Colloques en ligne

Kenneth Burke et Vincent Barras (trad.)

En matière de document (1934)

1Le développement progressif de la fiction en direction du « récit de cas » s’est imposé à mesure que la qualité « scientifique » de l’art moderne devenait évidente. Récemment, nous avons pris conscience d’un mouvement complémentaire, celui qui va du « récit de cas » à la fiction. Pour être plutôt familier des procédés expressifs de l’artiste, j’ai été en revanche troublé de voir deux savants, confiants dans la justesse de leur thèse, mais à qui on avait demandé d’en formuler une vulgarisation, se mettre à fabriquer patiemment, à partir de leur imagination peu féconde, les exemples pertinents de Mr. X et Mr. Y, et d’autres êtres hypothétiques, dont les vies parcimonieusement détaillées illustraient ce qui devait être démontré. Pourtant, il m’a fallu admettre que le même principe d’interprétation semblait sous-tendre les deux modes de signification, créatif et « documentaire »1.

2Les exemples synthétiques procurés par les deux savants ne servaient qu’à rendre la position aussi claire que possible : ils relevaient d’une « preuve [evidence] » au sens où une métaphore convaincante est plus probante qu’une métaphore fragile. Ils n’étaient pas préparés à l’avance : ils étaient des expériences « véritables », taillées pour les besoins de la cause. Ils étaient trompeurs, non pas dans leur teneur générale, mais simplement dans leur « pureté », leur « efficacité ». En tant que cas fabriqués ou reconditionnés, ils pouvaient indiquer la direction désirée de manière plus rapide et concluante que ne le feraient jamais des dossiers plus complets, avec toutes leurs ramifications, complications et éléments « non pertinents ». Toute simplification d’une vie humaine n’est finalement qu’une fiction, et tout récit de cas une simplification. Et il est parfois salutaire de se souvenir que même les vastes perspectives « historiques-universelles » d’un [Oswald] Spengler peuvent n’être au fond que la « justification documentaire » d’une attitude aussi simple et imprévisible que le poème. Spengler est peut-être l’ultime instance de ce processus dans lequel un sentiment ou une métaphore est, grâce à une laborieuse et ingénieuse sélection sélectivité, la pondération inlassable de la preuve [evidence], fondée sur une base intellectuelle massive. Sa « morphologie de l’histoire » est un poème, version obstinée et pédante de l’« Ozymandias » de Shelley, la Stimmung propre à un sonnet élargi à la taille de l’œuvre d’une vie, plus un pessimisme militaire menant l’auteur à interpréter l’existence en termes de combat (appelé malencontreusement Werden, ou Devenir), qui faisait nécessairement ressembler les temps heureux à un champ de bataille et la paix à un déclin.

3Dans les petites pièces de Charles Reznikoff, qui dans leur netteté, brièveté et célérité d’effet auraient sans doute jadis mérité le nom de « vignettes », les qualités scientifique et fictionnelle du « document » sont toutes deux aisément discernables. M. Reznikoff est un juriste, et le génie de sa profession est apparent dans son ouvrage, à juste titre l’un des premiers choix d’une entreprise éditoriale qui s’appelle elle-même la « Presse Objectiviste ». Il nous donne avec une grande fidélité une image du monde comme il va, du point de vue de la cour de justice. Sa profession elle-même fournissant le principe de sélection, il a pu mettre à disposition la matière de « vérité » telle que disponible dans les dossiers.

4« Il y a quelques années, explique-t-il, je travaillais pour un éditeur de livres de droit, et je lisais des cas de tous les États et de toutes les années (depuis que ce pays est devenu une nation). De temps en temps, je pouvais lire dans les faits d’un cas des détails de l’époque et du lieu, et il me semblait qu’à partir d’un tel matériau le siècle et demi pendant lequel les États-Unis ont été une nation pouvait être écrit, non pas du point de vue d’un individu, comme dans les journaux intimes, ni simplement sous l’angle de l’inhabituel, comme dans les journaux, mais de chaque point de vue – comme autant de points de vue fournis par les témoins eux-mêmes. » Il sentait qu’un tel matériau pouvait englober « la vie d’un peuple, dans les mines et sur les bateaux, toutes les activités que la loi elle-même couvre, autrement dit pratiquement tout. » Il sentait que l’ouvrage pourrait remplir « une encyclopédie entière », que « Témoignage devrait être dix mille fois plus volumineux » ; mais à la place d’une entreprise aussi colossale, qui serait aussi complexe que la vie nationale elle-même pendant toute cette période, il nous offre cette habile condensation de ses recherches.

5Le résultat vaut bien davantage que n’importe quelle « encyclopédie ». Car je ne peux imaginer qu’un projet plus complet puisse posséder le caractère poignant et la qualité qui court tout au long des récits présentés ici. Dans un style direct qui nous aide fréquemment à comprendre ce que Stendhal avait à l’esprit lorsqu’il exprimait son enthousiasme pour les façons de dire du Code Napoléon, il arrive, à l’aide de quelques centaines de mots « factuels » à attiser nos sentiments et nos souvenirs. Parfois les plus simples récits, dépourvus de « psychologie », nous poussent à fouiller dans notre savoir psychanalytique comme nul compte-rendu introspectif ne saurait le faire (quoiqu’il faille reconnaître que M. Reznikoff tire ici profit du travail interprétatif antérieur des introspectionnistes mêmes qu’il laisse de côté ; face à ses externalités, nous sommes équipés par d’autres écrivains pour alimenter les internalités). De manière générale toutefois, sa présentation dépouillée des dossiers nous place devant des personnes qui apparaissent dans la modeste simplicité de leurs plaintes. Elles ont des doléances, elles ont apporté ces doléances devant la loi, et la « justice » abstraite et judiciaire traitera souvent leurs problèmes d’une manière entièrement étrangère à la qualité subjective de leur détresse. Et l’on se prend à se sentir extrêmement désolé pour elles, une réponse humaine que notre littérature contemporaine a beaucoup trop négligée, avec son emphase exagérée sur la domination, la conquête, la réalisation ou la frustration du « succès ».

6Parfois, M. Reznikoff s’adonne lui-même à un embellissement de genre « poétique » ; comme dans son catalogue « Fleuves et Mers, Havres et Ports ». Ces efforts semblent peu efficaces en eux-mêmes, bien qu’ils puissent servir à nous consoler du tranchant de sa manière plus incisive. D’autres fois, son récit « objectif » devient un peu trop artistique dans son euphémisation. Et, d’autres fois encore, il s’attarde sur la cruauté des cas, à laquelle les lecteurs familiers de nos romans noirs contemporains ne verront certes rien à objecter. Mais une fois encore, la qualité la plus précieuse de son travail revient au premier plan, la sensibilité de son appréciation, la finesse et la précision de son récit – et c’est la raison pour laquelle je pense que ses « vignettes » devraient être lues.

7Quant à l’espoir qu’il exprime de présenter le matériau de la vie « de tous les points de vue – depuis autant de points de vue que ceux fournis par les témoins eux-mêmes », il soulève une question dont ne saurait décider un seul critique, mais bien de nombreux critiques. J’ai suggéré que le matériau est largement présenté depuis un seul point de vue, le point de vue de la cour de justice, l’« objectivité » de « la preuve », objective au sens où l’écrivain s’est rendu lui-même à l’autorité du matériau que la cour lui a fourni, mais « subjective », ou « sélective », ou « interprétative », ou « biaisée », au sens où la cour produit son propre principe de sélection. Quoiqu’ils représentent des points de vue individuels, provenant d’un plaignant ou d’un accusé, d’un témoin intéressé ou désintéressé, d’un esclave ou d’un propriétaire d’esclave, d’un capitaine brutal ou du témoin de sa brutalité, ces porteurs de témoignages représentent d’une manière générale le « point de vue de la cour de justice ». À cet égard, le travail de M. Reznikoff incarne en miniature le problème de la « vérité entière » tel qu’il surgit dans une civilisation marquée par de nombreuses et profondes différences en matière de schémas professionnels. Là, surgit le « point de vue du docteur », le « point de vue du comptable », le « point de vue du pasteur », le « point de vue du mécanicien », et ainsi de suite. Une bonne part du « témoignage » de M. Reznikoff est clairement localisée dans sa profession ; mais pas la veine d’empathie qui en est la source. C’est peut-être cette qualité, et non l’aspect documentaire de son ouvrage, que nous devons prendre en considération pour mesurer sa « vérité » ultime, autrement dit son utilité pour la vie.