Colloques en ligne

Georges Didi-Huberman

Cas de larmes

1Les faits d’affects sont innombrables. Jamais ils ne cessent de se démultiplier. Quand une même émotion semble nous « revenir » depuis une expérience passée, nous éprouvons peu à peu combien elle est, en réalité, profondément différente : toute nouvelle, en somme. Liée à la circonstance du moment, à l’atmosphère du lieu, à la présence des autres, au travail psychique de l’après-coup, aux associations qui l’auront suscitée ou qu’elle-même aura fait lever. Mais comment décrire, penser, écrire une telle diversité qui projette ses constellations inattendues à la moindre occasion, dans le moindre pli de la réalité ? La réponse à cette question tient sans doute, pour une grande part, aux décisions concernant le style à engager chaque fois qu’il s’agit de décrire, de penser ou d’écrire ces faits d’affects1.

2Erich Auerbach, dans le parcours de son grand livre Mimésis, a consacré une quinzaine de pages à un moment stylistique particulier dans la « représentation de la réalité » sensible : c’est celui où, contrevenant à la règle classique de la « séparation des styles », certains auteurs du XVIIe et du XVIIIe siècle développèrent, dans le genre non académique des « mémoires » ou des « journaux », une façon nouvelle de décrire les faits, et parmi eux les faits d’affects, les événements sensibles. Auerbach cite le cardinal de Retz, La Rochefoucault ou Tallemant des Réaux… Mais il place les Mémoires de Saint-Simon au sommet de cette — discrète, car inédite en son temps — révolution stylistique2. On imagine que Louis de Saint-Simon fut, tout au moins dans l’univers de son activité sociale, un homme du XVIIe siècle puisque cette activité eut la cour de Louis XIV pour théâtre principal. Cependant Auerbach, sur le plan de l’écriture, en fait à raison un homme du XVIIIe siècle : « Né en 1675, il arrive à la cour en 1691 et commence très jeune, en juillet 1694, alors qu’il est âgé de dix-neuf ans, à noter les faits dont il est le témoin ; lui-même nous fournit ce renseignement. Mais le travail de rédaction proprement dit ne peut se placer que beaucoup plus tard, à savoir après la mort du Régent en 1723, lorsque Saint-Simon se retira de la cour. Après cette date, il vécut et écrivit encore durant trente-deux ans »3, jusqu’à sa mort en 1755.

3Saint-Simon raconte et décrit, dans une multitude labyrinthique de personnages et de détails en tout genre, les faits et gestes — avec leur dimension éthique et politique, son souci premier — de la vie de cour. Le contenu factuel des Mémoires semblera donc bien loin de nos préoccupations contemporaines, encore que les fragilités et les turpitudes morales y soient décrites avec une telle finesse qu’elles finissent par constituer, pour le lecteur, un récit plein d’enseignement. Ce qu’admire Auerbach dans l’écriture de Saint-Simon est que « son style ne présente pas trace de cette bienséance concertée, de cette aspiration à l’harmonie classique, de cet éloignement de la réalité matérielle qui caractérisent les grandes décennies du XVIIesiècle »4. Si l’auteur des Mémoires apparaît au critique comme un auteur « anachronique » — notamment sur le plan politique, Saint-Simon fustigeant l’absolutisme royal sur fond d’un mélange étonnant, ou d’un montage, de « tendances réactionnaires » et de « tendances libérales » —, c’est d’abord qu’il se plaçait lui-même comme un observateur minutieux, « maniaque » dira Auerbach, des discordances de la réalité historique et politique, sociale et morale, de son temps5.

4Or ces discordances ne lui apparaissaient si fortes — et si dignes d’être décrites, à chaque fois, dans leur intime processus — que dans la mesure où ses Mémoires tentaient, non pas de mémoriser les seuls faits saillants, les grands épisodes, mais toute la diversité des faits, les plus notables toujours innervés par les plus minuscules dans une sorte d’affolement permanent des hiérarchies et des finalités historiques. Dans cette diversité des faits — ce « matériau fortuit que lui offre la vie », comme dit Auerbach —, il y aura donc celle des faits d’affects. L’analyse de Mimésis donne, de cela, un exemple pris dans la description, par Saint-Simon, de la société de cour confrontée à l’annonce du décès imprévu du « grand Dauphin », une nuit d’avril 1711. Voici, alors, ce qui frappe Auerbach sur le plan de l’écriture elle-même :

Les différentes émotions qui se reflètent sur les visages et dans les attitudes de tant de personnes que la surprenante nouvelle affecte de façons très diverses, produisent un spectacle révélateur, que la nuit et le caractère pour ainsi dire improvisé du décor rendent encore plus dramatiques6.

5La description de Saint-Simon est si précise que toutes les facettes de l’événement miroitent ensemble en faisant jaillir, partout, de surprenants paradoxes. Ainsi « la dignité de la mort [y] côtoie le grotesque », comme l’écrit Auerbach qui cite alors — parmi les longues pages que ce récit comporte — ce passage des Mémoires :

Madame, rhabillée, en grand habit, arriva hurlante, ne sachant bonnement pourquoi ni l’un ni l’autre, les inonda tous de ses larmes en les embrassant, fit retentir le château d’un renouvellement de cris, et fournit le spectacle bizarre d’une princesse qui se remet en cérémonie, en pleine nuit, pour venir pleurer et crier parmi une foule de femmes en déshabillés de nuit, presque en mascarades7.

6Dans ce contraste visuel, sonore et gestuel entre le « grand habit » et les hurlements à tout-va, entre la gravité du deuil et l’impression de « mascarade » en pleine nuit, émerge alors quelque chose comme une révélation d’état ou, plutôt, de tourbillon psychique.

7Mais pour le faire émerger, il fallait le phraser. C’est-à-dire entrer dans toute une série de décisions de formes : sémantiques, syntaxiques, stylistiques. Auerbach note avec finesse combien les descriptions saint-simoniennes abondent en « antithèses sémantiques »8. Comme le mémorialiste veut se souvenir de tout, alors que tout s’est produit en même temps, il accepte que son propre style soit lui-même atteint par la diversité et, souvent, la confusion ou la cohue des événements à raconter :

Comme les larmes et la tenue de la duchesse d’Orléans se présentent simultanément dans le souvenir qu’il garde de son arrivée, et comme il est bien trop assailli d’idées et d’inspirations, bien trop anxieux de laisser échapper quelque chose, il dit tout à la fois plutôt que de se plier à une disposition plus logique. Et du même coup la nécessité devient vertu : il découvre que les deux choses peuvent se combiner, parce qu’elles sont également déplacées, instinctives et touchantes et qu’elles éclairent profondément le caractère de Madame. Et déjà la phrase est là, quelque peu asymétrique dans les relations de cause à effet, mais d’autant plus frappante : “ne sachant bonnement pourquoi ni l’un ni l’autre”. C’est cette précipitation impatiente qui est responsable de hybridations et des raccourcis syntaxiques que l’on rencontre partout dans l’œuvre de Saint-Simon…9

8On trouvera donc, tout au long des Mémoires, des « formulations logiquement absurdes mais dont le sens est néanmoins très clair » ; des raccourcis bizarres, des condensations ; de « courts adjectifs sans complément (dure, rude) » ; des montages d’impressions hétérogènes ; des phrases dans lesquelles « on ne sait plus où finit le portrait physique et où commence le portrait moral »… Bref, Saint-Simon aura sacrifié à sa passion du divers toute convenance classique des phrases, telle qu’un lettré de son temps est supposé produire : « De même qu’il ne se soucie guère de construire des phrases harmonieuses, il ne prend pas soin d’en harmoniser les contenus. » Or c’est là, justement, que se situent « la particularité [et] l’originalité incomparable[s] de la perception et de l’expression saint-simoniennes »10.

9Rien ici n’est harmonisé — le physique et le moral, le factuel et l’émotionnel — parce que tout, dans cette « réalité vivante » de la société, est, comme l’appelle Auerbach, « mélange » ou, mieux, interpénétration. C’est « l’interpénétration du corps et de l’âme, qui saisit toujours l’essence intime de l’ensemble ». Saint-Simon ne sépare rien, au risque d’être confus, mais pour réussir à décrire des atmosphères affectives extrêmement puissantes et complexes à la fois. C’est en cela que ses Mémoires parviennent à tant de pénétration, justement. Il n’y a pas chez lui d’analyses psychologiques surplombantes, puisqu’il est lui-même inclus dans tout ce qu’il raconte. Mais Auerbach voit bien qu’il invente par là une sorte de phénoménologie affective qui vise, au fond l’« unité » — en fait : l’amalgame chatoyant — d’une expérience existentielle à chaque fois singulière : « […] les plus profondes intuitions de Saint-Simon ne procèdent pas d’une analyse rationnelle des pensées et des problèmes, mais d’un empirisme qui s’exerce sur le phénomène sensoriel auquel il est confronté et qu’il interroge jusqu’à ce qu’il débouche sur l’existentiel. »11

10En ce sens, Saint-Simon aura été bien plus qu’un moraliste : son écriture « transcende le domaine purement moral pour pénétrer jusque dans les profondeurs opaques de notre être ». En cela, suggère Auerbach, l’auteur des Mémoires « est un précurseur des manières modernes (et même très modernes) de concevoir et de représenter la vie »12. Mais à quoi cette façon déjà moderne — le philologue évoquant nommément Zola et les Goncourt, mais peut-être pensait-il déjà à Marcel Proust — tient-elle donc principalement ? Elle tient à l’attention que Saint-Simon n’aura jamais cessé d’accorder aux symptômes, aux accidents, aux « vétilles » : bref, à toutes ces choses fortuites et, souvent, minuscules qui, à la fois, dérangent l’ordre psychique, social ou politique et le révèlent dans sa vérité impensée, ouvrant quelque chose comme un gouffre où Auerbach voit une « soudaine plongée dans les profondeurs de l’existence humaine »13.

11Comme Vico (dans sa conception de l’histoire générale), Saint-Simon aura donc été (dans sa description des histoires particulières) un véritable esprit anticartésien : il n’y a pas chez lui d’organigramme ou d’alphabet des passions humaines. Celles-ci sont bien trop diverses et diversement exprimées dans la singularité et l’imprévisibilité des sujets ou des circonstances. L’« histoire vivante » — comme Saint-Simon la nommait lui-même — défie les règles du discours : c’est justement pour cela qu’il avait fallu rompre ou disproportionner la syntaxe académique pour pouvoir décrire et raconter l’inépuisable multiplicité des faits d’affects.

     

12On découvre cependant, au milieu des quelque trois mille feuillets des Mémoires, un symptôme ou un accident affectif, unique et profondément troublant. Il se situe au feuillet 1153 du manuscrit, qui a été récemment exposé à la Bibliothèque nationale de France dans le cadre de la belle exposition consacrée aux Manuscrits de l’extrême14(fig. 1).Saint-Simon y raconte l’habile manœuvre militaire d’un certain marquis de Gassion — petit-neveu d’un maréchal plus célèbre du temps de Louis XIII — dans la bataille de Douai en 1711 : « Gassion défit douze bataillons et dix escadrons des ennemis auprès de Douai, sur lesquels il tomba à deux heures après minuit. […] C’était un excellent officier général et un très galant homme. »15 Il semble donc que l’écriture déploie, ici comme ailleurs, son économie habituelle, apparente plutôt, de simple récit historique.

13Tout à coup, le texte s’interrompt (ce dont, malheureusement, l’édition savante des Mémoires ne témoigne par aucune marque graphique). Et voici que Saint-Simon, sans ménager d’espace de transition sur la page, inscrit une quarantaine de signe illisibles qui, à première vue, ne ressemblent à rien de formé : c’est maladroit, erratique bien que tracé sur une seule ligne horizontale. On ne voit qu’une série de petites formes informes qui se suivent jusqu’au bord extrême du feuillet, comme si elles voulaient continuer à l’infini, hors de tout espace d’inscription. Ce sont des larmes. De maladroits contours, certes, qui confèrent à ces signes un caractère déjectif, disgracieux, impur. Mais on comprend bien vite que ce sont des larmes. Au milieu de cette ligne de larmes — événement unique dans tout le manuscrit des Mémoires —, Saint-Simon a voulu tracer, de façon moins informe, la figure d’une croix.

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(fig. 1) Louis de Saint-Simon, Mémoires, années 1710-1712, 1743. Encre sur papier.

Paris, Bibliothèque nationale de France (MSS. NAF 23100, p. 1153). Photo DR.

14Ce qui s’inscrit là n’est ni un récit ni une description. Il n’y a plus d’écriture au sens habituel. Plus d’alphabet disponible. Seulement cette violente, affective et figurale interruption du langage. Rien d’autre, en somme, qu’un « fait d’affect » cherchant sa forme minimale et maladroite : une autre écriture, en somme, ou une infra-écriture. Nous savons que cette interruption du récit sur la page représente le contrecoup direct de l’épreuve qui venait de briser la vie de Saint-Simon : il s’agit du décès de son épouse, le 21 janvier 1743. Cette interruption n’eut donc pas seulement lieu dans l’espace du manuscrit, puisque Saint-Simon abandonna ce jour même la rédaction de ses Mémoires. On sait qu’il entreprit de redécorer son appartement en disposant partout les figures de son deuil. Il fit tendre de noir son cabinet de travail, recouvrir son lit de gris, couleur de cendre. Il porta le deuil pendant un an. La « ligne de larmes », seule, témoigne encore aujourd’hui de la double impossibilité à laquelle il faisait face : impossibilité d’écrire ou de décrire l’intensité — le bloc d’intensité — que constituait l’expérience affective de la perte de l’être aimé ; impossibilité de saisir ou de réunir l’égarement, la dissociation psychique où il se trouvait lui-même, cette informe dispersion de soi si « bien » dessinée (dans sa maladresse même) à travers la séquence des petites larmes, toutes différentes, nerveusement tracées à l’encre.

15On imagine que l’affect était trop unique ou trop multiplement diffusé en lui pour qu’il songeât à le décrire ou à le raconter, comme il avait si bien su le faire à propos de l’affliction bruyante de la duchesse d’Orléans. Ce jour-là, l’« optique » de Saint-Simon, comme l’a nommée Yves Coirault, fut mise en déroute, comme si son imagination et sa sensibilité littéraires ne lui étaient plus d’aucun recours — sauf dans cette pauvre esquisse graphique, cette misérable scansion de larmes16. Dirk Van der Cruysse, pour sa part, aura vu dans cet accident du récit le paradigme même, souterrain autant que souverain, de l’art saint-simonien lui-même, voué qu’il fut, dans toute son étendue, aux noces du récit historique et des émotions liées à la perte : les noces de Clio et de Thanatos17. Plus récemment, Frédéric Charbonneau, dans son étude sur ce qu’il nomme le « paysage intérieur » de Saint-Simon, a parlé du « suspens d’un langage frappé d’impuissance »18. La reprise du récit des Mémoires n’aura pu, en cette année 1743, que se faire par la médiation d’une pratique du deuil doublée d’une réflexion sur la charité et la question de « savoir s’il est permis d’écrire et de lire l’histoire, singulièrement celle de son temps », qui constituera bientôt le préambule même de son œuvre19.

16Après quoi — six mois ayant passé —, le mémorialiste aura pu reprendre, sans un seul mot d’explication, sans un seul espace de transition, son récit politico-moral sur un épisode dont nous n’avons plus grand-chose à faire aujourd’hui, à part que la mort elle-même y persiste dans sa fonction de basse continue :

L’assemblée extraordinaire du clergé, qui finissait, vint haranguer le Roi à Marly. Le cardinal de Noailles, qui en était le seul président, était à la tête. Nesmond, archevêque d’Albi, porta la parole, dont je ne perdis pas un mot. Son discours, outre l’écueil inévitable de l’encens répété et prodigué, roula sur la condoléance de la mort de Monseigneur20.
   

17Qu’y a-t-il donc au creux de ce symptôme dans l’écriture du mémorialiste ? Qu’y a-t-il dans ce silence graphique évoquant une mémoire affective dont l’auteur se sentait — psychiquement, moralement et stylistiquement — incapable de livrer sous l’espace de « souvenirs » ? Là, peut-être, se trouve la pointe même qu’Erich Auerbach nommait les « manières modernes (et même très modernes) de concevoir et de représenter la vie ». Risquons une hypothèse : ce serait exactement dans cette faille où Saint-Simon, bouleversé, redevint analphabète, que Marcel Proust décida un jour de reprendre la plume et d’entreprendre l’écriture, à nouveaux frais, d’un grand roman des faits d’affects. Proust aurait donc fait lever l’écriture dans le silence de larmes où Saint-Simon l’avait confinée.

18Proust, on le sait, a pastiché Saint-Simon21. Cela veut dire, au moins, qu’il l’avait lu de très près. Et les commentateurs n’ont pas manqué pour souligner l’importance de cette lecture dans la constitution même du style narratif proustien, qui serait en somme — mais en partie, bien sûr — l’héritier du style mémorialiste, avec son optique sensorielle et imaginative, son sens des « vétilles » décisives, sa vision du kaléidoscope social, sa position de témoin impliqué, donc ému, etc22. Dans ses Pastiches et Mélanges, publiés en 1919, Marcel Proust ne s’est pas contenté de rééditer son texte « à la manière de » Saint-Simon (un texte d’abord paru dans Le Figaro du 18 janvier 1904, sous la signature de « Horatio », à savoir le nom de celui qui commençait, dans Hamlet, par annoncer au prince l’apparition du spectre paternel). Proust a également voulu justifier, ici ou là, l’importance littéraire des Mémoires à ses yeux. Or le premier argument qui lui venait à l’esprit, on ne s’en étonnera pas, concernait le rapport établi par Saint-Simon entre la durée que couvre sa somme historique vertigineuse et l’instant, toujours imprévu, toujours « involontaire », toujours fragile et resserré, qui donne son sens le plus profond, le plus humain, à cette durée même.

19Saint-Simon aurait, ainsi, inauguré une nouvelle façon de voir le temps. Ce qui sera nommé par Proust — en termes stylistiques — le « hasard moderne » :

Sans doute il n’est pas impossible qu’une flèche, tirée de la tour d’une cathédrale par une folle à qui on a bandé les yeux, vienne, au milieu d’une assemblée de patineurs aveugles, frapper précisément un hermaphrodite. Sans doute les aventures de Vatteville, telles qu’on les lit dans Saint-Simon, ont quelque chose qui révèle dans le hasard moderne un progrès notable sur le hasard antique, […] celui qui est le ressort aveugle, irréversible, multiple, unique et absolu des tragédies grecques23.

20C’est une façon de voir le temps qui, en effet, des Mémoires à la Recherche, tresse intimement l’immensité de l’étendue narrative avec la micrologie d’un regard toujours à l’affût de nouvelles épiphanies symptomales, de nouveaux faits d’affects. Dans la conclusion de son essai de 1921 consacré à Baudelaire, Proust réfléchira explicitement sur cette féconde disproportion ou interpénétration réciproque du plus vaste et du plus ténu. Et c’est bien le nom de Saint-Simon qui, alors, viendra sous sa plume au moment de dire que la grandeur d’une œuvre ne se soucie guère des questions d’échelle puisque toute grandeur stylistique est faite de l’interpénétration de grandeurs hétérogènes : ce qui, dans un autre exemple choisi par Proust, mettrait à égalité le « minuscule Ver Meer » et les « immenses Noces de Cana»24.

21Sans doute la lecture de Saint-Simon aida à comprendre sa propre façon de voir le temps. On ne s’étonnera pas que le nom du mémorialiste apparaisse, ici et là, dans la Recherche elle-même. Autour du personnage de Bergotte, par exemple, dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, le principe stylistique de la variété — c’est-à-dire de la surprise perpétuelle — est avancé contre tout formalisme d’imitation :

Un auteur de Mémoires d’aujourd’hui, voulant, sans trop en avoir l’air, faire du Saint-Simon, pourra à la rigueur écrire la première ligne du portrait de Villars : “C’était un assez grand homme brun… avec une physionomie vive, ouverte, sortante”, mais quel déterminisme pourra lui faire trouver la seconde ligne qui commence par : “et véritablement un peu folle” ? La vraie variété est dans cette plénitude d’éléments réels et inattendus, dans le rameau chargé de fleurs bleues qui s’élance, contre toute attente, de la haie printanière qui semblait déjà comble, tandis que l’imitation purement formelle de la variété (et on pourrait raisonner de même pour toutes les autres qualités du style) n’est que vide et uniformité, c’est-à-dire ce qui est le plus opposé à la variété, et ne peut chez les imitateurs en donner l’illusion et en rappeler le souvenir que pour celui qui ne l’a pas comprise chez les maîtres25.

22Plus tard, dans La Prisonnière, Proust devait imaginer un dialogue mordant entre Charlus et Brichot, « professeur de Sorbonne » qui n’avait su voir dans les Mémoires que l’œuvre de cette « vieille peste de Saint-Simon ». À quoi Charlus répondait : « Mais, cher maître, vous êtes ignorant comme une carpe. »26 Dans La Fugitive, le narrateur évoquera la variété d’Albertine, quelque part entre son goût pour Saint-Simon et son côté « vicieux » : « […] si l’Albertine vicieuse avait existé, cela n’empêchait pas qu’il y en eût eu d’autres, celle qui aimait à causer avec moi de Saint-Simon dans sa chambre… »27 Il y a, en fin, les passages déchirants sur Albertine morte — au moins deux fois « enfuie » —, passages où Marcel Proust déploie ce nouveau genre de phénoménologie psychique dont Saint-Simon eût été, certainement, bien incapable. C’est comme si, désormais, les larmes mêmes prenaient la parole en chaque ligne, en chaque page de ce grand deuil feuilleté qu’est La Fugitive.

23La Recherche sauvait ainsi du mutisme — graphiquement réduit à quelques signes analphabètes — ce fait d’affect du deuil autour duquel l’immense masse textuelle des Mémoires avait peut-être, autrefois, tournoyé. Mais jusque dans sa propre lamentation d’écriture, Proust laissait encore resurgir la figure de Saint-Simon :

[…] ç’avait été Albertine ; et entre la satisfaction de mes besoins de tendresse et les particularités de son corps un entrelacement de souvenirs s’était fait si inextricable que je ne pouvais plus arracher à un désir de tendresse toute cette broderie de souvenirs du corps d’Albertine. […] Je ne pouvais plus désirer une tendresse sans avoir besoin d’elle, sans souffrir de son absence. Aussi la ressemblance même de la femme choisie, de la tendresse demandée, avec le bonheur que j’avais connu, ne me faisait que mieux sentir tout ce qui leur manquait [aux autres femmes, aux “passantes”] pour qu’il pût renaître. Ce même vide que je sentais dans ma chambre depuis qu’Albertine était partie et que j’avais cru combler en serrant des femmes contre moi, je le retrouvais en elles. Elles ne m’avaient jamais parlé, elles, de la musique de Vinteuil, des Mémoires de Saint-Simon, elles n’avaient pas mis un parfum trop fort pour venir me voir, elles n’avaient pas joué à mêler leurs cils aux miens, toutes choses importantes parce qu’elles permettent, semble-t-il, de rêver autour de l’acte sexuel lui-même et de se donner l’illusion de l’amour, mais en réalité parce qu’elles faisaient partie du souvenir d’Albertine et que c’était elle que j’aurais voulu trouver. Ce que ces femmes avaient d’Albertine me faisait mieux ressentir ce que d’elle il leur manquait, et qui était tout, et qui ne serait plus jamais, puisque Albertine était morte28.

24Il apparaît hautement significatif que la lecture partagée des Mémoires de Saint-Simon soit présentée, dans ce texte où Éros et Thanatos jouent de concert, comme une « chose importante » de l’amour avec Albertine, au même titre que le fait de « jouer à mêler ses cils aux miens »… Proust écrit qu’avec ces gestes apparemment minuscules, c’est toute la faculté d’imaginer, de « rêver autour de l’acte sexuel lui-même », qui est en jeu. Il ne peut plus y avoir, dans cette nouvelle configuration littéraire, de phénoménologie affective sans un affrontement sincère aux difficiles, et si intimes, questions du corps — de soi, d’autrui — et du désir. On parle souvent, et légitimement, de la mémoire involontaire chez Proust ; mais celle-ci ne prend tout son sens que d’une relation, à toujours remettre en question, avec le désir inconscient.

25Or c’est bien ce que l’écrivain revendiqua lui-même, notamment dans un entretien donné au journal Le Temps en date du 13 novembre 1913, alors que Du côté de chez Swann était en train de paraître chez l’éditeur Grasset. Proust y parlait de son entreprise littéraire comme d’un « essai », disait-il, en forme de « suite » et destiné à former quelque chose comme un vaste « Roman de l’Inconscient » : là où la mémoire est plus vaste que tous les souvenirs déjà thésaurisés, là où le désir est plus profond que tous les souhaits exprimés, là donc où la recherche est plus ouverte que toutes les volontés réunies. Et cela, précisait-il, dépasse même les cadres d’une philosophie bergsonienne de la mémoire.

Ce ne sont pas seulement les mêmes personnages qui réapparaîtront au cours de cette œuvre sous des aspects divers, comme dans certains cycles de Balzac, mais, en un même personnage, […] certaines impressions profondes, presque inconscientes. À ce point de vue, […] mon livre serait peut-être comme un essai d’une suite de “Romans de l’Inconscient”29.

26Des Mémoires à la Recherche, c’est donc tout le statut de la temporalité qui se sera trouvé déconstruit — et qui aura, ainsi, bouleversé ou réinventé l’art du récit, l’exercice de la pensée, l’usage de la langue, la musique du phrasé — par-delà toute volonté de faire « chronique ». Proust, dans l’entretien de 1913, se réfère encore sans doute, implicitement, à Saint-Simon lorsqu’il fait du style une question, dit-il, de « particularité » :

Le style n’est nullement un enjolivement comme croient certaines personnes, ce n’est même pas une question de technique, c’est — comme la couleur chez les peintres — une qualité de la vision, la révélation de l’univers particulier que chacun de nous voit, et que ne voient pas les autres30.

27En revanche, là où Saint-Simon voulait comprendre la sensibilité — au double sens d’une réflexion morale et d’une inclusion narrative dans sa chronique —, Proust invoque désormais une sensibilité sans comprendre : il affirme, en effet, que si son livre

n’est à aucun degré une œuvre de raisonnement, c’est que ses moindres éléments m’ont été fournis par ma sensibilité, que je les ai d’abord aperçus au fond de moi-même, sans les comprendre, ayant autant de peine à les convertir en quelque chose d’intelligible que s’ils avaient été aussi étrangers au monde de l’intelligence que, comment dire ? un motif musical31.

28Telle est bien la mémoire involontaire : une « sensibilité sans comprendre », que l’écriture — cette formation mise en œuvre — investit à la fois comme sensibilité et comme non-comprendre. Si la Recherche est un roman de la mémoire, il faut d’emblée préciser que cette mémoire surgit précisément là où s’effondrent les souvenirs conscients, disponibles :

Voyez-vous, je crois que ce n’est guère qu’aux souvenirs involontaires que l’artiste devrait demander la matière première de son œuvre. D’abord, précisément parce qu’ils sont involontaires, qu’ils se forment d’eux-mêmes, attirés par la ressemblance d’une minute identique, ils ont seuls une griffe d’authenticité. Puis ils nous rapportent les choses dans un exact dosage de mémoire et d’oubli32.

29Entre mémoire (de ce qui s’est passé) et oubli (de ce qui a passé), le travail de l’anamnèse proustienne conjuguerait au moins trois ordres de faits : des faits d’actions, ceux qui demeurent accessibles aux souvenirs et aux structures narratives de la chronique ; des faits d’affects, qui introduisent une sorte de « dyschronie » subjective — ou intersubjective — dans le récit ; et, enfin, des faits d’écrits déployés pour ressaisir tout cela dans le retard, dans la survivance ou l’« anachronie » du temps qui a passé. Ce que revendiquait Marcel Proust fut bien cette chose anachronique où tous les temps devaient finir par se répondre en tous sens :

J’espère qu’à la fin de mon livre, tel petit fait social sans importance, tel mariage entre deux personnes qui dans le premier volume appartiennent à des mondes bien différents, indiquera que du temps a passé et prendra cette beauté de certains plombs patinés de Versailles, que le temps a engainés dans un fourreau d’émeraude33.

30Investi par l’écriture de la mémoire, le temps, bien qu’il ait (ou soit) passé, semblera donc pousser, étrangement, comme une nouvelle peau — un « fourreau d’émeraude » : c’est-à-dire une enveloppe de beauté mystérieuse autant que rayonnante, sensible à la moindre lueur — autour de ce passé même. C’est l’espèce de « gainage » des choses patinées. Mais pourquoi Versailles ? Ne peut-on pas penser à cette vie de cour telle que Saint-Simon l’avait mémorialisée dans le décalage, l’anachronie de sa propre retraite solitaire ? Ne doit-on pas penser, d’autre part, à ce passage des « Journées de lecture », dans les Mélanges, où Marcel Proust faisait appel à l’image, proche, de « marbres inusités » qui, eux aussi, fascinent depuis la patine de leur supposée obsolescence ? Or, cette image — très vénitienne — était convoquée pour dire la beauté de certains vieux textes, à commencer par les tragédies de Racine et par les Mémoires de Saint-Simon :

Une tragédie de Racine, un volume des Mémoires de Saint-Simon ressemblent à de belles choses qui ne se font plus. Le langage dans lequel ils ont été sculptés par de grands artistes avec une liberté qui en fait brûler la douceur et saillir la force native, nous émeut comme la vue de certains marbres, aujourd’hui inusités, qu’employaient les ouvriers d’autrefois34.

31Dans les dernières pages du Temps retrouvé, Proust a voulu boucler la boucle de ses travaux et de ses jours. Il parle donc de la nuit, de ses innombrables nuits : l’insomnie, toujours recommencée, du récit, cette trame immense où tout se tient pour que soient rendues possibles une survie et une survivance des grands faits d’affects. Ce sont Les Mille et une Nuits qu’en un sens il refait là sans les refaire. Tout comme les Mémoires de Saint-Simon. Contes orientaux et chroniques de cour, mais d’un tout autre espace et d’un temps tout autre :

Moi, c’était autre chose que j’avais à écrire, de plus long, et pour plus d’une personne. Long à écrire. Le jour, tout au plus pourrais-je essayer de dormir. Si je travaillais, ce ne serait que la nuit. Mais il me faudrait beaucoup de nuits, peut-être cent, peut-être mille. Et je vivrais dans l’anxiété de ne pas savoir si le Maître de ma destinée, moins indulgent que le sultan Sheriar, le matin quand j’interromprais mon récit, voudrait bien surseoir à mon arrêt de mort et me permettrait de reprendre la suite le prochain soir. Non pas que je prétendisse refaire, en quoi que ce fût, les Mille et une Nuits, pas plus que les Mémoires de Saint-Simon, écrits eux aussi la nuit, pas plus qu’aucun des livres que j’avais aimés, dans ma naïveté d’enfant, superstitieusement attaché à eux comme à mes amours, ne pouvant sans horreur imaginer une œuvre qui serait différente d’eux. Mais, comme Elstir Chardin, on ne peut refaire ce qu’on aime qu’en le renonçant. Ce serait un livre aussi long que les Mille et une Nuits peut-être, mais tout autre. Sans doute, quand on est amoureux d’une œuvre, on voudrait faire quelque chose de tout pareil, mais il faut sacrifier son amour du moment, ne pas penser à son goût, mais à une vérité qui ne vous demande pas vos préférences et vous défend d’y songer. Et c’est seulement si on la suit qu’on se trouve parfois rencontrer ce qu’on a abandonné, et avoir écrit, en les oubliant, les “Contes arabes” ou les “Mémoires de Saint-Simon” d’une autre époque35.

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