Colloques en ligne

Véronique Samson

Écrire au présent, 1848-1852. Le Salut public et Les Excentriques de Champfleury

1« [L]e second jour d’une révolution, on distribue les caractères sans les laver, tant la fièvre d’imprimer a gagné tous les esprits. C’est alors qu’arrivent les journalistes qui veulent publier un nouveau journal. Il n’y a plus de timbre, plus de cautionnement, chacun veut jouer au journal1. » Février 1848 n’a pas fait exception à cette « fièvre d’imprimer », décrite par Champfleury dans la revue de la presse qu’il fait paraître en mai de la même année. L’écrivain estime à une centaine de nouvelles feuilles en trois mois l’effet de la libéralisation de la presse par la Deuxième République ; les historiens contemporains en recensent près de 500 de février à décembre2. Tandis que la publication en librairie entre en crise, on s’empare de supports d’écriture plus immédiats, plus rapides, réagissant à chaud aux événements et rejoignant tout de suite leur public. La révolution instaure, comme l’ont noté Quentin Deluermoz et Anthony Glinoer, une « relation singulière de l’écrit à l’événement3 ». Les temporalités se resserrent sur le présent ; les durées — entre l’événement et l’écriture, entre l’écriture et la lecture — se contractent.

2Mais que signifie, exactement, écrire au présent en février 1848 ? La tâche se résume-t-elle à échanger un support contre un autre, le livre contre la petite feuille ? Dans ce même article, Champfleury rappelle que nombre de « gens de lettres » devenus journalistes se sont écriés aux premiers jours de la révolution : « Le roman est mort, vive la politique ! » L’adhésion à l’actualité, l’adoption du rythme accéléré de la presse, laisse cependant quelque chose dans l’ombre. En effet, le présent que l’on cherche à cerner d’aussi près que possible en février 1848 ne va pas de soi. Il n’est pas un donné auquel doit se soumettre l’écrit : plutôt, il est à définir et à délimiter, à situer entre un « hier » et un « demain ». C’est d’ailleurs en ces termes que Jean Wallon présente en 1849 sa Revue critique des journaux publiés à Paris depuis la Révolution de février (termes où résonne encore La Confession d’un enfant du siècle de Musset): « Placés entre deux inconnus, entre le passé et l’avenir, on ne savait comment accepter le présent. Tout dans les faits, dans les hommes et dans les idées paraissait étrange et imprévu4. » La révolution, en tant que surgissement, déstabilise la situation du présent : elle met en jeu l’historicité de ses acteurs, c’est-à-dire qu’elle les contraint à voir le présent comme historique, s’inscrivant dans une durée plus longue à laquelle il faut donner sens. Elle engage, du même coup, l’historicité de l’écrit en tant que pratique sociale5. Les incertitudes évoquées par Jean Wallon doivent donc nous mener à problématiser les supports périodiques dont se saisissent nombre d’écrivains à partir de février, supports qui apparaissent dès lors comme des lieux d’interrogation du présent, mais aussi des rapports que peut ou que doit entretenir l’écrit avec celui-ci. Quels usages en sont fait, et quelles conceptions s’en dégagent quant à l’inscription de l’écrivain dans le temps, dans son temps ?

3Nous voudrions poser ces questions, dans les pages qui suivent, à partir d’une entreprise d’écriture de Champfleury lui-même. Car l’écrivain a aussi « joué » au journal dans l’ébullition des journées révolutionnaires, en faisant paraître dès le 27 février le premier numéro du Salut public, rédigé d’une seule plume avec Baudelaire et Charles Toubin en moins de deux heures sur un coin de table du café Turiot et vendu à la criée dans la rue par Baudelaire lui-même, notoirement vêtu d’une blouse d’ouvrier. Ce « journal de fantaisie démocratique6 » est l’un des premiers à paraître à la suite de la proclamation de la République, mais il est destiné à disparaître tout aussi rapidement pour cause de manque de fonds après un second numéro, probablement publié le 1er mars7. Comme l’écrit Eugène Hatin dans son histoire de la presse, les deux Salut public fondés à la fin du mois de février « ne purent se sauver eux-mêmes8. » Dans ses mémoires, Toubin raconte la fin de l’entreprise avec une ironie qui semble durcie par l’expérience du Second Empire : « il fut décidé [...] que la république privée à l’avenir de nos conseils et de nos lumières s’en tirerait comme elle pourrait9. » Le Salut public ne survit pas à 1848 dans la mémoire parisienne, et Champfleury confie qu’un an ou deux après leur aventure journalistique, « un jour qu’il faisait froid nous avons brûlé la collection10. »

4La courte durée de vie du Salut public n’a rien d’exceptionnel pour les petites feuilles créées à Paris ou en province à ce moment : elle explique sans doute, en partie, le peu d’attention accordée jusqu’ici au journal11. Mais elle nous dit aussi quelque chose du moment particulier qui a rendu possible un tel projet, assez unique dans la trajectoire de ses auteurs. Si l’activité journalistique de Baudelaire et de Champfleury est considérable au cours des années 1840 et 1850 (ils se rencontrent d’ailleurs à l’hiver 1844-45 au Corsaire-Satan, dont ils sont tous deux collaborateurs), et tout particulièrement en 1848, Le Salut public reste le seul « quotidien » que fondent les deux écrivains durant leur carrière12. L’entreprise suggère la pression exercée par les événements de Février sur l’écrit et fait du Salut public un objet privilégié pour comprendre comment s’est défini, dans ce moment très restreint, l’historicité de l’écriture pour Baudelaire, Toubin et Champfleury. Elle pose aussi, par sa fugacité même, la question de la redéfinition des modes d’historicité dès les premiers mois de la République. En effet, si Février a provoqué un désir de contemporanéité de l’écrit, celui-ci rencontre vite sa propre péremption. Nous nous tournerons donc en dernier lieu vers une autre production périodique de Champfleury, Les Excentriques, qui fournit aux ambitions du Salut public à la fois un contexte et une conclusion.

1848 : Le Salut public

5Le Salut public se distingue d’abord par la rapidité avec laquelle il consigne la nouvelle situation en France, par l’immédiateté de sa réponse. Le premier numéro paraît le 27 février, cinq jours seulement après le début de l’insurrection, et trois après la proclamation de la Deuxième République. Le support — la feuille à vocation quotidienne — arrime l’écrit au rythme de l’actualité, au présent resserré du moment révolutionnaire, que nous voyons les trois auteurs tenter de suivre d’aussi près que possible dans la succession rapide des deux numéros. Si le premier se doit de relater le passé proche des journées révolutionnaires — l’avertissement d’un citoyen à la garde nationale « hier », la beauté du peuple « [d]epuis trois jours13 », la prise des Tuileries, etc. —, l’écrit se situe tout aussi souvent dans l’événement en train de se faire, avec nombre de nouvelles au présent. « L’ex-roi et sa famille voguent vers l’Angleterre. » « Les théâtres rouvrent. » « Quelqu’un court dans le quartier Latin pour récolter des signatures » pour la ré-institution d’Orfila à la Faculté de médecine, lisons-nous encore dans le second numéro14. La nouvelle n’est pas un fait accompli, sur lequel il est possible de se retourner : l’acte d’écrire, dans Le Salut public, s’installe dans une charnière, au beau milieu de l’événement historique. En ce sens, nous pouvons dire que le journal se situe entre « l’achevé » et « l’inachevé » de la République, une tension caractéristique de l’écriture périodique selon Marie-Ève Thérenty, mais qui paraît exacerbée par les circonstances particulières de Février 184815. À certains moments, l’écriture court après l’événement, se trouvant sans cesse dépassée par lui. En témoigne l’article « La reine d’Espagne a la colique », dont le titre est tout de suite corrigé par sa première phrase : « On dit même qu’à cette heure elle ne l’a plus16. » La vitesse des bouleversements politiques ne peut tout à fait être égalée par celle de l’écriture, qui à son tour encourage à redoubler le tempo, par un « vite à l’œuvre ! » lancé au peuple espagnol. Le Salut public donne une idée de l’accélération ressentie pendant les journées de Février, au point qu’il semble que des années sont passées : la révolution a dilaté le temps et fait reculer le passé très proche de la monarchie de Juillet dans l’histoire ancienne. Le premier numéro le déclare, sous forme d’avertissement aux chefs du Gouvernement provisoire : « Nous savons maintenant que les heures sont des années17 ».

6Le journal appartient ainsi au moment révolutionnaire, au moment du renversement de l’ordre ancien, dans la « nouvelle » en train de prendre forme. Mais, tout en tendant vers la fréquence du quotidien, Le Salut public ne se résigne pas tout à fait à suivre les nouvelles telles qu’elles se présentent au jour le jour. Plutôt, les événements les plus récents servent d’incitation à un mélange de textes, « fragments d’actualité18 » possédant une grande amplitude temporelle : l’écriture inclut la prospection et la rétrospection pour mieux interroger la place du présent dans l’histoire. On sent effectivement dans le journal le besoin de reconfigurer les catégories du passé et du futur, de penser leurs présences à la fin de février 1848. Le passé, tout particulièrement, s’allonge loin derrière et occupe les pages du Salut public. À plus d’une reprise, le premier numéro jette un regard dans le rétroviseur sur le xixe siècle, pour tenter de dégager une logique historique à plus long terme dont Février pourrait être l’aboutissement. « Trois mots sur trois gouvernements », par exemple, expédie dans une succession rapide l’Empire de Napoléon, la Restauration et le règne de Louis-Philippe, pour conclure que la France va « de mal en pis19 » depuis soixante ans en fait de gouvernements et suggérer, implicitement, la nécessité de la révolution. « La République française et l’Europe », dans le même numéro, signale que les traités de 1815 viennent d’être lacérés par le peuple français pour une seconde fois en dix-sept ans20. Le journal intègre ainsi la révision du passé à la « nouvelle », remettant en mémoire les faits qui permettent de mieux situer le présent, de mieux penser sa potentialité historiographique. Le passé qui s’étend derrière Février — que ce soit celui des revirements politiques de Thiers et d’Odilon Barrot, ou celui des rois « décrépits » sous la Restauration, également rappelés dans le premier numéro — sert à motiver l’événement extraordinaire qui vient de se produire, tout en agissant sur les prises de position des lecteurs dans le présent.

7L’enjeu de l’écriture se manifeste dès lors plus clairement. Le Salut public cherche bien à faire des récits depuis le présent, en pensant son rapport à ce qui le précède. Avant tout, les trois auteurs s’efforcent de marquer une rupture entre le présent de la République et le passé, proche et lointain : ils rendent compte d’une nouveauté réelle, mais ils produisent aussi cette rupture qui justifie et appelle l’écriture. Ainsi, dans Le Salut public, le changement de régime que vient de connaître la France est donné pour irréversible, et les articles soulignent ce tournant définitif. « C’est un fait accompli ; il n’y a plus que des républicains en France21 », lisons-nous dans le premier numéro, en réaction à l’annonce que la garde nationale a rejoint la révolution. Un autre article, intitulé « Le 24 février », marque la date de « l’avènement définitif, irrévocable, du droit de la souveraineté populaire [...] le droit vient enfin de faire son entrée dans le monde22. » Le Salut public travaille à définir le domaine du possible dans l’ère qui s’ouvre — ce qui peut, ou ne peut pas, appartenir au présent après un tel bouleversement de la société. Par exemple, dans un avertissement qui anticipe vaguement sur le poème en prose de Baudelaire, « Assommons les pauvres » : « Désormais toute nation qui demeurera esclave, c’est qu’elle ne sera pas digne d’être libre : avis aux Peuples opprimés23 ! » Ainsi, Le Salut public révèle le présent, trace ses frontières, en dictant ce dont le lecteur est « désormais » contemporain. Le premier numéro contient encore un exemple similaire dans l’adresse au Gouvernement provisoire : « Honte à qui n’est pas républicain ! Il n’est pas de ce siècle24 ! » Les trois auteurs, en somme, ne cessent de préciser ce qui appartient au siècle ou même, à une échelle de temps réduite, à aujourd’hui.

8La nouveauté du présent s’exprime principalement dans le journal par des comparaisons répétées avec le passé. Dès la première phrase du premier numéro, la variation du temps verbal souligne le changement : « On disait au Peuple : défie-toi. / Aujourd’hui il faut dire au Peuple : aie confiance [...]25. » Mais la nature de ce changement, de ce renversement, est instable : malgré les nombreuses tentatives de définition, le présent demeure un problème que l’écriture est appelée à résoudre de différentes manières au fil des textes fragmentés qui composent chaque numéro du Salut public. Nous pouvons l’observer dans deux articles du second numéro, qui généralisent la contrainte de la structure antithétique (ce qui était, ce qui est maintenant), tout en proposant des articulations différentes du passé, du présent et du futur. Le premier exemple, par la reprise de la formule « Sous l’ex-roi », situe explicitement le point de comparaison, ou le point de référence, dans la monarchie de Juillet.

Sifflons sur le reste.
Sous l’ex-roi, il y avait une pairie, c’est-à-dire des vieillards impotents pleins de serments, et de rhumatismes.
Il n’y a plus de pairie : sifflons sur le reste !
Sous l’ex-roi, il y avait des soldats barbares, ivres de sang, les municipaux dont la joie était de descendre un homme du peuple.
Il n’y a plus de municipaux : sifflons sur le reste !
Sous l’ex-roi, il y avait un cens électoral ; moyennant 500 francs un imbécile avait le droit de parler à la Chambre ; moyennant 200 francs un bourgeois avait le droit de se faire représenter par un imbécile.
Il n’y a plus de cens : sifflons sur le reste !
Sous l’ex-roi, il y avait un timbre ; une petite gravure large comme un sou qui empêchait les citoyens intelligents d’éclairer leurs frères.
Il n’y a plus de timbre : sifflons sur le reste !
Sous l’ex-roi, il y avait un impôt sur le sel qui empêchait la fertilisation des terres, qui enrayait les socs de charrues.
Il n’y a plus d’impôt sur le sel : sifflons sur le reste !
Sous l’ex-roi, il y avait des tas de foutriquets, une légion de ventrus, des armées de bornes ; tous puisaient à pleines mains dans le coffre des fonds secrets et s’enrichissaient aux dépens du peuple.
Il n’y a plus de foutriquets, il n’y a plus de ventrus, il n’y a plus de bornes que celles des rues.
Sifflons sur le reste26 !

9Le texte se distingue des citations précédentes, qui déclarent tout ce qui est advenu avec la République (une nation de républicains, la souveraineté populaire, le règne du droit, etc.). Ici, au contraire, les auteurs insistent sur ce qui n’est plus, et 1848 apparaît comme un vide — certes libérateur — créé par l’absence de la pairie, du cens, du timbre, de l’impôt sur le sel, de l’homme riche, du soldat barbare. Le Salut public se trouve contraint d’évoquer la République par le biais de ce qu’elle a abandonné, et le passé domine paradoxalement dans ce qui voudrait être une évocation du présent : Février s’apparente alors à un terminus.

10Les nouvelles théâtrales de la fin du second numéro manifestent tout autant la difficulté de définir le présent, les possibilités qu’il contient, autrement que par la négation du passé. La rubrique journalistique bien reconnaissable (la seule des deux numéros) témoigne d’un désir de se ranger dans l’actualité journalistique, d’inscrire l’écrit dans le rythme des représentations sur scène. Cependant, elle tourne à vide : ces nouvelles théâtrales se concentrent sur des pièces déjà écrites et déjà représentées qui devraient, ou non, être ramenées sur scène. Les auteurs rejettent par exemple la pièce Pinto, dont la subversion n’opérerait plus depuis la proclamation de la République. « À quoi bon s’ennuyer pendant trois heures pour entendre crier : à bas Philippe ! allusion très-significative sous l’ex-roi, mais sans portée aujourd’hui27. » Ainsi Le Salut public n’offre aucune véritable nouvelle dans sa rubrique théâtrale, qui en vient plutôt à subvertir le lien étroit du support au présent et au futur (par l’annonce de pièces en cours et de pièces à venir). Le journal nous dit ce que le drame républicain ne sera pas, mais il peine à imaginer ce qu’il sera : les auteurs se bornent à exprimer le désir de revoir Le roi s’amuse de Victor Hugo, L’auberge des Adrets, Robert Macaire, le Vautrin de Balzac28.

11Le Salut public tente pourtant d’étendre la durée de l’actualité vers les nouveaux horizons de la République. Le journal est effectivement porté par un fort désir de futur, qui se manifeste par des avertissements et annonces de toutes sortes. Nous lisons, par exemple, dans le second numéro : « L’Angleterre, l’Espagne et la Belgique sont à la veille d’être Républiques. / L’Autriche, monstre à trois têtes, disparaîtra de la carte29. » Le présent se projette dans ses conséquences, dans ses suites, mais tout se passe comme si le futur ne pouvait pas tout à fait l’excéder, comme s’il était constitué du même (soit d’autres républiques). La promesse de la disparition de l’Autriche, quant à elle, révèle également les limites de l’imagination anticipatrice. Ces limites sont sans doute plus évidentes encore dans les autres formes de projection du Salut public, où Février apparaît déjà sous la forme d’une mémoire à venir. Le premier numéro prévoit en effet que les chefs du Gouvernement provisoire emporteront « le souvenir d’une grande action et la pieuse reconnaissance de tous30 ». De même, le 24 février est donné d’emblée comme un anniversaire à célébrer pour les générations futures31. Dans ce souvenir du présent, les auteurs du Salut public semblent avancer à reculons, vers un futur déjà passé.

12Ainsi Février 1848 est dans Le Salut public un commencement, un avènement, mais cependant dominé par le sens de la fin. Cette ambivalence caractérise le discours social pendant quelques mois après Février, comme l’a montré Dolf Oehler : les contemporains, écrit-il, « ne savaient pas toujours très bien eux-mêmes s’ils devaient redouter la fin du monde ou y aspirer32 », s’ils étaient confrontés à une apocalypse ou à une nouvelle naissance. Le deuxième exemple de comparaisons anaphoriques du journal en témoigne encore une fois. La comparaison, ici, ne concerne pas les régimes présent et passés, mais les révolutions de 1789 et de 1848, pour affirmer la spécificité de 1848, voire sa qualité d’événement digne d’être consigné à l’écrit. Mais 1848, « dernière » révolution, y apparaît encore comme événement terminal, fin d’un processus ou d’une série.

La première et la dernière.
En 89, l’éducation morale du peuple était nulle ou à peu près. — Aujourd’hui le peuple connaît et pratique ses devoirs à faire honte à bien des ex-nobles et à bien des bourgeois.  
En 89, la noblesse et le clergé combattirent avec fureur la révolution. — Aujourd’hui, jusqu’à fait contraire, il n’y a que des républicains en France.
En 89, une fraction de la nation émigra et prit les armes contre la République. — Aujourd’hui personne n’émigre, pas même le sieur Thiers, dont la République se passerait cependant bien volontiers.
En 89, la société était rationaliste et matérialiste. — Aujourd’hui elle est foncièrement spiritualiste et chrétienne.
Voilà pourquoi 93 fut sanglant. — Voilà pourquoi 1848 sera moral, humain et miséricordieux33

13Le sens de cette comparaison est bien qu’aucune comparaison n’est possible entre la révolution sanglante et la révolution humaine un demi-siècle plus tard. Mais la rupture se pense plus spécifiquement dans ce texte comme progrès : progrès de l’éducation du peuple, progrès du clergé, progrès des mentalités qui disposent la France à la république et qui permettent d’envisager, en conclusion, les suites heureuses de 1848. La date de 1789 revient souvent au fil des deux numéros du Salut public, pour mieux distinguer aujourd’hui d’hier dans ces mêmes termes. Un article sur le théâtre, dans le premier numéro, affirme ainsi : « [...] ce qui convenait à la première révolution ne nous suffit plus. / Les intelligences ont grandi34. » De même, les auteurs lancent de nombreux avertissements aux contemporains tentés de reprendre d’anciens modèles, avant tout ceux de 1789 ou 179335. Le Salut public voudrait briser le cercle des révolutions pour mieux affirmer la linéarité de l’histoire. Le présent ne doit s’appuyer sur aucune tradition révolutionnaire ; il ne peut être éclairé par le passé, mais le dépasse nécessairement. Le Salut public cherche donc à isoler Février 1848 dans l’histoire, en lui réservant un caractère unique, mais ce faisant trahit une certaine anxiété quant à la répétition de l’histoire — répétition qui s’accomplit pourtant dans son titre même, référant au Comité de salut public de la Convention de 1793, comme dans son frontispice inspiré de La Liberté guidant le Peuple de Delacroix.

14Mais il ne s’agit pas seulement, dans la mise en rapport de la « première » et de la « dernière » révolutions, de forcer l’écart entre passé et présent jusqu’au point de rupture — selon la définition que donne Reinhart Koselleck du régime d’historicité moderne36. En effet, une sorte d’« interférence37 » entre deux modèles historiographiques est suggérée par les derniers mots du premier numéro : « Décidément la Révolution de 1848 sera plus grande que celle de 1789 ; d’ailleurs elle commence où l’autre a fini38. » Le Salut public cadre bien 1848 dans une temporalité moderne, faite de ruptures successives et de progrès, où une révolution prend le relais de l’autre, dans une histoire qui ne revient jamais sur elle-même. Mais la représentation du présent doit en même temps quelque chose au régime d’historicité chrétien, plus précisément eschatologique, dont la mobilisation ne doit pas étonner à ce moment où la révolution se pense justement comme « salut » et où le peuple se fait « rédempteur ». Ici, la fin apporte plutôt une transmutation du temps, c’est-à-dire une sortie de son cours ordinaire et le début d’un temps autre, kairos plutôt que chronos, pour le dire comme François Hartog39. La durée entre la première et la seconde venue du Christ, ou entre 1789 et 1848, contient la promesse de ce kairos : la France pendant ce demi-siècle était tendue entre un « déjà » et un « pas encore ». Février 1848, autrement dit, vient réaliser la promesse de 1789. Cette « seconde venue », cet « avènement » de la République, inaugure un temps nouveau — l’horizon ouvert, sans bornes, d’une éternité républicaine pouvant subsumer les agitations du temps terrestre des dernières cinquante années et préserver la conscience historique de trop grandes distensions entre le passé, le présent et le futur. Cette éternité tend même parfois vers l’anhistoricité, notamment dans « Les châtiments de Dieu », qui relate au deuxième numéro les errances perpétuelles de Louis-Philippe. Ce texte, aux accents presque allégoriques, donne à l’exil royal un caractère infini par une forme composée de reprises, notamment celle de la phrase suivante : « L’ex-roi va toujours de peuple en peuple, de ville en ville40. » Une certaine hésitation caractérise donc les représentations du temps historique dans Le Salut public : tout en voulant marquer la nouveauté radicale de Février, les trois auteurs œuvrent aussi à pacifier l’histoire, à intégrer cette nouveauté dans la durée. Février 1848, dans Le Salut public, sépare et lie les époques à la fois.

15Le Salut public cherche, en somme, à faire coïncider l’écrit avec le présent, tout en concevant à nouveaux frais son rapport à l’expérience et à l’attente, à la mémoire et à l’espoir. L’acte d’écrire s’insère dans le « fait accompli » de Février, se retournant vers le passé sans l’assimiler, et se tournant vers le futur sans le voir apparaître encore — position propre au surgissement de l’événement révolutionnaire, qui ne peut sans doute se maintenir très longtemps, puisque la république devra bientôt perdre sa qualité d’« avènement » pour devenir réalité quotidienne. Le premier numéro du journal brossait le portrait des « artistes républicains », arborant fièrement cette inscription en lettres de sang sur leur chapeau devant l’Hôtel de ville : l’écriture et l’insurrection, toutes deux rouges, ont été pendant un bref instant parfaitement contemporaines41. Or, ce portrait apparaît déjà comme une image figée dans une histoire qui ne cesse de bouger, appelant simultanément de multiples modes d’historicité, complémentaires ou concurrents. Écrire au présent est ainsi, du 27 février au 1er mars 1848, un problème qu’affrontent Baudelaire, Champfleury et Toubin sans jamais tout à fait le résoudre.

1852 : Les Excentriques

16La production de Champfleury et de Baudelaire en 1848 et sous la Deuxième République ne se résume évidemment pas au Salut public : la question de l’historicité de l’écriture est posée ailleurs, et par d’autres moyens, dans leur œuvre respective. Nous nous concentrerons ici sur un cas particulier, qui accompagne cette éphémère entreprise journalistique et lui sert en quelque sorte de dénouement. Champfleury publie en 1852 Les Excentriques, un recueil de monographies d’excentriques bien réels, le plus souvent apôtres d’une des nombreuses religions politiques qui se multiplient sous la monarchie de Juillet, à la veille de Février 1848. Les textes qui composent Les Excentriques ont pour la plupart paru dans la presse à partir de 1845, avant leur publication en livre, dans Le Corsaire-Satan, mais aussi dans L’Artiste, et après 1848 dans L’Événement, le quotidien de Hugo, et dansle Journal de l’Aisne (où Champfleury est né, et où il rentre temporairement après l’échec du Salut public). Tout en s’étirant sur la durée plus longue des publications et republications, le projet relève très explicitement d’une tentative de cerner le présent, proche en cela de l’entreprise du Salut public. Mais il se transforme en cours de route ; ce faisant, il pointe vers une transformation rapide des modes d’historicité au cours des quelques années que dure la Deuxième République.

17Dans la presse, Champfleury insiste sur l’actualité de sa série. Ainsi la première publication de Jean Journet, dans les pages de L’Artiste du 17 janvier 1847, est titrée « Quelques excentriques d’aujourd’hui », comme si l’auteur voulait souligner sa soumission à la logique temporelle de son support, entamant le travail qu’il mènera, avec plus d’urgence, en février 1848. Le texte commence d’ailleurs avec une réflexion sur « notre temps42 », où le fouriériste, entouré d’hommes vêtus de noir, détonne agréablement. Le recueil des Excentriques se distingue ainsi de la tradition littéraire dans laquelle Champfleury l’inscrit a posteriori, en mentionnant dans la préface de la deuxième édition la Bibliographie des fous de Nodier ; il refuse également le geste de son contemporain Nerval qui, dans Les Illuminés, se détourne du présent pour explorer les « précurseurs du socialisme », comme l’indique le sous-titre de cet ouvrage paru la même année que celui de Champfleury43. Un texte un peu plus tardif des Excentriques, L’Homme aux figures de cire, suggère encore la fonction de ces récits en la rapprochant de celle de la presse : les spectacles sordides des cabinets de figures de cire sont assimilés au fait divers, « la Gazette des Tribunaux en pied, grande comme nature, avec des habits et coloriée44. » Le texte évoque aussi des bustes en cire, utilisés par les chapeliers et les coiffeurs, et portant les traits de certains protagonistes de la révolution de 1848, Lamennais et Béranger45. L’homme aux figures de cire, comme les autres excentriques de Champfleury, a tout l’air d’exposer le présent, de le mettre sous les yeux du lecteur. Il n’est donc pas étonnant que certains noms circulent entre les récits de Champfleury et Le Salut public, entre le livre et le journal, notamment ceux de l’abbé Châtel et de Jean Journet. Si, par leurs sujets, ces textes peuvent sembler flotter aux marges des grands événements de l’époque, leur publication dans la presse suggère une certaine continuité avec l’écriture périodique. À la périphérie de la société, les excentriques en seraient aussi les meilleurs représentants, l’incarnation d’un air du temps variable que Champfleury cherche à saisir au fil des textes. Et, déjà en 1847, Champfleury semble vouloir rattraper le temps qui court : une note en bas de page met à jour le lecteur et l’informe des dernières activités de Journet, en résumant ce qui s’est passé entre la rédaction du texte et sa publication dans L’Artiste. De cette manière, l’écriture insiste sur sa contemporanéité avec le déroulement de la vie du fouriériste : « Depuis, il n’y a pas deux mois [...]46 ».

18L’actualité des Excentriques se resserre encore davantage autour de février 1848 et des premiers mois de la République. Si certains textes remontent dans leur chronologie interne jusqu’à la fin du xviiie siècle, la plupart de ceux publiés en 1848 et 1849 marquent nettement leur appartenance au moment de l’écriture. Le narrateur occupe de plus en plus de place et sa rencontre avec l’excentrique intègre souvent le récit, où les scènes de dialogue en viennent à jouer un rôle inédit dans la série. En ce sens, les textes des débuts de la Deuxième République s’articulent autour d’un présent partagé : ils exhibent leur actualité, la signalent par leur forme même. Situés ainsi dans le temps du narrateur, les excentriques apparaissent de plus en plus comme des contemporains. Dans Les Communistes de Sainte-Croix (publié en juin 1848) ou dans Jupille (publié en deux parties en août et octobre 1848), par exemple, le temps de l’histoire rejoint le temps de l’écriture, se confond avec lui, suivant une logique d’actualité qui s’impose dans la fiction de la période qui mène à 1848, comme l’a montré Marie-Ève Thérenty47. Il arrive même à plus d’une reprise que les journées révolutionnaires ou que l’avènement de la République fournissent l’occasion de la rencontre de l’excentrique. Lamiral (publié en juillet 1849) fait ainsi réapparaître un sonneur de cloches, protagoniste de la monarchie de Juillet, perdu de vue depuis un certain temps par le narrateur : Lamiral, lisons-nous, « reparut cependant sous le Gouvernement provisoire, sur tous les murs de la capitale ; il était atteint de la maladie d’alors, celle de représenter le peuple à l’Assemblée nationale48. » Le texte qui lui est consacré s’achève sur son affiche, que le narrateur lui-même a eue sous les yeux. Jupille met en scène une coïncidence plus développée encore, également favorisée par Février, entre le narrateur et l’utopiste, cette fois-ci un partisan du végétarianisme. « La révolution de février arriva49 », et avec elle nombre de placards et de brochures diffusés par Jupille, qui permettent au narrateur de le retracer et de passer plusieurs moments en sa compagnie à recueillir ses doctrines. Ainsi 1848 est, dans Les Excentriques, le moment d’une coïncidence double de l’écriture avec la biographie des excentriques et avec la trame historique de la République.

19Or si les journées de Février intègrent la chronologie interne d’une grande partie de ces textes rédigés aux lendemains de la proclamation de la République, il est difficile de dire qu’elles « font événement » dans Les Excentriques. Comme nous l’avons vu, Février sert la contemporanéité des excentriques pendant un bref instant, les remet « à jour », mais ne donne lieu à aucun développement : la révolution « arrive », tout simplement. Les quelques épisodes relatés dans Le Salut public (scènes du peuple à l’Hôtel de ville, dans les imprimeries, etc.) n’accèdent pas à la représentation et brillent plutôt par leur absence dans le recueil de Champfleury. Le plus souvent, dans les textes publiés en 1848 et au début 1849, les repères chronologiques attendus sont mentionnés au passage, de manière à donner un cadre aux biographies, sans cependant infléchir le temps narratif. Tout se passe donc comme si les tentatives contradictoires, mais déterminées, de situer Février dans Le Salut public cédaient la place à l’aporie : Février n’intègre pas réellement l’histoire, grande ou petite, des Excentriques. Dans Sardat (publié en août 1848), par exemple, le narrateur évoque Février pour situer son personnage dans une école de pensée : « j’entendis, dans les premiers jours de la Révolution, un orateur fouriériste [...]50 ». La date de cette prise de parole reste indéterminée, sans porter à conséquence sur un récit où les dates font plus généralement défaut. Cette absence est particulièrement notable dans Les Communistes de Sainte-Croix, écrit si près de Février et publié juste avant les journées de Juin dans le Journal de l’Aisne. Les cabétiens que rencontre le narrateur rêvent de grands bouleversements et projettent dans un horizon vague l’établissement du « bonheur universel » : tout se passe comme si Février n’avait jamais eu lieu, à l’exception d’une référence très discrète à la garde nationale (qui aurait défilé à Paris en poussant le cri « À bas les communistes ! ») et d’une précision sur les antécédents des personnages (« Avant la révolution, le tribunal de Laon avait fait une descente à Sainte-Croix, chez les Laurent ; on a saisi pas mal de brochures et de journaux »)51. L’événement est oblitéré, de manière à insister sur les espoirs futurs des excentriques, sur leur désir de partir en Amérique, comme si la Deuxième République n’offrait aucune réponse à leurs utopies. Février n’est donc plus ce point de bascule, à travailler et à interroger par l’écrit, qu’il était dans Le Salut public. Dans Les Excentriques, au contraire, on ne se trouve jamais tout à fait dans l’événement.

20Cependant, les textes rédigés après 1848 déploient peu à peu une autre temporalité, qui témoigne d’une modification de l’historicité sous la République. Cette temporalité est rétrospective, parfois même nostalgique : si l’on n’est pas dans l’événement, ici, c’est que Février devient passé, le devient rapidement, et les excentriques avec lui. Un décalage se déclare entre le présent du récit et celui de l’histoire, pour être de plus en plus accentué par la narration. En ce sens, Les Excentriques ont tout l’air de renverser la logique d’actualité que les premiers textes rédigés du recueil avait adoptée. Le processus de désynchronisation du narrateur et de son sujet est entamé dès Lamiral (publié, rappelons-le, en juillet 1849). Les premiers jours de la Deuxième République sont relégués dans un passé déjà lointain tandis que le narrateur assimile le désir de se faire député du sonneur de cloches à « la maladie d’alors » (nous l’avons cité). Après l’expédition contre les républicains de Rome et la victoire du parti de l’Ordre aux élections législatives du 13 mai 1849, Février pouvait sans doute sembler appartenir à une autre époque. La position conclusive de Février dans le récit, en outre, suggère que l’événement ouvre moins qu’il ne clôt tout un ensemble de possibilités pour l’excentrique. Son affiche est moquée par le narrateur, citation de Proudhon à l’appui, et immédiatement privée de toute potentialité politique. Tout en permettant l’avènement de la République, Février marque donc la fin d’une période que le narrateur ne pourra que contempler à distance à partir de 1849.

21La trajectoire du sonneur de cloches peut être rapprochée de celle de l’abbé Châtel, apôtre d’une nouvelle église et sujet d’un autre texte des Excentriques, publié le 19 février 1851 dans Le Messager de l’Assemblée. « Sa grande affiche jaune, à deux colonnes, placardée sur tous les murs de Paris en 1848, personne ne la lisait, quelques-uns la déchiraient52. » Or, dans ce texte plus tardif, l’anachronisme forme le point de départ du récit, et la distance temporelle du narrateur est plus assumée dès l’incipit. Revenons à ces premières pages, qui contiennent aussi un véritable reniement de la politique de contemporanéité menée par les auteurs du Salut public trois ans plus tôt.

La révolution de 1848 a été, pour quelques hommes, un curieux et comique spectacle ; et combien nous pouvions être heureux, sur notre simple banquette de parterre, de voir toutes ces entrées et sorties de grands et petits politiques, tous ces changements à vue ! Mais il arrive que des voisins bavards, non contents de regarder, veulent se mêler à l’action, et bien mieux, veulent que les artistes s’y mêlent. [...]
Le collectionneur d’histoire naturelle ne discute pas sur le papillon qui vole ; il l’attrape, le pique proprement dans sa boîte ; alors il lui est permis de disserter sur le papillon.
J’ai longtemps attendu avant de parler de l’abbé Châtel ; depuis une dizaine d’années, je le croyais mort. Il a reparu avec la République, il cherchait à s’accrocher à ses branches. Les pousses étaient trop jeunes, M. Châtel s’est noyé.
Je le collectionne !
Pauvre M. Châtel ! les révolutions ne l’ont pas servi ; il avait compté sur le soleil de juillet pour éclairer son église ; il avait compté sur le soleil de février pour réchauffer les ruines de son église : le soleil de juillet était trop chaud, le soleil de février trop froid.
Malheureux sous le gouvernement constitutionnel, il regrette aujourd’hui la monarchie. Louis-Philippe l’avait plus servi que le gouvernement provisoire53.

22La distance temporelle se trouve ainsi au cœur d’une des rares déclarations de poétique du narrateur dans ce recueil. L’historicité de l’écriture se définit en rupture avec la logique du quotidien où publie Champfleury, son lien à l’actualité, sa fonction de commentaire du présent. Tandis que Lamiral devient « désuet » au bout du récit qui lui est dédié, l’abbé Châtel l’est déjà au moment de se constituer en sujet pour l’écriture en février 1851, loin de l’excentrique « d’aujourd’hui » qu’était Journet en 1847. C’est la désuétude même de l’abbé Châtel qui permet l’écriture ; c’est précisément sa mort symbolique qui donne à l’entreprise de Champfleury ses conditions de possibilité. L’abbé Châtel, lisons-nous, « a vécu de 1830 à 1848 de sa religion54 » : le lecteur fait le tour de sa durée de vie effective d’entrée de jeu, avant même que le récit ne commence. L’excentrique a tout l’air d’être mort en 1848, ou peut-être bien mort de 1848 : aussi « la république lui a-t-elle donné le coup de pied de l’âne55 ». La narration, en somme, ne partage plus le présent de son objet après Février : elle se situe explicitement dans l’après-coup, sans contemporanéité possible.

23Aussi étonnante que puisse paraître la comparaison, cette écriture du temps perdu est aussi celle que pratiquera Flaubert dans L’Éducation sentimentale. Comme l’a observé Yvan Leclerc, le roman donne à lire « un monde englouti, pré-historique, séparé de l’actuel par l’abîme de 184856 » — abîme que signale et que rappelle la narration par diverses précisions données au lecteur contemporain sur les mœurs ou les lieux fréquentés dans « ce temps-là ». Sartre a généralisé cette temporalité narrative à la fiction romanesque d’après 1848, où, écrit-il, « l’anecdote n’appartient pas à l’histoire sans conclusion qui est en train de se faire mais à l’histoire déjà faite57 ». La narration se fait depuis la fin ; elle exige, autrement dit, que la fin soit déjà advenue. Dans L’abbé Châtel, Champfleury travaille effectivement à rendre passé ce qui pourrait être considéré comme encore contemporain, le religieux appartenant encore au présent de l’écriture, même si son église déclinante attire de moins en moins de fidèles. Le sens de la fin a changé depuis Le Salut public : non pas simple incertitude devant l’avenir encore flou de la République, mais détachement ou désarrimage du temps de l’écriture et du cours de l’histoire. Si Sartre voyait là le triomphe de l’ordre, chez des écrivains voulant résister à l’inexorable avancée de la révolution, il est difficile d’étendre l’explication à Champfleury, dont les positions républicaines et les sympathies populaires sont bien documentées (notamment dans Le Salut public). Plutôt, la désynchronisation de la narration dans Les Excentriques semble être une manière d’enregistrer dès 1849 un sentiment de désillusion envers le « soleil trop froid » de la Deuxième République, ou envers la retombée de l’élan des journées de Février. Posons seulement pour l’instant l’hypothèse que la chronologie de cette désynchronisation, différente pour chaque écrivain, pas nécessairement linéaire, pourrait être révélatrice de positions politiques par rapport aux pouvoirs en place58.

24Jean Journet présente le cas intéressant d’une écriture chevauchant l’événement politique, qui sert du même coup à révéler la transformation rapide des temporalités de l’écrit chez Champfleury. Avant la publication en volume de 1852, une deuxième publication périodique de Jean Journet suit la première (celle du 17 janvier 1847 dans L’Artiste), dans L’Illustration du 20 octobre 1849. Champfleury réécrit peu du texte déjà paru, mais il ajoute une seconde partie. Le texte de Jean Journet est donc entamé avant 1848, et achevé après. Le nouvel ensemble textuel de 1849 est, de surcroît, articulé par Février 1848 : il inscrit la révolution en son cœur, dans le blanc qui sépare les deux parties. Mais Champfleury ne représente pas la fracture, nous situant plutôt en 1849 dans l’après-coup des journées de Février pour nous en imposer les effets. C’est d’abord une forme de déchronologisation qui opère dans le texte de 1849, comme pour retirer Journet du temps, lui refuser toute coïncidence avec cet « aujourd’hui » qu’il incarnait encore en 1847. La seconde partie commence ainsi avec la première séance du Congrès de la Paix, le 24 août 1849, où Journet tente de prendre la parole. La République est encore mentionnée au détour par son Théâtre, que Journet aurait également perturbé59. Or la narration prend à partir de ce moment plus de libertés avec la chronologie, cessant de suivre l’ordre de succession des événements, revenant même brièvement en 1847 (par le biais d’une autre entreprise théâtrale ratée de l’excentrique). Ainsi, lorsque nous lisons que « Jean Journet en voulait beaucoup à M. de Lamartine60 », il est difficile de savoir si c’est en sa capacité de chef du Gouvernement provisoire, après Février, ou pour d’autres raisons antérieures. Dans ces aller-retours de la narration, le lecteur comprend bien que le texte de 1849 s’écrit sous la Deuxième République, sans que n’apparaisse l’événement inaugural du nouveau régime. Jean Journet se termine étrangement sur l’imminence de Février, « cataclysme » annoncé « prophétiquement61 » par l’excentrique dans une lettre, quatre jours avant la révolution — annonce que le narrateur décrédibilise en tant que colère d’écrivain, sans rapport avec l’actualité politique. Encore ici, l’anachronisme s’installe vite à partir de Février. Dans les dernières pages du texte, le présent de l’écriture s’éloigne du tempsqui est celui de Journet.

Jean Journet continua ses prêches sous la République. Mais il était dépassé ; clubiste original sous Louis-Philippe parce qu’il était seul, les véritables clubistes du gouvernement provisoire le laissaient bien loin derrière eux.
Il essaya un soir de parler au club Blanqui, où il fut entendu avec moins de tolérance qu’au Congrès de la paix. Il envoya force brochures aux membres du gouvernement provisoire, aux citoyens représentants du peuple, comme il en avait envoyé aux ministres et aux députés sous la monarchie ; il ne fut pas écouté62.

25En somme, l’établissement de la Deuxième République a rendu obsolètes ceux qui figuraient peut-être le mieux l’esprit de Février. Journet est lui-même relégué au passé, dépassé par l’histoire, précisément à cause du régime qu’il a contribué à amener. Il rejoint donc, dans cette seconde partie, l’état qui est déjà celui de l’abbé Châtel au début de son récit en 1851. De 1847 à 1849, l’excentrique est devenu relique d’un autre temps, survivant de peine et de misère dans le présent, et c’est bien ce qui semble intéresser Champfleury plus d’un an après les journées de Février. Une note, ajoutée à une édition plus tardive du livre en 1855, vient confirmer l’anachronisme, tout en le resituant : « Journet a complètement disparu de Paris ; le 2 décembre, qui a coupé court à toutes les utopies, l’aura rendu à sa famille en province63. »

26Nous voyons qu’au-delà de la Deuxième République, le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte creuse davantage la distance entre le présent de celui qui écrit et le moment où l’excentrique disposait encore d’une forme d’actualité, de vivacité dans l’histoire. C’est ce que suggère un dernier texte, publié pour la première fois dans le volume des Excentriques en 1852, après le Deux-Décembre donc, et où les déceptions politiques se manifestent par un usage narratif singulier de l’année révolutionnaire. Comme Jean Journet, L’Homme aux figures de cire inscrit 1848 en ellipse, dans la fissure entre ses deux parties ; contrairement à Jean Journet, cependant, il est entièrement rédigé après Février, dans un après-coup marqué par l’expérience de 1851. Dès les premières pages, le texte invite à un effort de ressouvenir pour se reporter au début de l’année 1848, tout juste avant les journées de Février : « Les promeneurs qui vont tous les jours de la place de la Concorde à l’arc de triomphe de l’Étoile, se souviennent peut-être encore qu’en 1848, non loin de Beaujon, il existait une petite baraque de figures de cire64. » Le spectacle que découvre le narrateur est explicitement daté d’avant l’avènement de la Deuxième République, par l’étonnement que manifeste celui-ci devant des diatribes très hostiles à Guizot et à Louis-Philippe. Or Champfleury insiste sur l’effet « aujourd’hui [...] si usé65 » de ces exhibitions qui sont maintenant (dans le présent du récit) répandues partout, dans les vitrines, sur les boulevards — anachronisme souligné encore davantage par le fait que nous assistons, selon le narrateur, au dernier de ces spectacles déjà à l’agonie sous la monarchie de Juillet. L’Homme aux figures de cire est donc le récit d’une « disparition66 », d’une perte définitive déjà annoncée dans la première partie. Ainsi le monde d’avant la révolution de Février semble dès lors reculer bien loin, par une accélération du temps dont rendait compte Le Salut public. Mais, contrairement au journal, L’Homme aux figures de cire nous situe non pas en plein dans ce temps accéléré, mais dans ses suites. Le début de la seconde partie voit la fermeture du cabinet des Champs-Élysées à peu près coïncider avec Février, qui met fin à tout un monde de divertissement populaire. « La révolution de février arriva, qui coupa brusquement le carnaval en deux67. » Sans montrer ce que fait advenir la République, le narrateur nous entraîne tout de suite dans la rétrospection, un an plus tard : 1848 se fait sentir avant tout en creux. « À la seconde année de la République », plusieurs craignent que « 1849 devînt le terme des mascarades de nuit », ce qui entraîne le narrateur et ses amis (dont Courbet), « afin de me souvenir plus tard, [à] visiter avec courage tous les lieux où on va se réjouir dans ces folles saturnales68. » La seconde partie paraît véritablement hantée par la première : elle fait effectivement revenir l’homme des Champs-Élysées, vieilli, parmi les ruines de son cabinet, déplacé des Champs-Élysées à l’espace interlope de la barrière du Maine. Les figures de cire se sont détériorées avec le temps, et elles s’amoncellent dans un bric-à-brac qui dit bien leur désuétude. Le propriétaire, quant à lui, semble avoir connu le même sort et pris les apparences cadavériques de ses figures : plus rien ne vit, en somme, dans cette pâle image du premier cabinet, lui-même déjà pâlissant. Si Champfleury peut encore entretenir sa mémoire en 1849 en allant aux barrières visiter le second cabinet, cette mémoire semble de plus en plus ténue dans le récit qui est fait de cette visite en 1852. Ainsi le blanc entre les deux parties de L’Homme aux figures de cire vient-il approfondir l’abîme entre deux époques, que l’écriture s’avère dans l’impossibilité de résorber. Il faut alors revenir sur les déclarations qui ouvrent L’abbé Châtel. Le narrateur de Champfleury, ici, n’est pas tout à fait retiré du cours de son histoire, après la fin de la vie de l’homme aux figures de cire. Au contraire, il est encore l’un des acteurs de cette histoire, présent de par deux fois aux côtés de son excentrique. Mais l’effet de cette présence est tout autre que dans Jupille ou Les Communistes de Sainte-Croix : c’est bien la présence du dernier témoin, de celui qui assure tant bien que mal le lien du présent à un passé révolu, en en recueillant les traces. Le narrateur dit l’effondrement d’un monde auquel il appartenait, et auquel il a survécu, geste par lequel ce texte des Excentriques se rattache au « paradigme des derniers69  » tel que l’a décrit Daniel Fabre, et qui annonce l’historien de la culture populaire que deviendra Champfleury sous le Second Empire70.


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27Sur la durée de sa publication, de 1845 à 1852, Les Excentriques contient donc toute une trajectoire : d’une politique de la contemporanéité de l’écrit en 1848, jusqu’à une politique de l’anachronisme revendiqué à l’aube du Second Empire. Si Le Salut public montre comment l’événement révolutionnaire se construit au présent, dans ses hésitations historiographiques, Les Excentriques reflète plutôt la rapidité du devenir-passé de cet événement, qui emporte avec lui toute une population d’utopistes. Dès lors, l’écriture se situe autrement dans le cours de l’histoire, le narrateur se retirant peu à peu dans l’après-coup du moment qu’il relate, ou se retournant vers une époque sur le point de disparaître tout à fait. Le recueil met donc en scène, sur quelques années, l’expérience de la contemporanéité perdue qui fait suite à l’entreprise du Salut public et marque par sa date de publication la fin d’une coïncidence entre temps de l’écrit et temps de l’histoire, qui s’était pourtant renforcée au cours de la monarchie de Juillet et cela jusqu’à Février. L’étude conjointe de ces deux documents montre la densité des expériences temporelles — comme des temporalités littéraires — dans le cadre restreint de la Deuxième République. Elle révèle aussi à quel point le temps est partie intégrante des politiques de la littérature qui s’expérimentent alors.

28Les excentriques dépassés de Champfleury amènent à l’esprit les « êtres singuliers, décrépits et charmants71 » qui peuplent les Tableaux parisiens d’un autre des rédacteurs du Salut public. « Le Cygne » laisse entrevoir un Baudelaire attentif à la modernité, mais s’installant dans le passé, aux côtés des petites vieilles et des sept vieillards qu’il évoque dans ses autres poèmes, spectres et débris d’un ville qui n’est plus : si Paris change, pour rappeler un vers bien connu, rien dans sa mélancolie n’a bougé72. Champfleury, quant à lui, est-il réellement en 1852 un contemporain, évoluant dans le présent, contemplant de loin ces excentriques laissés-pour-compte de l’histoire ? Ne ferait-il pas lui aussi partie des « derniers » ? D’un côté, sa distance temporelle avec ses sujets se double d’une distance ironique de plus en plus mordante à partir de juin 1848, qui peut certes être attribuée aux lieux de publication (le plutôt conservateur Journal de l’Aisne, par exemple, dans le cas des Communistes de Sainte-Croix) ou à une nécessaire autocensure (plus nette en 1851 dans les déclarations de L’abbé Châtel), mais qui marque aussi un refus de se reconnaître dans les utopistes une fois la Deuxième République bien établie, une fois le « temps des utopies » terminé. De l’autre, l’écriture de Champfleury cohabite avec celle des excentriques, dont un bon nombre sont aussi des écrivains : des extraits de leurs affiches, brochures, pamphlets, pièces de théâtre, etc. sont cités dans le recueil et intégrés au récit. Un tel enchevêtrement ne permet pas tout à fait d’affirmer l’identification de l’auteur à ses sujets73. Il communique néanmoins au lecteur une inquiétude, à savoir que les écrits de Champfleury pourraient, eux aussi, courir le risque de perdre la vie, pour devenir comme le papillon piqué dans sa boîte.