Colloques en ligne

Horacio Amigorena

Une présence lointaine et si proche. Ébauche d’un cas clinique

1Nous nous sommes quittés depuis longtemps. Vous êtes partie à New York avec vos pinceaux, rejoindre votre amoureux. Je suis resté à Paris, enfoui dans un fauteuil, en flairant les mots, comme d’habitude, l’oreille aux aguets de ce qui reste en silence dans le dire.1

2En rangeant quelques vieux cahiers, je retrouve votre carte postale, l’aquarelle d’un ours se reposant sur l’herbe à Washington Square. Et ce curieux souhait écrit au verso : « Le psychanalyste de la rue Clotaire voudrait-il raconter mon cas clinique ? » Quelques fragments épars de votre cure, réminiscences proches de la nostalgie, éclairent les lignes insuffisantes de cette tardive réponse à votre demande.

3Je n’aurais pas aimé dissimuler votre prénom dans cette lettre, il me guide en écrivant et clignote en rouge si ma mémoire se vide ou mes souvenirs m’abusent, mais la norme impose d’exclure les noms et d’autres marques par lesquelles on pourrait reconnaître les sujets, dans l’exposé de leur cas. C’est le poids de la tradition. Au XIIe siècle déjà, André Le Chapelain l’appliquait pour masquer toute singularité des cas soumis au Tribunal de l’amour dans le célèbre Traité de l’amour courtois. Et en 1695, les Résolutions de plusieurs cas de conscience, de Jacques de Sainte-Beuve, prescrivaient ce déguisement sans exception.

4Je respecte l’anonymat, ma non troppo, car ce texte s’adresse plutôt à vous qu’à mes collègues. Je vous appellerai Marie-Madeleine, telle la Madeleine de Georges de La Tour, dont vous scrutiez les arcanes du deuil, des heures durant, au Louvre ; et aussi Daphné, car vous auriez voulu transformer votre corps, qui suscitait désirs et convoitises, non pas en laurier, comme la nymphe d’Ovide, mais en une présence incorporelle et angélique. Ces noms disent que vous étiez un cas clinique mais aussi un cas de conscience pour votre analyste, soucieux du contre-transfert d’un homme à l’écoute d’une femme qui souffrait de se sentir une pute. Ces noms vous évoquent sans vous remplacer et dévoilent, dans ce texte, les traces mnésiques perpétuées par l’oubli, dans vos rêves, vos transferts et vos symptômes, comme vous l’avez fait sur le divan de la rue Clotaire.

5Je vous ai vouvoyée dans la réalité de la cure. Ici, en écrivant, je n’ai pas pu garder les mêmes formes qu’en séance. Je tutoie Daphné dans mon esprit : le tutoiement relève-t-il d’un interdit ? Je me souviens, à ce propos, que les personnages de la tragédie classique se tutoient uniquement dans les moments les plus dramatiques de l’œuvre. L’écriture du cas serait-elle le moment dramatique d’une cure, telle la représentation textuelle d’une performance ? Je tutoie ainsi le nom d’une lointaine présence si proche… ce tutoiement qui ne peut s’écrire.

6Daphné est arrivée très tôt un matin dans la mansarde où j’habitais et consultais comme analyste, fraîchement arrivé d’Argentine, en 1973. La sonnette me sort du lit. S’agirait-il de ma voisine, une âme secouée par la douleur du monde ? Je me suis trompé. Une jeune fille, le visage éclairci d’une gaieté aimable et mystérieuse, à l’image de celles peintes par Marie Laurencin, son regard chargé d’âme, avec de gros sacs en bandoulière, s’empresse de me dire, en embrouillant les mots à plaisir, que Marie Claire Boons lui a donné l’adresse, pas le téléphone, d’un Argentin au 3 de la rue Clotaire : « Un psy latino, un amigo… c’est sympa ça, n’est-ce pas ? »

7Je voudrais la renvoyer ? Aurait-elle monté six étages pour des prunes ? Non, elle ne peut pas venir plus tard, son coin Place du Tertre, risque d’être pris après 8h : « Vous ne me voyez pas ? Lessivée, anéantie, après une heure de marche, de Châtelet au Panthéon, en montant la rue Saint-Jacques, avec mes cartons, ma boîte de peintures. Et vous voudriez me renvoyer, un jour d’automne, sous la pluie ? » Inutile de la prier de prendre rendez-vous à l’avance. Je pars changer mon pyjama pour mon habit de fonction et Daphné s’installe, le bagage par terre, le corps engourdi sur la chaise, la tête penchée en avant, les paupières entrouvertes, le regard sournois, sans mot dire, cachée sous une épaisse touffe de cheveux bruns d’où sortent, intermittents, des bruits et des sons entrecoupés par des gémissements. Une langue que je n’avais jamais entendue, avec quelque chose de fauve qui me déroute et m’expose au vertige.

8À ce moment-là, je pense au cas clinique : Hystérie ? Dépression ? Que sais-je encore… Je m’accroche à la pensée du cas clinique, comme Ulysse au mât de son navire, pour me protéger de la masse sonore qui coule à travers ses cheveux, dont j’écoute le refus des mots, la nostalgie de la chose peut-être, la part maudite de la parole.

9En partant, Daphné me serre la main avec une sorte de frénésie nerveuse, en murmurant, désolée, vers le sol : « Je me sens une pute, Monsieur, allez-vous vouloir de moi ? » « On verra », dis-je, sans y penser, avant de lâcher sa main, dubitatif. La jeune fille part avec son équipage, mais son aura demeure, telle la voix furtive de la Monelle de Marcel Schwob me disant : « N’aie pas de surprise… c’est moi et ce n'est pas moi, tu me retrouveras encore et tu me perdras. »

10Comment fuir cette présence ? Elle descend la rue Soufflot, invisible à me côtés, s’assoit à ma table au Rostand, ne me quitte pas d’un seul pouce par les chemins du Luxembourg, où je m’égare à maintes reprises, au risque d’arriver en retard à mon rendez-vous. Elle monte avec moi les escaliers du 4 de la rue Guynemer, accrochée à mon dos et ne s’arrête qu’au seuil du bureau de Madame Montrelay, mon analyste, pour m’attendre à la sortie, et encore, tard dans la nuit, ses mots retentissent effroyablement à mes oreilles. « Je suis une pute, Monsieur, allez-vous vouloir de moi ? » Enrique Rackert, mon vieux maître argentin, m’aurait dit : « voici le premier symptôme de votre contre-transfert ». Je n’ai pas pu lui soumettre mes doutes, ni mon incertitude sur la conduite à suivre dans la direction de cette cure. J’habitais Paris et il est mort à Buenos Aires.

11Au réveil, le lendemain de votre première visite, j’endure sans arrêt la même ritournelle qui a perturbé mon sommeil : « Je suis une pute, Monsieur, allez-vous vouloir de moi ? Je suis une pute, Monsieur, allez-vous vouloir de moi ? » Un déplacement fausse le dispositif de répétition : de se sentir (une pute) – ce furent vos mots –, à être (une pute) – ce sont mes mots. Un des éléments de la performance inconsciente du désir a dû relâcher mon fantasme, peut-être le personnage du client, et l’angoisse donne le signal d’alarme, en créant un sentiment d’inquiétante étrangeté.

12Que serais-je devenu si je n’avais pas aimé ma folie ?

13Le fantasme nous joue parfois des tours de passe-passe, en mélangeant les genres et en brouillant les codes, en attisant les lumières et les ténèbres du désir, pour inspirer tous les personnages de ses mises en scène. Il change une suspicion en certitude, un objet improbable en évidence sensible, une poupée automate en maquerelle. Avec une jeune fille, sans doute culpabilisée par des fautes imaginaires, il façonne une pute et avec elle, son partenaire, le client, un fantasme devenu populaire depuis belle lurette.

14Du côté du mythe, la pute est une sirène, écrit Plutarque. Un être composite, moitié femme, moitié oiseau ou poisson. Son chant donne des plaisirs bien au-delà du principe de plaisir, et l’angoisse alerte la victime quand la mort célèbre déjà ses noces avec le désir. Ulysse l’évite avec ruse et sagesse dans le XIIe chant de L’Odyssée et Dante de même, grâce à Virgile, qui le sauve de la tentation d’una dolce serena, à la hauteur du Purgatoire. Du côté de l’histoire de l’imaginaire masculin – je ne parle ici que de celle-là –, elle incarne une figure à la fois coutumière et spéciale. L’amour vénal l’idolâtre, l’amour romantique la méprise.

15Jouet et victime de cette ambivalence, la pute se transforme, autant pour les hommes qui la produisent que pour les femmes qui s’y identifient, en une matière d’inquiétude et d’angoisse. La négociation de la passe colloque la femme dans le marché comme un objet sexuel, passager et transitoire, et ensuite elle se socialise, incertaine et échangeable à travers un labyrinthe de difficultés et de contradictions.

16Freud évoque un quartiere di puttane, dans une ville italienne, lors d’une promenade par des ruelles étroites qui lui font découvrir des maisons closes avec des fenêtres qui proposent à la vue des visages fardés. On se souviendra que Magritte dessina, avec ces fards, Le viol sur la face naturelle d’une femme. Freud n’est pas un artiste, il veut s’en aller, mais ces ruelles, capricieuses et fantasques, le ramènent immanquablement à son point de départ. Un sentiment étrangement inquiétant s’empare de lui et ne le quitte qu’en échappant à ce lieu menaçant. Le professeur Freud, promeneur distrait, attribue l’origine de cette inquiétude, dans son célèbre article de 1919, à la répétition de l’égarement de son corps dans l’espace plutôt qu’à l’égarement d’un client qui s’ignore.

17Comme Freud, Walter Benjamin, dans son enfance berlinoise, en allant à la synagogue, le jour du nouvel an juif, s’égare et se trouve errant par des rues maquerelles, sans qu’il en ait eu l’intention. La profanation du jour de fête suscite en lui une violente angoisse, l’éveil sexuel, une vague de parfaite insouciance, qui dissipe son inquiétante étrangeté. Le mutisme des sirènes est une expérience aussi affolante que le silence de l’objet, cause du désir. Lors d’une autre promenade, l’enfant échappe à la tutelle de sa mère pour rejoindre une prostituée, mais elle lui inspire la même horreur qu’un automate animé par une question. Qui d’autre que le client mettrait en marche une maquerelle ? À son sujet, Benjamin se demande si c’est la honte d’être client qu’un homme paye à la maquerelle.

18À l’origine de la cure de Daphné, troubles et scrupules m’amènent à penser, avec ma naïveté métèque, qu’aucune femme n’est née pour être à la fois marchande et marchandise, ni aucun homme pour devenir client. Pourtant, ensemble, ils forment une figure de la banalité du mal que le capitalisme perpétue. La honte du client ne vient-elle pas du désir d’assujettir l’autre à la contrainte d’un fantasme, dont lui-même serait captif ? Un fantasme à l’origine, peut-être, de l'abattement post-coïtum…

19Le cas clinique de Daphné me posait ces questions à la manière d’un cas de conscience que soulevait le lien de la prostituée et de son client, à l’intérieur de la relation analyste-analysant. Bien des années plus tard, je lis un récit de Roberto Bolaño. Une prostituée tue son client après avoir rendu ses services, sans qu’il n’y ait ni offense, ni vengeance. Gratuit ou sacrificiel, le dénouement tragique de cet acte m’amène à penser qu’il affranchit la femme du dispositif qui fait d’elle une marchandise référencée pute. Avant de le tuer, elle dit à l’homme :« Tu sais Max, les femmes sont des putes assassines. »La phrase retourne le stigmate. Comme si le personnage de Bolaño disait : « Tu sais Max, quand une pute tue son client, toutes les femmes sont des putes assassines. » L’événement fait de l’injure une arme politique. En ces temps-là, j’assistais aux cours de Gilles Deleuze, de Michel Foucault, de Jacques Lacan et je me demandais : « De quelle vérité la pute est-elle le symptôme ? »

20Quelques jours plus tard, après le premier rendez-vous, je suggère à Daphné d’aller voir une analyste femme. Sa réplique fut sans appel : « Je m’en fiche si vous êtes homme ou femme, je vous vois comme un ours et j’ai pleuré avec vous comme jamais je n’ai pu pleurer avant. » À la marge de sa réponse, je lis dans mes notes : « Un homme n’écoute une femme qu’en sortant de son imaginaire, au risque de manquer son bonheur. Un analyste sort aussi de son imaginaire pour écouter autant la femme que l’enfant souffrant qui l’habite sans qu’elle-même puisse l’écouter. »

21On démarre notre travail parce que Daphné a déniché un analyste avec qui les larmes se plaisent à jaillir, et on le poursuit parce que les mots tarissent la source, un de ces jours d’automne où les hirondelles rasent la lucarne enchâssée dans la toiture de mon bureau. Vous dites « Une analyse se fait en parlant » et vous me remerciez de vous laisser pleurer. Vous dites aussi :

– Je n’ai rien d’autre à vous offrir que mes larmes.
– De quel émoi vos larmes sont-elles le signal ou l’écho ? Si on ne sait pas ce que l’on offre, on ne peut pas savoir ce qu’on demande.

22Vous souriez et je me souviens d’un vers de Garcilaso : « Salid sin duelo, lagrimas corriendo ». Il y a des insights qui ont le charme furtif de l’ascétisme courtois. Plus tard, vous découvrez de quoi vos larmes sont la trace : « Je couchais avec un garçon, ma mère est arrivée, dans ma tête, pas au lit, et je me suis mise à pleurer comme une madeleine. »

23Daphné avait sept ou huit ans, recluse dans sa chambre, elle entendait le croassement des corbeaux qui hantaient le château. Elle les a entendus pendant des mois. Elle, seulement. Sa grand-mère et son père veillaient jour et nuit auprès de sa mère malade. Les corbeaux se sont tus un après-midi, à l’heure du goûter, le jour où des hommes, vêtus de noir, ont descendu un cercueil par l’escalier principal. Là-dedans, Marie-Laure, votre mère, partait vers le ciel. Daphné se souvient encore du silence, ce grand silence s’emparant de chaque coin, de chaque bibelot, de chaque meuble de la maison.

– Le silence a occupé le château, je pouvais le toucher et la peur m’empêchait de me regarder dans les miroirs, la peur de voir apparaître la figure de ma mère à la place de la mienne.
– Expulsé de votre tête, le souvenir de votre mère revient comme le silence dans le château, et vous menace dans les miroirs.

24Votre grand-mère évite de l’évoquer pour ne pas vous faire de la peine, et vous oubliez tout de votre petite enfance pour la même raison, ce qui laisse l’objet du deuil toujours en souffrance, la blessure de la perte toujours béante, et la petite orpheline toujours à l’abandon.

25Les énigmes engendrent des fantômes, parfois les larmes nous suggèrent des réponses. La sphinge parlait vrai : « les morts tuent les vivants ».

26Un jeu d’anges fut l’enjeu du premier rêve que Daphné apporte en séance : elle rentre à l’église de son village, et tout est mis sens dessus dessous, les anges sont devenus des idoles lubriques et l’autel est une scène de débauches. Le diable a fait du temple un bordel, Daphné panique, sa grand-mère la cherche, mais il est trop tard, les sanglots la réveillent, la privent de son secours.

27Un souvenir éclot à la suite du rêve : quelques mois après le décès de sa mère, on emmène Daphné à la paroisse pour l’inscrire à la chorale. La fille du baron  ainsi l’appelle les gens du village – est admise illico. Le nouveau divertissement soulage son chagrin. La voix de Daphné s’élève avec le Gloria, le Kyrie ou les Alléluias, dans des retrouvailles mystiques avec sa mère.

28Elle goûte des jours paisibles, chérie maternellement à l’église et au château, jusqu’à la date où le temps qui passe tout efface. Daphné a grandi, sa voix perd sa tessiture et son timbre infantile ; le curé regrette infiniment, mais vous dit de partir. Au désespoir, sans comprendre ce qui arrive, vous cherchez du réconfort auprès d’une copine, et sa réponse choit, cruelle et fatale : « On ne veut pas de toi à la chorale, tu as un gros cul, tes seins poussent, les garçons te regardent. » Daphné s’effondre : « D’un même coup, j’ai perdu ma mère et mon corps d’ange pour prendre un corps de pute. » Et vous pleurez en séance, parce que vous perdez encore votre mère et votre corps d’ange. Votre puberté vous a chassée du temple, vous avez perdu le chant sublimant et, pour en finir, le discours envieux de votre camarade vous jette dans le désespoir ; cependant, votre âme persévère dans le deuil tandis que votre corps représente indéfiniment la métamorphose de l’ange en pute. Vertus du clivage, deuil et mascarade ne s’excluent pas. Constriction du cœur et allèchement du corps sont la double face d’une même jouissance.

29D’un côté de la monnaie, le visage évanescent d’une mère morte, dont la longue maladie a englouti votre petite enfance. De son cadavre, vous avez fait una Madonna. Les souvenirs, camouflés dans le transfert, apparaissent lorsque vous m’imaginez as a man in a kilt, en teddy bear, ou en travailleur émigré qui rentre dans son pays pour ne jamais revenir. De l’autre côté, la pièce arbore l’effigie du père, un noble seigneur, artiste peintre et éminent faussaire. Comme dans une nouvelle libertine du XVIIIe siècle, le baron, veuf, loge avec sa mère et sa fille dans le château de ses ancêtres ; le logis principal, côté jardin pour lui, et les dépendances sur cour, pour les gens de sexe, comme on disait des femmes dans le temps.

30Une famille singulière donne à Daphné une enfance très vieille France, l’éducation de mademoiselle avec une maîtresse à la maison, les jours de la chorale à l’église et quelques week-end fastes, chez les châtelaines de la région où elle connaît ses premiers émois, jouant à touche-pipi parmi des statues antiques dans les jardins des propriétés. Parfois, vos souvenirs exposaient des scènes proustiennes, d’autres fois, les séances me portaient quelques siècles auparavant, loin du Paris des années soixante-quinze.

31Le baron n’a jamais vu dans sa petite fille que la jeune-fille à venir, et quand ça a saigné, il lui offrit une aquarelle à la maniera de Renoir, des fraises éparses sur une petite table ronde de bistrot. Ce fut le premier cadeau qu’elle reçu de son père, douze ans après sa naissance ; Daphné la déchira un jour de grande rage contre lui, mais quand elle s’en souvient, le goût des fraises réapparaît, soudain, dans sa bouche.

32Aux lumières du transfert, le père apparaît idéalisé, peintre de génie, habile à faire des flamands du XVIe siècle qui trompent n’importe quel conservateur de musée, ou bien odieux, honni, faussaire adroit, spécialisé dans cette sorte de fraude. Un rêve répétitif le montre en loup immobile, mais sourdement menaçant. La mère, soit placée sur un autel, soit « citoyenne à jamais d’une ville éthérée ».

33Dans une séance, avant les vacances, vous dites :

– J’ai un père, une mère morte, une mamie chiante et des ancêtres, mais je n’ai pas eu une famille, un papa, une maman, et maintenant, un psychanalyste qui m’embête.
– Il vous embête parce qu’il réveille ce manque à l’origine de votre mal-être.

34Et à la fin de cette même séance je me dis : Daphné a eu un paradis maternel et un enfer paternel, ou l’un et l’autre furent-ils de pérégrines images de sa pensée ? Le paradis, ne cachait-il pas un cadavre dans le placard et l’enfer, des années ludiques embellies par l’art de la peinture ? En quittant le paradis maternel, un père improbable accède au vœu de sa fille, la prend comme apprentie dans son atelier ; la grand-mère craint pour le salut de sa petite-fille, Daphné sera stagiaire, modèle, seule disciple d’un maître sévère et même gouvernante du logis de son père. Expérience étrange que celle de s’occuper de l’atelier du baron, comme si Daphné était sa femme, en étant sa fille. Des années d’apprentissage qui furent moitié ombre, moitié lumière.

35Guidé par le maître, votre œil découvre la naissance des couleurs en suivant la chevauchée de la lumière, laquelle frémit et respire sur la peau des objets. Votre main apprend à fabriquer les couleurs et puis, sagement, à les parsemer sur la toile ou le papier. Le baron vous initie aux secrets des anciens, à la préparation des supports, à l’art de lier l’huile aux pigments et à la technique du glacis. Vous apprenez l’emploi de l’aquarelle, à la maniera des botanistes, du Lorrain, de Delacroix. Et enfin, pendant quelques matins ensoleillés, il vous apprend encore à poser comme modèle.

36Quel qu’il soit, le regard du père enveloppe le corps entier de sa fille. Est-elle alors l’objet d’une pulsion scopique ? Cible, dirait le poète, d’un œil enchanteur, dont Daphné ne connaît pas le poison ? Un rêve lui révèle sa nature, quelques années plus tard :

– Au Luxembourg, face à la petite fontaine, je crayonne Galatée dans les bras d’Acis, et puis, je prends un pinceau pour l’aquarelle et il se met à bouger dans ma main, j’ai du mal à le manier, il se tourne d’un côté et de l’autre, tremble, s’incline, se redresse, devient plus gros, plus grand, comme les pinceaux de mon père pour la peinture à l’huile, le pinceau peinture tout seul, il fait n’importe quoi sur le papier, comme des petits personnages dans une bande dessinée.
Je me réveille effrayée. Plus tard, dans la journée, je suis inquiète, d’où sort ce pinceau qui se tortille…

37Daphné s’y attarde souvent, avant ou après les séances, dans ce qu’elle appelle son jardin secret, pour faire des aquarelles.

– Un pinceau de bande dessinée, à l’image de celui du père ? Un pinceau qui bande ?
– La pine y pine le sceau dans votre jardin secret ?
– Parlez français, Monsieur, je ne comprends pas ce que vous dites, je ne connais pas ces mots, sans doute des cochonneries, des histoires de phallus à la gomme.
– Peut-être des mots que vous avez gommés et qui renaissent de leurs cendres…
– Pas possible, zut alors ! Mon père chantonnait sous la douche, « Colombina / Colombina / que l’on pina… Do, mi, tapote… Colombina / que l’on pina » ; les filles de l’atelier, plus âgées que moi, prêtaient l’oreille en rigolant, et je crevais de rage, je ne comprenais pas, elles ne voulaient rien dire à « la petite conne du château ».

38Le phallus, à nulle main n’obéissant, se dérobe sans fin, même rêvé, il n’est qu’un pinceau pour portraire une scène œdipienne. Comme le Snark de Lewis Caroll, vous souvenez-vous ? « For the Snark was a Boojum, you see. » Laissez-moi ajouter que la cantilène paternelle, que votre grand-mère trouvait plus que grivoise, obscène, vient d’un poème de Rimbaud, sa Fête Galante. À tout seigneur, tout honneur.

39Daphné a eu de longues années d’apprentissage, remplies d’aventures, riches en découvertes, et sans s’attendre à des miracles, elle est partie. Fille au pair à Paris ; les gamins à sa charge ne l’attendrissent pas, tandis que le bon papa lui plaît davantage ; et lorsqu’il monte dans sa chambre, elle consent plutôt à perdre la dite virginité qu’à faire l’amour.

– Ce jour-là, j’ai pris congé de ma grand-mère si dévote de Saint Jean-Chrysostome, j’encaissais son sermon avant l’angélus du soir, « prie pour être toujours dans l’intimité du bon Dieu, prie pour ne perdre jamais ta condition d’ange ».

40Pourtant Paris vous veut un être pétri de chair, Paris a le chic d’un film glamoureux, Paris vous soulage d’un intime mal-être. Élève à l’école des Beaux-Arts, choyée par les garçons, populaire pour l’excellence de ses aquarelles, vendues en catimini, tout va bien côté cour et tout se dégrade côté jardin. Daphné se confie à une voisine de l’Île Saint-Louis, une psychanalyste, Marie-Claire Boons, qui prend le risque de lui dire ce qu’elle ne veut pas entendre, « en jouant la pute tu souffres de te sentir une pute, va voir un analyste ». Vous me racontez :

– Les passants regardent autant les aquarelles que la peintre, et je me suis dit, pourquoi ne pas faire commerce des deux ?
– Comme si vous et vos aquarelles étiez la même chose dans le regard de vos clients ?

41La question ne vous intimide pas.

– Parfois je me vois dans leurs yeux, comme le modèle d’un peintre, dénudée de mon plein gré, parfois comme une chevrette immobilisée par un regard gourmand, et l’envie me vient de m'abaisser pour réveiller quelque chose au fond de moi-même, je ne sais pas quoi d’endormi, de mort. Veulent-ils consommer de la viande ? Je serai le gibier, mais ils vont payer. J’ai tout à gagner. Fini le château, je dis Basta à la grand-mère !!
– Pensez-vous que l’invective suffise à la faire taire ?

42Le regard paternel voyait sa fille comme un tableau à venir et un disciple qui perpétuait son savoir-faire. L’œil du client voit un corps à consommer. Deux figures solidaires et opposées du goût et du dégout. Deux figures du beau et du sublime, aurait pu dire Sade, en faussant la pensée d’Emmanuel Kant.

43Vous avez voulu essayer ce qui du sexe nous attire et nous repousse, incarner à la fois la Vénus pudique et la Vénus vulgaire, avoir le goût de la chose sans que la chose vous dégoûte. Pour y arriver, vous avez mis le désir au service de la réalisation du fantasme ; ainsi le désir a paré les simulacres de toutes les ressemblances, les a obligés à vivre. Le prix à payer pour ce contrat faustien fut de vous forcer à feindre la vie au bénéfice d’une fiction, où les personnages de la pute et de l’ange jouiront de la vraie vie au détriment de la vôtre. Le fantasme est un événement, quoique l’événement déplace le fantasme faisant de lui un maître cruel, qui s’empare de la jouissance de l’esclave et lui enlève son humanité.

44Le premier tableau vivant de cette fiction démarre à Montmartre, quelques passants de la Place du Tertre s’arrêtent, attentifs au peintre et à son œuvre. La conversation amorcée, si le garçon vous inspire l’exaltation d’aimer à fond quelqu’un d’inconnu, vous jetez votre cœur à l’aventure. Pas avec n’importe qui. Il doit être un vacancier, pour tenir le temps du rêve et disparaître au réveil, grand, mince, les habits un peu fanés, quoique d’une élégance bon chic-bon genre, sympathique, et surtout sensible aux arts, et surtout sensible à la jeune fille qui se montre en se dissimulant. Ceux qui suivent auront à peu près les mêmes attributs, joueront les mêmes rôles et connaîtront, à peu près, les mêmes lieux de la ville, que l’amour et le désir rendent uniques.

45Daphné accepte d’aller prendre un verre ou d’aller dîner… à La Palette, rue de Seine, à la Closerie des Lilas ou Chez Julien. Le lendemain, tôt le matin, rendez-vous au jardin Albert-Kahn, main dans la main, par les sentiers enneigés ou verdoyants, attentifs aux plantes exotiques, dont vous lui faites découvrir quelques raretés de la vie sexuelle ; le lendemain vous lui présentez votre fontaine au Luxembourg, et le groupe sculptural d’Acis et Galatée dont Polyphème menace les amants, comme l’abandon menace l’amour. Puis, vous marchez vers le Pont-Neuf et, sur l’escalier qui descend vers le fleuve, vous lui faites voir la Seine telle qu’elle a été vue par Signac ou Marquet.

46À Notre-Dame, pour fumer un joint et tard dans la nuit, promenade par votre rue arborée de paulownias, en lui racontant qu’un de vos ancêtres, Guillaume de Fürstenberg y habita ; vous convoquez son fantôme, et aussi ceux de ses voisins, Balthus, Delacroix…

47Paris vous a fourni le cadre d’une élégante idylle, si convaincante que l’ange et son soupirant succombent aux dons de l’illusion.

48De l’illusion comique ?

49Le public s’invente au théâtre de l’hystérie, votre analyste prend cette place en séance, sans que le divertissement le séduise et moins encore le joint que vous lui offrez à partager, et s’il veut se faufiler à travers les coulisses, vous partez enragée, convaincue qu’il ne comprend rien, mais vraiment rien du tout, et vous n’avez pas tort. Trop occupé à vouloir désarticuler le dispositif de la répétition, il néglige par-là la dimension de l’intelligence qui met le fantasme au service de la créativité, quoique la vôtre, prisonnière encore du symptôme, s’épuise à caricaturer votre féminité souffrante pour la faire reconnaître.

50Pendant quelques jours, celui que vous venez à peine de rencontrer, celui pour qui vous laisseriez tout tomber, celui qui s’avère irremplaçable, l’homme de votre vie, aura chaque fois une vie très courte, et si je l’appelle « le garçon de turne », un silence froid terrasse plusieurs séances.

51La libido narcissique nourrit l’amour romantique des amants, et son irréalité s’affaiblit à mesure que le sexuel refoulé revient à travers les sollicitations du garçon de service. Daphné a tenu le désir en haleine, et quand il demande à être assouvi, elle organise le spectacle de sa satisfaction, deuxième et ultime tableau vivant de la série : Paris by night, Paris canaille.

52La nuit venant, dans une ville fauve ou engloutie par la brume, la petite dame travestie en pute – ces sont vos mots – avec l’espoir que l’habit fasse le moine – ce sont mes mots –, part avec son copain faire le trottoir jusqu’à ce que la nuit tire jusqu’à sa fin.

53Elle choisit le décor : soit le boulevard extérieur à l’ombre du viaduc du métro, un tunnel sinistre, sous le chemin de fer à Montparnasse, le passage à côté du Gaumont, Boulevard de Clichy, un pont sur le quai de la Seine, un coin obscur sous les arcades de la place des Vosges, ou même le mur de la prison de la Santé, où les exploits de la jouissance réveillent les gémissements des anciens guillotinés. À chaque pas, vous êtes soumise aux caprices du mec, pour qu’il fasse de l’ange, une pute.

54Vous dites :

– Comme une mouche servant l’araignée, le goût de faire bouffer l’ange dans la toile d’une monstrueuse araignée.
– La mouche et l’araignée, comme les personnages que vous représentez et qui ne montrent de vous-même que votre difficulté d’aimer et désirer.

55À la fin du parcours, de préférence dans un hôtel miteux, vous incarnez la pauvre fille, en lui avouant toutes les peines de votre indigence, avec des mots qui arrachent le cœur et coupent les bourses, si l’on peut dire, du garçon ému.

56Pendant des mois, les séances servaient à décrire l’itinéraire érotique de la ville, avec des parcours variables, pour dissimuler la répétition du spectacle, pour que chaque fois soit une première fois… des marionnettes jouant l’ange et la pute dans la comédie de l’amour romantique et de l’amour sexuel au service d’une féminité qui dénie sa souffrance.

57Le spectacle achevé, un épais brouillard engourdit l’ordinaire de Daphné, étrangère à son corps et à toute affection, perdue dans un terrain vague, apeurée par des objets fantomatiques, un lourd silence assombrit les séances. Puis, à petits pas, son état d’inquiétante étrangeté s’efface au profit d’une tourmente de reproches adressés à elle-même. Ils prennent alors les devants. Inlassablement, Daphné ne cesse de se tourmenter : ne tombant amoureuse que pour éviter d’aimer, se sentant une pute sans avoir le courage d’en être vraiment une, traînant très bas, impuissante à toucher même le fond. Elle a beau s’offrir comme une chose, elle reste incapable de la personnifier. Les reproches ne mentent pas, l’analyste écoute leur vérité, essaye de la reformuler pour que Daphné puisse l’entendre mais, chez elle, cette vérité ne sert qu’à nourrir une vanité masochiste.

58Le spectacle-symptôme a démarré peu de temps avant le commencement de notre travail, à la suite d’une expérience en apparence banale. Un homme mûr, sans doute un connaisseur, regarde une de vos aquarelles, longtemps, minutieusement, il l’achète, l’examine encore, il semble qu’il va dire quelque chose. Vous attendez, impatiente, ses mots, quand avant de partir, sans s’adresser à personne, il déchire la feuille, fâché, en bafouillant, à haute voix : « C’est vraiment de la merde !! Pourquoi faites-vous de la merde ? »Et il part, contrarié, attristé. Vous commentez :

– Paris est plein de fous, et celui-là devait venir me toucher ! Moi ! Zut !
– Je crois que vous étiez touchée surtout par les mots qu’il a dits et par les mots implicites de sa proposition.
– Vous voulez dire ?
– À la suite de « Pourquoi faites-vous de la merde », il aurait pu ajouter, « quand vous pourriez faire autrement », n’est-ce pas ? Et à propos, le mot « toucher » qu’est-ce qu’il vous dit ?
– Il ne me dit rien, non, oui, une cantilène de mon père lorsqu’il était bien bourré et que, pour aller dormir dans sa chambre, il passait devant la mienne, et je l’entendais chantonner « Daphné, on ne touche pas, Daphné, Daphné, on touche un peu »… et ça me faisais vraiment rigoler, surtout parce que je savais qu’une de ses « modèles », une de ces filles que la mémé appelait « les petites putes du baron » l’attendait au lit.

59Cet épisode joua le rôle d’une épiphanie. Dans un premier temps, les mots du connaisseur, « Pourquoi faites-vous de la merde ? » agirent – inconsciemment – sur Daphné, comme une sorte de message inversé et eurent un effet performatif, comme s’il disait : « vous devez faire de la merde !» L’obéissance à cette injonction surmoïque semble avoir produit la performance de l’amour romantique et de l’amour sexuel. Ensuite, dans l’après coup, Daphné s’approprie les mots du connaisseur, en lui répondant – en se répondant –  en séance : « si je ne fais pas de la merde, je me trouve dans la merde ».

60Certes, si elle ne peint que des aquarelles à la manière de… la feuille reste vide. Si elle ne joue pas la mascarade, les émois s’éteignent. Si elle ne devient pas un objet esthétique ou un objet ancillaire pour un homme, la femme disparaît. Daphné existe avec ses craintes et ses désirs, aisément mais seulement, à travers les personnages qui la représentent, sans qu’elle ni son analyste ne sachent à qui cette représentation s’adresse.

61Je vous ai demandé – vous en souvenez-vous ? –, aussi fâché et attristé que le monsieur de la Place du Tertre : « Payez-vous une dette en faisant ou en étant dans la merde ? » Je n’ai pas eu de réponse, ou, en vérité, votre réponse fut de partir, d’aller au château, pendant quelques jours, de voir votre père, votre grand-mère et les modèles du baron. En rentrant, vous m’avez dit, après un long silence : « J’ai compris, Monsieur. » Et j’ai voulu penser que vous aviez compris que, pour désamorcer la mascarade, il fallait retirer les masques – des identifications inconscientes – qui vous amenaient à ne pas pouvoir vivre que dans le comme si.

– J’ai dit à Mémé que je me prostituais à Paris, et elle a eu un furtif sourire de contentement, tout de suite masqué par sa voix enrouée : « ne dis pas de bévues tu es une artiste, comme ton père ». Bizarre, j’ai voulu l’effrayer, et cela lui faisait plaisir. Elle n’a pas voulu entendre.
– Donc, vous avez joué la pute pour vous révolter contre la grand-mère, lorsqu’en réalité, vous étiez soumise à son dictat, enfin, sans le savoir, et, maintenant que vous le savez, allez-vous continuer à lui faire plaisir ?
– J’ai aussi parlé avec mon père, il m’a dit « tu n’es pas obligée de faire des faux, tu ne les feras jamais aussi aboutis que moi » et alors j’ai pleuré et rigolé dans ses bras. Son regard a façonné mon corps, mon esprit ; je ne lui en veux pas, à lui, mais je voudrais être moi-même, pas une fille programmée.

62Ce fut le commencement de la fin de notre travail. Déprogrammer la performance et tuer le client.

63L’acharnement de ses auto-reproches, si amers, si violents, pouvaient faire croire à une très forte dépréciation de soi, à une prise de soi comme objet de haine et je l’ai cru pendant un certain temps, même si manquaient certains aspects mélancoliques. Mes doutes ont disparu après l’épisode que voici : Daphné « ne peut pas blairer » sa petite voisine de la Place du Tertre, très douée, affectueuse, serviable. Rien ne justifie ce rejet, si ce n’est… que la jeune fille « évoque trop souvent sa maman », et en encore, «son copain, il vient la chercher tous les soirs »: « Elle est amoureuse comme une chatte, lui comme un tourtereau. » Je m’étais permis de vous demander : « il vous manque ce qu’elle possède ? ». Silence. Mais votre cigarette, en guise de réponse s’est mise à brûler le divan et au seuil de la porte vous m’avertissez : « Il ne faut pas dire des choses qui percent des trous. »

64L’incendie éteint, l’orage apaisé, le travail reprend son cours. Et un souvenir arrive à propos du manque : « Mes premiers règles m’ont affolée, puis le sang a dessiné un paysage entre mes jambes, et j’ai vu, soulagée, dans le paysage, un ange tomber, les ailes en lambeaux. » Sans ailes, ne pouvant pas voler, Daphné pourra éprouver le manque et pourra donc, désirer. Elle paye cette séance en disant : « Je peux dire ce que je veux parce que c’est moi qui vous donne les sous. » Elle peut dire et faire, empêcher son fantasme de mener le jeu, cesser d’être le jouet d’un surmoi tyrannique qui fait d’elle une sorte de robot, avec un programme pour l’amour et un autre pour le sexe. La besogne des séances l’encourage à lâcher prise et à entendre le message crypté du symptôme, tel qu’il se dévoile dans l’amour de transfert. Lieu de frustration, mais surtout de savoir, Daphné réalise que le courant tendre et le courant sensuel, scindés dans la mascarade de l’amour romantique et de l’amour sexuel, convergent dans les émois et les désirs qu’elle transfert sur son analyste. Daphné peut alors se risquer à aimer autrement, se passer des simulacres que le fantasme construit pour leurrer l’angoisse : « Vous savez ? La “pute” et “l’ange” sont une même personne, l’un est visible quand l’autre est invisible. Je suis un ange si mon copain m’écoute dans la baise, et une pute s’il regarde plutôt mon cul que ce que je dis. Et je lui fais payer. » Daphné a tué le client, un meurtre en figure, dont la violence symbolique nous épargna l’embarras d’ensevelir le cadavre.

65Vous êtes partie un après-midi d’automne, avec l’adieu des ultimes hirondelles qui rasaient encore la lucarne enchâssée dans la toiture de mon bureau. Je suis resté dubitatif, en me disant, avec les mots d’Eliot, que la fin d’une analyse précède son commencement, et que sa fin et son commencement sont présents avant le commencement et après la fin, car tel est le temps de l’inconscient.