Colloques en ligne

Daniele Carluccio

Roland Barthes, haïku et trauma

1Roland Barthes et le haïku : voilà l’un des lieux, assurément, du « passage des arts verbaux extra-occidentaux en langue française ». Le Barthes qui s’impose d’abord à l’esprit, à propos de la relation qu’il entretient avec le poème bref japonais, c’est celui de La Préparation du roman, à la fin des années soixante-dix, en particulier du premier des deux cours portant ce titre, où plusieurs exemples du genre sont commentés. C’est aussi celui de L’Empire des signes, son livre sur le Japon, dans lequel il parlait déjà, une décennie plus tôt, du haïku. C’est davantage ce Barthes-là que l’auteur des Incidents, ou que celui des « anamnèses » de son autoportrait qui se présentent comme une « traduction » de cette forme. Cette hiérarchisation inchoative, il ne s’agira pas ici de la remettre en cause ou de la bouleverser, seulement de la rendre plus réfléchie. Dans les notes de La Préparation du roman, qui sont celles d’un professeur occupant une chaire au Collège de France, il n’est pas question de l’histoire du haïku, de son terreau culturel, encore moins de l’histoire de sa réception française. Il s’agit assez peu d’écriture et de caractéristiques formelles, mais surtout de ce que cela fait de lire ce type de poèmes. C’est-à-dire que Barthes, durant ces séances de son cours, a dit la lecture du haïku. Et c’est, de manière incontestable, ce qui fait la valeur intellectuelle de ces notes. Telle sera donc la perspective adoptée.

Attitude culturelle et attitude esthétique

2L’Orientalisme d’Edward W. Said paraît en 1978, l’année où Barthes donne ces premières séances de La Préparation du roman1. Cette concomitance invite à mesurer la distance qui sépare ces deux prises de position intellectuelles, devenues, chacune à sa manière, incontournables. Quoique moins centralement que Michel Foucault, Barthes constitue pour Said une référence. L’Orient est un mythe, donc une construction imaginaire et idéologique, au même titre que celles que les Mythologies analysent et critiquent2. Mais Barthes s’étant constamment « déplacé »3, selon une trajectoire à la fois créative et cohérente, il n’est plus tout à fait en 1978 l’auteur des Mythologies, publié deux décennies plus tôt. Déjà dans ce livre, et de manière réfléchie dans la postface, il manifestait une insatisfaction à l’égard de la position « sarcastique » du mythologue, qui voit et qui sait, mais aussi qui s’isole sur sa tour (« Déchiffrer le Tour de France, le bon Vin de France, c’est s’abstraire de ceux qui s’en distraient, de ceux qui s’en réchauffent »4). Il proposait alors deux issues. D’une part, le « vol »5 du mythe, à la manière de Gustave Flaubert dans Bouvard et Pécuchet, l’appropriation, non sans ironie, mais non sans « chaleur », de la matière imaginaire. D’autre part, l’attention (inspirée par Merleau-Ponty) au « sens inaliénable des choses »6 qui demeure sous le mythe. Le Barthes plus tardif s’est orienté vers ces deux issues qui, au fond, n’en sont qu’une, celle du Neutre, son utopie intellectuelle et existentielle7. Ainsi a-t-il décrit le Japon, dans L’Empire des signes, comme le pays de « l’exemption du sens »8, non sans risquer de faire du Neutre un Orient9. Ainsi a-t-il affirmé dans son dernier cours son goût du roman et du romanesque, dont une parenthèse importante, sur le « bovarysme de la Phrase », offre une belle illustration :

Par exemple, je puis décider d’un type de vacances d’après une phrase : « Pendant quinze jours, au calme sur une plage marocaine, me nourrir de poisson, de tomates et de fruits. » C’est tout à fait Club Méditerranée, sauf le programme culinaire, qui est précisément littéraire (épicurisme) ; comme leurre, la Phrase abolit, scotomise tout le reste : le temps, l’ennui, la tristesse des cabanons, le vide des soirées, la vulgarité des gens, etc. N’empêche que je prendrai mon billet.10

3Le discours touristique, comme la littérature, est une image, une illusion, un « leurre ». Et pourtant, il est un rêve à atteindre, dans ces « Phrases », qui est aussi un réel.

4En somme, Barthes adopte une « attitude textuelle »11, selon l’expression de Said, mais il s’agit d’un textualisme second, c’est-à-dire revenu de la mythologie. Ce textualisme second, il le situe en fait au troisième degré, qui est aussi le degré zéro ou neutre : « une parabole zen dit, dans un premier temps : les montagnes sont des montagnes ; deuxième moment (disons de l’initiation) : les montagnes ne sont plus des montagnes ; troisième moment : les montagnes redeviennent des montagnes »12. Said et Barthes modélisent donc, dans une contemporanéité à la fois effective et fausse, deux attitudes intellectuelles également pertinentes mais inévitablement divergentes : l’attitude culturelle et l’attitude esthétique. Pour le premier, la critique de la domination culturelle et symbolique. Pour le second, l’« épicurisme », l’adhésion distanciée et détournée (prenant en l’occurrence le détour de la gastronomie) à la représentation imaginaire qui est une manière de ruser avec l’ordre symbolique. Que ces deux attitudes soient divergentes, c’est ce qu’un détour par l’une des branches importantes des études culturelles, celle qui se donne pour objet l’étude des témoignages sur les traumatismes collectifs, permet de montrer.

5Depuis plusieurs années, les Trauma Studies ont contesté la tradition théorique qui a approché les catastrophes historiques, en lui reprochant de les amalgamer selon une perspective universalisante13. Dans un article remarqué, Debarati Sanyal a par exemple proposé une critique pénétrante des réflexions de Giorgio Agamben sur la Shoah14. Au début de son Auschwitz, le philosophe italien offre une perspective suggestive autant que problématique sur la partie de football qui a eu lieu entre SS et déportés chargés de la gestion des chambres à gaz et des fours crématoires. Nous « n’avons pas connu les camps », écrit-il, « et assistons pourtant, on ne sait trop comment, à cette partie, rejouée sans cesse, avec chaque match dans nos stades, avec chaque émission de télévision, dans toute la normalité quotidienne »15. L’influence de Walter Benjamin est ici perceptible, pour qui le désastre de la Grande Guerre était aussi bien annoncé par l’expérience du choc urbain poétisé par Baudelaire au XIXe siècle, qu’annonciateur de la catastrophe totalitaire, selon un mouvement vertigineux16. Or, c’est à ce vertige que Sanyal résiste dans la mesure où il est synonyme d’homogénéisation des expériences traumatiques. La dimension répétitive du trauma ne saurait justifier cette assimilation du match d’Auschwitz avec « la normalité quotidienne », ni la logique identificatoire qui est son corollaire (spectateur de tel match de football, je suis témoin des camps). Il importe de mesurer les distances, historiques, géographiques, ou seulement situationnelles, afin que les traumas soient toujours considérés dans leur particularité.

6La critique de Sanyal, fondée, recoupe la distinction entre attitude culturelle et attitude esthétique. Sans doute n’est-il plus suffisant aujourd’hui de projeter les ombres du trauma, dans une abstraction qui est inévitablement aussi une uniformisation. Mais il est une position vis-à-vis de laquelle cette critique est moins pertinente : celle, justement, de ce « spectateur » dilettante qu’évoque Agamben, qui « se distrait » et « se réchauffe » avec un match de football ou avec tout autre « mythe » contemporain, mais qui éprouve peut-être aussi une forme de mauvaise conscience à laquelle le penseur donne un tour intellectualisé. Ce spectateur peut exister, avec sa naïveté (et malgré tout sa pensivité), fût-il « le plus ingrat de tous »17. Il peut, en esthète, jouir d’un spectacle jusqu’à en fantasmer la négativité. C’est sous cet angle particulier que j’envisagerai la relation que Barthes entretient avec la forme du haïku. Qu’est-ce que Barthes a fait parler en disant la lecture du poème bref japonais ? Qu’est-ce qu’il a perçu dans le haïku, dont il a voulu et pu faire un discours de professeur ? Autrement dit, quelle est l’altérité qu’il y a rencontrée et qu’il a essayé de nommer ? L’hypothèse défendue ici est que Barthes a trouvé dans le haïku une altérité traumatique, le trauma comme altérité, ou le trauma en tant qu’il est altéré par une forme qui associe l’étrangeté et la familiarité, de telle manière que la seconde prend heureusement le pas sur la première. Voici ce qu’il dit dans La Préparation du roman, au début de son analyse de la forme du poème bref japonais :

Souligner l’énigme : ce qui me vient d’une langue très étrangère (très étrange) dont je n’ai pas le moindre rudiment — et qui plus est d’un discours « poétique » — cependant vient me toucher, me concerne, m’enchante (et pourtant, je ne puis vérifier, même de loin, la traduction). Je suis livré au traducteur, qui cependant ne fait pas barrage → situation de familiarité tout à fait paradoxale → Penser à l’exclusion que représente une langue étrangère absolument opaque : Valéry à Prague. « Perdu à l’étranger dans la langue ignorée. Tous se comprennent et sont humains entre eux. Et toi, non, et toi, non… » Le haïku m’est humain, absolument humain. Comment cela est-il possible (pour moi, jamais cette sensation de familiarité avec d’autres poésies traduites) ?18

7Le professeur confond ici d’abord l’étranger et l’étrangeté, pour mieux faire rayonner « paradoxalement » la familiarité et l’humanité du haïku. Cette familiarité et cette humanité sont un miracle qui surgit sur un fond de négativité, celui du « discours “poétique” » en langue étrangère, incompréhensible, illisible, donc non humain. Et Barthes considère que cette épiphanie ne doit rien, fondamentalement, au traducteur. Elle doit tout au haïku en tant qu’objet — de lecture.

L’indirect du trauma

8Quelques mots sur ce terme de « trauma » et la notion qu’il désigne. Barthes emploie ce terme à propos de l’image. Dans les années soixante, en pleine époque héroïque du structuralisme, il écrit par exemple un article intitulé « Les “unités traumatiques” au cinéma »19. Et ce fil du trauma visuel qui remonte aux Mythologies et à ses écrits sur le théâtre, dans les années cinquante, il le suit jusqu’à La Chambre claire, son dernier livre, qui est une réflexion sur le rapport entre expérience du deuil et ontologie photographique. Or, l’écriture de La Chambre claire est tout à fait contemporaine de La Préparation du roman, et dans les séances sur le haïku, celui-ci est comparé à la photographie, dont il est rapproché. Barthes emploie néanmoins rarement le mot « trauma », et cette rareté n’est sans doute pas sans lien avec ce que Didier Fassin et Richard Rechtman, dans L’Empire du traumatisme20, disent de la propagation du terme et de la notion — à savoir que si le trauma, au sens de blessure psychique, est une invention moderne, que l’on doit à la psychanalyse, en particulier à la psychanalyse des traumatisés de la Grande Guerre, la diffusion du terme est, elle, un phénomène contemporain — donc en un certain sens postérieur à la modernité. Au fond, cette postériorité s’explique par le fait que « trauma » est un mot qu’on n’a jamais cherché à brandir comme un slogan. Autrement dit, la diffusion du mot est inséparable de la critique de la culture du « trauma », qui tend à opposer un souci typiquement contemporain du soin ou de la réparation21 à la modernité esthétique entendue comme « traumatophilie », pour reprendre un terme psychanalytique que l’on trouve sous la plume de Benjamin22. En lieu et place du mot « trauma », la modernité littéraire française emploie celui de « terreur », qui lui peut être entendu en bonne part dès lors qu’il est associé, depuis la fin du XVIIIe siècle, à la « révolution »23. Il peut être pris en bonne part, dans la bouche de Robert Desnos, par exemple, qui l’emploie dans les années vingt, en pleine explosion surréaliste, en pensant à Victor Hugo. Comme il peut être pris en mauvaise part, en particulier par Jean Paulhan, dans Les Fleurs de Tarbes, qui qualifie de « terroriste » la modernité littéraire. Pour illustrer la Terreur dans les Lettres, Paulhan convoque précisément l’image du traumatisé de guerre — le silence du permissionnaire24, de celui qui, revenu du front, n’arrive pas à dire ce qu’il a vécu. Et Barthes, dans les années cinquante, dans son premier livre, Le Degré zéro de l’écriture, recourt encore à ce mot pour caractériser la poésie moderne, un discours, dit-il, « plein de terreur »25, caractérisation dont l’écho est encore perceptible dans le passage de La Préparation du roman cité plus haut.

9Barthes a ignoré l’histoire de la réception française du haïku comme il a ignoré les haïkus français qui se sont écrits depuis le début du XXe siècle. Et pourtant cette histoire n’est pas dénuée elle-même de terreur, ainsi que le montrent l’anthologie de Dominique Chipot et les recherches de Magali Bossi26 : des poètes français ont apprivoisé le haïku pour dire l’inapprivoisable de la guerre, et pour dire, au présent, leur expérience personnelle du front. Voici deux poèmes de Julien Vocance et de Maurice Betz, parus respectivement en 1916 et en 1921 :

Par petits paquets,
En éventail autour de lui,
Sa chair a jailli.27
  
Un trou d’obus,
Dans son eau,
A gardé tout le ciel.28

10Quelques remarques sur ces poèmes. Tout d’abord, il est symptomatique que la réalité dont le haïku rend compte tend à s’unifier, peut-être à s’absolutiser, lorsque la circonstance est un événement traumatique. Dans le haïku traditionnel, ce sont les saisons — auxquelles renvoie, de manière plus ou moins détournée, un mot, le kigô — qui constituent la circonstance du poème. Ici, il n’est manifestement de saison que de la guerre, de la même manière que dans les haïkus japonais d’après la catastrophe nucléaire d’Hiroshima (ou de Fukushima), les saisons cycliques se trouvent remplacées par une sorte d’hyper-saison qui est l’été atomique. Ensuite, ces deux poèmes, pris isolément, se situent en deçà de toute mise en récit ou imprégnation subjective29. Le premier capture l’instant où le corps du soldat est meurtri et défait par l’artillerie de la guerre industrielle, et il capture cet instant davantage qu’il ne l’éternise, pour autant qu’une telle nuance se conçoive, la valeur d’accompli du passé composé n’allant pas dans le sens d’une éternisation de l’instant. Le second haïku s’éloigne d’une poésie de l’instant, suffisamment pour que le trou formé par l’explosion de l’obus se trouve rempli par un miroir d’eau reflétant le ciel. Où est la guerre dans cette flaque ? Elle tend à devenir une présence indirecte, dans ce qui n’est pas la représentation d’un bombardement mais de la trace de celui-ci. Cet indirect dessine une trajectoire où l’on peut rencontrer Barthes et sa vision du haïku.

11Il s’agit d’une vision puriste, mais plus sûrement encore nihiliste. Ainsi que le remarque Philippe Forest, Barthes a manifestement rencontré cette forme dans des anthologies, qui « décontextualisent le haïku » et « conduisent le lecteur français à recevoir ces poèmes comme l’expression d’une sagesse intemporelle »30. Le poème bref japonais est associé au bouddhisme zen, que Barthes découvre dans les travaux de Suzuki, traduits en français dans les années cinquante31. Le zen permet à Barthes de mettre des mots neufs sur l’expérience du Neutre qui, elle, est personnelle et fondatrice32. Quant au haïku, interprété sous cet angle mystique, il répond également à des préoccupations anciennes concernant le rapport entre langage et réalité. Le poème bref japonais, insiste Barthes, ne raconte ni n’exprime, il est au plus près du réel auquel il renvoie, qu’il veut restituer dans sa matité et en quelque sorte du bout des lèvres.

12Avant de s’éprendre de la forme du haïku, il trouve ou croit trouver cet idéal chez Jean Cayrol, dont il recense les poèmes en 1953, donc un quart de siècle avant La Préparation du roman. Dans les Œuvres complètes, les articles sur la poésie sont extrêmement rares. Barthes n’a pratiquement pas écrit sur la poésie, et lorsqu’il le fait, c’est toujours à l’ombre du roman. C’est évidemment le cas dans La Préparation du roman, les séances sur le haïku s’inscrivant dans une réflexion sur l’écriture romanesque (quel sens lui donner en 1980, tel est le sujet du cours). Et c’est aussi le cas pour sa critique de Cayrol, puisque c’est la prose davantage que la poésie de cet auteur qui l’attire. Il propose de cette dernière l’analyse suivante :

Le langage poétique de Jean Cayrol est sans alibi : les mots y disent ce qu’ils veulent, rien de plus, rien de moins. C’est un langage exact qui ne postule jamais l’indicible, ramène dans sa ligne tout l’au-delà du langage, fait confiance à la parole et ajuste à la courte substance des mots, des climats réputés ineffables. […] les mots y construisent les choses et non pas le « message » du poète sur leurs qualités. Il y a là une restauration capitale du langage : le mot signifie l’objet sans relais, sans auxiliaire, sans qualificatif, sans entours qui se dérobent : le mot est l’objet.33

13La poésie cayrolienne est d’après Barthes une poésie de la pure nomination. Un mot pour une chose, rien de plus ou de moins. C’est une poésie « sans alibi », au sens où elle ne se veut pas habitée par une quelconque personnalité impersonnelle du sujet lyrique. Elle n’est pas inspirée, comme elle n’est pas non plus habitée par cette même subjectivité, qui voudrait la revêtir d’une signification intentionnelle, la charger d’un « message ». La question qui se pose ici est celle du caractère « prétextuel » — pour le dire avec un mot de Bernard Comment34 — du texte cayrolien, autrement dit de l’adéquation ou de l’inadéquation relative entre cette analyse critique et son objet.

14Il est utile à ce propos de citer une strophe d’un poème de Cayrol intitulé « Petit bestiaire de poche » qui fait partie du recueil que Barthes commente, Les mots sont aussi des demeures :

Les mouches frivoles ont dansé
le pas de la suspension ;
les mouches furent filles de Sion
quand l’Orage a commencé,
les mouches qui savent leur rôle,
les mouches à deux doigts d’être folles,
les mouches de la Passion.35

15Quoi qu’en dise Barthes, il est ici palpable que la mouche (l’un de ces détails du réel auxquels le haïku peut s’accrocher) n’est pas qu’une mouche. Elle trouve à s’inscrire dans une évocation allégorique du trauma que Cayrol situe explicitement au cœur de son œuvre, l’expérience de la déportation qui a été la sienne durant la Seconde Guerre mondiale. Le mot n’est pas la chose, et la chose n’est pas le mot. Les mouches sont des « filles de Sion » et l’« Orage » dont il est question n’a rien de météorologique. Or, cette dimension historique de l’œuvre semble complètement effacée par l’analyse de Barthes. Il ne faut pas pour autant en déduire une insensibilité à l’Histoire et à ses catastrophes. Barthes est né en 1915. Il n’a donc pas fait la Grande Guerre mais il y a perdu son père, qui est mort au front et qu’il n’a donc pas connu. Il n’a pas non plus fait la Seconde Guerre mondiale, mais il a eu un autre combat à mener contre la maladie, puisqu’il a dû soigner sa tuberculose durant les années qui sont celles du conflit36. Barthes a donc toujours été à distance des catastrophes historiques, et en même temps il a dû affronter des épreuves personnelles tout en ayant continuellement une attention aiguë pour ce qui se passait sur la scène de l’Histoire. Alors qu’il séjourne en sanatorium et qu’il médite sur la carrière de lettré qu’il souhaite entreprendre, Barthes écrit ceci dans une lettre à un ami, datée de 1945 : « Rien à faire pour laisser tomber notre époque, la seule que nous ayons à vivre »37. L’année précédente, Barthes a publié un article sur L’Étranger d’Albert Camus, qui présente la conclusion suivante : « Peut-être bien qu’avec L’Étranger […] se lève un nouveau style, style du silence et silence du style, où la voix de l’artiste […] est une voix blanche, la seule en accord avec notre détresse irrémédiable »38. En 1950, Barthes publie son premier article sur Cayrol, qu’il intitule « Un prolongement à la littérature de l’absurde », et qui précisément le situe dans la lignée de Camus, donc d’une littérature qui prend acte de la situation post-traumatique de l’homme moderne. Barthes loue « l’alibi poétique »39, selon ses termes, des récits de rêves de Cayrol, alors que trois ans plus tard, on l’a vu, c’est l’absence d’alibi de sa poésie qui est valorisée. En somme, la position barthésienne est complexe. Avec Cayrol, Barthes idéalise une poésie du réel, de la référence, mais en même temps ce qui fait la valeur profonde de cette écriture, c’est sa relation intime quoique indirecte avec le trauma.

Lire le haïku

16Cet indirect du trauma, L’Empire des signes (1970), où Barthes développe pour la première fois sa réflexion sur le haïku, l’esquisse encore. Dans cette méditation sur le langage inspiré de sa découverte du Japon, il ne se définit pas ou plus comme un critique (au fond, il en a déjà terminé avec la critique professionnelle, dans Critique et vérité, paru quatre ans plus tôt). Il renoue avec l’essayisme pré-structuraliste des Mythologies (1957), en conjuguant le dilettantisme de l’écrivain, du voyageur et du lecteur, notamment autour de la forme du haïku : « Le haïku fait envie : combien de lecteurs occidentaux n’ont pas rêvé de se promener dans la vie, un carnet à la main, notant ici et là des “impressions” dont la brièveté garantirait la perfection, dont la simplicité attesterait la profondeur »40. Barthes s’essaie à la même époque à une écriture proche du haïku, dans Incidents, un recueil de fragments composé au Maroc en 1969-70. Cette proximité apparaît en particulier dans les fragments les plus brefs du recueil, comme celui-ci : « Souk de Marrakech : roses campagnardes dans les tas de menthe »41. Mais le haïku, s’il est écriture, est d’abord saisie fragmentaire de la réalité, en ce sens une forme de lecture :

Ce que je dis ici du haïku, je pourrais le dire aussi de tout ce qui advient lorsque l’on voyage dans ce pays que l’on appelle ici le Japon. Car là-bas, dans la rue, dans un bar, dans un magasin, dans un train, il advient toujours quelque chose. Ce quelque chose — qui est étymologiquement une aventure — est d’ordre infinitésimal : c’est une incongruité de vêtement, un anachronisme de culture, une liberté de comportement, un illogisme d’itinéraire, etc. Recenser ces événements serait une entreprise sisyphéenne, car ils ne brillent qu’au moment où on les lit, dans l’écriture vive de la rue, et l’Occidental ne pourrait spontanément les dire qu’en les chargeant du sens même de sa distance : il faudrait précisément en faire des haïku, langage qui nous est refusé.42

17Donc, le haïku saisit un passage de « l’écriture vive de la rue ». Il est une photographie qui ne laisse pas de trace, dit encore Barthes, « que l’on prendrait très soigneusement (à la japonaise), mais en ayant omis de charger l’appareil de sa pellicule »43. Barthes veut dire par là que le haïku doit désigner le réel, et non l’interpréter. Comme l’image photographique, il est parfaitement transparent, clair, et pourtant, en dernière instance, il ne se charge d’aucun sens. Le haïku est une perception du monde par une petite fenêtre ouverte sur un événement qui échappe, par sa matité, à la sémantisation. Il est en ce sens moins écriture que lecture, ou encore citation de ce qui a été lu dans le Texte urbain. La question est de savoir si le recueil que forment ces citations du réel urbain est purement aléatoire, ou s’il mène indirectement quelque part. Dans un article intitulé « Sémiologie et urbanisme » (1967) sans doute hanté par la passante de Baudelaire, Barthes évoque une dimension érotique de la ville, qui attire le promeneur vers son centre : « La ville, essentiellement et sémantiquement, est le lieu de rencontre avec l’autre, et c’est pour cette raison que le centre est le point de rassemblement de toute ville »44. Barthes ajoute que le centre qui aimante le promeneur n’est toutefois pas toujours au centre. Il est parfois plusieurs centres, comme à Tokyo, où les gares constituent des lieux d’échange, érotiques, donc, au sens large :

Les grandes gares qui sont les points de référence des quartiers principaux sont aussi de grands magasins. Et il est certain que la gare japonaise, la station-boutique, a fondamentalement une signification unique et que cette signification est érotique : achat ou rencontre.45

18Dans L’Empire des signes, Barthes reprend et développe l’exemple tokyoïte. La capitale japonaise, dit-il, possède bien un centre, comme les vieilles métropoles occidentales, sauf que ce centre est un point vide, constitué par l’inaccessible résidence impériale, qui tout à la fois attire et oblige à d’incessants détours. Barthes constate que les rues n’ont pas de noms et en retire que

cette ville ne peut être connue que par une activité de type ethnographique : il faut s’y orienter, non par le livre, l’adresse, mais par la marche, la vue, l’habitude, l’expérience ; toute découverte y est intense et fragile, elle ne pourra être retrouvée que par le souvenir de la trace qu’elle a laissée en nous.46

19Tokyo n’est donc connaissable que pour celui qui s’y promène, s’y perd et s’y retrouve. Elle n’est pas abstraction, mais expérience et mémoire. Si l’espace tokyoïte est fondamentalement à vivre, il a toutefois une existence verbale dans ces noms de quartier qui attirent le promeneur en leur centre, la gare, également vide : « Ainsi chaque quartier se ramasse dans le trou de sa gare, point vide d’affluence de ses emplois et de ses plaisirs »47. Telle que la décrit Barthes, la carte, où sont lisibles ces noms de quartier, est à la ville ce que le négatif photographique est à l’image d’origine. Dans l’espace cartographique, vidé des noms de rues, le Nom de quartier surgit « comme un gros flash » qui est aussi une invitation qu’il appartient au promeneur d’accepter : « Ce jour, je décide d’aller dans tel ou tel, sans autre but qu’une sorte de perception prolongée de son nom ». Ce plein verbal qu’est le Nom de quartier sur la carte attire ainsi le promeneur/lecteur vers ce « trou » qu’est la gare, « pleine en surface de jeunes skieurs, mais dont les souterrains, étendus comme une ville, bordés d’échoppes, de bars populaires, peuplés de clochards, de voyageurs dormant, parlant, mangeant à même le sol des couleurs sordides, accomplissent enfin l’essence romanesque du bas-fond ». Le Nom de quartier est donc verticalité, érection sur la carte et trou dans cet autre Texte qu’est la réalité urbaine. Il évoque encore, sous une forme neutralisée, le Mot poétique tel que Barthes le définissait dans Le Degré zéro de l’écriture, « signe debout » appelant une « géologie existentielle »48. L’exemption de sens telle qu’il l’observe au Japon est, ajoute-t-il à propos des photos fascinantes du général Nogi et de sa femme, la veille de leur suicide, « une certaine façon de prendre la mort » : « La femme du général Nogi a décidé que la Mort était le sens, que l’une et l’autre se congédiaient en même temps et que donc, fût-ce par le visage, il ne fallait pas “en parler” »49.

20C’est cette négativité attractive que l’on retrouve dans la lecture de haïkus que Barthes propose une décennie plus tard lors de son cours sur La Préparation du roman, où elle acquiert toutefois un caractère beaucoup plus personnel et affectif. Lors de la deuxième séance consacrée au poème bref japonais, Barthes cite ce poème de Yaha :

Couché
Je vois passer des nuages
Chambre d’été50

21Ce qui intéresse ici Barthes, c’est le rapport à la fois direct et indirect à la saison. Le dénotant été « est en soi très fort », dit Barthes, « dire été, c’est déjà voir l’été, être dans l’été ». Et en même temps, ajoute-t-il, cet été est d’autant plus « fort » qu’il est perçu passivement et indirectement par le poète, qui se situe « couché » dans l’intérieur d’une chambre. La semaine suivante, Barthes cite un autre haïku, de Buson, situé dans la saison estivale :

La rivière d’été
Passée à gué quel bonheur
Savates à la main51

22Ici, le commentaire se fait plus personnel :

Curieux : certitude que j’ai vécu cette scène – enfance ou Maroc : jour d’été ou de pique-nique, etc. Le haïku serait produit par l’éblouissement d’une Mémoire personnelle involontaire […] : il décrit le souvenir inattendu, total, éblouissant, heureux — et, bien sûr, produit chez le lecteur ce même souvenir qui l’a produit.52

23Barthes en tire la conclusion que « l’essence communicable du Temps qu’il fait », du temps météorologique, « c’est le Temps qu’il a fait », donc le temps historique. Autrement dit, le haïku se situe du côté d’une écriture de la trace, semblable en ce sens à la photographie que Barthes analyse à la même époque dans La Chambre claire. Creusant ce rapport à l’éphémère que présente le haïku, éternisation pré-baudelairienne ou pré-proustienne de l’éphémère, Barthes en vient à cette digression :

Je ne veux rien ajouter, sinon ceci : quiconque a perdu un être cher, se souvient terriblement de la saison ; la lumière, les fleurs, les odeurs, l’accord ou le contraste entre le deuil et la saison : combien on peut souffrir dans le soleil ! Ne pas oublier ça, face aux Prospectus du tourisme !53

24Cette digression n’est qu’indirectement autobiographique, car la mère de Barthes — sa passante — n’est pas morte en été. C’est ici moins le souvenir de sa mort que ce même souvenir associé à celui des séjours familiaux que Barthes a effectué à Urt, dans le sud-ouest de la France, durant les étés. Le « tourisme » poétique de Barthes n’en demeure pas moins en partie noir, ou noir et blanc, ancré dans le trauma et en même temps arraché à ce trauma par l’heureuse neutralité, l’euphorique neutralité de la réminiscence saisonnière. En somme, le goût de Barthes pour le haïku s’inscrit dans la réception moderne de cette forme comme écriture de l’éphémère54. Il a ceci encore de moderne qu’il veut se situer à la limite du langage, dans une zone qui est celle de la neutralité référentielle, du contact pur et simple avec le réel, où toutefois la terreur, le trauma ne sont jamais loin. Dans ce qui est une sorte d’aparté de son cours, Barthes confesse le souvenir déchirant qui aimante sa lecture des haïkus, celui d’une première neige qu’il a vue en silence, dans l’incapacité désormais de faire de ce « flash » le prétexte à un échange affectueux avec sa mère : « douleur qu’il y a à ne plus pouvoir jamais parler du Temps qu’il fait avec l’être aimé. Voir la première neige et ne pouvoir la lui dire, la garder pour soi »55. C’est à cette limite recherchée du langage qu’il faut donc situer l’autre de Barthes.