Colloques en ligne

Mathieu Roger-Lacan

« Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui » : généalogie littéraire du cryptage et de l’enfouissement de 1848 sous le Second Empire

« […] ces fugitives allégories où pour moi se peignaient les phases les plus contrastantes de la vie humaine, majestueux spectacles où va maintenant fouiller ma mémoire. »
Balzac, Le Lys dans la vallée

1La question du rapport entre la révolution de 1848 et la littérature engage tout un discours sur la modernité littéraire. Comment identifier des évolutions d’ordre poétique dont on peut faire remonter la genèse à une expérience d’ordre historico-politique ? Quand on s’interroge sur la postérité littéraire de l’expérience de 1848, la question est redoublée par la difficulté qu’il y a à déceler la mémoire de cet événement dans un moment politique (le Second Empire) qui complique l’expression directe du sentiment républicain, voire l’interdit.

2Dans Le Spleen contre l’oubli, Dolf Oehler trace une ligne de démarcation entre les textes écrits ou produits sur le vif du moment révolutionnaire de 1848 et les textes ultérieurs, qu’il juge plus intéressants au plan herméneutique car dotés d’une plus grande profondeur symbolique et réflexive. Dans un article paru peu après son ouvrage, Oehler clarifie cette bipartition :

[…] le passage à la modernité, chez Baudelaire et Flaubert, se fait aussi comme une transition des textes-agents à une littérature caractérisée par une rhétorique plus complexe dotée d’un sens équivoque et qui déconstruit progressivement les clichés quarante-huitards jusqu’à les rendre quasiment méconnaissables1.

3Les textes de la seconde catégorie auraient ainsi pour caractéristique principale de conserver secrètement le souvenir « traumatique » des douloureuses journées de Juin 1848, exigeant du lecteur un travail de décryptage.

4Cet article se propose de repartir à la fois de la proposition critique fondamentale de Dolf Oehler et des objections, notamment méthodologiques, qu’on peut lui opposer, afin de déplacer et de préciser la nature de ce qu’une enquête sur les traces enfouies de 1848 dans la littérature de l’après-1848 peut se donner pour objet2.

Retour sur Le Spleen contre l’oubli

5L’intuition d’Oehler a pour point de départ un double silence imposé sur l’événement. D’une part, le silence imposé de facto aux victimes de la répression des journées de Juin, en grande majorité issues du prolétariat, sans appui au sein de la petite bourgeoisie et des milieux de plume. D’autre part, le silence imposé de jure par le récit officiel qui se construit autour la révolution de 1848 et de l’épisode de Juin sous la Seconde République puis sous le Second Empire. En témoignent les très nombreux récits des journées elles-mêmes dans les journaux de province, racontant les « nouvelles de Paris ». On en trouve un exemple représentatif dans les récits qui sont faits du massacre du Carrousel. Le soir du 26 juin, 200 prisonniers désarmés sont sortis des soubassements de la terrasse du bord de l’eau des Tuileries où ils croupissaient entassés les uns sur les autres. Au moment où ils traversent la cour du Carrousel avec leur escorte, un coup de feu et une panique générale déclenchent une « boucherie d’hommes3 » où la majorité des prisonniers sont tués ou blessés. Immédiatement relaté comme un « affreux carnage4 » par les journaux conservateurs, l’épisode est imputé à la révolte d’un prisonnier. L’obscurité aidant, les gardes nationaux auraient été contraints de tirer à l’aveugle, tuant presque autant d’entre eux que de prisonniers — ce qui permet d’accréditer l’idée d’un jeu des victimes à somme nulle. Alors que de tels récits essaiment en province via les télégrammes envoyés aux préfets et les journaux de province5, il faudra attendre plusieurs mois pour que des contre-récits de l’événement voient le jour, parfois à l’étranger6.

6Ce double silence, qui fait de Juin 48 un épisode tragique à la fois capital et indicible, autorise Oehler à recourir à un vocabulaire psychanalytique en parlant de traumatisme et de refoulement7. Même à la fin du Second Empire8, la parole n’est pas tout à fait libre et le souvenir reste douloureux : dans la préface de sa pièce sur la chouannerie, Cadio, George Sand raconte sur le mode de l’anecdote un épisode qui illustre parfaitement la violence arbitraire des journées de Juin, qu’elle tient d’un témoin direct de la scène. Une bande de gardes nationaux désœuvrés, croisant par hasard un homme en blouse dont ils n’avaient aucune preuve qu’il était émeutier, le fusillent et le laissent agoniser sur le pavé. « Il fallait bien faire quelque chose pour charmer les ennuis de la veillée9 », commente George Sand avec une ironie grinçante. Néanmoins, une fois cet épisode douloureux évoqué, elle décide d’en refermer la parenthèse : « ces choses sont encore trop près de nous pour être rappelées sans faire appel aux passions et aux ressentiments10 ». Dix-neuf ans après les faits, la blessure semble donc encore vive. Une telle remarque justifie le recours d’Oehler aux concepts psychanalytiques du refoulement et du trauma, et à l’idée d’un traitement indirect, crypté ou silencieux de l’événement par la littérature. Elle justifie également l’entreprise herméneutique qui en découle, qui consiste à traquer minutieusement des indices ponctuels de cette mémoire à la fois taboue et refoulée.

7Ainsi, c’est le caractère manifestement symptomatique et douloureux quoiqu’interdit qui frappe Juin 1848 lorsqu’on en parle, qui pousse Oehler à enquêter sur les indices qui en démasquent la présence, lorsqu’on n’en parle pas ou qu’on ne semble pas en parler — ce qui ne revient pas au même.

8Cette hypothèse liminaire en implique, chez Dolf Oehler, deux autres. Premièrement, l’idée que le « chiffrage » de l’événement ait été opéré selon un code allégorique indissociable du contexte politique immédiat, et dont la postérité — après la Commune et à plus forte raison après les tragédies historiques et politiques du xxe siècle — aurait en quelque sorte « perdu la clé ». Deuxièmement, l’idée que cette pratique allégorique a en même temps structuré ou catalysé l’innovation littéraire fondamentale qu’ont représenté les poétiques flaubertienne pour le roman et baudelairienne pour la poésie. Ce sont majoritairement à ces deux figures tutélaires que Dolf Oehler identifie la « modernité » littéraire que la présence/absence de Juin 1848 dans les années du Second Empire aurait fécondée.

9Voilà pour la proposition critique. Passons aux objections, qui sont également essentielles pour préciser l’objet d’une recherche sur les traces enfouies de l’événement dans les textes ultérieurs. L’objection principale qu’on peut faire aux hypothèses de Dolf Oehler est d’ordre méthodologique, et concerne son approche des textes littéraires. Le geste d’Oehler repose sur une forme de paranoïa herméneutique, s’il nous est permis d’emprunter à notre tour un concept psychanalytique : il s’agit d’interpréter certains détails manifestes en signes d’un sens caché (ici historico-politique). Les choix herméneutiques d’Oehler risquent donc de conduire, à certains moments, à un forçage du texte au mépris de son cadre esthétique, formel et symbolique propre. Postuler a priori l’omniprésence de 1848, l’obsession du silence sur Juin pour justifier d’en soutirer partout des indices, est une position critique pour le moins hasardeuse, même si elle est séduisante et brillamment défendue par Oehler. En identifiant, dans « Le Cygne », la figure du cygne au prolétariat massacré en juin 1848 et celle d’Andromaque aux espoirs républicains de la France, tombée successivement de la « main du superbe Pyrrhus »/Cavaignac à celle d’Hélénus/Napoléon III11, Oehler propose un décodage qui déroute nombre de baudelairiens par sa dimension cavalière.

10Or, cette objection méthodologique aux pistes interprétatives de Dolf Oehler est féconde : plutôt qu’à congédier ces dernières, elle nous incite à en préciser et à en complexifier l’enjeu exact.

Régimes politiques, régimes esthétiques

11Au seuil de son ouvrage et avant d’en venir au « Cygne », Oehler prend une autre allégorie pour exemple de la manière dont nous aurions perdu la clé du code allégorique qui permettait une référence cryptée à 1848. Il s’agit de la sculpture de Francisque Duret qui orne la fontaine de la place Saint-Michel, ensemble conçu par Davioud en 1860, alors que le régime de Napoléon III est à son apogée :

Qui serait capable de déchiffrer historiquement cette allégorie pour touristes, de reconnaître que l’archange à l’épée pointée sur le dos de Satan devait à l’époque représenter la victoire de l’ordre impérial et bourgeois sur la révolution, le triomphe du Bien sur le mauvais peuple de Juin 1848 ? Si personne n’a jamais eu l’idée d’essayer de confronter le groupe de sculptures de la fontaine inaugurée en 1860 avec le monument imaginaire en vers que Baudelaire, au même moment, et pour la même occasion, érigeait à son cygne visionnaire sur la place du Carrousel, autre point stratégique de la métropole, c’est parce que la clef pour comprendre ces deux œuvres d’art — c’est-à-dire le code allégorique de l’époque — s’est perdue12

12On voit d’emblée apparaître une asymétrie majeure dans le parallèle que fait Oehler. La fontaine de Davioud, comme les vitraux de la Sainte-Chapelle ou la colonne de la place de la Bastille, relève d’un régime allégorique distinct de celui auquel recourt le Cygne baudelairien, qui a pourtant, comme le jeu homonymique l’indique, toutes les caractéristiques d’un signe énigmatique et qui appelle un déchiffrement. Si quelque chose a changé avec 1848, avec la révolution comme avec les coups d’arrêts du 15 mai et des journées de Juin puis avec son engluement ultérieur et enfin avec sa mise à mort par le régime autoritaire de Louis-Napoléon Bonaparte, c’est justement un régime de représentation — de représentation politique (perpétuellement en question en 1848) ainsi que de représentation symbolique et esthétique.

13Nous voudrions faire l’hypothèse que, si la fontaine Saint Michel appartient à un régime classique (ou néo-classique) d’encodage des éléments que le discours du pouvoir décide de mettre en avant pour s’incarner, « Le Cygne », au contraire, incarne la crise de l’allégorie elle-même, de la possibilité d’une allégorie qui fédère un sentiment collectif, crise ouverte par Juin et rejetée dans l’ombre et le silence par le Deux-Décembre.

14À partir du poème du « Cygne », nous proposons alors de retourner la question, en ne nous demandant plus ce qui a lieu exactement dans ce type d’allégories, ce qui y est dit sous une forme cryptée de l’expérience de 1848, mais en nous demandant : quelle part a pu prendre l’expérience historique de 1848 dans le recours à un outil allégorique d’un genre nouveau ? En d’autres termes, à quel degré l’expérience historique a-t-elle pu participer à une mise en crise du signifiant allégorique, et par là même à une innovation littéraire radicale ? Ou encore : en quoi le renouvellement des modes de symbolisation littéraire et artistique est-il pris dans la même historicité que ce que nous nommons « l’expérience de 1848 » ? Ce qui est en jeu dans ce questionnement, c’est aussi tout un pan de la méthode d’analyse de la présence de l’histoire dans un texte littéraire. Ou plutôt, de la manière dont on peut saisir l’historicité propre à un texte, la « configuration spécifique de la vérité13 » qu’il offre d’une expérience historique.

La fabrique baudelairienne de l’allégorie

15Le fonctionnement singulier de l’allégorie chez le poète des Tableaux parisiens a été amplement commenté, depuis les pages de Jules Laforgue sur « l’américanisme14 » de Baudelaire jusqu’à la critique contemporaine, en passant par Walter Benjamin ou Paul de Man15. Dans chacune de ces analyses, le poème du « Cygne » tient une place privilégiée. Quoique ces approches diverses diffèrent en plusieurs points, il n’est pas impossible de relever des traits communs de l’analyse qui nous permettent d’étayer notre hypothèse. Nous en dénombrons trois principaux.

16Premièrement, l’allégorie telle qu’elle est maniée par Baudelaire, notamment dans les Tableaux parisiens, aurait à voir avec l’expression poétique d’un sentiment mélancolique du passage du temps. « Le méditatif dont le regard, terrorisé, tombe sur le fragment qu’il tient dans sa main, devient allégoriste16 », écrit Walter Benjamin. En ce qu’elle est « accrochée aux ruines17 », l’allégorie peut être considérée, pour Starobinski, comme « le comble de la mélancolie18 ». Dans une réflexion sur le destin littéraire d’une expérience historique, la figure de l’allégorie serait donc un moyen privilégié de saisir le « régime d’historicité19 » propre au poème — un régime mélancolique.

17Deuxièmement, l’allégorie baudelairienne donne l’impression de détraquer le processus signifiant plutôt que de le faciliter. Elle aurait pour caractéristique de casser l’analogie au profit de ce qu’Yves Bonnefoy identifie à une présence, dont naît un événement poétique20. Antoine Compagnon quant à lui compare cet effet au « non sequitur » latin, pour désigner l’opacification du sens par un attelage brutal d’images21. Une impression semblable, quoique formulée différemment, se retrouve dans la définition que donne Pascal Maillard de l’allégorie baudelairienne comme « métafigure du discours22 » qui prend le dessus sur toutes les autres opérations symboliques du texte. C’est également cet effet de sidération devant une image qui fige en ruines ou en reliques les objets qu’elle emploie, qui justifie la théorie de Walter Benjamin au sujet de la filiation entre l’allégorie baroque et la poésie de Baudelaire. Et le texte baudelairien lui-même accrédite ces différentes lectures, comme dans les vers du « Voyage à Cythère » :

[…] et j’avais, comme en un suaire épais
Le cœur enseveli dans cette allégorie23.

18Quoiqu’au nom de problématiques très différentes, toutes les réflexions sur l’usage de l’allégorie dans les Tableaux parisiens découlent donc d’un certain sentiment commun, qu’on pourrait résumer ainsi : l’image allégorique impose sa visibilité, ce qui suspend pour un temps sa lisibilité, inversant la relation traditionnelle entre ces deux pôles dans les figures de style. Ou, pour le dire comme Patrick Labarthe : « les allégories baudelairiennes se creusent d’un poids de signification exactement proportionnel à leur visibilité24 ». Au niveau critique, il est donc possible de s’interroger sur le sens même de cette hypertrophie de l’image allégorique, qui détraque le processus de signification.

19La troisième leçon que l’on peut tirer de l’érudition séculaire sur l’allégorie baudelairienne est une mise en garde. En effet, beaucoup de théories de l’allégorie se fondent sur l’opposition entre symbole et allégorie, que le romantisme a contribué à exacerber, en privilégiant le premier, vu comme une tension vers le beau, au détriment de la seconde, qui serait quant à elle une figure anti-fusionnelle, dysphorique, une « blessure qu’aucun cautère symbolique ne saurait suturer25 ». Par opposition à cette distinction romantique, Baudelaire serait donc le poète qui aurait redonné la primauté à l’allégorie, en en exacerbant le caractère complexe et difficile, par opposition à la facilité relative du symbole. Toutefois, Patrick Labarthe et Antoine Compagnon rappellent que symbole et allégorie sont relativement interchangeables dans les textes théoriques de Baudelaire, qui ne thématise nulle part cette distinction. Dans la perspective que nous adoptons, qui cherche à rendre au geste poétique du « Cygne » sa genèse historique, mieux vaut donc repartir du sens plus général et moins spécifiquement littéraire du terme allégorie, qui figure dans le poème, et des réalisations concrètes auxquelles il peut faire référence pour le poète ou le lecteur au milieu du xixe siècle. Pour cela, nous ne devons pas seulement nous tourner vers la littérature, mais également vers les usages de l’allégorie qui sont les plus fréquents dans l’espace public dans l’après-48 : ceux qu’en font la sculpture, la peinture, et les arts visuels en général.

« 1848 » ou le destin contrarié de l’allégorie

20Avant d’en venir à l’examen des usages de l’allégorie autour de 1848, insérons une précision utile dans ce que nous entendons par « quarante-huit », et par l’expérience de ce moment. Ce que Dolf Oehler propose de restreindre aux journées de Juin, nous proposons de l’étendre à une temporalité plus inclusive, au centre de laquelle Juin conserve un rôle déterminant. En effet, par « quarante-huit », nous n’entendons pas la référence au moment exact de février ou de juin, mais plutôt à l’expérience elle-même prise dans la chronologie qui va de Février, au 15 mai, aux journées de Juin, à l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte en décembre 1848 et enfin au coup d’État du 2 décembre 1851. Ce glissement se justifie notamment par l’évolution de la référence à 1848 dans la poésie de Baudelaire lui-même. Pierre Laforgue26 montre en effet que l’édition de 1857 des Fleurs du Mal, notamment par les sections Révolte et Le Vin, utilise la référence au chronotope révolutionnaire de Février et de Juin 1848 comme un « résidu historique subversif27 » permettant à Baudelaire de « dater [s]a colère28 ». Tandis que dans les Tableaux parisiens, qui font leur apparition dans l’édition de 1861, on assiste à une « recomposition de la référence29 » qui intègre 1851 à l’expérience de 1848. Le temps de 1848 est donc un temps de l’action commencée puis étouffée, de l’espoir effondré, dont la temporalité propre demande à être épaissie30.

21Venons-en alors à l’étude de l’allégorie non spécifiquement littéraire autour de 1848, des lieux où elle se rencontre, des formes qu’elle adopte, du type d’adhésion ou de déception qu’elle suscite. Après les journées de Février, le régime allégorique est en effet très fréquemment convoqué dans la vie publique et dans la représentation de la révolution et de la Seconde République. Dans son ouvrage Marianne au combat31, Maurice Agulhon retrace la généalogie de l’imagerie et de la symbolique républicaines de 1789 à 1880. Or, la révolution de 1848 et l’enlisement progressif de son élan dans l’histoire courte de la Seconde République marquent une sorte de bascule à l’intérieur de l’étude. Agulhon montre en effet comment, passée la révolution de Février, le nouveau pouvoir a peiné à produire une symbolique neuve et unificatrice. Très vite, une brèche s’est ouverte entre deux imageries idéologiquement antagonistes : d’un côté, celle d’une continuation de l’élan révolutionnaire, incarnée par des figures en pied, mobiles, voire vivantes (on a vu, en février, certaines femmes en costume incarner la république dans des manifestations populaires) ; de l’autre, celle d’une république stable, représentée assise, conciliant de façon rassurante les symboles du retour de la paix et de l’ordre dans une nation restaurée autour de l’idéal républicain32.

22Maurice Agulhon montre comment l’opposition entre ces deux visions inconciliables a rapidement laissé voir le discrédit du paradigme allégorique ou symbolique (les deux sens ne sont pas distingués par Agulhon), ce qu’ont aussi manifesté les cérémonies publiques de la jeune République. Le 4 mars, le cortège funèbre des morts des 22, 23 et 24 février promène dans Paris un char sur lequel est dressée une déesse de carton-pâte, manquant à tout moment de tomber et trop petite pour être remarquée par la foule33. « Des drapeaux tricolores aux quatre coins, au milieu une charrue à demi cachée par des branches vertes, au-dessus une main de justice menaçant le ciel, et la lance des batailles et l’olivier pacifique, voilà les éléments un peu surannés qu’avait mis en œuvre l’ordonnateur de la fête », lit-on dans L’Artiste (où collaborent entre autres Murger, Champfleury, Baudelaire et Banville) le 12 mars 1848. Cette déception se reproduit dans un contexte politique très tendu, le 21 mai (six jours après le quasi coup d’État du 15 mai), lors de la Fête de la Concorde. Le gigantisme et la codification extrême voulus par Ledru-Rollin bloquent l’adhésion populaire par manque de spontanéité, jusqu’à former une sorte de pâle réminiscence de l’échec de la Fête de l’Être suprême du 8 juin 1794 (20 prairial an II), avec Ledru-Rollin dans le rôle de Robespierre. L’accumulation à outrance de cortèges et de symboles aurait, selon les témoignages recueillis par Agulhon, joué en la défaveur de la représentation républicaine. Un autre symptôme de cet échec est ainsi la délibération du jury de peinture pour le concours de représentation de la république, qui, à l’automne, ne parvient pas à attribuer de premier prix. L’Artiste reconnaît cette impossibilité en remarquant : « La République !… rien de plus complexe, de plus abstrait, de plus infini, et quel pinceau pouvait tout dire ! On peut peindre la Charité, la Justice, la Patrie, mais résumer dans une seule figure tous les meilleurs sentiments de l’âme humaine34… » La cacophonie symbolique produit finalement un cafouillage allégorique.

23L’itinéraire de dévaluation de l’allégorie officielle au fil des semaines et des mois qui ont suivi la révolution de 1848 tel qu’il est retracé par Maurice Agulhon s’observe également dans la presse satirique et le dessin de caricature35. Un parcours chronologique de 1848 à 1849, principalement dans les dessins que Cham livre au Charivari, permet de l’attester. Dès le 14 novembre 1848, Cham dessine une République essayant plusieurs coiffures, et hésitant encore à troquer le bicorne napoléonien pour un bonnet phrygien que lui propose Ledru-Rollin en glissant : « n’écoutez pas les gens qui voudraient abuser de leur Empire sur vous36 ». Trois semaines plus tard, le même dessinateur représente Louis-Napoléon Bonaparte attendant que la « République indivisible » sorte la tête d’une chatière pour la lui trancher. Le 24 février 1849, à l’occasion du premier anniversaire de la Révolution de Février, la République est représentée sous les traits d’une enfant, que sa mère, la France, morigène. Le dessin est sous-titré par le dialogue suivant : « — Mon enfant, voilà votre première année révolue, en avançant en âge vous deviendrez de plus en plus raisonnable : faites oublier qu’en venant au monde vous étiez un enfant turbulent et désagréable ! — [L’enfant] C’était la faute de mes premières bonnes37… » D’un côté, le spectre autoritaire du bonapartisme tire l’allégorie républicaine vers l’image d’une jeune femme fragile et menacée d’être assassinée ou violée par Louis-Napoléon, de l’autre l’assagissement forcé de la République révolutionnaire par la République bourgeoise et modérée l’infantilise et en neutralise le pouvoir fédérateur.

24Au fil de l’année 1849, le mouvement s’accélère encore. Le 14 mai, jour du triomphe du parti de l’Ordre aux élections législatives, Cham représente la République sous les traits d’une femme en guenilles, tenant dans une main une urne où est écrit « Vote universel », et tirant de l’autre un charriot attelé à un cheval où des républicains sont piteusement entassés. L’ensemble est sous-titré, de façon éloquente : « Déménagement pour cause de fin de bail38 ». Le mois suivant, on trouve dans un journal satirique italien, Il Don Pirlone, un dessin anonyme représentant un « épisode d’un poème français moderne » (Episodio d’un pœma moderno francese) : une femme nue portant seulement un bonnet phrygien sur la tête est enchaînée à un bicorne géant où est écrit « République française », et derrière lequel un Louis-Napoléon Bonaparte à tête de loup la lorgne avidement39. La relation équivoque de la Deuxième République à la République romaine, proclamée en février 1849, est moquée par Bertall dans son dessin « « Liberté, fraternité bien comprises — Moyens curatifs employés par la Ré-ac-publique Française pour débarrasser fraternellement sa jeune sœur la République Romaine des substances étrangères capables d’engendrer le Démocra-Morbus40 », qui représente une République française sous les traits d’Adolphe Thiers s’apprêtant à administrer un gigantesque clystère à une jeune République romaine attachée à un piquet.

25L’érosion de la figure républicaine culmine finalement dans un dessin de novembre 1849, signé Daumier dans Le Charivari. On y voit les trois chefs du parti de l’Ordre, Thiers, Molé et Montalembert, tentant de bloquer les roues du char sur lequel se tient une allégorie en pied de la République41. Mais cette allégorie n’est visible qu’en partie : son buste et son visage sont hors du champ de l’image. Malgré une légende qui se veut optimiste (« Ce char marchera toujours, ils auront beau vouloir mettre des bâtons dans les roues ! »), le dessin de Daumier donne à voir l’impossible figuration de la République en 1849. Une phrase du même journal à quelques jours d’écart y fait écho : « La République n’existe-t-elle plus que pour mémoire42 ? » Le pressentiment politique d’un effondrement sur soi du rêve républicain découle sur une aporie figurale, qui rend problématique le mode de représentation censé unifier la nation et réunir le peuple français.

26La concomitance, entre 1848 et 1849, de tentatives manquées d’institutionnalisation d’une figure allégorique stable de la République nouvelle, et de représentations désacralisées de cette même figure, participent à l’érosion général du paradigme allégorique lui-même. La production officielle des symboles, dont l’allégorie de la fontaine Saint-Michel sera un nouvel exemple sous le Second Empire, s’est comme enrayée dans l’esprit de ceux qui ont vu le paradigme même de la représentation du pouvoir s’effriter de février 1848 à décembre 1851 en passant par mai et juin 1848, décembre 1848, mai 1849... Face à ce constat, il apparaît nécessaire de poser l’hypothèse à l’envers : ce dont les textes « cryptés » de l’après-1848 gardent le souvenir, ou produisent la trace, serait plutôt le destin funeste de l’allégorie comme moyen de fédérer une collectivité humaine hétérogène autour d’une ambition commune. En étudiant de près certains dispositifs littéraires qui mettent en scène des allégories dysfonctionnelles, on peut donc faire l’hypothèse qu’on touche du doigt une trace formelle de la relative dévaluation du paradigme allégorique qui a accompagné l’expérience quarante-huitarde.

Que reste-t-il du cygne ? Clarification méthodologique

27De ce destin manqué de l’allégorie républicaine, de cette cacophonie figurative qui a accompagné l’effondrement sur soi du rêve républicain de 48, le cygne baudelairien apparaît comme le signe suprême. Si l’oiseau symbolique par excellence, jusque dans son nom même, n’est qu’un « mythe étrange et fatal », une présence irréductible dans l’espace du souvenir ouvert par la remémoration mélancolique, s’il n’est allégorie qu’au sens de béance figurale, d’arrêt sur image, c’est qu’il est une allégorie de l’allégorie elle-même : une allégorie du destin fatal de l’allégorie en 1848, une allégorie de la crise des signes dans l’historicité à laquelle Baudelaire veut donner forme, et dont la genèse remonte à l’expérience de 1848 (au sens étendu et non restreint au seul souvenir de Juin).

28La perspective critique et herméneutique sur un poème comme « Le Cygne » s’en trouve alors retournée. Plutôt que de s’interroger sur la validité de l’hypothèse d’un cryptage par Baudelaire de son poème afin de faire référence à 1848, nous en venons à identifier la présence dans le texte baudelairien de motifs dont on peut dater la naissance à l’expérience de 48. D’une part, des motifs d’ordre thématique : pour reprendre la liste donnée par Oehler, « frotter, la poudre, le pavé, la foudre, la voirie, le Travail, l’ouragan, la ménagerie, s’évader, la négresse amaigrie, la boue, la muraille, la Douleur, les maigres orphelins, s’exiler, les exilés, les oubliés, les captifs, les vaincus, etc.43 ». De l’autre, un motif d’ordre sémiologique : le fonctionnement du cygne comme signe exilé, la figuration impossible d’un sens collectif. En un sens, nous déplaçons sur le terrain de l’histoire politique la remarque d’Yves Bonnefoy sur l’allégorie baudelairienne, qui s’applique initialement à l’histoire des formes littéraires : « Le rêve de davantage de réalité s’est fait la dissipation du peu que l’on en avait. C’est un redoublement de l’exil, vouant l’existence en sa condition sociale aux crispations, aux malentendus44. »

29Dès lors, la question de savoir si l’opération menée par le poète lorsqu’il emprunte des motifs à la transmission écrite de l’événement est « consciente » et destinée à être décelée par un public (et lequel ? quelques initiés, ou bien presque tous ses contemporains, tant l’évidence de la référence semble forte sous la plume d’Oehler ?) est en quelque sorte neutralisée. Elle se trouve remplacée par la question de la postérité, dans des textes littéraires de moins en moins référentiels, de motifs nés au contact d’une expérience historique, et donc de leur autonomisation progressive et de leur participation éventuelle à un renouveau formel, comme c’est le cas dans l’usage de l’allégorie qu’invente Baudelaire. Ainsi, contrairement à Oehler nous n’en venons pas à conclure à un « refoulement » de l’événement par un effet de cryptage littéraire, mais à une mémoire à la fois thématique et formelle d’une expérience politique collective qui trouve sa source hors et en amont du texte baudelairien.

30Nous pouvons alors proposer un approfondissement méthodologique dans la manière de lire ces phénomènes littéraires et d’approcher ces opérations allégoriques. À l’opposition binaire proposée par Dolf Oehler entre textes-agents et textes complexes et équivoques, nous proposons de substituer une tripartition, en scindant en deux sa seconde catégorie. Nous obtenons ainsi trois familles de textes, allant du plus haut degré de référence à l’événement au point extrême où le fil de l’événement et le code allégorique sont bel et bien perdus, et parfois montrés comme tels. Chaque ensemble n’implique par la même méthode de lecture et ne permet pas de tirer les mêmes conclusions : c’est dans un aller-retour méthodique entre ces différents textes, et non dans la confusion de leurs régimes particuliers, qu’il nous sera permis d’observer comment ils se nourrissent mutuellement.

  1. Il y a d’abord les témoignages et les récits de 1848 et sur 1848, tous les textes dont Dolf Oehler fait des « textes-agents ». Ceux-ci instaurent une grammaire de l’événement, et commencent à figer certains motifs qui accompagnent fréquemment le récit de tel ou tel épisode. En analysant les lieux communs qui se dégagent de ce type de textes (François Pardigon, Louis Ménard, Daniel Stern, Léonard Gallois, Lamartine), il est possible de juger de la postérité scripturale de ces motifs.

  2. Ensuite, les textes littéraires qui prennent le moment-48 comme cœur de leur intrigue, ou bien en font un épisode de la diégèse ou un thème poétique. Ce sont L’Éducation sentimentale de Flaubert (1869), mais également, entre autres, Bouvard et Pécuchet (dont le chapitre VI s’ouvre sur la révolution de Février et se clôt avec Juin puis avec le Deux-Décembre), Les Mystères du peuple d’Eugène Sue (publiés de 1849 à 1857), La Femme au collier de velours d’Alexandre Dumas (1850), Histoire d’un homme du peuple d’Erckmann-Chatrian (1865), ou encore La Fille des barricades d’Alexis Ponson du Terrail (roman criminel inachevé, paru en feuilleton dans Le Peuple français de juin à juillet 1870). La question est ici de savoir comment la mise en récit plus ou moins rétrospective a puisé dans la grammaire narrative que les textes référentiels sur l’événement ont contribué à forger.

  3. Enfin, on a les textes littéraires (plus souvent poétiques, mais non exclusivement) où la présence de 1848 est silencieuse, indécidable ou latente. On y retrouve des éléments que l’étude des deux premiers ensembles de textes nous a permis de dégager : certains lieux communs, certains schèmes narratifs, certaines opérations sémiotiques. Ces éléments se retrouvent donc, épars, dans des textes où aucune référence explicite à l’événement n’est donnée. C’est dans cette catégorie que doit être rangé « Le Cygne ».

31En effet, la difficulté méthodologique d’Oehler vient de ce qu’il use sans distinctions de textes de la seconde et de la troisième catégorie pour asseoir son hypothèse herméneutique. En d’autres termes, il confond, au plan méthodologique, la lecture de L’Éducation sentimentale et celle des Fleurs du Mal, pour glisser plus aisément d’un texte où l’interprétation historique est incontestable (elle constitue un épisode central de l’intrigue) à un autre où elle n’a rien d’évident et nécessite un choix d’interprétation assumé.

32Or, c’est bien dans ce dernier type de textes que se joue justement l’indécidable qui nous fait hésiter, de façon vertigineuse, entre la peur de forçage d’une lecture politisée et la peur de l’invisibilisation de leur relief et de leur vitalité polémique. Entre ces deux écueils, la solution se trouve dans la prise au sérieux de cette part d’indécidable et dans la considération des voies poétiques (des motifs) ouvertes par les deux premières catégories. Nous ne sommes plus alors à l’affût d’indices qui viseraient directement l’événement « quarante-huit », mais du destin autonome de ces motifs, nés pendant l’événement et réemployés dans des expérimentations littéraires qui font évoluer le paradigme de la représentation en général.

Paliers d’enfouissement

33On aurait néanmoins tort de prendre cette dernière catégorie comme un ensemble uniforme. Au contraire, il est possible de remarquer des gradations entre différents textes où les motifs nés au contact de l’événement se trouvent détachés de leur contexte initial, parfois de façon peu déguisée (c’est l’outil de l’ironie, du cryptage a minima), et parfois de façon radicale (c’est la bascule dans l’hermétisme). De cette manière, le poème du « Cygne » peut être mis en série avec deux autres poèmes de la même « catégorie » pour donner une idée de cette gradation.

34À un pôle, on trouve un poème comme « La Cloche fêlée », sonnet qui figure déjà dans l’édition de 1857 des Fleurs du Mal. Alors que le poète, blotti au coin du feu par une nuit d’hiver, écoute le son d’une cloche au loin, cette scène pittoresque est brusquement rompue par l’évocation de l’âme du poète, comparée à une cloche dissonante, « fêlée », dont les sons sont quant à eux figurés par des images corporelles violentes, qui permettent une réminiscence historique dans le dernier tercet :

[…]
Il arrive souvent que sa voix affaiblie
Semble le râle épais d’un blessé qu’on oublie
Au bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts,
Et qui meurt, sans bouger, dans d’immenses efforts45.

35Dans cette comparaison, comme dans le cas de l’allégorie étudié auparavant, le comparant choisi brouille le processus signifiant et arrête la lecture, tant il excède le comparé en puissance de figuration. L’image sanglante est renforcée par le sème de mort, disséminé par la figure dérivative morts/meurt dans les deux derniers vers. En outre, les motifs convoqués rappellent directement l’intertextualité des souvenirs de la répression de Juin 1848 : le « blessé qu’on oublie » comme on a laissé certains émeutiers blessés sans leur venir en aide de peur d’être accusé de complicité, les « tas de morts » et le « lac de sang » sont autant de lieux communs élaborés dans les témoignages de première main et les récits écrits dans l’immédiat après-coup des journées de Juin.

36Là encore, les deux épisodes qui cristallisent la mémoire du massacre sont l’emprisonnement d’un millier d’émeutiers sous la terrasse du bord de l’eau des Tuileries du 25 au 26 juin (pour le « tas de morts »), et la fusillade sanglante et confuse qui a lieu au milieu de la cour des Tuileries la nuit du 26 au 27 juin (pour le « lac de sang »). Le premier est évoqué ainsi par Daniel Stern : « la terrasse au bord de l’eau, dans le jardin des Tuileries, où quinze cents personnes sont entassées dans une boue fétide46. » François Pardigon décrit « des flaques infectes où piétinaient un millier d’hommes47 », et Louis Ménard surenchérit : « Les blessés et les morts tombaient dans une boue sanglante et pestilentielle, qui montait jusqu’à la cheville des prisonniers48. » Quant au massacre du Carrousel, Pardigon évoque « cette place fatale rougie de notre sang49 » où il remarque, à l’aube du 27 juin, « des flaques de sang tiède encore50 ». Et Léonard Gallois déclare : « quand on vint reconnaître le lieu de la scène, on marchait dans le sang, on foulait aux pieds des cadavres et des blessés51. »

37Certes, l’aridité du sol où marche le cygne des Tableaux parisiens, sa soif évoquée aux strophes 5 et 6 ne sont pas sans rappeler la « soif inextinguible52 » évoquée par Pardigon. D’autres motifs du « Cygne », relevés par Oehler, ont une parenté avec les récits des témoins et des premiers historiens de Juin 1848. Toutefois, la netteté de la référence, l’effet très net de quasi citation qui se dégage de « La Cloche fêlée » n’a rien à voir avec l’impression diffuse de déjà lu du « Cygne ». Dans « La Cloche fêlée », quoique les massacres de Juin ne constituent pas le sujet du poème, on peut donc suivre à la trace des motifs qui ont servi, dans les textes écrits au contact de l’événement, à en décrire l’horreur. Ces motifs semblent transposés à l’état brut et forment un résidu d’expérience irréductible, moins autonome que dans des textes aux motifs plus opaques. Cela ne veut pas pour autant dire que « La Cloche fêlée » fait référence à 48, ni non plus que le sonnet crypte cette référence, mais plutôt qu’on peut déceler la permanence de motifs thématiques nés au contact de l’événement de façon plus explicite qu’ailleurs dans cette troisième catégorie de textes.

38À l’opposé, on trouve un autre sonnet, non plus de Baudelaire mais de Mallarmé, qui met lui aussi en scène un cygne dans une situation tragique d’empêchement ou d’exil.

Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui
Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre
Ce lac dur oublié que hante sous le givre
Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui ?
Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui
Magnifique mais qui sans espoir se délivre
Pour n’avoir pas chanté la région où vivre
Quand du stérile hiver a resplendi l’ennui.
Tout son col secouera cette blanche agonie
Par l’espace infligée à l’oiseau qui le nie,
Mais non l’horreur du sol où le plumage est pris.
Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigne,
Il s’immobilise au songe froid de mépris
Que vêt parmi l’exil inutile le Cygne53.

39Les thèmes de l’exil et de l’effacement des traces, mais aussi du rapport au temps, combinés au choix de l’animal, sont directement hérités de Baudelaire. Le dernier vers : « Que vêt parmi l’exil, inutile, le Cygne » est celui qui donne en fait son nom au poème et en couronne l’opération sémiotique54. Homonyme du signe, l’animal laisse aussi son nom à un procédé poétique. Identifié à un « aujourd’hui », à une présence pure, dotée d’un pouvoir de symbolisation, il est pourtant exilé, assigné au lieu même qui le rend invisible — blanc sur blanc (« Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigne »). Au procédé de surdimensionnement de la visibilité au détriment de la lisibilité employé par l’allégorie baudelairienne, Mallarmé ajoute un niveau de complexité, en liant l’illisible à l’invisible, et la figure du cygne à celle de la difficulté à laisser ne serait-ce qu’une trace (« cette blanche agonie / Par l’espace infligée à l’oiseau qui le nie »), à vaincre l’effacement du temps.

40En effet, on retrouve également dans ce sonnet la dimension temporelle qu’on trouvait déjà chez Baudelaire plus de trente ans auparavant55. Le temps du poème est creusé par le souvenir d’une époque ineffable, insaisissable, à laquelle le présent pur se refuse à céder : « Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui », nous dit le début du second quatrain. Le souvenir d’un âge différent introduit une déhiscence qui mène à la mise en crise de l’identification de soi à soi. Le [siɲ] (cygne ? signe ?) lui-même ne se laisse plus déchiffrer comme tel. Ou plutôt son image présente, visible, sous nos yeux, ce « bel aujourd’hui », cache l’accès au temps du souvenir et fonde la situation d’exil. L’effort de figuration se produit « sans espoir », car il mime plutôt son propre échec qu’il ne cherche véritablement à opérer. Là encore, l’allégorie vaut en ce qu’elle résiste, et non en ce qu’elle facilite la construction du sens. Comme chez Baudelaire, l’oiseau au nom évocateur devient en quelque sorte allégorie de l’allégorie elle-même, image tragique d’un sens exilé, dont la signification s’est perdue, et qui n’a pourtant pas perdu tout pouvoir de symbolisation. Le sonnet prolonge ainsi, tant au niveau thématique qu’au niveau sémiotique, les motifs introduits par le poème de Baudelaire.

41On voit ici les limites heuristiques et herméneutiques de la simple hypothèse du cryptage si on l’appliquait au poème de Mallarmé, au nom du fait qu’il reprend à celui de Baudelaire nombre de ses motifs. Il serait infondé d’identifier cette reprise thématique et sémiotique à une conscience qu’aurait eue Mallarmé d’une référence silencieuse au souvenir de 48, ou à un hommage à la mélancolie baudelairienne face à l’échec du rêve républicain. Au contraire, en procédant en sens inverse, on peut établir ici une filiation dans l’opération poétique, née de l’expérience déçue de 48, qui consiste à mettre en scène la crise du signe, la révolution du régime allégorique, par une allégorie du destin de l’allégorie, qui est de perdre sa lisibilité avec le temps, et donc de s’autonomiser de son contexte historique de formation. En lisant ce poème de Mallarmé dans le sillage du Baudelaire du « Cygne », on peut donc mettre au jour la postérité poétique d’un phénomène dont l’expérience élargie que nous avons nommée « quarante-huit » a fourni la grammaire sémiotique.

Le signe enfoui : entre autonomisation et remotivation

42En gardant à l’esprit ces précautions méthodologiques, nous pouvons alors toucher du doigt l’autonomisation progressive des motifs, moins parce que nous aurions perdu leur clé de lecture que parce qu’ils désignent le fait même qu’un réseau imaginaire et symbolique puissant fonctionne comme une trace perdue, et se donne à lire comme un signe d’autrefois. Sa valeur dans le présent est moins de se référer à un passé secret, accessible aux seuls initiés qui savent lire entre les lignes56, que d’exister par son étrangeté radicale. Enfin, il semble que ces traces éparses, qu’on peut tâcher d’intégrer à une constellation critique, mais non à un dispositif allégorique traditionnel (analogique), ont pour acte de naissance le rêve de Février effondré en Juin, la révélation troublante d’un monde où « l’action » est bien « la sœur du rêve », mais peut-être aussi son versant cauchemardesque.

43En dernier lieu, de même qu’il existe une gradation fine au sein de ces trois régimes de présence de la mémoire de l’événement, il n’y a pas non plus de frontière étanche entre chacun d’eux, mais plutôt un phénomène de circulation thématique et sémiotique. On assiste à une réverbération permanente du signe enfoui (ce qui ne veut pas forcément dire crypté), au gré de lectures et d’événements qui peuvent lui rendre sa référentialité et sa vitalité polémique en en changeant le contexte de lecture. Les phases de ce cycle sont : 1) l’enfouissement progressif de la mémoire de l’épisode et l’autonomisation de ses motifs thématiques et sémiotiques, qui peuvent découler, comme dans « Le Cygne », sur des mises en scènes allégoriques du destin même de l’allégorie ; 2) une trouée brutale et inattendue du souvenir et la réactivation de certains motifs au contact de cet événement ; 3) une nouvelle autonomisation de ces motifs et leur traduction dans des formes littéraires nouvelles.

44Tel est le cycle des scintillations secrètes de l’événement dans la littérature, parfois au gré d’un geste de remémoration (pensons à la préface de Cadio), parfois grâce à une lecture individuelle comme celle d’Oehler, dont l’érudition lui permet de déceler un motif complice de ceux qui ont servi à codifier l’expérience quarante-huitarde (sans qu’on sache s’il y a ou non un forçage dans cette lecture, qui tire sa validité a minima de relever une familiarité entre ces motifs), et parfois par la revitalisation soudaine de ces motifs par un nouvel événement. L’exemple le plus net est la répression de la Commune, qui offre en quelque sorte une retrempe symbolique à de nombreux motifs enfouis nés de 1848 (les corps mal enfouis dans des fosses communes, l’entassement des prisonniers dans les pontons, l’identification des insurgés à de nouveaux barbares57, le fantôme de l’exil…), en même temps qu’elle sera l’occasion de passer un nouveau palier, au sein du dispositif allégorique, dans le rapport détourné de ces motifs à l’événement premier — mais ceci est une autre histoire.