu’auprès d’autres auteurs. Le fait est d’importance, car l’euphémisme permet d’aborder le cas des vénériens auprès d’un public non spécialisé, ce que l’obscénité intrinsèque prêtée au terme syphilis rendait impossible. À l’instar des Conseils aux avariés (1902) de Monnet ou de L’Avarie (1906) d’Hippolyte Mireur, de nombreux ouvrages médicaux de vulgarisation recourent à l’expression. Dans Prostituée, Margueritte place une discussion entre trois médecins qui utilisent ce terme entre eux et qui qualifient les prostituées non encartées de « distributeurs à avarie »42.

27Enfin, l’étonnante postérité américaine des Avariés de Brieux, sous le titre de Damaged Goods, d’abord sous sa forme de pièce de théâtre puis en tant que films de propagande sanitaire43, pérennisent le cas de Georges Dupont auprès d’un public neuf et avèrent un intérêt médico‑artistique commun pour la narration, qu’il s’agisse de cas brefs ou de récits longs.

28On savait déjà, avec des auteurs comme Maupassant, Huysmans ou Daudet, que la syphilis était un thème littéraire. Le recours au cas dans le contexte particulier de la littérature prophylactique autour de 1900 montre en outre que les considérations formelles et les considérations hygiénistes sont solidaires, autrement dit que le roman (à défaut le théâtre et le cinéma) et la médecine se rejoignent dans leur propension à formaliser le monde par une mise en récit. La mobilisation de cas médicaux au sein de la fiction participe de la recherche d’une forme de communication adaptée au public concerné des jeunes gens de l’époque, une forme ne contrevenant pas à la pudeur (par la transformation de la syphilis en avarie), à la fois efficace (par l’horreur des cas réels) et mobilisatrice (par la force de captation du récit). Ce savoir narrativisé offre l’exemple d’une collaboration heureuse entre littérature et médecine dans laquelle l’une comme l’autre se retrouvent dans un but commun.