Colloques en ligne

Paule Petitier

1848, ou la problématisation de la culture populaire chez Michelet

1Nous envisagerons ici le moment de 1848 dans une acception chronologique large puisque nous le ferons aller de 1845 à 1853. Ce découpage fait sens au regard de l’auteur dont il sera question, Jules Michelet, pour qui ces années coïncident avec un intérêt inquiet pour la « question sociale », avec un diagnostic précoce de la fracture entre bourgeoisie (y compris progressiste) et classes populaires, enfin avec l’élaboration de l’Histoire de la Révolution française commencée par des cours au Collège de France en 1845 et achevée à Nantes en 1853. À l’intérieur de cette séquence, l’année 1848, même si l’on ne saurait minimiser le choc qu’elle constitue par son intensité événementielle, apporte plutôt à l’historien une confirmation des craintes nées dans les dernières années de la monarchie de Juillet. L’insurrection de Juin et sa répression, la montée du bonapartisme et l’élection de Louis-Napoléon précipitent, au sens chimique, des constats déjà opérés, et souvent clairement formulés dans le cours au Collège de France de l’hiver précédant la révolution. Devant les élections législatives du printemps 1848, devant le soulèvement ouvrier de juin, devant les élections présidentielles de décembre, Michelet cherche comment éveiller rapidement la conscience politique des masses. Maurice Agulhon, dans un article consacré au « Problème de la culture populaire en France autour de 18481 » salue la lucidité précoce de Michelet et l’éventail de moyens auxquels il songe pour partir à la conquête du peuple par une propagande adaptée à sa culture. Ces idées jaillies dans l’urgence prennent tout leur poids pour l’étude historique des moyens d’action expérimentés par les républicains de 1848. Cependant pour la compréhension de la pensée de l’historien et de la poétique de son œuvre, elles paraissent moins importantes que le mouvement de fond qui modifie à un rythme plus lent sa conception de la culture populaire. Nous aimerions insister sur l’effet à double détente du moment de 1848 et sur ses échos échelonnés pendant les vingt années qui suivent. C’est d’un Michelet historien de la culture que nous voudrions esquisser le portrait ici. Dans la mesure où son implication en faveur de la culture populaire — tant pour la faire connaître que pour la nourrir par son travail d’historien — suppose une constante réflexion sur ce que peut être un livre pour le peuple, nous traiterons aussi des différentes solutions expérimentées pour s’approcher de cet objet en partie rêvé.  

Opus populi

2Contemporain du mouvement romantique, Michelet adhère pleinement à l’idée d’une origine populaire de la culture et contribue par ses livres à l’invention des monuments de cette culture. Il tire de la conception libérale de l’histoire des années 1820 l’idée que le peuple est la principale force créatrice et qu’il modèle le monde physique, les sociétés et l’homme, mais aussi qu’il est à la source de cette forme de conscience la plus large et la plus universelle sinon la plus explicite qu’est l’art. En ce sens, toute forme d’« œuvre » (travail, production et art) est populaire. Sa conviction se traduit par l’attention portée aux formes culturelles liées à la tradition orale (contes, proverbes, mythes et coutumes) mais aussi par l’assignation d’une origine collective et anonyme à toute grande œuvre, à toute réalisation littéraire ou artistique marquante.  

3Dans le Tableau de la France, l’historien rattache la personnalité des régions à des formes d’expression populaires.

Mêlé de droit romain et de droit coutumier, donnant ses légistes au Nord, ses troubadours au Midi, le Poitou est lui-même comme sa Mélusine, assemblage de natures diverses, moitié femme et moitié serpent. C’est dans le pays du mélange, dans le pays des mulets et des vipères, que ce mythe étrange a dû naître2

4Contrée et mythe s’éclairent mutuellement : la légende de Mélusine met en lumière le trait spécifique de la région, la région explique la naissance de la légende (qui en est comme le fruit). Intégrées au « tableau », contribuant à le peindre, les traditions populaires sont parties prenantes du travail que l’historien cherche à formuler, à savoir l’élaboration de cette réalité mi naturelle mi culturelle qu’est le territoire. On comprend que ces mythes ont concouru à cristalliser des identités ; ils fabriquent autant qu’ils révèlent.

5On ne note pas d’incompatibilité entre ces formes non verbales de la culture populaire et le développement d’une culture écrite. L’évocation des Ardennes dans le « Tableau de la France » se termine par un souvenir-tableau, qui relie les chansons de geste à la culture populaire :

Je vois encore la fileuse qui, pendant son travail, tient sur les genoux le précieux volume de la Bibliothèque bleue, le livre héréditaire, usé, noirci dans la veillée* […].
*Là se lit comment le bon Renaud joua maint tour à Charlemagne, comment il eut pourtant bonne fin, s’étant fait humblement de chevalier maçon, et portant sur son dos des blocs énormes pour bâtir la sainte église de Cologne3

6Selon M. Agulhon le xixe siècle a vu l’apogée du colportage. Les « grandes nouveautés qui affectent la culture populaire elle-même, sont l’aptitude à la lecture et à la diffusion de l’imprimé4 ». « Le trait principal, et selon nous, typique de la période est celui-ci : la vie culturelle du peuple est toujours (pour la majorité des gens) collective, mais, dans le groupe, l’imprimé se diffuse par la lecture à haute voix, faite par celui qui sait lire, à l’intention de ceux qui ne savent pas5. » Comme l’indique dans la citation de Michelet le « Je vois » qui ouvre la phrase, la situation évoquée appartient à la période contemporaine. Le livre populaire — renvoyant ici à la Bibliothèque bleue, première entreprise éditoriale à destination des moins fortunés — tout en représentant une évolution, contribue à nouer le peuple à sa propre identité, à assurer la continuité des temps. Il rattache à un passé ancestral, à la fois parce qu’il se transmet (« le livre héréditaire ») et par ce qu’il transmet. Il parle au peuple du peuple, ramenant les personnages nobles des chansons de geste vers des figures débonnaires d’ouvriers : le chevalier Renaud s’est fait maçon, constructeur de l’œuvre commune qu’est la cathédrale. Cette évocation ardennaise surgit d’un arrière-plan biographique, Michelet se rendant de temps en temps à Renwez pour des visites à la famille de sa mère. Ajoutons qu’en mai 1828, sa cousine ardennaise Célestine demande qu’il lui envoie les sténographies des « cours d’histoire moderne par M. Guisot [sic] et de chimie par M. Gay-Lussac6. » Détail qui peut le convaincre que, de la Bibliothèque bleue aux Cours de la Sorbonne, l’écrit circule chez les lecteurs peu fortunés de la province sans qu’il y ait semble-t-il de problème d’acculturation. Fils d’un petit imprimeur dont la ruine, sous le premier Empire, a fait connaître aux siens la nécessité7, Michelet se voit d’ailleurs lui-même né sous le signe de l’écrit. C’est dans une église désaffectée, où l’imprimerie paternelle a été installée, qu’il a vu le jour. De cette circonstance, il tire une image : la Presse est « l’arche sainte8 » des temps modernes.

7La fin du tome II de l’Histoire de France (1833) est consacrée à un bilan culturel des temps médiévaux. Ce panorama conduit l’historien à envisager pour la première fois la possible différenciation d’une culture des classes dominantes par rapport à la culture du peuple. L’historien distingue en effet : « Deux poésies, deux littératures : l’une chevaleresque, guerrière, amoureuse ; celle-ci est de bonne heure aristocratique ; l’autre toujours religieuse et populaire9. » Pour ce qui est de la première des deux « poésies », il évoque la littérature épique, les chansons de geste, redécouvertes dans les années 1830. Nées comme il se doit du peuple, elles évoluent, se dénaturent, deviennent l’expression de la féodalité (de sa résistance à l’autorité du roi). Elles se font poésie de cour, et n’expriment plus rien de populaire. « Chaque jour plus sophistiquée et plus subtile, elle [la poésie épique] devint la sœur de la Scholastique, une Scholastique d’amour comme de dévotion10. »

8On a donc affaire dans ce cas à une dérivation de la culture populaire, la seule à être créatrice et vivante. L’aristocratie guerrière se forge une culture propre en sophistiquant une partie de ce qui provient du peuple, mais cette branche, on le comprend, sera condamnée à terme à la stérilité. C’est pourquoi la part que l’historien consacre à la deuxième poésie, « religieuse et populaire », est beaucoup plus grande. Il s’agit de l’art religieux, essentiellement de l’architecture, Michelet abordant la construction des églises et des cathédrales dont la période gothique incarne à ses yeux l’apogée. Cette partie soulève deux questions. Premièrement, on constate une certaine inadéquation entre la façon dont elle est annoncée (« deux poésies, deux littératures ») et ce dont il est question : l’architecture. Certes, le terme « poésie » désigne à l’époque romantique tout ce qui est le produit d’une création — en ce sens l’architecture entre sans difficulté dans cette catégorie. Mais « littérature » ? Michelet lui-même n’est pas insensible à la difficulté, qui dans une note observe :

Après avoir parlé de la poésie chevaleresque, je devrais passer à la poésie chrétienne, considérée dans les légendes, etc. Mais je compte approfondir ailleurs ce grand sujet. Ici, je parlerai seulement de la poésie du culte, et de l’art chrétien11.

9Effectivement, après avoir évoqué la poésie des cérémonies chrétiennes, alliant chants et mouvements des flambeaux, Michelet en arrive bien vite à ce qui est pour lui la réalisation culturelle majeure du Moyen Âge, l’art des bâtisseurs de cathédrales. La phrase introductive mettait sur un strict plan d’égalité les deux branches de la culture médiévale, l’aristocratique et la religieuse et populaire, en les rattachant toutes deux au même tronc (poésie, littérature). Mais par-delà cette symétrie pour l’œil se jouent des disparités. La première d’entre elles, en faveur de la culture du peuple, qui reste prépondérante malgré l’existence d’une culture parallèle « aristocratique ». Ne disposant pas d’une réelle autonomie (au sens où elle ne peut continuer de se développer par sa propre énergie), la culture des dominants est vouée à s’étioler et ne saurait constituer une culture dominante. La deuxième disparité laisse dans l’ombre un problème que l’historien n’est pas encore décidé à éclaircir : celui du rapport entre « littérature » (les œuvres écrites à vocation esthétique) et culture populaire. L’historien suggère l’existence d’une littérature populaire, tout en l’éludant soigneusement. Ainsi la littérature apparaît-elle dès ce texte, implicitement, comme une propriété de l’aristocratie et un mode d’expression qui se prête tout particulièrement aux stratégies de distinction, en même temps que le peuple semble cantonné dans des productions averbales (telles que l’architecture).

10Le texte sur l’art médiéval soulève enfin une dernière question : dans quelle mesure l’art religieux peut-il être associé à l’art populaire ? Pourquoi n’est-il pas vu plutôt comme l’art d’un autre groupe dominant, celui de l’Église et des clercs ? Dans l’interprétation générale du Moyen Âge que propose alors Michelet, l’Église catholique est un groupe dominant, mais porteur jusqu’au xiie siècle d’une certaine conception de l’universel. Pour cette raison, elle est le canal dans lequel coule la sève créatrice populaire, qui trouve ainsi à s’exprimer dans des formes reflétant la totalité collective. À l’opposé de la culture aristocratique qui cherche la distinction, chez Michelet la culture populaire vise en effet toujours l’intégration et l’extension maximales.

11Reconnaissons qu’il existe chez lui une certaine nostalgie romantique de l’oralité, qui tend à lui faire penser que l’écrit fige, sclérose. La lettre tire du côté du littéral, bloque la vie de l’interprétation, ferme « l’œuvre ouverte ». Imposant une forme définitive à la pensée créatrice, le livre est forcément inférieur à la maturation indéfiniment prolongée de l’œuvre orale collective. Le livre est en général signé par un individu qui s’approprie et appauvrit une œuvre collective12. La conception vitaliste du peuple, le fait qu’il est source de création implique que tout aboutissement, toute concrétisation de cette force reste en-dessous de la pensée qui l’a inspiré. Dans un effort pour dépasser cette aporie dans sa propre œuvre, Michelet invente pour parler des cathédrales une description de leur forme en mouvement, obtenant des effets frappants de cette vision métamorphique de l’architecture.

12Pour autant il n’estime pas que l’écrit dénaturerait le génie du peuple. Considérant on l’a dit la Presse (le journal et l’imprimerie) comme « l’arche sainte » des temps modernes, il voit dans l’écrit l’un des moyens d’émancipation du peuple. Il convient donc par souci de clarté de dissocier l’écrit de la « littérature » qui d’ores et déjà indique un désir de distinction (de mise à l’écart) s’exprimant par des formes esthétiques dont la seule raison est de signifier la supériorité sociale. On sait que Michelet récuse violemment tout modèle littéraire, tout privilège donné à l’art, dont il constitue les procédés en repoussoir13.

13Comment donc faire en sorte que la culture populaire trouve la forme écrite qui soit l’équivalent de la cathédrale médiévale, maintenant que le peuple, on l’a vu, accède à l’écrit et l’intègre dans sa sociabilité traditionnelle par le biais des lecteurs-relais ? On peut estimer que cette question est justement à la racine de l’entreprise historique de Michelet. Écrire l’histoire de la France, c’est-à-dire l’histoire du peuple, c’est inventer la forme littéraire la mieux susceptible de prolonger et d’accomplir la création populaire, la cathédrale de mots se substituant à l’incomplète cathédrale de pierres médiévale. Écrite par un fils du peuple qui s’est cultivé sans se renier, cette œuvre sans modèle au moment où il la commence14 exprimera doublement la puissance créatrice des masses : en les révélant comme forces vives de l’histoire, en dévoilant le sens de leurs réalisations passées et les aspirations qu’elles balbutiaient. L’Histoire de France sera la fusion de la forme livre et de la culture populaire, une production savante parlant au peuple, pour lui (re)dire sa tradition sans la dénaturer. Elle opérera la synthèse de ce que d’autres productions populaires disaient par bribes et portera à la conscience, à l’expression explicite, ce qui était latent en elles. Enfin, justement parce qu’elle est histoire, c’est-à-dire restitution d’un devenir, l’écriture s’attachera moins aux réalisations en elles-mêmes qu’à la vie des formes, et parviendra à rendre l’éternel recommencement de la poésie populaire. Michelet entreprend ainsi d’écrire le livre du peuple, ce qui le dispense d’une certaine façon de se poser la question du livre populaire. Destinataire de droit, le peuple le sera un jour de fait.

Faux-contact. La révolution désamorcée avant que d’éclater

14Au milieu des années 1840, les questions que se pose Michelet sur la culture prennent un autre tour. Elles le conduisent à distinguer deux cultures, ou plus exactement une scission paradoxale de la culture. En décembre 1847, il affirme dans son cours au Collège de France que « les livres populaires sont une chose infiniment rare », que la Révolution française « n’avait pu […] produire un seul livre populaire » et que lui-même, bien qu’il ait écrit le « petit livre du Peuple » « sentait bien que ce n’était pas là un livre populaire15 ». Les livres écrits pour le peuple ne rencontrent pas leur public et les événements qui devraient faire naître des livres populaires ne le font pas. Quelle est donc la cause de ce faux-contact entre les groupes éduqués animés par une volonté émancipatrice et leur destinataire naturel, les classes populaires ?

15Le Peuple construit l’hypothèse d’une disparité de modes de pensée entre classes populaires et classes éduquées, tout en s’efforçant de la relativiser voire de la dénier. Michelet décrit dans le chapitre VII de la deuxième partie « l’instinct des simples », qui n’est pas une absence d’activité intellectuelle, une impuissance à penser, mais une pensée selon des procédés propres. Les simples n’utilisent pas l’analyse ; ils préfèrent saisir les choses sous l’angle de la totalité vitale qu’elles constituent ou en les rattachant à une unité vitale. Malgré la différence des procédés, le résultat de cette pensée indigène sera équivalent à celui de la pensée la plus cultivée : seule la démarche diffère, les conclusions sont identiques. C’est encore ce qu’il dira dans l’Histoire de la Révolution : le peuple connaît les résultats de la Révolution, ce n’est pas à l’historien de les lui apprendre, l’historien a seulement la capacité de reconstituer la chaîne des faits qui a conduit à ces résultats16. Cette théorie généreuse repose cependant sur un constat implicite de discordance, qu’elle s’efforce d’exorciser, d’effacer. Michelet n’établit cette équivalence, cette parité qui rétablit la pensée populaire à un niveau de plénitude totale, que par le recours à l’hypothèse de l’homme de génie17. L’instinct du peuple n’est pas commutable avec la démarche intellectuelle de n’importe quel homme cultivé, mais seulement avec la pensée fulgurante de l’homme d’exception. Ce qui oblige donc à penser un fossé entre manières de penser des groupes sociaux (bourgeoisie vs peuple) en tant que tels. La meilleure preuve en est que la manière de penser du peuple a besoin d’être défendue, réhabilitée, par rapport au regard que porte sur elle la fraction éduquée de la société18. Michelet décrit également en creux l’incompréhension voire le rejet par le peuple de la tournure d’esprit des classes cultivées — même lorsqu’elles portent des idées démocratiques —, du fait de leur langue, de leur appartenance, dirions-nous, à la littératie. Et c’est certainement ce dernier problème qu’il estime le plus aigu. Le camp du peuple, des démocrates, est divisé par une faille entre deux cultures : d’un côté la langue de la vie (celle des gens du peuple) et de l’autre la langue de la littératie (celle des démocrates éduqués). Ce qui préoccupe Michelet c’est de rétablir, en se fondant sur la fiction du génie, l’unité de culture entre hommes du peuple et intellectuels émancipateurs19.

16C’est à la même époque que, commençant à aborder l’Histoire de la Révolution, il analyse les erreurs des révolutionnaires en relevant des éléments qui se rapportent à l’étanchéité des cultures, angle mort lui semble-t-il de l’œuvre des législateurs d’alors. Dans son cours au Collège de France de 1847-1848 (réédité de façon posthume sous le titre de L’Étudiant), il expose une forme de malentendu au sein de la Révolution française, à propos de l’insurrection vendéenne. De nature foncièrement démocratique — faite à l’instigation du peuple qui avait obligé les nobles à le suivre — la Vendée constituait l’exemple même d’un retournement des opprimés contre un régime qui a priori défendait leurs intérêts.

L’erreur de la Révolution […] fut de se reposer entièrement sur le pouvoir de la Raison, de lui croire une si invincible clarté, un attrait si irrésistible, qu’elle n’aurait qu’à paraître, le monde tomberait à genoux ; ils ne s’enquirent nullement des voies et des moyens. […] Quant aux résistances populaires qui pourraient se faire à la cause même du peuple, personne ne les prévit.
Personne ne s’enquit des campagnes. La ville les méprisa. La philosophie dédaigna l’instinct, cette vaste et féconde moitié de la nature humaine. On s’arrêta à la forme ; et toutes les résistances étant également méconnues, enveloppées sous la vague dénomination de fanatisme, royalisme, etc., on ne s’avisa pas d’apprécier tout ce qu’il y avait d’instinct républicain dans ces paysans qui se croyaient royalistes20. (Je souligne.)

17Dans l’Histoire de la Révolution, Michelet dénonce la tendance « scribe », la graphomanie des révolutionnaires, spécialement des Girondins, bourgeois d’habitus avocassier, mais aussi de Robespierre, lui et Mme Roland étant « nés scribes21 ». La bourgeoisie qui a fait la Révolution est par origine une classe « bellettriste ». Par conséquent elle coule sa pensée dans une langue née d’un processus de distinction sociale et adresse au peuple un message qu’il rejette — non qu’il serait incapable de le comprendre mais parce qu’il refuse spontanément le mécanisme de ségrégation que cette langue-là en elle-même signifie.

18Paradoxe tragique : l’invention de la République, qui répond à la poussée multiséculaire du peuple, à son « instinct républicain », s’est faite dans des formes restées étrangères à celui-ci. Il est significatif, d’ailleurs, que le grand moment de la Révolution, chez Michelet, celui de la fête de la Fédération de juillet 1790, celui où le peuple trouve des formes à sa ferveur22, soit antérieur à la fondation de la République. Les débuts de la Révolution ont montré que le peuple était bien capable d’écrire, ou du moins de trouver des plumes pour exprimer sa pensée : cahiers de doléances, procès-verbaux des fêtes des fédérations ont trouvé leurs écrivains. C’est la fondation des institutions démocratiques, de la République, qui, réclamant une classe lettrée, a installé l’incompréhension, avivé le clivage entre les deux cultures, celle du peuple et celle des clercs. Aussi Michelet y revient-il avec insistance en juin 1848, la nécessité première est de « populariser la République23 ».

19Contemporain de la naissance de la culture de masse, Michelet aurait pu voir en celle-ci un facteur permettant d’atténuer le clivage dont il vient d’être question en diffusant plus largement le discours des élites progressistes. Au cours des années 1840, il constate cependant qu’il n’en est rien. La presse, qui a pourtant sa sympathie, « n’atteint pas le peuple » note-t-il dans son Journal, le 16 juin 1848. « Ainsi voilà la presse quasi d’accord contre Louis Bonaparte, et une grande partie du peuple n’est pas moins bonapartiste24 […] ». Quant au roman, Michelet relève dans la Préface du Peuple que ce genre diffuse des représentations des couches populaires conformes aux préjugés de classe de ceux qui les ont écrites, même si par ailleurs leurs auteurs militent pour une amélioration du sort du peuple (il pense sans doute aux Paysans de Balzac mais aussi aux romans de Sue). Ils mettent seulement en lumière la rancœur sociale, la brutalité et la violence des mœurs populaires25.

20Au moment où la révolution de 1848 éclate, Michelet ne semble plus avoir la même certitude de l’inépuisable source de culture que représente le peuple ou du moins de la possibilité que cette source trouve des moyens d’expression qui ne la dénatureraient pas. Dans son cours de 1847, il rapporte la question angoissée qu’il a posée à Béranger : qui fera des livres pour le peuple ? Et la boutade par laquelle répond le chansonnier : « Laissez-les faire26 ». Il n’empêche qu’il doute, qu’il ne pense plus que la culture populaire franchisse d’elle-même le seuil de l’écrit. Le livre écrit par le peuple reste un horizon lointain. Au printemps 1848, la propagande républicaine en paraît d’autant plus urgente à Michelet. Immédiatement après l’insurrection de Juin, alors que « l’éducation du peuple » lui semble une priorité absolue27, il se met à écrire un livre pour le colportage, désigné par le titre Véritable histoire, « livre anonyme et gratuit28 », qui aurait été une petite histoire de France (on ne peut en parler qu’au conditionnel, le manuscrit des six chapitres qu’il affirme avoir rédigés29 n’ayant pas été retrouvé). Il songe aussi au théâtre. Dans son cours de 1848, une leçon s’intitule : « Le théâtre est la forme la plus efficace de l’Éducation nationale — comment la légende populaire doit renouveler le théâtre » (10ème leçon). Il s’intéresse de près aux tentatives de George Sand pour faire jouer à Paris des pièces populaires, lui rend visite en décembre 1849 et lui demande d’écrire des « proverbes héroïques à jouer dans les campagnes : Bories etc.30 » En 1851, il veut écrire La Légende d’or de la démocratie et en publie des fragments consacrés à des héros européens du Printemps des peuples dans L’Événement, journal républicain des fils Hugo.

21Juin 1848 attise pendant quelques mois la volonté de Michelet de contribuer lui-même à une campagne de propagande. Vincent Robert a montré que les républicains avaient fait de notables efforts en ce sens en 1849, efforts d’ailleurs récompensés par des succès électoraux31. Michelet, lui, se détourne assez vite de cet engagement direct32. 1848 s’inscrit plus profondément dans la réorientation de son œuvre.

La culture populaire sous l’éteignoir

22Alors que dans les premiers volumes de l’Histoire de France, Michelet ne distinguait pas de culture dominée et de culture dominante, et qu’il ne concevait pas la culture venue du peuple comme une culture subordonnée, mais comme la seule source de création, l’une des conséquences du moment de 1848 est de le conduire à développer une théorie de la domination culturelle. C’est dans l’Introduction de Renaissance (1854) qu’il la formule. Dans ce texte, il relève d’abord le développement d’une culture savante qui s’appuie sur l’écrit :  

Le treizième siècle est un siècle littéraire. Et vous croiriez qu’à ce titre un sentiment de sobriété élégante lui fera resserrer le détail et condenser les idées. C’est tout le contraire. La pensée maigre est étouffée sous les rimes accumulées. L’expansion immodérée, l’étalage des mots, l’amplification, sentent partout le collège. Au douzième, les poèmes étaient courts et se chantaient ; c’étaient des chants, des chansons, comme dit leur titre. Au treizième, on ne songe plus à l’oreille, mais plutôt aux yeux. On écrit pour le cabinet. La rhétorique fleurit ; une rhétorique verbeuse, intarissable, qui, de deux ou trois mille vers qu’avait le poème original, vous en fait vingt ou trente mille33.

23La fin du Moyen Âge verrait donc l’autonomisation d’une culture dominante par le biais d’une littérature fondée sur l’exhibition de la virtuosité à manier le langage écrit. On retrouve dans La Sorcière une analyse similaire à propos des vies de saints, inventions du peuple que s’accapare l’Église sans rien leur apporter d’autre qu’une « surcharg[e] d’ornements grotesques34 », et les contes, défigurés par les « ornements ridicules dont les derniers rédacteurs les ont affublés35 ». La surcharge esthétique signe l’appropriation ou plutôt l’expropriation. L’œuvre écrite appartient à la culture dominante, une culture qui à dessein se coupe de la base sociale.

24Par rapport au propos de 1833 sur les chansons de geste, la nouveauté réside en ce que Michelet ne met pas seulement en cause les clercs et les nobles. L’Introduction de Renaissance contient en effet une dénonciation violente de la faillite de la bourgeoisie, qui elle-même ne s’élève alors qu’au prix d’un rabaissement du peuple — violent contrepied d’une vision libérale dans laquelle l’ascension de la bourgeoisie valait pour celle du tiers-état tout entier. Ainsi La Farce de maître Pathelin devient-elle aux yeux de l’historien l’emblème de la corruption du peuple par la bourgeoisie (l’avocat apprend la friponnerie à l’homme du peuple)36.

25L’autre nouveauté par rapport à 1833 est que la constitution d’une culture des dominants est ici vue comme un étouffement symétrique de la culture des dominés — tandis qu’en 1833 Michelet ne pensait pas que la domination sociale puisse se traduire en domination symbolique tant il avait confiance en la prépondérance du symbolisme populaire. Après 1850 est apparu un intérêt pour la culture populaire et le folklore qui semblerait contredire le pessimisme de Michelet. Cependant, selon M. de Certeau, cet intérêt savant n’est que l’envers des strictes mesures répressives prises alors à l’encontre du colportage37. Ce serait de l’écrasement du peuple que serait né un processus de muséification des vestiges de sa culture, aseptisés dans la catégorie « folklore ». Chez Michelet, le leitmotiv de l’ennui imposé par l’Église38 pendant les longs siècles du Moyen Âge renvoie après 1850 à l’entreprise d’anesthésie de la force spirituelle du peuple au présent autant que dans le passé. Dans la partie de l’Histoire de France écrite sous le Second Empire, Michelet ne rencontre aucun mouvement de création populaire collective comparable à ce qu’avaient été les cathédrales dans les volumes consacrés au Moyen Âge. Il est obligé d’avoir recours comme dans Le Peuple à la rustine du génie pour sauver l’idée d’une culture populaire. L’équivalence de l’instinct du génie et de celui du peuple lui permet de faire apparaître au fil des derniers volumes de l’Histoire de France les Rabelais, Molière, Puget, Watteau… comme des créateurs dont la puissance inventive pallie l’absence de créativité du peuple durant toute la période moderne. Les génies ne sont d’ailleurs pas eux-mêmes indemnes des effets de domination, dans le cadre de leur asservissement au système curial (nous pensons en particulier à la figure de Molière dans Louis XIV et la Révocation de l’Édit de Nantes).

26Michelet n’abandonne pas pour autant le nœud du problème, c’est-à-dire la cause du faux-contact entre les relais bourgeois de l’émancipation et les masses populaires. Dans l’Histoire de France il tente de retracer la généalogie de la langue du libéralisme bourgeois, de Calvin, à Port-Royal, de Pascal à Rousseau. Langue de groupes qui se sont opposés au pouvoir (protestants, jansénistes, philosophes des Lumières) de l’intérieur des classes dominantes en développant la puissance analytique et rationnelle du langage écrit, mais en se coupant de la base populaire.

27Le Second Empire voit par ailleurs Michelet composer ce qu’il appelle des « petits livres ». Les raisons en sont autant économiques que politiques. Michelet, à court d’argent depuis la perte de ses deux emplois (au Collège de France et aux Archives), participe aux entreprises de diffusion de l’écrit à bon marché qui caractérisent la période du Second Empire. En 1854, il tire de l’Histoire de la Révolution un volume d’extraits, Les Femmes de la Révolution. Il fournit également à la « Bibliothèque des chemins de fer » de Louis Hachette des éditions séparées de Jeanne d’Arc et de Louis XI (1853) tirées de volumes antérieurs de l’Histoire de France. Mais bientôt il renonce à donner dans les « petits livres » la monnaie de l’Histoire de France et aborde avec liberté des sujets qui se partagent entre deux questions principales : la nature (L’Oiseau, La Mer, L’Insecte, La Montagne) et la femme (L’Amour, La Femme, La Sorcière).

28« Populaires » dans la mesure où leur coût les met à la portée des bourses modestes, en quoi ces « petits livres » poursuivent-ils la réflexion sur la culture populaire ? En quoi tentent-ils de rompre le mur invisible qui sépare selon l’historien les progressistes bourgeois des « simples » ?

Les « petits livres » : penser la culture populaire entre autonomie et domination symboliques39

29Le constat d’un abêtissement du peuple sous l’effet des dominations respectives de l’Église, de la noblesse et enfin de la bourgeoisie a conduit Michelet au soupçon effrayant d’une altérité totale entre culture des dominants et déculturation des dominés. De là à penser que ces derniers appartiennent à un espace différent, il n’y a qu’un pas, Michelet se l’autorisera de façon métaphorique. Son intérêt pour le monde animal relaie au début du Second Empire celui pour le peuple. Michelet tombe dans la nature comme dans un lieu où le peuple lui-même aurait chu. Mais l’expérience de cette altérité extrême devient le moyen de mettre en lumière une culture ignorée. En effet, Michelet n’aborde pas la nature comme le domaine de la matière régie par des lois invariables ; il en fait ressortir les diverses formes de culture, allant de la création de soi par soi de chaque espèce, de la confection artistique des nids ou de l’habitat collectif, jusqu’aux expérimentations sociales des insectes et des oiseaux. Les animaux ont des cultures, et des langages. L’extraordinaire profusion de formes et de couleurs du monde animal apparaît à Michelet, ainsi que plus tard à Portmann40, comme une expression qui est à elle-même sa propre fin, une esthétisation de l’expérience de la vie. La beauté des créatures vivantes s’offre comme une source directe d’inspiration pour les créations humaines, en particulier les arts appliqués. D’une certaine façon, l’altérité radicale du monde animal joue le rôle d’une coupure qui permet à Michelet de restaurer sa pensée de l’autonomie du symbolisme des dominés — car si les animaux sont incontestablement l’une des grandes catégories de dominés du monde occidental, du moins leur symbolisme est-il relativement à l’abri des déformations que la culture de leurs oppresseurs humains pourrait lui imposer41. Les « petits livres » favorisent ainsi la résilience après la prise de conscience brutale, à la lumière de 1848, des effets puissants de la domination symbolique.

30Loin de muséifier comme un Nisard la culture populaire42, le déplacement qu’opère Michelet vers le domaine de la nature lui permet de continuer à parler de celle-ci comme d’un phénomène vivant, actif, et subversif.

31Dans ses livres d’histoire naturelle, Michelet s’efforce de tisser une continuité entre la pointe la plus avancée de la culture rationnelle (la science) et l’expérience de la vie. S’il se tourne vers la science pour cette tentative d’hybridation entre culture populaire et culture savante, sans doute est-ce qu’elle a l’avantage de s’être débarrassée de l’empreinte bellettriste.

32À la date où il entreprend La Sorcière, en 1862, Michelet a suffisamment restauré grâce aux « petits livres » sa capacité à soutenir l’autonomie symbolique de la culture populaire. Aussi opère-t-il avec cette œuvre une jonction entre Histoire de France et « petits livres ». La Sorcière reprend en partie des passages déjà publiés de l’Histoire de France tout en inscrivant le questionnement historique dans la perspective des savoirs populaires, du rôle des femmes et de la réhabilitation de la nature. Il unit dans ce livre l’analyse de l’oppression exercée par la culture dominante (le catholicisme comme culture de la grâce c’est-à-dire du privilège) et l’exploration d’une culture d’en bas, révoltée et résistante, celle de la sorcellerie. Il trouve de cette façon le moyen de présenter la culture populaire à la fois comme hétéronome (déterminée par la domination symbolique et sociale qui s’exerce sur elle) et comme autonome, susceptible de s’organiser en un univers cohérent, porteur de sens pour ses membres et même d’un espoir d’émancipation. La sorcellerie n’est certes qu’une rébellion symbolique, une inversion des rites chrétiens ; le démon n’est que le reflet intérieur de l’oppression que la féodalité impose aux serfs ; le sabbat reste une « révolte nocturne », sans effet sur les rapports de force sociaux effectifs. Pourtant, Michelet relève les traits spécifiques du savoir des sorcières qui ne proviennent pas de l’inversion de la culture dominante : la connaissance de la nature, du corps, le rôle de guérisseuse, l’intercession avec les morts… Il montre aussi comment le savoir des sorcières est dénigré par ceux mêmes qui en sont les héritiers, les médecins de l’âge moderne, les rationalistes, qui s’appuient sur l’aberration de la croyance au diable et à la possession pour récuser en même temps la culture des femmes du peuple. La médecine moderne par un nouveau geste de domination sociale dénigre les savoirs populaires en même temps que la superstition. On voit que dans La Sorcière l’analyse d’une culture aliénée et résistante est développée de façon particulièrement complexe.

33Enfin, en s’attachant à la figure de la Sorcière, Michelet, douze ans après la fin de la Deuxième République, tisse une continuité avec les procédés de la propagande républicaine de 1849.  

34Les exemples de publications à destination du monde rural donnés par Vincent Robert dans La Petite-fille de la sorcière, de même que son analyse du projet de Sand dans La Petite Fadette43, sont précieux pour éclairer d’un jour nouveau les pratiques d’écriture de Michelet sous le Second Empire. Vincent Robert relève l’effort de certains publicistes sous la Deuxième République pour acclimater les idées progressistes aux spécificités de la culture populaire, pour les couler dans ses formes — la veillée —, dans ses représentations — les croyances et les légendes44. Il cite un exemple très frappant, une nouvelle d’Ernest Lebloys parue à l’automne 1848 dans le journal de Proudhon, Le Peuple, sous le titre « Le soldat loup-garou ». Un propos antimilitariste dénonçant le rôle répressif de l’armée contre les indigènes des colonies et contre les prolétaires révoltés se coule dans la légende du loup-garou (un enrôlé raconte comment il a été transformé en loup-garou par la condition militaire). Le surnaturel et le merveilleux de la culture traditionnelle sont utilisés comme le langage dans lequel il est possible d’ouvrir les consciences populaires aux questions politiques contemporaines. Dans un autre chapitre de son livre, intitulé « Marianne et la sorcière », Vincent Robert montre qu’il est possible d’associer la figure de la République et celle de la sorcière. « La Marianne des campagnes rouges, du Berry à la Gascogne et de la Provence à la Bourgogne, est sans doute beaucoup plus sorcière qu’on ne croit45. » La petite Fadette n’est donc pas sans rapport avec la République…

35Dans La Sorcière, le propos de Michelet n’est évidemment pas, comme dans le cas de la fable du loup-garou, d’approprier un discours politique au système de représentations d’un public rural. Pourtant, la figure de révoltée qu’est chez lui la Sorcière, la promesse d’émancipation qu’elle représente en anticipant la science moderne, contribuent à faire d’elle une affirmation de la permanence de l’esprit de 1848.

36Le but des « petits livres » nous apparaît désormais plus clairement. Il s’agirait de délivrer les productions de la culture savante de cette part qui les constitue automatiquement en instruments de domination — part inscrite profondément dans le mode de pensée et dans la langue. Avec ses livres d’histoire naturelle, Michelet ne cherche pas à vulgariser les connaissances scientifiques en les transposant dans un langage plus courant, il veut les formuler dans une autre langue, qui est aussi une autre vision du monde et des rapports entre êtres humains et animaux, hommes et femmes, riches et exploités, savants et ignorants. À cette condition la pensée savante moderne, celle des hommes de sciences et surtout des naturalistes, pourrait constituer un pont avec la culture populaire. Michelet perçoit en effet un nouvel appareil de domination redoutable dans les procédures scientifiques modernes : la séparation absolue du sujet de la connaissance et de son objet, qui réifie celui-ci et le réduit au déterminisme. La protestation contre les positions respectives assignées au sujet de la connaissance et à son objet est au cœur des livres naturalistes et de La Sorcière. Le caractère déroutant de cette dernière œuvre tient en particulier à ce qu’elle se présente à la fois comme une reconstitution savante de ce qu’ont pu être les rites de la sorcellerie médiévale et comme la restitution de l’expérience subjective qui a conduit à la création de la figure de Satan. D’une façon comparable, dans L’Oiseau, L’Insecte, La Mer, Michelet mobilise les découvertes récentes de la science pour les insérer dans une prose qui imagine l’expérience propre de chaque vivant. On pourrait, toutes choses égales par ailleurs, rapprocher la tentative de Michelet de ce que montre Canguilhem à propos de la médecine dans Le Normal et le Pathologique. La médecine, selon cet auteur, ne saurait être seulement une science fondée sur une conception déterministe de la physiologie qui efface la personne du patient, elle doit être également un art qui prend en compte le sujet malade et son rapport avec sa maladie. Michelet en appelle de façon générale à une double approche comparable dans toute forme de connaissance de la vie. Si la réunion espérée de la pensée moderne et de la culture populaire doit avoir lieu, cela ne pourra être qu’à cette condition.

37Les « petits livres » se rattachent donc à la recherche d’une hybridation entre culture savante et culture populaire en prenant en premier lieu le par(t)i de refuser la distinction entre sujet et objet de la science. Les découvertes les plus récentes des naturalistes permettent, selon Michelet, de voir en toute vie, c’est-à-dire en tout processus d’auto-construction46, un sujet potentiel. Ainsi repensée, la science moderne se rattacherait à la fois à l’exigence démocratique la plus radicale (celle d’une démocratie universelle incluant tous les vivants), et à une culture populaire dont l’aiguillon le plus puissant est la curiosité pour les procédés de la vie.

38La censure en place au moment où Michelet écrivait ses « petits livres » explique sans doute les détours qu’a pris la pensée de l’historien, forcée de déguiser ses jugements politiques. Mais à notre sens, elle légitime ces détours plus qu’elle n’en est la cause. En effet, elle autorise le discours à plusieurs niveaux de sens expérimenté par Michelet dans un objectif spécifique. Il veut inventer une langue qui ne divise pas l’expérience de la vie, à la différence des distinctions qu’imposent les types répertoriés de discours (politique, scientifique, moral, psychologique, esthétique, pratique). La possibilité de ménager plusieurs niveaux de lecture n’est pas la ruse d’une pensée provisoirement muselée mais l’obligation de celui qui recherche une langue hybride, une langue qui refuserait tout discours forclos dans sa littérarité comme dans sa scientificité. Une langue permettant une appréhension globale du sens (comme sens rayonnant vers toutes les dimensions de la vie). La censure rend recevable (par les lecteurs bourgeois) l’expérimentation des « petits livres », le brouillage des frontières. De plus, en faisant peser sur l’auteur lui-même une contrainte, elle légitime son propos sur l’expérience des dominés et son approche empathique de leur vie intérieure.

39En expérimentant l’hybridation du discours savant et de la tournure d’esprit populaire (ou du moins qu’il prête au peuple), Michelet prend le risque de n’être pas pris au sérieux. D’ailleurs, sous le Second Empire, le qualificatif de « poète » ne lui est pas épargné pour dénier toute espèce de validité intellectuelle à son propos. Pourtant ses « petits livres » connaissent un vrai succès. Il perdurera tant que lecteur sera disposé à accepter un langage particulier, qui donne à entendre un propos politique sous une appréciation animalière, dresse la figure de la Sorcière comme une allusion à la République, jette à la figure de l’Église un hymne à la créativité de la nature. La vogue va décroissant lorsque la liberté d’expression est rétablie et que le public a faim de discours moins polysémiques et plus directs. Michelet ne fut populaire sous la Troisième République qu’à travers la première formule qu’il avait envisagée : les extraits de l’Histoire de France, bien présents dans l’édition scolaire47. L’utopie de l’hybridation des deux cultures, née au foyer de 1848, s’exprima dans des œuvres puissamment originales, mais si spécifiques du Second Empire qu’elles sont devenues difficiles à apprécier dans toutes leurs dimensions hors de ce contexte.

Vers une nouvelle République : éveiller le « dieu intérieur »

40Et pourtant, il y a en germe dans le « petit livre » une autre conception, née avant 1848, et qui enjambe le Second Empire pour reparaître dans la perspective d’une éventuelle nouvelle République. Elle resurgit avec Nos fils (1869) pour proposer une vision du livre populaire mieux dans l’esprit républicain d’alors, c’est-à-dire dégagé en partie de l’esprit de 1848.

41Les « petits livres », tels qu’il les nomme, sont donc devenus sous le Second Empire le cœur de l’activité inventive de Michelet. « Petit » ne veut pas dire ici « abrégé », « simplifié ». L’adjectif renvoie à un format, l’in-12, celui du livre bon marché popularisé par l’éditeur Gervais Charpentier. Il désigne aussi une œuvre qui tient en un volume, à la différence de l’Histoire de France divisée en 17 tomes in-8. « Petit » signifie enfin « ramassé », « concentré ». Le « petit livre » implique non une lecture rapide et consumériste mais une fréquentation assidue, qui n’en finit pas de déployer tout ce qui a été plié dans le petit.

42L’ouverture du cinquième tome de l’Histoire de France, publié en 1841, est consacrée à l’Imitation de Jésus-Christ, sans doute le texte qui suscite l’éloge le plus appuyé de Michelet dans toute son œuvre, le seul exemple de livre populaire qu’il concède. Il peut paraître étrange au premier abord que Michelet l’anticlérical célèbre ainsi un livre de piété. Mais l’historien est frappé par les innombrables éditions dont il a fait l’objet et qui justifient d’en parler comme d’un livre « populaire ». « Le livre éclate au quinzième [siècle], et devient alors populaire […]48 ». La cause : c’est le premier livre religieux traduit en français (avant la traduction de la Bible par les protestants). Or, selon Michelet, la conséquence incalculable de ce fait est l’intériorisation du sentiment religieux.

Quelle dut être l’émotion du peuple, des femmes, des malheureux (les malheureux alors, c’était tout le monde), lorsque pour la première fois ils entendirent la parole divine, non plus dans la langue des morts, mais comme parole vivante, non comme formule cérémonielle, mais comme la voix vive du cœur, leur propre voix, la manifestation merveilleuse de leur secrète pensée49

43Michelet ne se contente pas de relever ainsi une évolution du sentiment religieux, reliée d’ordinaire au courant appelé devotio moderna. L’événement prend chez lui un sens plus large, religieux, mais au sens particulier où Michelet entend le religieux et sa fonction. Le livre religieux fait naître le for intérieur ; il ouvre en chacun un espace sacré, mais sacré en soi en quelque sorte, il éveille le « dieu intérieur caché en chacun d’entre nous », pour reprendre une expression à peu près contemporaine de Quinet50, la conviction intérieure infrangible sur laquelle doit s’appuyer l’action du peuple et sans laquelle la démocratie risque toujours de basculer vers la tyrannie. Jeanne d’Arc illustre aussitôt après, dans le même tome, la force en acte de cette nouvelle liberté intérieure.

44Le petit livre est donc précieux parce qu’il permet l’intériorisation, l’éclosion de la conscience individuelle. Nous savons en effet le lien qui a pu être établi depuis par les historiens de la lecture entre diffusion du livre, lecture silencieuse et lecture comme pratique privée. Sous la monarchie de Juillet, l’écrit n’apparaissait que comme un adjuvant de la culture populaire fondamentalement orale. Désormais l’écrit est une pièce maîtresse du rôle assigné la littérature populaire : l’éveil d’une conscience individuelle, par laquelle la masse indifférenciée pourra devenir vraiment « peuple ».

45On constate qu’après 1848, chez Michelet et de façon encore plus visible chez Quinet, s’affirme l’exigence de ne pas réduire les couches populaires à une mentalité collective, à une créativité anonyme. Dans un premier temps, autour de 1830, la balance penche sans doute vers le « tout collectif » dans la représentation de l’action ou de la création populaire. C’est très visible dans la manière dont Michelet évoque la révolution de 1830 dans l’Introduction à l’Histoire universelle, révolution parfaite parce qu’on ne peut y distinguer aucune individualité. C’est visible aussi chez Quinet dans De la Grèce moderne (1830), œuvre privilégiant une vision de la culture aussi impersonnelle que l’œuvre de la nature et prolongeant celle-ci. Après 1850, chez l’un comme chez l’autre, le collectif se dés-indifférencie très nettement et la nécessité d’unités individuelles qui persistent dans le processus même d’union s’affirme. Quinet écrit dans l’Avertissement de 1857 à l’Histoire de la poésie :

Les grands poèmes n’ont-ils point d’auteur ? les peuples n’ont-ils point de grands hommes ? faut-il absorber dans le grand Tout anonyme non seulement l’histoire, mais la poésie ?
J’ai revendiqué les droits de l’artiste, du poète, du héros. Ne disons pas trop de mal de l’individualité et de la conscience, ne nous fions pas trop du soin de sculpter de beaux marbres, d’accomplir de grandes œuvres, d’utiles actions, à la force répandue dans l’univers ; il s’agit de la vie même51.

46Les crises de la Deuxième République ont mis en lumière la nécessité d’un collectif qui n’absorbe pas l’individualité, dans lequel la conscience de chacun continue d’exister, seule garante de l’élévation de ce collectif en sujet responsable.

47Le « petit livre » pourrait donc jouer son rôle dans l’activation de la vie intérieure chez ceux pour qui le retour sur soi n’est pas favorisé, comme dans les classes supérieures, par un ensemble d’apprentissages fondés sur l’affirmation de l’identité personnelle. Plus que par son contenu propre, c’est par le rapport qui se tisse avec son lecteur que le livre est « populaire ». Michelet revient sur la lecture populaire dans un chapitre de Nos fils (1869), « Mon livre » (chapitre II, livre V).

Dans ma jeunesse un mot me frappait quelquefois, un mot que l’ouvrier, le pauvre, répétaient volontiers : « Mon livre. »
On n’était pas, comme aujourd’hui, inondé de journaux, de romans, d’un déluge de papiers. On n’avait guère qu’un livre (ou deux), et on y tenait fort, comme le paysan tient à son almanach. Ce livre unique inspirait confiance. C’était comme un ami. À tel moment de vide, où un ami vous eût mené au cabaret, on restait près des siens, et on prenait « son livre »52.

48Le petit livre devient une petite propriété, et dans la pensée de Michelet la propriété (matérielle) est ce qui permet au propriétaire de concevoir son « propre », son « soi ». Le petit livre constitue visiblement une sorte de médium entre soi et soi, un accoucheur de la pensée propre, un double de la conscience :

Ce livre aimé était réellement un texte élastique, qui laissait le lecteur broder dessus. Il ne pouvait donner l’information diverse des livres d’aujourd’hui. Mais en revanche il stimulait, éveillait l’initiative. La pensée solitaire, se lisant à travers, souvent entre les lignes, voyait, trouvait, créait53

49À la limite, peu importe ce dont parle un tel livre, ce qui est déterminant c’est le processus qu’il enclenche : introduisant dans l’esprit du lecteur la parole d’un autre familier il fait naître le dialogue avec soi et donc la conscience. C’est ainsi qu’il est de toute façon émancipateur : « De ce livre souvent servile et de passive attente, il [le lecteur] déduit en pratique juste son opposé, l’élan illimité du moi et l’esprit d’action54. »

50Comme le suggère la première citation de Nos fils, la presse ne convient pas du tout à ce type de relation. Comment la parution quotidienne d’un nouveau numéro permettrait-elle d’instaurer dans la durée une intimité avec le texte ? Le journal d’aujourd’hui périme celui d’hier. Il n’existe pas non plus d’unité énonciative dans la presse, pas de figure d’auteur avec qui tisser une conversation mentale. Ainsi Michelet voit-il une contradiction insurmontable entre littérature de masse et littérature populaire. De façon analogue, il dénonce dans Le Peuple l’effet des ateliers modernes sur le psychisme des ouvriers :

Ces vastes ateliers tout blancs, tout neufs, inondés de lumière, blessent l’œil accoutumé aux ombres d’un logis obscur. Là, nulle obscurité où la pensée se plonge, nul angle sombre où l’imagination puisse suspendre son rêve […]55.

51En revanche, les « petits livres » de Michelet sont attentifs à solliciter la subjectivité du lecteur : 1) par une mise en avant de la parole de l’auteur, qui devient ainsi un interlocuteur, d’autant qu’il apostrophe assez souvent son destinataire ; 2) par le feuilletage des significations qui confère au texte une forme d’obscurité poétique, sollicitant et l’imagination et l’interprétation ; 3) en s’attachant à reconstituer l’expérience populaire de la subjectivité. La première partie de La Sorcière retrace la naissance et l’expansion de l’univers psychique de la Sorcière : la place de plus en plus grande, l’intensité de plus en plus forte de cette vie intérieure. Si Michelet a éprouvé le besoin d’unifier sa généalogie de la sorcellerie par le biais de la vie fictive d’une seule femme, c’est en particulier parce que cette formule lui permettait de conjoindre intériorité individuelle et faits de mentalité collectifs. Sans perdre de vue le caractère collectif des faits analysés, il pouvait les représenter sous l’angle de la vie psychique individuelle, et l’on a vu à quel point il lui importait après 1848 de tenir ensemble ces deux approches. Au-delà de la subjectivité populaire, c’est même une expérience universelle de la subjectivité que mettent en lumière certains des petits livres. Tout y prend voix, aussi bien le rotifère que l’Océan ; tout y manifeste ainsi à la fois son être propre et ce qui le relie au tout.

52En effet, la subjectivité dont peut spontanément se gonfler56 le moindre infusoire, n’est pas la reproduction de la conception convenue, individualiste, de l’intériorité mais expérimente plutôt le brouillage de celle-ci. Car évidemment la conscience individuelle que la littérature populaire doit susciter, éveiller, n’est pas destinée à devenir la forteresse de l’individualité, du « je » opposé au « ils » ou au « nous », qu’est la conscience privée dans la pensée libérale. Nous rejoignons ici les analyses de France Vernier57. Observant dans les « petits livres » de Michelet la « succession hétéroclite de sujets d’énonciation, de points de vue, de lieux d’analyse et de vision, de pronoms et de temps grammaticaux, comme une danse autour d’un feu58 », France Vernier rapporte ces faits d’écriture à la tentative (en partie inaboutie) de contourner les limites idéologiques fixées par la langue, et d’inventer une énonciation qui n’oppose pas le « je » au « nous », mais au contraire, par sa labilité, brouille de façon répétée les oppositions de la grammaire. Michelet cherche à dire un « soi » « qui n’est ni “je” ni “moi”, et contient un peu de cette impossible osmose entre l’individualité et ce qui, sans s’y opposer, en diffère, l’appartenance à une collectivité59 ». Ce faisant, ajouterai-je, l’auteur étend un procédé qui jouait déjà dans son écriture historique : le brouillage de la frontière entre le « je » (de l’auteur, du lecteur) et le « ils » des morts, par le biais de l’hypotypose, du discours rapporté, de l’image, du pathos. Doit-on penser que ce qui a pu être socialement accepté lorsqu’il s’agissait du rapport avec les ancêtres, suscitait plus de troubles lorsque cela s’appliquait à la diversité présente des vivants ?


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53Ce développement est à la fois beaucoup trop long pour un article, et infiniment trop court, puisqu’il entreprend de montrer en Michelet un penseur de la culture, et qu’un tel sujet devrait faire l’objet d’un livre ou d’une thèse. L’objectif était de mettre en lumière les effets profonds et à long terme du moment 1848 sur la conception micheletienne de la culture, notamment la façon dont l’historien s’est inscrit en faux contre une valorisation conservatrice de la culture populaire sous le Second Empire. Si l’historien n’a pas interprété, comme Marx, 1848 en termes d’affrontement de classes, les blocages de la Deuxième République l’ont conduit à problématiser sa conception romantique de la culture populaire et à explorer comment les rapports de domination interfèrent dans le champ du symbolique. Ils ont enfin engendré ces « petits livres » atypiques, tentative pour constituer une alliance potentiellement révolutionnaire entre un éco-féminisme60 universaliste et les classes populaires. Celle-ci ne redeviendrait-elle pas une voie qui nous parle ? Dans une perspective plus strictement républicaine, et significativement parente de la pensée de Quinet (souvent considéré comme l’un des inspirateurs de l’esprit républicain de la fin du xixe siècle), le « petit livre » plaide en dernier recours pour la culture d’une conscience adaptée à l’exercice par chacun de la démocratie.