Colloques en ligne

Sophie Jaussi

Scène orale, scène écrite : faire grand cas du récit

D’une rivale autre

1C’est un mercredi soir du mois de mars 1909, à Vienne. À l’occasion de la rencontre hebdomadaire qui les réunit dans l’appartement de Sigmund Freud – séance de travail qui n’est pas sans rappeler celles qui se tenaient le mardi chez Stéphane Mallarmé, à Paris, quelques vingt années plus tôt –, les membres de la « Wiener psychoanalytische Vereinigung » commentent la dernière pièce de Gerhart Hauptmann, Griselda1. Du cas particulier de l’auteur, auquel il est reproché de ne pas suffisamment « voiler » les problèmes psychologiques qu’il présente, le débat glisse vers la question plus générale de ce qu’on pourrait nommer champ et fonction de l’art du poète face aux productions de l’inconscient2. Sur le socle étroit mais précis d’un exemple singulier, c’est tout l’édifice des rapports entre création littéraire et travail psychanalytique qui surgit à l’horizon de la discussion, esquisse fantôme. Plus précisément, Freud reproche à certains écrivains d’éclairer le matériau inconscient d’une lumière trop vive, de l’interpréter pour les lecteurs – là où le rôle de l’artiste serait de donner à voir et à ressentir3. « Nous [les psychanalystes] avons le droit d’analyser l’œuvre d’un poète [d’un Dichter], mais le poète n’a pas le droit de faire de la poésie avec nos analyses »4, estime enfin le fondateur, rendant ainsi perceptible les contours d’une rivalité, à défaut de la nommer directement.

2Cette rivalité entre littérature et psychanalyse, entre Freud et les écrivains, rivalité qui est aussi une forme « d’affinité élective », beaucoup l’ont pointée avant moi, s’appuyant plus volontiers sur des extraits de l’œuvre freudienne en tant que corpus écrit (les considérations de Der Dichter und das Phantasieren [1908], pour ne citer qu’un seul exemple), voire sur la correspondance, notamment les lettres à Arthur Schnitzler5. Si j’en réfère pour ma part à un échange supposant la présence et la parole – parole qui transite par l’écriture d’Otto Rank, puisque les procès-verbaux des réunions du mercredi sont de sa main –, c’est pour mettre en lumière l’un des lieux de la psychanalyse en construction, dans l’élaboration et l’expérimentation collectives, à rebours de l’immédiateté solitaire que des expressions comme « découverte de l’inconscient » ou « invention de la psychanalyse » portent à imaginer6. Mais cette scène historique, comme dramatisée, vaut surtout pour ce qu’elle signale des coordonnées au sein desquelles le propos sur le cas et ses écritures va essayer de se déplier. Propos funambule sur l’arête de deux versants, les mots dits, les mots écrits, cherchant son équilibre dans une double hypothèse : que l’intrication souvent conflictuelle de la parole et de l’écriture trouve un terrain privilégié dans la rédaction d’un cas clinique, a fortiori en psychanalyse où le statut du dire déborde les visées de « communication » de tous côtés, et de façon plus aiguë encore dans le geste freudien initial ; que cette articulation délicate n’est pas sans rapport avec les tensions qui traversent le fait littéraire, lequel hérite depuis très loin des vestiges d’une « scène primitive » où l’observateur ne discerne que difficilement si le couple oral-écrit s’affronte ou s’allie7.

3L’énoncé de ce double argument favorise un léger déplacement en regard des données liminaires. Certes, on peut repérer, entre les pratiques de la psychanalyse et de la littérature, une rivalité quant à la compréhension et à la représentation de la psychologique humaine – d’autant qu’y répond une rivalité des moyens : dans la rumeur qui les entoure, on assiste à la mise en avant d’une scène de parole pour la psychanalyse, d’une scène d’écriture pour la littérature. Petite panoplie obligée d’attitudes devenues des clichés culturels, fiction figée où un dispositif fait écran à l’expérience. Que voit-on ? Un homme ou une femme qui parle, allongé·e sur un divan ; une femme ou un homme penché·e au-dessus d’une table et qui fait courir une plume sur le papier. Mais plutôt que d’opposer de façon aussi simplificatrice une science de la parole (et de l’écoute) et un art de l’écriture (et de la lecture), le propos envisagé invite à transposer le conflit à l’intérieur de chacun de ces champs qui, dès les débuts de la psychanalyse, se sont trouvés à prendre langue à défaut de parler la même. Il me semble qu’une ligne de force analogue les traverse l’un et l’autre, les faisant acteurs et dramaturges sur deux « scènes » associées mais régulièrement concurrentes : une scène orale et une scène écrite, avec pour pivot la pensée – et les modalités de langage dans lesquelles celle-ci s’exprime. Selon des coordonnées certes différentes, les textes littéraires et les textes psychanalytiques conservent en effet la mémoire d’une parole, réelle ou fantasmée, parole d’un·e autre que le texte inscrit comme une présence, mais une présence dont certains accents seraient toujours manqués. À quelles caractéristiques du dire cherche-t-on à être fidèle lorsqu’on en rapporte sinon la lettre du moins le sens (ce qui est toujours mieux que l’inverse) ? De quelle fidélité et de quelle exactitude parle-t-on lorsque les abords de la fiction permettent parfois une proximité plus vivace avec la parole reçue ?

Convocation écrite

4Dans l’espace de la littérature, l’exemple le plus aigu de cette présence de l’absent·e8 se signale sans doute par la difficulté qui habite la production dite « testimoniale »9, en particulier lorsqu’elle s’approche de « l’indicible » de la Shoah et qu’elle tente de s’y confronter « malgré tout » avec la plus grande justesse possible10. Le champ d’interrogation est plus vaste, pourtant, et n’a pas attendu les ravages du XXe siècle pour s’ouvrir. Il sous-tend toute l’histoire de la littérature, qui n’a de cesse de repenser les rapports entre oralité, vocalité et écriture, faisant régulièrement de la parole vive à la fois le terreau d’origine et l’horizon des textes dont on soupçonne qu’elle serait absente11. Quelque chose, peut-être, avait commencé lors de la promenade que Platon fait entreprendre à Socrate et à Phèdre (Derrida prend ici l’un de ses points d’appui pour travailler l’idée d’un refoulement de l’écriture au profit de la parole comme condition de production de la vérité dans l’histoire de la pensée occidentale). Usant d’une formule où parole et récit sont d’emblée sur le devant de cette scène que l’écriture platonicienne construit, Socrate rapporte le mythe de Theuth en se faisant l’écho (ἔχω λέγειν – je peux raconter) de ce qu’il a ouï-dire (ἀκοή – ouïe, oreilles) des anciens (τῶν προτέρων – ceux qui précèdent). On connaît la suite, où l’inventeur fabulé de l’écriture, s’imaginant apporter un remède « à la science et à la mémoire », est désigné par Socrate comme celui qui, en elles, distillerait en réalité un poison12 : surgissement de ce φάρμακον (pharmakon) voué à un grand succès critique, marqué de façon indélébile par le chassé-croisé entre mot dit et mot écrit, et la mémoire des humains en « échangeur »13.

5De ce chassé-croisé, la psychanalyse témoigne elle aussi, mais depuis une route qui est la sienne. Les situations qui convoquent le récit écrit d’une parole – le cas clinique en est un exemple prééminent, d’autant plus que la pratique et la théorie analytiques ont progressivement établi le constat que « l’exemple est la chose même »14 – ne sont pas identiques. Si les écarts de visée devaient être réduits à l’essentiel, je dirais que l’objectif est épistémologique et scientifique plutôt que mémoriel et esthétique. Le passage d’une oralité d’abord dominante à un acte d’écriture second mais que notre appréhension sans doute trop figée de l’objet « texte » imagine plus définitif15, rencontre ainsi une méfiance redoublée dans le cadre du récit de cas. Celle-ci est d’autant plus forte que l’adresse du dire, dans le secret du cabinet, est aiguisée par le phénomène du transfert. Parole soufflée – pour détourner une expression derridienne appliquée à Artaud16 –, j’entends par là parole murmurée en confidence puis « dérobée » à l’attention nouvelle et publique de la communauté scientifique, elle demeure transférentielle mais le(s) destinataire(s) ont changé. Le soupçon d’un dire englouti, et resservi transformé à d’autres, accompagne donc les textes des psychanalystes, dont la signature est parfois interprétée comme le sceau révélateur d’une prise de pouvoir sur le patient et son histoire.

6Du reste, on peut se demander si le discours critique situant les fondations de la psychanalyse dans la parole des premières patientes hystériques de Freud ne fonctionne pas sur le mode de la réparation : si l’on estime qu’un pacte implicite a été trahi par l’exposition publique et écrite des mots prononcés sur le divan, il peut en effet être apaisant, pour la pensée, de restituer le plus grand pouvoir possible aux « cas » qu’on soupçonne ainsi lésés17. Pour ma part, je serais tentée d’appréhender cette représentation comme s’opposant de façon spéculaire à l’attitude qui consiste, à l’autre extrémité du spectre des commentaires, à évincer entièrement le moment oral de la cure présidant à l’écriture du cas. Entre ces deux positions – le présupposé d’une violence faite à la parole donnée ; l’effacement de la scène du dire au profit du seul texte écrit –, se tient, je crois, un espace plus incertain et ambivalent, où les enjeux du cas comme expérience et comme écriture ne peuvent se saisir qu’en faisant retour sur quelques situations précises. C’est ce que je voudrais entreprendre maintenant.

Une tension aux origines 

7First things first, on peut souligner que la trouvaille de l’expression « talking cure », par Bertha Pappenheim – entrée dans la légende écrite sous le nom d’Anna O. –, concrétise certes la dimension orale de l’entreprise, mais qu’elle serait peu révélatrice sans son maintien dans l’arsenal descriptif de l’analyse car c’est ce dernier qui en valide la pertinence18. Alors que la littérature critique la convoque sans avoir toujours beaucoup d’égards pour les conditions précises de son apparition, il convient de préciser que l’expression a été forgée depuis la langue parlée du symptôme. Je m’explique : la patiente hystérique de Josef Breuer était de langue maternelle allemande, maîtrisant cependant l’anglais, le français et l’italien. Au cours du traitement, un symptôme « langagier » (« une profonde désorganisation fonctionnelle du langage », note le praticien19) surgit, entrelacé aux diverses manifestations physiques dont Anna O. est affectée : elle ne s’exprime bientôt plus qu’en anglais, incapable de recourir à sa langue maternelle. C’est alors qu’elle désigne pour la première fois le procédé de son médecin sous le nom de « talking cure ». Autant que l’invention d’un intitulé, il me semble qu’on peut y déceler la trace d’un enracinement de la méthode dans les modes d’apparition du symptôme. L’acte de parler n’est pas uniquement le présupposé de la cure, il est aussi la manifestation de la maladie et la crise à laquelle la cure s’attaque – ce qui complique tout de même singulièrement les choses20. Pharmakon, bis repetita.

8Quelques années plus tard, Freud observe chez celle qui deviendra le cas « Dora » deux traits spécifiques qui font communiquer sa névrose singulière avec la théorie de l’hystérie telle qu’elle s’édifie peu à peu21. À l’instar d’autres patients, la jeune femme est incapable de produire un récit articulé (je veux dire : organisé) de son passé, difficulté qui n’est peut-être pas sans relation avec l’un de ses symptômes récurrents, des voilements de la voix pouvant aller jusqu’à l’impossibilité complète d’articuler (je veux dire cette fois : de prononcer) le moindre mot. Or – et c’est ici qu’on voudrait faire porter l’accent – cette aphonie est palliée chez Dora par une aisance accrue dans le geste d’écriture, une facilité que le psychanalyste se souvient avoir constaté chez les malades dès ses débuts à la Salpêtrière22. L’explication avancée se soutient d’un rapport à l’absence, puisque l’écriture sert à Dora à correspondre avec Monsieur K., l’un des protagonistes principaux de sa vie (et de sa névrose telle qu’on la lit), lorsque ce dernier est éloigné d’elle. Cette bascule de l’oral vers l’écrit, repérée chez les patients eux-mêmes, inquiète elle aussi (sans l’effacer complètement) cette image répercutée de la main d’un médecin recouvrant d’un geste scientifique une voix en souffrance, modifiant aussi la perspective d’une dette à l’endroit de la seule parole des hystériques.

9Enfin, l’ambivalence et la tension que déploient ensemble dire et écrire depuis ce noyau symptomatique que forme le langage, trouvent également à s’aviver en un point de la technique. On connaît la « règle fondamentale » que la psychanalyse énonce à l’attention de celles et ceux qui tentent l’aventure d’une parole dont communiquer ne serait pas le verbe. « Dites ce qui (vous) vient (à l’esprit), comme ça (vous) vient, sans omission ni réserve », telle serait la formule (ni magique, ni mathématique) de l’association libre. On sait aussi que Freud donnait, à titre indicatif, cette image ferroviaire d’un voyageur qui décrirait sans juger le paysage défilant derrière la fenêtre du compartiment où il est assis. Une ébauche d’hypotypose, en quelque sorte, mais à laquelle on aurait ôté l’intention de frapper les esprits. C’est aussi à cette figure, dont le caractère incident rendu par la parole gommerait toute velléité stylistique, que l’écriture du cas est sommée de rendre justice. Adressée à des pairs en science, l’hypotypose convertie en prosopopée peut alors retrouver quelques inflexions rhétoriques.

10Mais Freud use encore d’un autre rapprochement, moins célèbre sans être moins intéressant – d’autant qu’il surgit à la faveur des discussions de la Société psychanalytique de Vienne, pour entrer ensuite de plain-pied au centre de l’œuvre fondatrice, c’est-à-dire dans la Traumdeutung. C’est un ajout de 1909 et l’auteur ne cache pas qu’il doit cette découverte à Otto Rank. Dans une lettre à son ami Körner, Friedrich Schiller voyait dans la raison et le jugement critique des freins regrettables à la créativité (« Es scheint nicht gut und dem Schöpferwerk der Seele nachteilig zu sein, wenn der Verstand die zuströmenden Ideen, gleichsam an den Toren schon, zu scharf mustert. »23), ce que Freud interprète comme une convergence de vues entre l’écrivain et ce qu’il tente lui-même de théoriser du côté de l’association libre. Il use d’un conseil de poète se rapportant à l’écriture pour exposer les dispositions favorables à un acte de parole : ce qui libère la main libérerait également la bouche… probablement parce que chacune suit ainsi les élans brusquement libres de la pensée et de son incidence.

Le cas de l’auteur

11Ces quelques réflexions indiquent, je crois, combien le récit de cas psychanalytique (freudien) – la Krankengeschichte24 – porte à son comble les relations agitées entre l’oral et l’écrit, ce qui en fait un terrain privilégié pour les ausculter. Il fait aussi apercevoir la toile de fond sur laquelle ce lien se déploie, que le fil choisi de la rivalité laissait peut-être deviner. Cet arrière-plan, c’est celui de l’auctorialité. On vient de le voir : s’il n’est pas difficile de décider qui est l’auteur·e d’un cas, c’est-à-dire qui le signe de son nom, on hésite un peu plus à déterminer qui en est à l’origine. Pour redonner une place à la littérature, est-ce un hasard si Roland Barthes entame son article consacré à « la mort de l’auteur » par des lignes convoquant le personnage de Zambinella, lequel fournira la matière centrale de S/Z ? « Qui parle ainsi ? » Le castrat de la nouvelle balzacienne réalise en lui une indécision fondamentale de la voix qui brouille les tentatives plus générales d’attribuer une identité aux voix qui hantent le texte - les textes, tel que le pluralise Barthes, montant en généralité et ajoutant même que l’écriture, dès lors, s’avère « destruction de toute voix, de toute origine »25.

12Derrière l’auctorialité, c’est l’autorité qui se cache en embuscade : dans l’espace de la santé mentale, le cas prend également son sens à la mesure d’un appel à la science. Terrain miné puisque la psychanalyse entretient des rapports ambigus avec le discours scientifique, une ambiguïté que sa proximité avec la littérature n’est pas sans nourrir. Si je peux rappeler que le seul prix reçu par Freud de son vivant fut une distinction littéraire (le prix Goethe, en 1930), je voudrais citer un exemple plus contemporain des effets provoqués par cette affinité à double tranchant. Voici comment le neurobiologiste Alain Prochiantz introduit sa communication à un colloque dédié à Freud et organisé au Collège de France en 2016 : « J’ai surtout été extrêmement sensible, à la lecture de Freud, au style, c’est-à-dire que pour moi ça reste malgré tout et avant tout peut-être un très grand écrivain. […] Je ne m’avancerai pas sur le reste… »26 On fait difficilement plus clair dans l’implicite.

13C’est donc en gardant à l’esprit qu’on peut être pleinement auteur sans faire le poète que je voudrais reprendre la piste tracée de l’oral et de l’écrit du côté de Freud lui-même. Je veux dire par là qu’on gagnerait peut-être à penser le voisinage entre texte freudien et texte littéraire depuis l’attention commune portée au récit (à la construction narrative), plutôt que d’appareiller vers les rivages plus incertains de la visée esthétique et du travail sur la matière de la langue. De la même façon que le paratexte donne souvent de précieux renseignements sur les enjeux d’une œuvre romanesque, entre intentions de l’écrivain et difficultés rencontrées, c’est souvent aux lisières du cas (préface, épicrise, note de bas de page) que les préoccupations du psychanalyste s’affichent avec le plus de clarté. Les premières Krankengeschichten présentent un intérêt renforcé, dans la mesure où les questionnements sont à hauteur des inconnues qui accompagnent la fondation théorique en élaboration et l’établissement progressif de la méthode.

14Prenons les cas présentés dans Studien über Hysterie, ainsi que « Bruchstück einer Hysterie-Analyse » (Dora) et « Bemerkungen über einen Fall von Zwangsneurose » (L’Homme aux rats), inauguraux en ce qu’ils figurent les deux premières descriptions poussées d’une névrose hystérique et d’une névrose de contrainte27. Une traversée de ces écrits orientée à l’axe des remarques d’auteur dédiées aux questions de rédaction, de (re)présentation et de communication (les mots-clés sont ceux de « Niederschrift », « Darstellung » et « Mitteilung ») dégagent des inquiétudes d’ordre technique, scientifique et éthique, lesquelles sont maintes fois intriquées. Je ne ferai qu’en ébaucher quelques-unes.

15Le premier paragraphe de l’épicrise consacrée à Elisabeth von R., dans les Études sur l’hystérie, est fréquemment cité lorsqu’on cherche à faire de Freud un écrivain « avant tout ». Il y constate lui-même que ses histoires de malades semblent frappées d’un sceau littéraire (« […] es berührt mich selbst eigentümlich, dass die Krankengeschichten, die ich schreibe, wie Novellen zu lesen sind […]. »28). L’original allemand est ici important car il fait toucher du doigt deux subtilités parfois négligées. D’une part, la traduction de « Novelle » est délicate car ni le mot « roman » (souvent privilégié, probablement calqué sur une traduction du mot anglais novel), ni le mot « nouvelle » ne correspondent tout à fait à ce que recouvre le genre de la « Novelle » allemande, tout particulièrement au XIXe siècle – et il est très probable que ce soit le référentiel de l’auteur. Dans l’acceptation de Goethe – qui a produit l’un des « modèles » en la matière29 et que je cite d’autant plus volontiers que son importance est capitale dans l’œuvre freudienne – ce type de texte raconte « eine sich ereignete unerhörte Begebenheit »30, c’est-à-dire un événement inouï dont on peut imaginer qu’il se serait réellement produit. L’idée d’une « factualité » de l’événement raconté placerait plutôt la « Novelle » du côté du « récit » bref (mais l’allemand connaît le mot « Erzählung » pour le traduire) ; quant au caractère inouï amené par la définition goethéenne, n’invite-t-il pas à imaginer des lecteurs se préparant à l’inattendu d’une écoute venant bousculer l’ordre établi ? C’est sur le plan de cette lecture que saille un second élément : en effet, Freud s’étonne que ses histoires de malades puissent être lues comme des textes relevant de la « Novelle ». La manière dont la phrase allemande est construite peut indiquer que cette configuration générique se réalise en partie au moment de la lecture (même si le texte la prépare), comme si la littérature surgissait dans l’œil et l’esprit du public autant que dans la pensée et la rédaction de l’auteur.

16La question de l’actualisation du sens par le lectorat, pour le meilleur et pour le pire, devient rapidement explicite, dans une articulation étroite à celle de la publication. Dans la préface au cas Dora, le rédacteur avoue l’embarras que lui procure ce qu’on pourrait nommer le conflit de loyauté entre sa responsabilité envers le patient au singulier (lequel n’aurait « jamais parlé » s’il avait pu penser que ses propos seraient divulgués) et celle à l’égard de la science dont il estime qu’elle est d’autant plus essentielle qu’elle engloberait l’engagement envers les futurs patients, au pluriel : « Allein ich meine, der Arzt hat nicht nur Pflichten gegen den einzelnen Kranken, sondern auch gegen die Wisschenschaft auf sich genommen. […], das heisst, im Grunde nichts anderes als gegen die vielen anderen Kranken […]. »31Encore faut-il que les destinataires participent à la construction d’un champ théorique susceptible de servir aux malades à venir. On comprend : qu’ils n’usent pas de l’aspect « littéraire » de la présentation, de la « Darstellung », pour enfouir le discours scientifique sous une réception qui tiendrait de cette même curiosité malsaine que suscite le roman à clé32 – la transmission ne doit pas devenir l’escabeau permettant de se hisser jusqu’au verrou d’où le regard plongerait dans l’intimité révélée du sujet. Le passage de la Novelle au Schlüsselroman, réalisé sur le parcours allant du cas d’Elisabeth von R. au Fragment d’une analyse d’hystérie, m’amène à penser que Freud joue un genre contre l’autre, le risque étant que les médecins soient des lecteurs de mauvaise littérature comme les autres. Peut-être est-ce aussi une façon de se préoccuper de la fidélité à la circulation des affects qui s’aménage dans la cure, affects largement transportés par la présence réelle de la voix et de ses inflexions, que l’écriture ne peut que manquer en tant que telle. Dans un article consacré au récit de cas, Jean-François Lyotard clôt son parcours sur ces mots : « […] ce qui ne peut pas être relaté dans le “alors” du Bericht (le rapport et le récit, tout à la fois), c’est le “maintenant” de la phoné. La relation d’un affect peut, au mieux, en susciter un autre, maintenant. »33 Délicat exercice d’équilibriste pour l’auteur de la Krankengeschichte, celui de mettre son public sur les rails d’une lecture suffisamment affectée et embarquée pour saisir le nature de ce qui est en jeu – « die Natur des Gegenstandes » (Elisabeth von R.), « das Wesen der Verhältnisse » (Dora) – et qui commande à la forme narrée ; mais faire en sorte qu’elle ne bascule pas hors-champ de la connaissance, qu’elle reste sur un terrain à visée thérapeutique.

17Ce sont des considérations en quelque sorte « secondes » que j’ai traitées en premier, si on estime qu’il y aurait d’abord à se préoccuper des difficultés d’écriture par rapport à une écoute, avant d’espérer les adresser à une communauté scientifique. Le problème – et on le sent peut-être à me lire – c’est que ces interrogations arrivent ensemble dans la pensée et qu’il faudrait pouvoir les rendre simultanément. À parcourir les premiers cas de Freud, j’ai été saisie par l’intrication serrée de tous les plans de la réflexion, à l’intersection des objectifs de fondation théorique de la discipline, d’élaboration de la méthode et des techniques, et du désir de soigner.

18Ce processus presque palimpseste, il est sensible par exemple dans le déplacement, certes minuscule – mais le legs vivant de la psychanalyse n’est-il pas aussi dans cette attention également ouverte à ce qui chuchote et à ce qui hurle ? –, qui s’opère chez Freud dans la formulation d’une inquiétude quant aux moyens concrets de transformer l’expérience des cures en texte. La préface à l’analyse de Dora révèle ainsi le problème très pragmatique de la remémoration des paroles prononcées (écho du Phèdre), sachant que l’auteur est défavorable à la prise de notes en séance, afin de ne pas éveiller les soupçons de la patiente mais aussi de rester disponible au présent du dire34. D’où cet aveu : « Es ist für mich ein noch ungelöstes Problem, wie ich eine Behandlungsgeschichte von langer Dauer für die Mitteilung fixieren könnte. »35 L’enjeu est donc de « fixer » ce que Freud appelle « l’histoire du traitement », en vue d’un partage et d’une transmission, mais sans recourir à la béquille de l’écrit sur le vif. L’entrave est quelque peu dénouée dans le cas de Dora car le temps de l’analyse est plutôt bref et en outre ramassé autour de deux rêves, dont les termes exacts (le « Wortlaut », c’est-à-dire la lettre, mais la lettre orale) ont pu être transcrits (« festgelegt », synonyme de « fixiert », qui traduit lui aussi l’envie de maîtriser la parole) immédiatement après la séance (et le français fait bien entendre la collision entre l’absence de délai et l’absence de médiation).

19Cinq ans plus tard, au moment de publier le cas de L’Homme aux rats, l’embarras persiste et pousse Freud à préciser qu’il a rédigé le récit d’après son propre compte rendu, couché sur le papier (« Niederschrift ») le soir de chaque entrevue36. Ce compte rendu a été retrouvé, publié, et constitue aujourd’hui un témoignage unique des procédés d’écriture de Freud, permettant de mesurer le travail de construction du cas, du brouillon à la publication37– d’autant plus si on le lit d’un seul geste avec les prises de parole de l’auteur aux séances de la Société psychanalytique de Vienne, où le traitement est plusieurs fois discuté de 1907 à 1908, avant qu’il ne présente le cas au 1er Congrès de psychanalyse, à Salzbourg, dans une communication adressée à ses confrères. Au premier abord, la crainte semble être la même qu’avec Dora. Ici encore, le thérapeute procède à une mise en garde, dont on sent qu’il la destine à ses pairs parce qu’il se l’est adressée à lui-même : « Ich kann nur davor warnen, die Zeit der Behandlung selbst zur Fixierung des Gehörten zu verwenden. »38 La formulation trahit pourtant une infime déviation, qui fait porter différemment l’enjeu de la « fixation », puisqu’elle s’arrime à ce qui a été entendu (« das Gehörte »). On passe du souci de la Mitteilung (comment fixer pour informer ?) au souci de l’écoute (comment ne pas fixer pour mieux entendre ?). Cette interprétation se soutient du fait que la cure de L’Homme aux rats est celle qui permet d’ancrer pour de bon l’association libre dans la méthode et dans son discours, rendant plus urgente la nécessité d’assurer une attention analytique aussi souple que possible, c’est-à-dire favorisant la surprise chez les deux partenaires de l’analyse. Peut-être n’est-il pas interdit de penser que la « Fixierung » devient d’autant plus menaçante, dans « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle », qu’il s’agit non plus d’hystérie mais précisément d’une tentative de traitement où la contrainte et l’idée fixe se trouvent sur le devant de la scène du symptôme parlé.

20Toujours est-il que le heurt, provoqué par les exigences de « l’entendu » d’une part et du récit scientifique d’autre part, autorise à imaginer ceci : que toute pensée cherchant à interroger uniquement ce qui est sauvegardé, construit, manqué ou trahi dans le compte rendu fait de la parole d’un patient passe nécessairement à côté de sa cible. L’écriture du cas n’est pas le procès-verbal d’une parole – il est le récit d’une écoute, dans le souvenir aussi libre et présent que possible des mondes que font surgir chez chacun·e le langage, au singulier-pluriel.

Coda littéraire

21J’ai usé plus haut du mot palimpseste, préparant un retour à la littérature à partir des textes entremêlés de la pensée. Telle que je la comprends, la création littéraire figure cette activité psychique, artistique, capable de condenser en elle – c’est le « dicht » qui clignote dans « dichten » – les couches polyglottes de tous les discours, depuis le carrousel mouvant du langage se manifestant hors de toute position énonciative figée. Parfois, l’œuvre fait de cette indécision joueuse (mais empreinte du sérieux qu’arborent les jeux d’enfants) l’un des pivots de son entreprise, esquissant un au-delà des scènes orale et écrite, dans le plaisir du récit qu’elles ont en partage. C’est à l’une de ces réalisations que je voudrais faire signe pour terminer, dans le pari qu’évoquer suffira à faire dialoguer le littéraire et le psychanalytique. Dans ce but, c’est un texte contemporain qui s’est imposé, de manière à témoigner de la persistance des questions abordées, et après un XXe siècle hanté presque de bout en bout par les enjeux mémoriels et par les traces inscrites de nos absent·es, dans les archives orales et écrites du temps historique, que celui-ci soit collectif ou individuel. Le « cas littéraire » de la romancière et essayiste Siri Hustvedt – puisque c’est d’elle qu’il va s’agir – m’a paru d’autant plus adéquat que l’auteure travaille sans cesse à tisser ensemble littérature, psychanalyse, art et médecine, et tout particulièrement dans la partie de son œuvre brutalement ouverte par le décès de son père et le symptôme apparu alors, peut-être dans le souvenir de cette disparition.

22Tel qu’elle le rapporte, tout se noue le jour où l’écrivaine est chargée de prendre la parole à l’occasion d’une commémoration à St. Olaf College, dans le Minnesota, puisque son père, Lloyd Hustvedt, y était professeur. « I gave […] a talk in honor of my father », écrit Hustvedt dans son récit The Shaking Woman or A History of My Nerves39, précisant que la rédaction de cette conférence s’est faite dans le souvenir sonore de la voix paternelle ; elle va même jusqu’à imaginer ce qu’il aurait pu dire, s’il avait été là, à sa place. Mais n’est-ce pas elle qui s’adresse au public depuis sa place à lui, la chaire du professeur ? Que la parole soit prise ou donnée (to give a talk), quelque chose d’évidence s’y joue, car ce jour-là, l’écrivaine se met à trembler dès la première phrase, des convulsions affectant l’ensemble de son corps. L’ensemble ? Sa voix, elle, ne vacille pas (« Weirdly, my voice wasn’t affected. It didn’t change at all. »40) Scène inaugurale d’un symptôme mais aussi d’un essai cherchant à le comprendre, le texte prononcé par Hustvedt en l’honneur de son père sera suivi d’autres situations où le dire public provoque la réplique du séisme initial.

23Le livre de Hustvedt peut se lire comme « [a] journey through psychiatry, philosophy, neuroscience and medical history in search for a diagnosis » ainsi que le propose la quatrième de couverture de l’édition anglaise ou telle « une approche inédite et personnelle de l’histoire des pathologies mentales » comme le formule le paratexte français : basculant d’une langue à une autre en déplaçant plus qu’en traduisant, c’est selon qu’on décide de suivre l’axe du cas particulier41 (les différentes discipline sont là pour l’éclairer) ou celui d’une réflexion certes subjective mais faisant de la maladie psychique un champ général d’observation pour la pensée. La recherche menée par l’essayiste, laquelle suit explicitement l’hypothèse d’un trouble de conversion, n’aboutit à aucun diagnostic révélé. Hustvedt termine en revanche sur la déclaration d’une identité, déjouant l’intention d’éradiquer le symptôme : « As soon as I opened my mouth, I began to shake violently. I shook that day and then I shook again on other days. I am the shaking woman. »42L’affirmation identitaire se fait-elle toujours contre quelqu’un et simultanément avec les identifications que sa construction suppose ? Questionnant tous les discours d’autorité – scientifiques, médicaux, littéraires –, travaillant avec leur appui mais sans trop demander leur aval, Siri Hustvedt produit une œuvre qui la fait l’autrice de sa propre Krankengeschichte, laquelle devient Geschichte tout court, d’autant que la fiction, en amont du récit de cas, avait déjà tracé la voie de dégagement face au symptôme.

24Car une lecture plus feuilletée de La Femme qui tremble est possible, qui exige de la réinsérer dans le dispositif d’une œuvre « à double langue ». Publié en 2010, l’essai suit en effet de près un roman intitulé The Sorrows of an American43, où Hustvedt met en scène Erik et Inga Davidsen, un psychiatre-psychanalyste et sa sœur, confrontés à la mort de leur père. Ici déjà, le décès paternel offre à la fois l’entame et le cadre du récit, usant d’ingrédients qui annoncent les coordonnées de l’essai. La voix qui se charge de l’histoire s’entend toutefois depuis une place doublement modifiée : c’est un homme qui parle et c’est lui qui soigne44. Cela n’empêche pas d’installer le rapport au père dans l’espace de la parole, puisque le narrateur fait jouer cette dernière du côté d’un premier manque et d’un lien pourtant maintenu. « Après la mort de mon père, je n’ai plus pu lui parler en personne, mais je n’ai cessé d’avoir avec lui des conversations dans ma tête »45, explique Erik Davidsen. Il introduit ensuite à ce qui peut prendre le relais d’une parole évanouie : l’écriture. C’est une lettre du père qui met en route l’intrigue et ce sont ses Mémoires qui accompagnent le lecteur dans le quotidien du narrateur-psychanalyste, mêlant le passé et l’actuel de la fiction, va-et-vient entre l’écrit du père et le récit du fils. Quant à la sœur, elle est en charge du symptôme somatique, comme si le roman de 2008 présentait de façon disjointe la réflexion et le corps que l’essai de 2010 réunira par la suite. Inversion renouvelée, c’est en découvrant les traces écrites laissées par son père que « [l]es mains d’Inga se m[ettent] à trembler »46. Pour autant, c’est d’une main très sûre que Siri Hustvedt construit les récits fictionnel et autobiographique de ce qu’une scène orale aura déclenché dans son corps, dans sa pensée et dans son existence. Elle suscite une lecture déliée, à l’écoute des polyphonies du langage et de la mémoire.

25Je pense soudain à cette autre scène. Un événement que j’ai mentionné entre parenthèses et qui m’apparaît maintenant comme une annonce, m’incitant à faire tomber les cloisons de l’incise pour le reprendre en pleine lumière. J’écrivais que Freud se vit décerner le prix Goethe en 1930, première distinction reçue de son vivant en Allemagne. Affaibli déjà par le cancer à la mâchoire dont il mourra neuf ans plus tard, il ne peut se rendre à la remise du prix à Francfort. Il envoie à la place sa fille, Anna. C’est elle qui, devant l’assemblée réunie, prononcera à voix haute les mots écrits de son père. Qui a-t-on entendu ce soir-là ? Peut-être ne faut-il pas trop en dire, laisser un peu de champ à l’imagination – à chacun sa Dichtung personnelle. Après tout, n’est-ce pas sur cette phrase de Mephistopheles que se clôt l’allocution du psychanalyste, transportée par la voix de celle qui succède, ultime convocation de Goethe et de son Faust ? « Das Beste was du wissen kannst, / darfst du den Buben doch nicht sagen. »47