48, le siècle cassé en deux : les Goncourt historiens de leur temps
1Baudelaire écrit à son tuteur, Narcisse Ancelle, le 5 mars 1852 : « Le 2 Décembre m’a physiquement dépolitiqué1 ». Cette formule souvent citée appelle commentaire. Un des éléments de ce commentaire tient bien sûr dans l’emploi de l’adverbe, ce physiquement qui conduit à supposer un désengagement de l’écrivain en tant que corps ou en qualité de personne physique. On verrait volontiers un sens juridique dans ce physiquement : au sens du droit français, une personne physique est un être humain doté, en tant que tel, de la personnalité juridique, sachant que cette personnalité juridique est dans le cas de Baudelaire amputée, ce dernier, sous tutelle, ne pouvant jouir directement et pleinement de sa capacité juridique. Michel Butor interprète la dation du conseil judiciaire en 1844 comme une dévirilisation du poète, réduit alors à la minorité de l’enfant ou de la femme2. Le coup d’État redoublerait en quelque sorte l’humiliation personnelle subie en 1844 : dévirilisé à l’instigation de sa mère, Baudelaire serait de plus évacué de l’action politique. Cet adverbe peut inscrire aussi un détail précis : son tuteur ne l’« a pas vu au vote3 », celui de la nouvelle Chambre à l’occasion des élections du 29 février 1852, dominées par les candidatures officielles, car Baudelaire ne s’est pas physiquement déplacé pour voter. Dans tous les cas, cet amoindrissement de l’individu ne suppose pas l’impuissance du poète.
2La désimplication n’empêche en effet nullement une autre forme d’engagement : bien mieux, elle la présuppose et on sait, avec Dolf Oehler4, combien la modernité poétique trouva dans les journées de Juin une inspiration capitale. L’invention littéraire constituait dès lors une réplique — comme elle l’avait déjà été d’ailleurs pour bien des jeunes auteurs de la génération précédente, de ces jeunes républicains que la révolution confisquée de 1830 avait renvoyés à l’art5. Le Spleen contre l’oubli écarte injustement l’œuvre des Goncourt dont aucun titre ne figure dans la bibliographie. C’est à réparer un peu cette injustice que cet article voudrait s’employer et à replacer les Goncourt dans cette « littérature de Juin6 ». Le terrain n’est pas vierge : un important article de Jean-Louis Cabanès a été récemment consacré à la « Deuxième république dans les premières œuvres des Goncourt7 ». On tentera donc ici de poursuivre l’enquête dans les œuvres ultérieures, non en partant du discours des Goncourt dans la correspondance et le Journal mais en cherchant à éclairer les procédés d’allusion et de cryptage de 48 dans l’ensemble de l’œuvre romanesque.
3Cette réhabilitation ne consistera pas cependant à dégager la modernité littéraire des deux frères même s’il y aurait sûrement matière à une telle démonstration, mais plutôt à montrer la présence de 48 et les formes de cette présence dans leurs récits et ce, de l’œuvre écrite en commun jusqu’à l’œuvre du seul Edmond. À la suite d’une enquête publiée il y a quelques années8, on aimerait montrer comment les procédés de cryptage auxquels recourent les Goncourt contribuent à faire de leurs romans « les plus historiques de ce temps-ci, les romans qui fourniront le plus de faits et de vérités vraies à l’histoire morale de ce siècle9 », ainsi qu’ils le notent dans leur Journal en janvier 1861, et peut-être à signer une auto-histoire.
48 en creux
4La relecture de l’intégralité des romans goncourtiens conduit à un premier constat : les journées de Juin 48 constituent l’événement qui statistiquement revient le plus fréquemment sous leur plume, et qui continue de résonner sourdement bien au-delà du Second Empire et même de l’œuvre commune. Elles sont ainsi allusivement présentes dans des romans aussi peu marqués par le continuum historique que Sœur Philomène10 ; La Faustin, signée par Edmond, évoque encore, à propos du personnage de Blancheron, l’entreteneur officiel de l’actrice, les journées de Juin où il a donné sa chair « à couper et à taillader comme si elle n’était pas » à lui11 ; le père de Chérie « rappelé en 1848, […] était gravement blessé aux journées de Juin12 » dans le dernier roman d’Edmond en 1884. Dans Renée Mauperin qui raconte l’histoire du xixe siècle à travers celle d’une famille bourgeoise, 48 s’inscrit à propos de l’examen des champignons par la commission ad hoc — heureusement rétablie par le 2 Décembre… — dans les paroles du collectionneur d’estampes Barousse13 et par le portrait acide de l’ancien carbonaro et bien nommé Bourjot, devenu riche propriétaire terrien :
La baisse de la rente, les non-valeurs des maisons, le socialisme, les projets d’impôts, les menaces au Grand-Livre, les journées de Juin, tout ce qu’il y a dans une révolution de terreurs pour la pièce de cent sous, bouleversaient et illuminaient en même temps M. Bourjot. Ses idées changeaient d’un seul coup, et sa conscience politique virait entièrement sur elle-même. Il se précipitait vers les doctrines d’ordre, il se tournait vers l’Église comme vers une gendarmerie, vers le droit divin comme vers l’absolu de l’autorité et la garantie providentielle de ses valeurs14.
5Tout comme dans maints passages de L’Éducation sentimentale, c’est bien une tonalité satirique qui s’impose : ce sont les peurs de la bourgeoisie et ses ridicules, son désir d’accéder à une parfaite maîtrise de son quotidien qui s’indexent dans semblables notations15. Plus qu’une historicité du récit, c’est une charge qui s’impose dans le portrait moral de cette bourgeoisie par la voix narratoriale16. Certes on peut lire, sous l’éthopée, le constat que ce sont eux les vainqueurs des journées de Juin et retrouver de la sorte 48, mais la visée est bien d’abord de mise en accusation.
Réseaux
6Dans la collecte, plus intéressant sans doute, le procédé de la vignette, tremplin d’une emblématique. Ainsi, dans Manette Salomon — et de manière attendue dans ce roman des arts visuels — le regard d’Anatole, le bohème, tout fraîchement installé dans le Paris populaire de la rue du Petit-Musc, derrière l’église Saint-Gervais, se porte « au fond d’une petite cour » où il voit « comme un reste des journées de Juin dans un enfant qui faisait l’exercice avec un morceau de ferraille, coiffé d’un shako de militaire ramassé dans du sang17. » Le détail frappe d’abord par son contexte : Anatole, alors dans la débine, vient d’engager une cohabitation avec un sergent de ville au dernier étage d’un immeuble occupé par des maçons : c’est le vieux Paris médiéval et miséreux qui se dessine alors mais aussi le Paris provincial où s’entend, chez le marchand de vin, « la musique nasillarde d’une vielle, avec l’accompagnement de la bourrée qu’elle jouait, scandé par des sabots18 », nullement le Paris des classes laborieuses et dangereuses mais plutôt celui qui voit la greffe, temporaire, du maçon limousin — d’où cet air de bourrée qui pourrait aussi résonner dans un roman de George Sand. Partageant le lit d’un représentant de l’ordre, le bohème lui-même, que sa mère avait destiné à Polytechnique et qu’elle avait rêvé « l’épée au côté, avec l’auréole de la Révolution de 1830 sur son costume », n’a choisi la carrière artistique que pour « la liberté, l’indiscipline, le débraillé de la vie, le hasard, l’aventure, l’imprévu de tous les jours19 », ce qui fait de lui, dans le récit, la vraie force romanesque, car la source ou le canal continu de l’invention, de l’inattendu, de la curiosité, bref de tout ce qui arrive (« l’aventure »). Anatole, être réactif, demeure ce regard prompt à saisir le réel dans son surgissement et sachant voir mais ne sachant rien tirer de ce qu’il voit. Soumis au réel, il ne le soumet pas à lui, mais l’enregistre : la trace en est la vignette, le détail20.
7De la saynète observée, on retient ensuite que l’enfant vu dans la cour, cet enfant du peuple, se déguise en soldat et se coiffe d’un shako taché peut-être du sang des siens : cette image révolutionnaire pourrait bien signifier la vanité des combats et ce jeu de l’enfant en soldat assassin des siens renvoyer en somme dos à dos les deux camps, victimes et bourreaux confondus, voire inscrire un devenir guerrier du peuple, dont l’un des enfants n’attendrait qu’une chose : s’armer pour faire justice de ses frères et être aux côtés non des blouses mais des bourgeois, pour reprendre les formulations du Dussardier de L’Éducation21.
8On peut au passage rappeler qu’au bohème Anatole est attaché le carnaval et le déguisement (lorsqu’il entre à l’atelier Langibout, c’est pour avoir « le droit de se déguiser toute l’année, une sorte de carnaval éternel22 » ; il imite volontiers son singe qui lui-même l’imite). Mais Anatole ne fait que jouer, parasite et caméléon des milieux successifs qu’il côtoie : individu dépolitiqué, il est l’homme sans opinion ni point de vue qui épouse celui de ceux qui le logent, le nourrissent, écoutent complaisamment ses blagues « avec une indulgence d’hommes pardonnant à un gamin23. » Anatole « n’a pas la possession de son individualité », « n’éprouve pas le besoin d’une vie à part, de sa vie à lui24 » et peut aussi bien épouser les collectifs que forment café, caserne ou phalanstère, « toutes les agrégations, […] tous les enrégimentements ». À tous ces titres il est un anti-artiste et promeut par contraste le peintre, sujet politique dont la simple existence séparée et distincte vaut acte et dont la création, pour affirmer une autre communauté, nie « un bonheur de communauté, la félicité de table d’hôte, le paradis à la gamelle25 ». Il y aurait beaucoup à dire sur la question de la communauté telle que la figurent des auteurs de cette « littérature de Juin ». Signalons simplement qu’elle passe toujours par l’isolement.
Détails
9Mais revenons aux vignettes. Dans La Fille Élisa, roman longtemps projeté par les deux frères et dont Edmond rouvre seul le dossier juste après la Commune, lisons la description des devantures devant lesquelles Élisa fait « son heure » lorsqu’elle rejoint sa première maison parisienne :
Cinquante pas, vingt-cinq pas en deçà, vingt-cinq pas au-delà de l’entrée de l’allée : c’était la promenade réglementaire d’Élisa, promenade limitée entre la maison portant le n° 17 et un terrain vague. La voici devant l’atelier de recannage qui avait comme enseigne deux chaises dépaillées en saillie au-dessus de sa porte ; puis devant le marchand d’abats, où, dans un rentrant de fenêtre, pendant le jour, s’installait une friturerie de beignets ; puis devant le coiffeur ; puis devant la maison noire où se balançait à une fenêtre grillée du second étage une épaulette de soldat de ligne apportée là par les hasards d’une émeute; puis devant le débit de vin dans le fond duquel on dansait la bourrée du dimanche ; puis devant une remise de voiture à bras ; puis devant un fournisseur de cordes à boyaux pour archets, dont les volets étaient peints de grands violons, couleur de sang ; puis enfin devant une palissade renfermant les ruines d’une construction effondrée26.
10Plus discrète dans cette longue énumération qui accompagne le regard que porte la prostituée fraîchement débarquée à Paris, cette simple vignette se détache sur fond d’un Paris laborieux : que vient faire cette épaulette et comment et pourquoi est-elle arrivée là des suites d’une émeute ? Dans le quartier de l’École militaire, le soldat foisonne et les brocanteurs d’effets militaires, le linge de soldat qui sèche, les objets vendus par les invalides (voir chap. XXIII) ne manquent pas… mais manifestement il faut à Edmond une trace révolutionnaire dans ce décor marqué par la décomposition et la violence : le sang des volets, les abats frits et même les cordes à boyaux du fournisseur d’archets semblent y entrer en réseau pour dire qu’un combat, une hécatombe a eu lieu en ces lieux, à une époque indéterminée. Si l’on calcule qu’Élisa arrive à Paris aux débuts des années 1850, on est fondé à inscrire ici la date de Juin 48 ou décembre 51 pour indexer cet épisode.
Autobiographies ?
11À ce jeu des dates dissimulées, on peut poursuivre en cherchant un autre procédé d’allusion accrochée cette fois à un élément de la biographie d’un personnage. Dans Germinie Lacerteux, la mère Jupillon rappelle à Germinie son âge :
« Voyons, votre date, c’est 1820 que vous m’avez dit… et nous voilà en 49… Vous marchez sur vos trente ans, savez-vous, ma brave enfant… Tenez ! ça me fait mal de vous dire ça… Je voudrais tant ne pas vous faire de la peine… Mais il n’y a qu’à vous voir, ma pauvre demoiselle… Que voulez-vous ? C’est l’âge… Vos cheveux… on mettrait… on mettrait un doigt dans votre raie…27 »
121848 est passé par là, silencieusement. Pourtant, si la liaison avec Jupillon dure depuis trois ans et a été marquée par plusieurs étapes importantes, installation de l’amant dans la boutique de gantier d’un côté, maternité de l’autre, on peut tenter de reconstituer, à partir de la vie privée des personnages, une histoire personnelle qui chemine au revers de l’histoire collective. Ainsi les premières trahisons de Jupillon se déroulent sur l’air de La Casquette du père Bugeaud, chant de 1846 qui servira d’hymne aux zouaves ; puis son établissement comme gantier — installation qui dépouille Germinie mais stabilise temporairement le jeune homme —, conduit à la grossesse et à la joie de cette maternité, que l’accouchement à la Bourbe et les dangers encourus par la domestique n’entament pas. On est tenté de placer le temps de cette liaison heureuse entre 1847 et 1848, la naissance de l’enfant survenant juste après les Rois (6 janvier) début 48 et sa mort au mois d’août ou de septembre28 : fin de l’espoir pour Germinie qui engage alors sa dégringolade, dont plus tard une fausse-couche qui clôt ses amours avec le fils de la crémière. On est bien sûr tenté de voir dans la mort de cette petite fille celle de la République. Cependant, août-septembre n’est pas juin.
13C’est qu’il faut peut-être sortir une autre clef : c’est le 5 septembre 1848 que les Goncourt perdent leur mère, deuil qui les affecte profondément en même temps qu’il soude leur couple fraternel. 1848 fait donc coïncider, et c’est là une constante de leur écriture, événement privé et événement collectif — comme plus tard le décès de Jules avec la déclaration de la guerre franco-prussienne, qui préfigure l’effondrement de l’Empire29. Si bien que l’accroche 48 dans leur œuvre indexe finalement et les journées de Juin et la mort de la mère. On se souvient à ce propos de cette étrange formule employée par Edmond dans sa réponse à Jules Huret, enquêtant sur « l’évolution littéraire » : il lui affirme que la particularité de son œuvre est d’avoir « tout fait pour tuer le romanesque, pour en faire des sortes d’autobiographies, de mémoires de gens qui n’ont pas d’histoire30 ». Ces « autobiographies », où j’ai voulu longtemps voir un lapsus, seraient peut-être l’heureuse formule de cette poétique romanesque singulière qui élève le « je » à la hauteur de l’histoire et simultanément ramène l’histoire à la hauteur d’individus qui n’en ont pas, ou qui masque les auteurs sous des personnages de fiction qui n’ont pas d’histoire.
14Le silence sur l’événement peut alors trouver également une justification sur le plan romanesque : ainsi, que 1848 ne soit pas mentionné dans Germinie Lacerteux et allusivement signalé dans Sœur Philomène tient au fait que les personnages éponymes sont en dehors de l’histoire et que les révolutions passent à côté d’eux sans qu’ils les perçoivent ni en subissent apparemment les conséquences : « ne pas avoir d’histoire », c’est « être en dehors de l’histoire », ne pas participer à l’aventure collective — à l’événement, ne pas avoir droit à l’histoire. Ne pas évoquer 1848 dans un roman psychologique comme Germinie Lacerteux est donc signifiant : c’est montrer la servante cantonnée dans sa sphère individuelle — ce qui s’énonce donc à la fois dans ce rapport au temps, très lâche dans le roman de 1865, et dans la relation à l’espace puisque tout le roman ou presque se déroule dans un espace restreint. Il y aurait ainsi des individus an-historiques en ce siècle de l’histoire, des êtres qui, du fait de leur situation sociale et de leur culture, n’accéderaient pas à la conscience historique, ni même à la perception du temps historique ou qui mèneraient des vies si bornées que l’événement n’y arriverait jamais. Philomène, Germinie, Élisa sont ainsi des sujets hors de leur temps, sans prise sur lui, un temps qui d’ailleurs ne paraît pas modifier leur sort. Ce que les Goncourt auraient donc voulu écrire dans leurs romans, ce sont les biographies d’êtres dés-historicisés, ou plutôt an-historicisés. Il en va évidemment tout autrement dans Renée Mauperin, roman de la bourgeoisie (c’est le projet des Goncourt d’écrire un roman qui s’intitulerait La Jeune Bourgeoisie), comme si les classes sociales supérieures accédaient à l’histoire : elles profitent des décisions prises, voire jouent un rôle moteur dans ces décisions ; elles se constituent en dynasties lorsque les personnages issus du peuple goncourtien sont toujours des atomes, ayant quitté leur petite patrie (Germinie et Langres par exemple).
15Ainsi que les gens du peuple n’aient pas d’histoire chez les Goncourt et que la bourgeoisie en ait une, perceptible via l’inscription des dates, contient un point de vue qui peut relever du constat d’un état de fait. Les Goncourt n’ont pas plus que Flaubert pardonné à la bourgeoisie la répression de juin 48, leur correspondance l’atteste et bien des passages de leur Journal31. Pour eux, comme pour Flaubert, la révolution de 48 s’achève le 2 décembre 1851. Ainsi la suite de la vie de Germinie se déroule sous l’Empire, figuré par une statuette kitsch qui orne la boutique de Mme Jupillon, « un petit Napoléon en cuivre » sous « un arc de triomphe en coquilles d’escargot32 ». Et on relèvera dans Manette Salomon (1867) comme dans L’Éducation le même traitement du 2 décembre : c’est le 1er décembre qu’a lieu la vente aux enchères de Mme Arnoux, qu’on suppose alors partie en exil en Amérique avec son mari ; et dans le roman des arts : « L’année 1851 n’ayant pas d’Exposition, il eut tout le loisir de travailler à trois toiles33. » Latéralisation et silence.
La place du lecteur
16Ces romans historiques pourraient à ce titre être considérés comme des récits contrefactuels, non dans le sens d’une What If History mais parce qu’ils écrivent autrement ou d’un autre point de vue l’histoire du siècle : si l’on accorde crédit aux déclarations des Goncourt et à leur qualité d’auteurs des romans « les plus historiques de ce temps », alors on peut aussi leur accorder que l’effacement des faits ou leur latéralisation (on parle de 49 et non de 48) signifie que le point de vue du personnage domine — pour Mme Jupillon, en 1849 Germinie a 29 ans et elle commence à perdre ses cheveux ; seul compte un vieillissement qui exclut que le fils de la crémière puisse l’épouser — et s’exerce contre un point de vue narratorial qui dispenserait au lecteur l’indispensable savoir historique et le répartirait en dates et en références à des événements bien identifiés. Force est donc d’admettre que les deux frères proposent en fait une autre manière d’historiciser la fiction : en la racontant du point de vue de personnages qui ne voient rien et pour lesquels l’événement demeure latéral, voire invisible. Ce serait là le propre de leurs romans du peuple, certainement les plus intéressants et les plus novateurs de leur production, parce qu’ils leur permettent de restituer à cette religieuse d’hôpital, à cette prostituée, à cette domestique ce que la bourgeoisie leur a pris ou leur dénie, peut-être quelque bien de leur culture propre (la bourrée, le vieux Paris, leur langue…) : leur statut de sujet, lors même qu’il ne les conduit qu’à des existences misérables et déterminées. « Littérature de Juin » donc sans aucun doute, mais qui ne tient pas à un renouvellement littéraire aussi spectaculaire que la poésie des Fleurs du Mal ou les effets de structure du roman flaubertien, même s’il y a chez les Goncourt bien des baudelairismes (dans les psychomachies allégoriques en particulier) et si les parentés avec la composition flaubertienne — le tableau qui chez eux est vignette ou saynète — sont patentes.
17De ce regard subjectif découlent et l’enfermement dans une sphère étroite et l’attention à des détails en accumulation plus qu’en série, dont l’ordonnancement et la cohérence se perdent : l’épaulette d’un soldat de ligne ne fait pas sens pour Élisa qui pose son regard sur elle comme sur les enseignes et affiches de ce secteur de Paris qu’elle découvre en faisant son quart, pas plus que le petit Napoléon de cuivre sous les yeux de Germinie qui rêve dans la boutique de la crémière. Seul le lecteur peut reconstituer la chaîne et le réseau ou identifier le détail et l’interpréter : un petit Napoléon, c’est bien sûr Napoléon le petit. Ce n’est pas si éloigné de ce que propose Flaubert en plaçant un personnage désimpliqué au cœur de l’événement et qui voit successivement, au matin du 24 février, « un grand jeune homme pâle, dont les cheveux noirs flottaient sur les épaules, prises dans un espèce de maillot à pois de couleur » courant un fusil à la main et des pantoufles aux pieds34, ou un vieillard qui agite un rameau d’olivier et un papier blanc, monté sur un cheval de parade35 : cette juxtaposition de choses vues et simplement enregistrées, pour dire l’ignorance ou la naïveté du personnage, n’en sollicite pas moins le lecteur qui, lui, s’il veut échapper au point de vue un peu benêt de Frédéric, se doit d’exercer son attention et d’identifier dans le premier, un quarante-huitard à longs cheveux, au sortir de son lit partant au combat et dans le second, le maréchal Gérard apportant, trop tard, la lettre qui annonce l’abdication du roi Louis-Philippe en faveur de son petit-fils36.
18Un Frédéric « physiquement dépolitiqué » qui assiste en spectateur au sac des Tuileries et part à Fontainebleau en Juin, avant de se mettre à voyager sous l’Empire, contraint mécaniquement le lecteur à mener une lecture politique, tout comme le bohème Anatole dans Manette Salomon implique le lecteur par réaction. La désimplication du personnage et le relatif effacement de la voix auctoriale concourent paradoxalement à forcer le lecteur à s’interroger et à interpréter. Coriolis, lui, est en Orient (comme plus tard Frédéric partant au début de l’Empire) au moment de 48 et ne revient que vers la fin de 1850 après huit ans passés au loin.
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19Comme Flaubert, les Goncourt recourent à des procédés d’éviction, d’oblitération, de déplacement, à la fois différemment et plus radicalement. Différemment d’abord en ce que leurs romans du peuple et leurs personnages désimpliqués ou retirés dans la sphère étroite de leur quotidienneté constituent l’ignorance et l’inintelligence des faits de la part des sujets aveugles en données de fait. Radicalement ensuite car raconter l’histoire du point de vue des dominés conduit à raconter une contre-histoire, celle où l’événement glisse, ne marque pas, comme si son écho ne pouvait résonner au-delà de la sphère des quartiers situés dans le centre de la ville jusque dans les bordels ou les chambres des domestiques. Mais cette narration ignorante n’est pas vide pour autant : s’y intègrent des événements personnels qui peuvent renvoyer tant au collectif qu’à la biographie des écrivains. La répression des journées de Juin qui s’achève en décembre 1851 est peut-être si marquante pour les Goncourt qu’elle précède de quelques mois la mort de la mère, ces quelques mois qui voient, dans la fiction, le bonheur de Germinie en jeune mère. L’historicité de ces récits tient alors à cet effet de densité, à cette tessiture dont l’épaisseur est plus perceptible que déchiffrable, et où les personnages les plus humbles, ces êtres sans histoire, rejoignent les deux écrivains dépolitiqués.