Colloques en ligne

Christophe Imperiali

La littérature comme casuistique ? Quelques réflexions à partir du Cas Wagner de Nietzsche

1Après avoir été l’artiste idolâtré et l’ami un peu trop paternaliste peut‑être, Wagner est devenu pour Nietzsche, un cas. C’est en 1888, peu avant son effondrement, que le philosophe porte cette notion jusqu’au titre du petit ouvrage au vitriol qu’il consacre au compositeur : Le Cas Wagner (Der Fall Wagner). Ce que je me propose, dans le présent essai, ce n’est pas de considérer ce texte de Nietzsche comme objet isolé, mais plutôt de le prendre comme point de départ d’une réflexion sur le geste de pensée que l’on peut attacher à la notion de cas. J’aimerais en particulier esquisser une réflexion sur les affinités fortes que ce geste de pensée entretient avec la littérature, ou tout au moins avec la littérature narrative – et cela au point, peut‑être, de lui être partiellement superposable.

Nietzsche contre « Wagner »

2La première rencontre entre Nietzsche et Wagner remonte à 1868. Nietzsche a 24 ans ; il est sur le point d’être nommé professeur de philologie à l’Université de Bâle, à un âge fort précoce. Cet attrait pour l’Antiquité grecque constitue d’emblée un terrain d’entente entre les deux hommes, mais Nietzsche est aussi compositeur à ses heures : il a déjà à son actif une petite poignée d’œuvres liturgiques, une quinzaine de lieder et quelques pièces pour piano. Tout le dispose donc à être perçu par Wagner comme un interlocuteur particulièrement sagace, capable non seulement de dialoguer avec lui sur des questions d’écriture musicale, mais aussi de lui donner une réplique experte sur un autre terrain qui le préoccupe depuis une vingtaine d’années : la rénovation de la tragédie antique. Nietzsche connaît et admire ce que Wagner a écrit à ce sujet ; sa fascination pour le compositeur, déjà vive avant la rencontre, s’accroît encore sensiblement au contact du « maître », au point que son premier ouvrage publié, La Naissance de la tragédie (Die Geburt der Tragödie, 1872) apparaît comme une apologie de Wagner, présenté comme le grand restaurateur d’une vitalité dionysiaque perdue depuis bien des siècles.

3Un peu plus tard, au printemps 1876, la 4ème des Considérations intempestives, intitulée « Richard Wagner à Bayreuth », se présente comme une exaltation de la signification inactuelle ou intempestive1 que revêt, aux yeux de Nietzsche, le projet de festival imaginé par Wagner, et qui est en train d’être mis en place à Bayreuth. Ce texte propose surtout une analyse fouillée du parcours personnel et artistique de Wagner, considéré en tant que personne, tout comme la 3ème des Intempestives s’intéressait à Schopenhauer en tant que personne – du moins en apparence ; nous y reviendrons.

4Mais quelques semaines seulement après la publication des Considérations intempestives, en juillet 1876, Nietzsche se rend à Bayreuth, à l’orée du premier festival. Brutalement, il prend la mesure de l’écart vertigineux qui éloigne « Bayreuth » en tant qu’idée, et la réalité de ce qu’il trouve dans la ville ainsi nommée. Pour paraphraser le Sertorius de Corneille, on pourrait dire qu’à ses yeux « Bayreuth » n’est plus dans Bayreuth. Pire : que Wagner n’est plus « Wagner » : « Qu’était‑il arrivé ? – On avait traduit Wagner en allemand ! Le wagnérien s’était rendu maître de Wagner ! »2

5Cet individu que Nietzsche appelait « Wagner » a été étouffé par un autre Wagner : celui des « wagnériens », c’est‑à‑dire des bourgeois allemands. Le premier est foncièrement cosmopolite, le second désespérément allemand ; le premier est foncièrement inactuel, le second désespérément de son temps. Pour Nietzsche, la fuite loin de ce « Wagner » et de ce « Bayreuth » est donc inévitable :

Pour ce qui concerne Richard Wagner : je n’ai pas surmonté la déception de l’été 1876 ; la masse d’imperfection, dans l’œuvre et dans la personne, a été, d’un coup, trop grande pour moi : – je me suis enfui. Plus tard j’ai compris que le détachement le plus profond vis-à-vis d’un artiste vient de ce qu’on a contemplé son idéal. Après un regard tel que celui que j’ai eu sur lui dans mes jeunes années – comme en témoigne le petit écrit de moi qui est resté sur Richard Wagner – il ne me restait rien d’autre à faire que, grinçant des dents et hors de moi, de prendre congé de cette « insoutenable réalité » telle que je l’avais vue.3.

6Nietzsche s’enfuit de Bayreuth, en proie à une crise décisive : un moment que Heidegger n’hésitera pas à appeler « le tournant nécessaire de notre histoire »4.

7C’est sur l’évocation de ce tournant que s’ouvre Le Cas Wagner. Les premiers mots de l’ouvrage sont « je vais m’alléger un peu » (« Ich mache mir eine kleine Erleichterung ») ; puis Nietzsche précise en quoi consiste cet allégement :

Tourner le dos à Wagner, ce fut une fatalité pour moi ; aimer quelque chose ensuite, une victoire. Personne n’a peut‑être été mêlé à la “wagnérie” plus dangereusement que moi ; personne ne s’est défendu plus âprement contre elle ; personne ne s’est plus réjoui de lui échapper5.

8Après cette entrée en matière très personnelle, l’avant‑propos présente un point de bascule entre deux plans d’analyse de l’objet « Wagner » :

Le plus grand événement de ma vie fut une guérison. Wagner n’appartient qu’à mes maladies. […] Si, dans cet écrit, j’entends déclarer que Wagner est nuisible, je n’en soutiens pas moins qu’il est indispensable à quelqu’un : – au philosophe6.

9Le premier mouvement de cet avant‑propos consiste donc en un déplacement explicite du plan d’observation : on passe en quelques lignes du terrain personnel à celui de la réflexion théorique générale.  En même temps que le moi biographique cède la parole à cet autre moi qu’est « le philosophe », Wagner passe d’un statut d’individu à celui d’incarnation d’une collectivité, de symptôme par excellence d’un état du monde. Comme le dit encore Nietzsche à la fin de cet avant‑propos : « Wagner résume la modernité » (« Wagner resümirt die Modernität »). On voit à quel point la place qu’il affecte à Wagner dans la topographie symbolique de la civilisation européenne s’est brutalement inversée depuis le temps des Intempestives : cessant d’être « inactuel », Wagner devient non seulement « actuel », mais il apparaît même comme l’incarnation de la modernité décadente.

10Tout au long de l’essai, on observe une alternance entre les deux profils d’énonciateurs que j’ai distingués : « je » et « le philosophe ». L’énonciation circule en permanence entre l’individu empirique qui relate l’histoire de sa maladie et de sa guérison personnelle, d’une part, et d’autre part un surplomb où cette expérience singulière tend à être généralisée : ce n’est plus alors le malade qui se confie, mais le médecin qui observe les symptômes, établit un diagnostic et propose des remèdes à une maladie de civilisation.

11Face à cet énonciateur fluctuant, l’entité « Wagner » n’est pas non plus d’une parfaite stabilité. Dans la 4ème Intempestive, « Wagner », on l’a dit, désignait dans une large mesure l’individu empirique dont la personnalité, l’œuvre, les thèses ou encore la place dans la société étaient analysées. On trouvait bien, çà ou là, quelques amorces de généralisation, mais qui demeuraient rares et relativement mineures. Ici, au contraire, l’individu empirique est très majoritairement remplacé par une entité abstraite qui porte le nom « Wagner ». Ce mouvement trouve son expression la plus nette au moment où Nietzsche, ayant parlé de Wagner en l’appelant « ce décadent », se demande : « D’ailleurs, Wagner est‑il vraiment un homme ? N’est‑il pas plutôt une maladie ?»7. Puis, quelques lignes plus loin, il affirme : « Les Allemands se sont fabriqué un Wagner qu’ils peuvent vénérer »8 – ce à quoi l’on pourrait aisément répliquer à Nietzsche que lui‑même, après s’être pareillement fabriqué, dans La Naissance de la tragédie, « un Wagner qu’il pouvait vénérer » se fabrique ici « un Wagner qu’il peut démolir »… Avec ce (ou plutôt ces) « Wagner », on est manifestement face à une entité complexe, construite dans le cadre d’un récit où elle assume une fonction bien déterminée. L’approche n’a plus rien de biographique ; elle est d’une autre nature, qu’implique peut‑être la notion même de cas.

12Pour en venir plus spécifiquement à cette notion,telle qu’elle se présente dans le texte de Nietzsche, on peut relever que la première et principale des sphères associatives dans lesquelles elle se déploie est liée au sens médical du terme. On lit ainsi, par exemple :

L’art de Wagner est malade. Les problèmes qu’il porte à la scène – purs problèmes d’hystérie –, ce qu’il y a de convulsif dans ses passions, sa sensibilité irritée, son goût qui réclamait toujours des épices plus fortes, son instabilité qu’il travestit en principe, et particulièrement le choix de ses héros et de ses héroïnes, ceux‑ci considérés comme types psychologiques (– une galerie de malades ! –) : tout cela réuni nous présente un tableau pathologique qui ne laisse aucun doute : Wagner est un névrosé. [sic] […] Nos médecins et nos physiologistes ont en Wagner leur cas le plus intéressant, tout au moins un cas très complet. Précisément parce que rien n’est plus moderne que cette maladie générale de tout l’organisme, cette décrépitude et cette surexcitation de toute la mécanique nerveuse, Wagner est l’artiste moderne par excellence9.

13L’autre sphère associative à laquelle est lié le cas dans ce texte est moins apparente dans le lexique, mais elle régit une bonne partie du dispositif rhétorique : il s’agit de la sphère juridique. Les titres même des deux textes anti‑wagnériens de 1888, Le Cas Wagner et Nietzsche contre Wagner, évoquent l’ouverture d’un procès – procès que poursuivront après Nietzsche bien des philosophes, parmi lesquels Adorno, Heidegger, Lacoue‑Labarthe, Žižek ou encore Badiou, lequel exprime cette dimension juridique de la manière la plus explicite :

Comme on sait, c’est à Nietzsche que nous devons la thèse que Wagner est un cas. En la circonstance, « cas » est une métaphore judiciaire indiquant qu’il va s’agir de culpabilité ou d’innocence. Wagner doit comparaître devant Nietzsche sous les yeux de l’opinion publique. […] Il s’agit d’un procès en corruption, de caractère moral, et secondairement esthétique. À cet égard Wagner est comparable à Socrate : ce que Nietzsche lui reproche est de corrompre la jeunesse allemande10.

14Wagner est donc ici comparé à ce Socrate que Nietzsche, dans La Naissance de la tragédie, érigeait en grand coupable de l’étouffement des instincts dionysiaques sous la chape d’une rationalité desséchante. Signalons, pour l’anecdote, que Nietzsche avait donné en février 1870 une conférence intitulée « Socrate et la tragédie ». Il en avait envoyé le texte à Wagner, qui avait réagi par une lettre enthousiaste, proposant à Nietzsche une forme de collaboration, à travers un jeu de masques :

Montrez maintenant à quoi sert la philologie et aidez‑moi à mettre sur pied la grande “Renaissance”, par laquelle Platon serrerait Homère dans ses bras et où Homère, rempli des idées de Platon, deviendrait alors vraiment l’immense Homère11.

15On trouve ici l’idée, chère à Wagner aussi bien qu’au jeune Nietzsche, que la pensée a pour fonction essentielle de servir de nourriture à l’art, qui est sa finalité. De façon amusante (et qui nous ramène au cœur de notre propos), l’analogon platonicien revient sous la plume de Nietzsche dans Ecce homo, lorsqu’il évoque précisément ses 3ème et 4èmeIntempestives, consacrées respectivement à Schopenhauer et à Wagner :

En somme j’ai saisi par les cheveux deux types célèbres et pas encore tout à fait fixés, comme on saisit par les cheveux une occasion pour exprimer quelque chose, pour avoir en main quelques formules, signes ou moyens d’expression de plus. […] Semblablement, Platon s’est servi de Socrate comme d’une sémiotique pour Platon. – Maintenant que mon regard rétrospectif sur les situations dont mes écrits témoignent se fait à quelque distance, je ne saurais nier qu’ils ne parlent au fond que de moi12.

16Cette idée fait écho à un passage de Par-delà le bien et le mal où Nietzsche indique que Platon s’est servi de Socrate comme d’« un simple thème en vogue » ou d’« une chanson populaire qui court les rues », afin de « lui faire représenter tous ses propres masques et ses aspects multiples »13.

17Est-ce cela qu’avait déjà en tête, bien avant Nietzsche, Matthew Paris, l’auteur de cette illustration du XIIIe siècle sur laquelle Derrida « hallucine » au début de La Carte postale de Socrate à Freud et au-delà ?

img-1.png

Fig. 1 : Mathew Paris (1217-1259), Bodleian Library, Oxford, MS Ashmole 304, 31v.

18À propos de cette illustration, Derrida note que dans le « nom propre-parapluie » dont chacun des deux personnages est affublé au-dessus de son chapeau, l’un jouit d’une majuscule et l’autre pas… Ce qui soulève une question : « Platon » et « Socrate » sont-ils des noms propres ou des noms communs ? Dans quelle mesure sont-ils singularisants ? La même question se pose bien évidemment avec le « Wagner » de Nietzsche, comme on l’a bien vu. Ainsi, le jeu de miroirs auquel se livre Nietzsche dans le tandem Platon/Socrate comme dans son propre rapport à Wagner et à Schopenhauer ajoute-t-il encore à la labilité des référents en allant jusqu’à introduire un doute quant à la séparation empirique du sujet de l’énonciation et de l’objet de son examen : et si ce « Wagner » n’était en fait qu'un masque de Nietzsche lui-même ?

La littérature comme casuistique ?

19Plutôt que d’observer de plus près ce jeu de miroirs et d’investiguer plus avant dans cette question du référent auquel renverrait l’entité « Wagner », je voudrais à présent changer de point de vue et tirer de tout cela quelques réflexions qui concernent plus largement le rapport du cas à la littérature. De quel geste de pensée le choix de baptiser Wagner un cas témoigne-t-il ? Il me semble que l’on peut assez aisément dégager les fondements de ce geste de pensée dans les deux sphères auxquelles nous avons vu que la notion de cas renvoyait prioritairement chez Nietzsche : dans le domaine médical comme dans le domaine juridique, le cas relève d’une même dynamique, qui correspond bien entendu à ce que nous avons observé dans Le Cas Wagner : l’ouverture du particulier vers le général. Le cas n’est pas simplement une occurrence, mais une occurrence représentative. C’est l’idée qu’un item singulier représente une catégorie plus large, qu’il permet de penser ou à l’aune de laquelle il est mesuré.

20Notons en outre que le cas s’offre toujours, dans ces disciplines, sous la forme d’un récit : sans récit, pas de cas, en ce sens que le cas n’est pas un donné brut, mais une configuration discursive et même narrative des données empiriques. On pourrait donc définir le cas comme le récit d’une suite de faits, sur le mode simple du « voilà ce qui s’est produit », mais pour autant seulement que l’on ajoute immédiatement que ce récit, pour une raison ou pour une autre, est perçu comme représentatif de quelque chose qui le déborde en termes de généralité.

21Sur la base de cette définition, il est possible de distinguer dans les discours de type théorique (philosophique, mais aussi scientifique), deux grandes catégories d’usage du cas, selon que le récit factuel est le point de départ d’une argumentation, ou qu’il est mobilisé à titre d’exemplification dans le processus argumentatif. Le premier type est lié à un modèle inductif : il se caractérise par une démarche de pensée allant du particulier vers le général ; c’est à partir de cas singuliers que l’on remonte vers une règle valable à large échelle, une loi générale. Le second modèle, au contraire, est lié aux méthodes hypothético-déductives, marquées par une subordination du particulier au général : le cas y ferait plutôt office d’illustration d’une idée à laquelle il offre une enveloppe narrative. Il se présente alors comme un récit fictif, imaginé pour donner un caractère plus tangible à une hypothèse qu’il permet d’éprouver sur le mode « imaginons qu’il se produise telle chose, et voyons ce qui en résulte ».

22Face à ces discours théoriques, argumentatifs, on trouve pourtant d’autres types de discours où les « cas » présentés ne sont pas articulés avec leur glose, mais se présentent seuls. Rien n’indique alors qu’ils tendent vers une loi générale ou qu’ils exemplifient une hypothèse. Ils n’apparaissent pas comme le moyen d’un discours qui les mobilise pour les lier à un plan plus général, mais au contraire comme une finalité en soi. Le but du récit factuel, en apparence du moins, paraît y être le récit lui‑même, et non une démonstration à laquelle il serait adossé. Le « cas » (pour autant qu’on puisse le tenir pour tel : c’est une question à laquelle je reviendrai) est alors sevré de tout rattachement explicite à un plan de généralité qui le déborde. J’aime à considérer ce type de discours comme « purement » littéraires.

23On ne saurait bien évidemment postuler une frontière hermétique entre textes théoriques et textes littéraires : il va de soi que tout un pan de littérature d’idées n’hésite pas à fournir les clés de généralisation des cas qu’elle mobilise. On pense notamment à la littérature des Lumières, toute imprégnée de philosophie, mais aussi à des formes comme la fable qui, traditionnellement, livrent les cas assortis de leurs gloses (dans la fable : la morale). La dichotomie que je propose ici ne vise bien entendu pas à séparer les textes dans des cases bien distinctes, mais elle offre néanmoins une polarisation entre deux modèles auxquels les textes peuvent correspondre plus ou moins étroitement.

24Car en dépit de la littérature d’idées ou de la fable, il n’en reste pas moins que le plus souvent, le texte littéraire n’explique pas à quoi sert ce qu’il place sous les yeux de notre imagination. À défaut d’être enserré dans un plan argumentatif où il illustrerait ou exemplifierait telle ou telle idée – à défaut même de quelques lignes qui indiqueraient au lecteur quel sens tout cela peut bien avoir, le texte est le plus souvent livré comme un pur cas particulier. Est‑ce à dire, dès lors, que dans de telles occurrences, il n’y aurait pas de généralisation – qu’on resterait dans le registre du particulier ? S’il en était ainsi, on ne pourrait pas alors parler de « cas », au sens où j’ai proposé de le définir, puisque ce terme implique qu’un récit soit lu comme représentatif de quelque chose qui le déborde en termes de généralité…

25Mais l’idée d’une littérature strictement bornée au particulier n’est-elle pas une sorte d’oxymore ? N’y a-t-il pas inévitablement dans la littérature une dynamique de généralisation implicite du cas singulier ? J’ai tendance à penser que cette dynamique pourrait même être sinon une définition de la littérature narrative, du moins un élément qui permettrait de situer ce type de discours parmi d’autres. C’est en effet surtout sur le plan de la relation référentielle et du pacte de lecture qu’implique cette relation que se joue, à mon sens, la principale différence entre la littérature et les autres types de récits présentant des « cas ».

26Lorsqu’on lit « voilà ce qui s’est produit » dans le compte rendu d’une séance de l’Académie de médecine ou dans le procès‑verbal d’une plaidoirie, on comprend que c’est un fait réel qui est raconté en tant que maillon d’une élaboration argumentative motivant ce récit. Le pacte de lecture, par défaut, est clair.

27Lorsqu’on lit « voilà ce qui s’est produit » dans un article de journal ou dans un dictionnaire historique, on peut évidemment, en tant que lecteur critique, se demander pourquoi le journaliste ou l’historien a choisi de dire cela plutôt qu’autre chose, pourquoi il dit cela de cette manière, à cette place, etc. Mais pour le lecteur non prévenu, le pacte de lecture par défaut, là aussi, est assez net : il le porte à considérer qu’on lui dit cela pour lui faire connaître un fragment du monde réel, et la simple véracité du fait rapporté lui paraît une finalité admissible du discours en question.

28Mais en littérature, la vérité d’un énoncé ne se mesure pas a priori à sa vérificabilité dans l’ordre du monde réel. C’est ce qu’affirme avec humour Jacques Roubaud lorsqu’il déclare :

Le conte dit toujours vrai. Ce que dit le conte est vrai parce que le conte le dit. Certains disent que le conte dit vrai parce que ce que dit le conte est vrai. D’autres que le conte ne dit pas le vrai parce que le vrai n’est pas un conte. Mais en réalité ce que dit le conte est vrai parce que le conte dit que ce que dit le conte est vrai. Voilà pourquoi le conte dit vrai14.

29Mais (et c’est évidemment une question sensible notamment dans les « fictions documentaires » évoquées ailleurs parmi les essais rassemblés ici) lorsqu’on lit un « fait réel », ou supposé tel, dans un livre présenté éditorialement comme « littéraire », on se demande spontanément, me semble‑t‑il, si cette supposée réalité est bien réelle. Même une affirmation allant dans ce sens nous est suspecte et ne suffit plus à combler le pacte de lecture par défaut. Doit‑on prendre au mot tous les écrivains qui affirment par exemple n’être que les éditeurs d’un manuscrit trouvé, ou les transcripteurs neutres d’un quelconque fait divers ? Et surtout, que le fait rapporté soit réel ou non, son rattachement éditorial à la sphère de la littérature engage spontanément le lecteur à se demander pourquoi ce fait nous est raconté, pourquoi l’auteur l’a jugé digne de devenir « littérature »15.

30Ce questionnement sur le pourquoi, que j’associe à l’horizon d’attente ouvert par un texte littéraire, on en trouve une expression particulièrement savoureuse dans les remarques désabusées formulées par le narrateur du « Nez » de Gogol. À la fin de la nouvelle, se mettant à la place de son lecteur, il s’étonne :

Non, cela ne tient pas debout, je ne le comprends absolument pas… Mais ce qu’il y a de plus étrange, de plus extraordinaire, c’est qu’un auteur puisse choisir de pareils sujets… Je l’avoue cela est, pour le coup, absolument inconcevable, c’est comme si… non, non, je renonce à comprendre16.

31Pourquoi nous raconte‑t‑on cela ? En quoi cela nous concerne‑t‑il ? Soyons pragmatiques : si personne ne parvient à répondre à ces questions par rapport à un texte, il y a fort à parier que ce texte ne saura pas trouver son lecteur et ne sera pas édité. Pour qu’un éditeur jette son dévolu sur un texte ou pour qu’un lecteur y trouve son compte, il faut bien qu’il y ait quelque chose de partageable dans ce qui est raconté, autrement dit que le texte offre au moins une amorce de généralisation du particulier. Si on lit les Nouvelles pétersbourgeoises depuis bientôt deux siècles, c’est bien que, comme le suggère Gogol dans le paragraphe qui suit celui que je viens de citer (et qui est le tout dernier de la nouvelle) : « après tout, tout bien considéré, dans tout cela, vrai, il y a quelque chose »…

32Que l’homme empirique nommé Marcel Proust ait effectivement été ému en marchant sur un pavé inégal dans la cour de l’Hôtel de Guermantes, parce que cela lui a rappelé Venise, en quoi cela nous concerne‑t‑il ? Si l’on restait au strict niveau du particulier, ce serait un récit qui pourrait intéresser un proche de celui qui le raconte, quelqu’un qui prendrait part aux sentiments de son ami ou parent. Mais voilà bientôt un siècle qu’il est mort, celui qui a (ou aurait) ressenti cette émotion, et on continue de lire, de rééditer, de commenter à foison ce sentiment singulier, ce cas particulier. C’est évidemment parce qu’il y a là « quelque chose »… quelque chose de généralisable, qui déborde radicalement l’unicité du fait particulier.

33Nietzsche se veut très piquant à l’encontre de Wagner lorsqu’il déclare qu’à y regarder de près, « toutes les héroïnes de Wagner, sans exception, aussitôt qu’on les a débarrassées de leur affublement héroïque, ressemblent à s’y méprendre à Mme Bovary ! »17. Mais c’est qu’il choisit la lunette avec laquelle il observe les héroïnes wagnériennes : en l’occurrence, il choisit une clé de généralisation qui lui permet de voir la bourgeoise derrière Brünnhilde… Il aurait pourtant aussi bien pu choisir d’élargir son champ de vision afin de discerner derrière Brünnhilde et derrière Madame Bovary une constante de la condition féminine de ce temps, par exemple. Il aurait pu chercher à montrer comment l’une et l’autre sont, par‑delà leurs différences, deux cas singuliers susceptibles d’être généralisés, et de faire verser des larmes bien réelles à tels lecteurs qui ne les ont pourtant pas connues personnellement, et pour cause ! Et cela même si on n’a pas expliqué à ces lecteurs ce que Brünnhilde ou Madame Bovary représentent, car dans les deux cas, les récits présentant les faits et gestes de ces femmes sont affranchis de toute glose qui en expliciterait le caractère exemplaire ou représentatif.

34Dans « Richard Wagner à Bayreuth », Nietzsche marquait une vive admiration pour la qualité de « simplificateur » qu’il attribuait à Wagner (au détour d’une nouvelle métaphore médicale) :

Il a, s’il m’est permis d’user d’une expression médicale, une vertu astringente : dans cette mesure, il appartient aux forces vives de la culture. Il règne sur les arts, les religions, l’histoire des divers peuples, et pourtant il est le contraire d’un polyhistorien, d’un esprit qui se contente de collectionner et de classer : car il est un rassembleur et sait animer les choses collectionnées, il est un simplificateur du monde. 18.

35Nietzsche ne fait‑il pas précisément ici la distinction entre celui (le « polyhistorien ») qui s’en tient à une juxtaposition d’éléments particuliers et celui qui, tout au contraire, parvient à en tirer une généralisation ? Il est en tous cas certain que le mode de pensée propre à Wagner va très nettement dans le sens de la généralisation. Son travail sur les mythes est particulièrement caractéristique de cette tendance : partant de récits longs, complexes, riches en aventures et en rebondissements, il produit à chaque fois un énorme travail de Verdichtung, de condensation, pour aboutir à des structures très simples, vivement surdéterminées symboliquement, et, partant, fortement orientées vers une universalisation.

36« Ce qui est incomparable avec le mythe, c’est qu’il est vrai en tout temps et que son contenu, dans sa concision dense, est inépuisable pour tous les temps »19, affirme Wagner. J’aime à rapprocher cette idée de la formule programmatique et fondatrice avancée par l’un des premiers « wagnériens » français en guise de définition de la modernité20 : « tirer l’éternel du transitoire ». J’ai bien entendu nommé Charles Baudelaire et son « Peintre de la vie moderne » – un essai publié en 1863, et dont la rédaction est en partie contemporaine de celle de « Richard Wagner et Tannhäuser à Paris ».

37Entre la définition wagnérienne du mythe et la définition baudelairienne de la modernité, le rapprochement est frappant. Ne ferait-il pas sens de poursuivre sur cette lancée et de suggérer que ces définitions pourraient bien aussi concerner la littérature dans son ensemble, en tant que « casuistique » ? C’est‑à‑dire la littérature en tant que démarche de l’esprit visant à dire le particulier pour suggérer le général, visant à débusquer toujours le « soi » en puissance derrière le « moi » ?