Colloques en ligne

Édouard Garancher

Le Symbolisme de l’histoire de Caïn Marchenoir, entre mythe du Livre total et modèle-limite

1Il est souvent délicat de déterminer avec certitude le statut d’un chef-d’œuvre fictif. Réflexive, l’œuvre virtuelle entretient avec l’œuvre réelle qui la contient des rapports métatextuels. Prospective, elle laisse entrevoir, à l’intérieur du livre, le « livre à venir ». Elle peut incarner un idéal littéraire, comme offrir à l’écrivain une satisfaction imaginaire. Elle célèbre les pouvoirs de la littérature, tout en présentant cette-dernière comme un jeu d’illusions et de faux-semblants. En somme, de même que les fantômes, à en croire la doxa, auraient la capacité de traverser les murs, de même les œuvres fantômes franchissent-elles les cloisons du discours critique.

2Ce questionnement gagne encore en complexité quand le chef-d’œuvre fictif trouve sa place dans un roman autobiographique. Le lecteur est en effet confronté à une antinomie. Alors que les conventions qui régissent le genre supposent une homologie entre l’histoire du personnage et la vie de l’auteur, le grand ouvrage que réalise le premier manque aux œuvres complètes du second.

3Le Symbolisme de l’histoire, chef-d’œuvre de Caïn Marchenoir, le héros du Désespéré de Léon Bloy, offre à cet égard un cas intéressant. Paru en 1887, Le Désespéré transpose et réorganise, dans une fiction symbolique et entre les bornes d’une temporalité resserrée, les événements marquants qui ont jalonné la vie de l’auteur de 1877 à 1884. Le roman relate les tribulations d’un écrivain maudit, en butte à l’hostilité du microcosme littéraire parisien, et sa relation sentimentale et mystique avec une ancienne prostituée, Véronique Cheminot, qu’il a arrachée aux « comptoirs du stupre1 ». Au début du récit, Marchenoir, dont le père vient de mourir, fait une retraite de plusieurs semaines à la Grande Chartreuse. C’est dans ce cadre qu’il mûrit son grand-œuvre, une exégèse symbolique de l’histoire universelle, depuis les origines du monde jusqu’au dix-neuvième siècle. Au contact du père Athanase, il accède également à une révélation, puisqu’il se découvre épris de Véronique, dont son ambition était de faire une sainte. À son retour à Paris, il se lance à corps perdu dans le journalisme, mais ses articles flamboyants sont étouffés par la conjuration du silence. Sa relation avec sa compagne, dans le même temps, tourne au mélodrame : Véronique s’est défigurée elle-même, pour détourner de sa passion celui qu’elle considère comme son sauveur, mais ce geste aussi héroïque que vain n’a abouti qu’à attiser la flamme de ce dernier. Pour finir, tandis que la ribaude repentie sombre dans la folie, Marchenoir, seul et malheureux, s’absorbe dans la rédaction du Symbolisme de l’histoire, qu’il achève in-extremis avant de mourir d’un accident de la circulation.

4Le statut à part de ce chef-d’œuvre fictif s’éclaire par comparaison avec les autres ouvrages attribués au héros. Lorsque commence le roman, Marchenoir est en effet déjà l’auteur d’une hagiographie, une Vie de Sainte Radegonde, et d’un recueil de critique littéraire, Les Impuissants. Dans La Bibliothèque invisible, Stéphane Mahieu consacre d’ailleurs une entrée à ce dernier volume2. À considérer en vis-à-vis la diégèse et la référence autobiographique, Les Impuissants s’avèrent cependant le moins fictionnel des ouvrages de Marchenoir, puisqu’il s’agit de la transposition pure et simple, sous un nouveau titre, des Propos d’un entrepreneur de démolitions, que Bloy a fait paraître en 1884. La Vie de Sainte Radegonde constitue déjà un cas un peu plus complexe, dans la mesure où le thème abordé ne trouve aucune correspondance dans l’œuvre bloyenne. Toutefois, la nature monographique de l’ouvrage n’est pas sans rappeler Le Révélateur du globe, le premier livre de Bloy, consacré à Christophe Colomb. Si l’on ajoute que ce texte se présente comme un plaidoyer en faveur de la canonisation du marin génois, qui avait été envisagée à l’approche du quadri-centenaire de la découverte de l’Amérique, le rapprochement avec l’hagiographie de Marchenoir s’impose.

5Le Symbolisme de l’histoire contraste donc avec ces deux dernières publications fictives en ce qu’il ne semble se rattacher, contrairement à elles, à aucune œuvre identifiée de Bloy. C’est là ce qui fait tout son intérêt. Affranchi des contraintes qu’impose le modèle autobiographique, Bloy peut faire de ce livre fictif un manifeste de ses conceptions littéraires et religieuses profondes, dont chacun de ses livres réels n’offre qu’une réalisation partielle et hétérogène. Il en résulte une « œuvre fantôme » en relation spéculaire avec la totalité de la production bloyenne, autant qu’une « œuvre absolue3 », au sens de Hans Belting, qui renferme un idéal esthétique inaccessible. Dégagé également de sa responsabilité d’auteur, Bloy peut en outre prêter à son héros des hardiesses qu’il n’assumerait pas en son nom propre. Il en découle une œuvre limite, aux fondements théologiques hétérodoxes, qui étonne de la part de ce catholique intégral. Ces trois dimensions constitueront les axes successifs de notre étude.

Le Symbolisme de l’histoire, une « œuvre fantôme » à portée spéculaire

6Le chef-d’œuvre fictif de Caïn Marchenoir se présente d’abord comme un miroir de concentration dans lequel se réfléchit toute l’œuvre bloyenne. Il constitue, à cet égard, à la fois un abrégé poétique et un programme de l’œuvre à venir.

7Le Symbolisme de l’histoire vient en premier lieu illustrer l’imaginaire romantique de l’écriture, que Bloy avait développé, trois ans avant la publication du Désespéré, dans les Propos d’un entrepreneur de démolitions. Dans ce texte, l’auteur réactivait notamment, à plus d’un demi-siècle de distance, le vieux topos des souffrances du poète, à la fois signe d’élection et initiation esthétique. « La Douleur », proclamait-il, « est l’essence même du beau en poésie et la Poésie est une porphyrogénète née dans la pourpre du sang du cœur des poètes4 ». Le narrateur du Désespéré a beau fustiger Byron, Lamartine et Musset, tous « postiches lamentateurs5 » qu’il oppose à ces authentiques réprouvés que seraient Baudelaire et Lautréamont, Richard Griffiths a bien montré que Marchenoir, désigné par des périphrases comme « le désolé », « le désenchanté de la vie » ou « le déshérité » – on pense bien sûr à El Desdichado – s’apparentait à l’évidence à un type romantique6. Le héros n’aurait pas pu écrire Le Symbolisme de l’histoire si toute sa vie n’avait pas été une via dolorosa. Le narrateur le dit explicitement : c’est parce que son personnage a été « l’écolier sublime de ses propres tortures » qu’il a pu « [syncrétiser], en une algèbre à faire éclater les intelligences, l’universelle totalité des douleurs7 », dont le spectacle se déploie dans le déroulement des siècles. Bloy souscrivait également, dans les Propos, à une conception romantique de l’inspiration, avec son apologie de « l’enthousiasme en art8 », ce « Dieu dans le cœur9 » qui transporte l’écrivain. Le Désespéré nous montre, en plus d’une occurrence, Marchenoir « [inspiré] » par un « esprit invisible10 », de sorte que le lecteur ne doute pas que c’est dans cet état second, dont le style tonitruant de Bloy s’efforce de mimer le délire, que le personnage a composé son chef-d’œuvre.

8Au niveau thématique, Le Symbolisme de l’histoire renvoie bien sûr à tout le pan historiographique de l’œuvre bloyenne, à la fois au Révélateur du globe, mais aussi, postérieurement au Désespéré, à La Chevalière de la mort, opuscule sur Marie-Antoinette, au Fils de Louis xvi, biographie de Naundorff, à Constantinople et Byzance, à L’Âme de Napoléon et à Jeanne d’Arc et l’Allemagne. Le chef-d’œuvre imaginaire de Marchenoir présente des caractéristiques communes avec tous ces ouvrages. La critique de la méthode documentaire, à rebours de l’histoire positive qui se constitue alors en discipline scientifique, dans le sillage de Fustel de Coulanges, de Gabriel Monod et d’Hippolyte Taine, réunit l’œuvre fantôme et les œuvres réelles. Le mépris de Marchenoir pour les « idolâtres du document11 » fait écho aux railleries de Bloy, dans Le Révélateur du globe, à l’encontre des adeptes du « renseignement infinitésimal, [de] l’investigation corpusculaire, [de] la perscrutation entomologique des petites causes et des petits effets dans les plus immenses fresques du Passé12 ». Mais c’est surtout dans l’interprétation figurative des événements historiques que l’ouvrage de Marchenoir et ceux de Bloy se rejoignent. À partir de l’affirmation paulinienne que nous voyons toutes choses « en énigme, et à travers un miroir », Marchenoir a « conclu du symbolisme de l’Écriture au symbolisme universel13 », glissé du Liber scripturae au Liber mundi, et inféré que l’histoire elle-même était une « hiérographie providentielle14 », un « cryptogramme15 » divin, rendant témoignage au Créateur. Cette vision sémiologique de l’histoire comme texte, comme langage inconnu qui attend son « Champollion16 », est bien sûr l’idée-maîtresse de Bloy lui-même. Celui-ci pousse encore plus loin les similitudes entre les conceptions de son héros et les siennes propres. Selon Marchenoir, le grand Livre des événements humains est en effet susceptible d’un double niveau de déchiffrage : le héros déclare dans le roman qu’il faut à la fois pénétrer « le sens absolu de signes chroniques, tels que Pharsale, Théodoric, Cromwell ou l’insurrection du 18 mars » – niveau que l’on pourrait qualifier de paradigmatique – et déterminer « l’orthographe conditionnelle de leurs infinies combinaisons17 » – niveau que l’on pourrait qualifier de syntagmatique. Or, c’est bien à ce double exercice que se prête Bloy dans ses ouvrages d’exégèse historique. Il interprète par exemple, au niveau paradigmatique, le personnage de Christophe Colomb – la Colombe qui porte le Christ – comme une figure paraclétienne, et celui de Marie-Antoinette, la « reine émissaire18 », comme une figure christique. Mais il s’efforce aussi, au niveau syntagmatique, d’associer les événements historiques les plus éloignés les uns des autres dans des combinatoires étonnantes : ainsi rapproche-t-il, pour ne citer que cet exemple, Jeanne d’Arc et Napoléon, la première unifiant la France pour en faire le symbole du Royaume des cieux, et le second élargissant son territoire pour y instaurer « l’image grandiose du futur Empire de l’Esprit-Saint19 ».

9Il ne faudrait pourtant pas penser que « l’œuvre fantôme » n’est en relation spéculaire qu’avec le volet historiographique de la production bloyenne. Le Symbolisme de l’histoire de Marchenoir entretient aussi des affinités, notamment sur le plan structural, avec le roman dans lequel il se trouve, et plus largement avec toutes les œuvres fictionnelles de Bloy. Le narrateur du Désespéré, commentant les conceptions du héros, affirme que « tous les actes humains, de quelque nature qu’ils soient, concourent à la syntaxe infinie d’un livre insoupçonné et plein de mystères20 ». Notre humble vie personnelle, autrement dit, n’est pas symboliquement moins riche que celles de Louis XVII et de Bonaparte. Il s’ensuit que le roman, chez Bloy, aura la même trame figurative que l’histoire universelle. Le canevas sur lequel se déroule cette dernière, que Marchenoir décrit comme « extrêmement lié, vertébré, ossaturé, dialectiqué21 », et la composition profonde du Désespéré sont par conséquent isomorphes, par-delà l’apparente désinvolture dans la conduite d’un récit dont le fil est sans cesse rompu par des métalepses narratoriales. On doit à Pierre Glaudes d’avoir montré toute la richesse du système de translations et d’oppositions figurales autour duquel s’organise la fiction22. Sans entrer dans les détails, on peut simplement mentionner que Marchenoir incarne successivement Adam, le Christ et l’Esprit-Saint, que Véronique joue dans le même temps les rôles d’Ève, de Marie-Madeleine et de Marie, et que le premier est placé en antagonisme avec une série de personnages, notamment Alexis Dulaurier, écrivain auréolé de gloire et dénué de talent, et Properce Beauvivier, directeur de journal cauteleux et matois, avec lesquels il rejoue à chaque fois le drame biblique de la lutte entre frères ennemis. Le Symbolisme de l’histoire de Marchenoir et Le Désespéré de Bloy couvrent ainsi, chacun à leur façon, l’intervalle de temps qui va de la Création du monde à l’époque moderne.

10L’œuvre dans l’œuvre fonctionne de la sorte comme un dispositif réfléchissant, par lequel l’écrivain met en forme la théorie de sa pratique. Elle lève le voile sur l’amont du texte, la genèse du livre, et fournit au lecteur quelques repères pour mieux s’orienter dans un univers symbolique et spirituel à bien des égards hermétique. Le Symbolisme de l’histoire de Marchenoir ne s’épuise pourtant pas dans sa portée métatextuelle. Si la création du héros repose en effet sur les mêmes fondements poétiques et les mêmes postulats métaphysiques que l’œuvre bloyenne, son ambition outrepasse tout ce que l’auteur du Désespéré a jamais tenté d’entreprendre. Nous avons donc simultanément affaire à ce que Hans Belting appelle un « chef-d’œuvre invisible » ou encore une « œuvre absolue ».

Le Symbolisme de l’histoire, une « œuvre absolue » à portée mythique

11Belting désigne par ces expressions la réalisation virtuelle d’un idéal esthétique inaccessible, le fantasme d’un état auquel aucune œuvre concrète ne saurait parvenir. Le Symbolisme de l’histoire représente bien, pour Bloy, le parfait monument littéraire, après lequel il n’aurait plus rien à écrire, plus de raison de prendre la plume, si, par impossible, il pouvait un jour le réaliser. Ce chef-d’œuvre fictif nous livre donc de précieuses indications sur la conception mythique de l’œuvre littéraire qui sous-tend la création bloyenne.

12Un certain nombre d’indices diégétiques et narratifs trahissent le caractère doublement virtuel du chef d’œuvre de Marchenoir, non seulement livre fantôme, mais encore entité littéraire insusceptible de s’incarner un jour dans un livre réel, texte non scriptible, pure chimère. La temporalité dans laquelle s’insère la rédaction du Symbolisme de l’histoire laisse perplexe : Marchenoir vient à bout de cette colossale entreprise en cinq petits mois, entre l’échec de sa tentative de percée dans le milieu journalistique et sa mort, alors même que sa Vie de Sainte Radegonde, pourtant infiniment moins ambitieuse, lui avait coûté trois ans de travail acharné. Les conditions d’existence du héros sur cette courte période, de surcroît, ne lui ménagent guère de loisir pour s’adonner à un labeur d’une telle ampleur : sans ressource, Marchenoir est acculé à prendre des emplois de commis, de déménageur et d’écrivain public pour subvenir aux besoins de son foyer ; bientôt à bout d’expédient, il doit courir Paris pour mendier auprès de ses connaissances ; au surplus, il lui faut surveiller constamment Véronique, dont la raison chancelle de plus en plus, et qu’il se résoudra finalement à conduire à Sainte-Anne. Le lecteur peine à deviner, dans ces circonstances, comment le personnage a pu trouver le temps matériel d’achever le grand-œuvre de toute sa vie, et cette invraisemblance, que l’on suppose délibérée de la part de Bloy, en dénonce peut-être la nature chimérique. Ce n’est sans doute pas un hasard, à cet égard, si la seule fois que le roman nous montre Marchenoir en pleine écriture du Symbolisme de l’histoire, celui-ci doit s’interrompre dans ses spéculations exégétiques, s’apercevant qu’il s’échine en vain et que la « torche fumeuse de son esprit […] ne donn[e] plus de lumière23 ». L’autoportrait de l’écrivain au travail est déceptif, comme si Bloy ne cherchait à attirer notre attention que sur l’impossibilité pratique de mener à bien un projet littéraire d’une telle envergure. Le chef d’œuvre achevé ne fait d’ailleurs l’objet d’aucune description formelle, fût-elle minimale. Si Marchenoir, dans sa lettre d’adieu à son ami Leverdier, déclare son ouvrage terminé, le narrateur s’abstient d’en esquisser les contours. On ne saura jamais comment celui-ci est composé, ni sous quel aspect il s’offre. Mais cette indétermination finale, qui contraste avec les amples développements, notamment dans la deuxième partie du roman, sur le mûrissement du Symbolisme de l’histoire, trahit le statut véritable de ce livre imaginaire. Ce vide ou ce blanc, au cœur du dernier chapitre, ne pouvait pas être rempli, car tout remplissage, au vu des ambitions exorbitantes affichées par Marchenoir, aurait immanquablement désappointé le lecteur. L’œuvre du héros ressortit donc à un imaginaire mythique.

13Le Symbolisme de l’histoire réalise plus précisément deux mythes, deux utopies littéraires. Le premier est celui du Livre total, dans lequel tous les genres fusionneraient harmonieusement, et qui aurait la prétention d’exprimer la totalité du réel. Le travail d’exégèse historique de Marchenoir impressionne d’abord par ses dimensions, dans la mesure où il prétend embrasser tous les temps et toutes les civilisations. Synthèse vertigineuse, modèle d’exhaustivité, l’ouvrage fait tenir toute l’épaisseur de l’expérience humaine sous le regard du lecteur. À cette hauteur de vue, les frontières génériques tombent d’elles-mêmes. Marchenoir tire spontanément l’histoire, cette fresque d’événements ordonnés selon des principes sémantico-logiques par un Dieu narrateur, du côté du « roman24 » et du côté du « drame25 ». Il en dévide les « péripéties26 », comme un écheveau fabuleux, et en extrait le pathos, en fin connaisseur de la « poétique de l’homme27 ». L’herméneute prolonge également le décryptage symbolique du passé dans la direction d’une théodicée, ainsi que d’un traité sur le gouvernement temporel de la Providence, à la façon de Joseph de Maistre. Comme le gentilhomme savoisien, il renverse l’argument des sceptiques et élabore un système dans lequel les souffrances de l’humanité, justifiées par une économie du sacrifice, prouvent la vérité de la religion au lieu de la démentir. Comme lui encore, il perçoit dans des constantes intemporelles comme « l’indéfectible prééminence de la Papauté » et « l’inaliénable suzeraineté de la France28 » le signe de la mainmise de Dieu sur le cours des événements humains. Le Symbolisme de l’histoire amalgame de la sorte en une seule production imaginaire les grandes masses, plus ou moins distinctes, qui composent l’œuvre de Bloy : les écrits historiques, les récits fictionnels, et les essais théologiques ou métaphysiques. Il se présente comme une « hyperbole » de l’œuvre bloyenne, au sens où Jacques Schérer écrit que le grand Livre médité à la même époque par Mallarmé se voulait « l’hyperbole de tous les livres existants29 ».

14Le deuxième mythe littéraire que décline le chef d’œuvre de Marchenoir est celui de l’« Arché-Livre » ou de l’« Ur-Livre30 ». Roland Barthes désigne sous ces appellations les œuvres littéraires qui prennent la Bible pour « modèle de forme et de contenu31 », et que leurs auteurs conçoivent comme « essentielle[s], prophétique[s], essence de livre32 », à l’exemple de la Divine Comédie de Dante et du Zarathoustra de Nietzsche. La conviction fondatrice de Marchenoir, qui est également la grande idée bloyenne, tient au postulat que la Révélation n’est pas close, que Dieu ne s’est pas découvert une fois pour toutes dans l’Ancien et le Nouveau Testament, mais qu’Il continue de parler aux hommes à travers les siècles. Le héros du Désespéré appréhende par conséquent l’histoire comme une « révélation par les symboles33 », poussant l’audace jusqu’à envisager d’intituler son grand-œuvre Les Paralipomènes de l’Évangile. Le devenir humain, on l’a dit, donne à lire le roman de Dieu, la fable de la Trinité, encodés en caractères sibyllins. Mais ce roman, cette fable, ne sont pas simplement la réécriture de la Bible, sa reformulation symbolique. Ils tendent aussi aux hommes une histoire de l’avenir, une « préfiguration en actes34 », pour reprendre la définition auerbachienne de la figura, des temps apocalyptiques. Tout le catéchisme millénariste de Bloy se trouve ici. Il se décline en deux articles : le sacrifice du Calvaire n’a pas été suffisant pour contrepeser l’énormité du péché des hommes et annuler la Chute ; après l’avènement du Christ, il faut attendre celui de l’Esprit-Saint, qui parachèvera la Rédemption et instaurera le règne de Dieu sur la terre. Le Symbolisme de l’histoire se présente ainsi comme la chronique de ce Troisième Règne à venir, que Marchenoir évoque à plusieurs reprises dans le roman. Le chef d’œuvre imaginaire de son double fictionnel dessine ainsi les linéaments de l’Arché-Livre, de l’Œuvre-origine, fondatrice, presque sacrée, augurale et inaugurale, dont Bloy a sans doute rêvé en secret, sans aspirer sérieusement à l’écrire un jour : un cinquième évangile, qui serait la Bonne Nouvelle du Paraclet et non plus du Verbe incarné, une deuxième Apocalypse, dont la montagne de La Salette serait le Patmos, voire un troisième Testament.

15Si la nature utopique d’une telle réalisation ne fait pas de doute, la démesure de sa visée n’en est pas néanmoins la seule raison. L’exorbitance de l’entreprise de Marchenoir n’excède pas simplement les possibilités de mise à exécution concrète, soumises à des limitations dans le temps et dans l’espace, ainsi qu’à des contraintes formelles et éditoriales, que le réel offre à l’écrivain. L’envergure du Symbolisme de l’histoire enveloppe en elle-même une autre difficulté, sans doute plus insurmontable encore pour un catholique comme Bloy : ce chef-d’œuvre fictif se fonde en effet sur des présupposés rigoureusement contraires à l’orthodoxie.

Le Symbolisme de l’histoire, une œuvre-limite aux fondements hétérodoxes

16Bloy eût-il vraiment écrit le livre dont il prête la paternité à son héros, que l’institution ecclésiale de l’époque l’aurait certainement mis à l’index. « L’ésotérisme brûlant35 » de Marchenoir devait se trouver fatalement à l’étroit entre les bornes resserrées du dogme. Le personnage a beau se justifier laborieusement en alléguant que « l’Église romaine a tout permis de ce qui n’altère pas le canonique Symbole de Nicée36 », il apparaît clairement en quoi l’eschatologie paraclétienne que nous venons d’ébaucher contredit l’article du Credo relatif aux fins dernières. Mais ce sont surtout deux autres soubassements théologiques du Symbolisme de l’histoire qui mettent Bloy dans l’embarras. Ces deux principes sur lesquels se fonde le chef-d’œuvre fictif, et que le narrateur du Désespéré s’ingénie un peu trop manifestement à escamoter pour ne pas les signaler à notre attention, ont partie liée avec quelques-unes des angoisses et des déchirures intimes de l’auteur. Le non-assumé fait ainsi affleurer tout un refoulé auctorial, dont l’étude jette un éclairage oblique sur les secrets de la création bloyenne.

17L’élucidation totale du Liber historiae implique d’abord une pleine lisibilité des desseins de Dieu. Cette prémisse téméraire se heurte bien sûr à l’idée, si ancrée dans la mentalité chrétienne qu’elle en est devenue proverbiale, selon laquelle les voies de la Providence sont impénétrables. À cet égard, Bloy est beaucoup plus circonspect dans ses propres ouvrages que son héros dans Le Symbolisme de l’histoire. Alors que le narrateur du Désespéré présente ce dernier comme un « magicien d’exégèse37 », qui émet ses spéculations herméneutiques avec une « autorité […] quasi-prophétique38 », et parvient à rendre « le calque linéaire du plan divin […] aussi sensible que les délimitations géographiques d’un planisphère39 », celui qui se surnomme lui-même le « Pèlerin de l’Absolu » ne cesse quant à lui de multiplier les précautions oratoires, et d’atténuer l’audace de ses hypothèses en les donnant pour révocables. « La Conciergerie des mystères n’est pas mon emploi et je n’ai pas reçu la consignation des choses futures », affirme-t-il par exemple dans Le Salut par les Juifs, ne revendiquant que « d’intermittents éclairs40 » sur les combinaisons divines imprimées dans les événements humains. « Combien vaines, lamentablement infirmes, sont les analogies littéraires ou conjectures métaphysiques d’un pauvre écrivain penché sur l’Insondable41 », renchérit-il en écho dans Celle qui pleure, comme pour se défendre de toute libido sciendi. Cette posture d’humilité, qu’elle soit entièrement sincère ou en partie feinte, est encore renforcée par des dispositifs énonciatifs en forme de leurre, qui semblent minimiser la portée des écrits exégétiques de Bloy. Le Révélateur du globe s’offre ainsi comme un simple commentaire du Christophe Colomb de Roselly de Lorgues, Constantinople et Byzance comme une déférente paraphrase de L’Épopée byzantine de Schlumberger, tandis que La Chevalière de la mort se contente apparemment d’en appeler à un « catholique ayant du génie », pour lui suggérer « un beau livre à faire sur Marie-Antoinette42 ». Bloy échappe par là à l’accusation d’orgueil, sous laquelle tombe en revanche Marchenoir, sûr de lui-même dans ses prétentions visionnaires.

18La conviction que « l’histoire universelle […] se développe avec docilité sur les antérieures données d’un plan infaillible43 » conduit également le héros à soutenir la thèse, évidemment contraire à la doctrine de l’Église, de l’inexistence de la liberté humaine. Cet « holocauste préalable du Libre Arbitre44 » surprend d’autant plus, de la part de Marchenoir, que le narrateur du Désespéré rappelle dans le même temps que « toute la philosophie chrétienne [tient] dans l’importance inexprimable de l’acte libre45 ». Dialogique, l’énonciation romanesque trahit un certain malaise de l’auteur à l’égard de la croyance professée par son héros. Ce dernier ne se justifie d’ailleurs que très sommairement, en se retranchant derrière un argument d’autorité qui convaincra à grand-peine le lecteur. Aux objections qu’on lui oppose, Marchenoir se borne en effet à rétorquer : « Quand la Providence prend tout, c’est pour se donner elle-même. Consultez l’Amour, si vous ne comprenez pas, et allez au diable46 ! » Bloy révisera ultérieurement cette conception radicale, dont il ne devait ni se satisfaire intellectuellement, ni oser se revendiquer à titre personnel, en théorisant une conciliation entre préconception divine et liberté humaine. « De toute éternité », écrira-t-il ainsi dans L’Âme de Napoléon, « Dieu sait qu’à une certaine minute connue de Lui seul, tel ou tel homme accomplira librement un acte nécessaire. Incompréhensible accord du Libre Arbitre et de la Prescience47 ». Peut-être la relecture de Joseph de Maistre, qui assure, dans ses Considérations sur la France, que les hommes, « librement esclaves, opèrent tout à la fois volontairement et nécessairement48 », l’aura-t-elle éclairé dans cette voie, comme la ressemblance des deux citations nous incline à le penser. Mais en 1887, l’auteur du Désespéré préférait sacrifier la doctrine à sa vision grandiose de l’histoire universelle comme Texte divin.

19Cette théologie hétérodoxe sur laquelle repose le chef-d’œuvre fictif de Marchenoir révèle chez Bloy un certain nombre de fêlures cachées. Nous nous contenterons d’en mentionner deux. Qu’un catholique convaincu s’inscrive en faux par rapport aux principes défendus par l’Église, afin d’étayer son exégèse imaginaire de tout le passé, décèle en premier lieu de profondes inquiétudes métaphysiques. Bloy a sans doute voulu opposer le rêve sécurisant d’un déchiffrement complet de l’Histoire, et donc d’une assimilation parfaite de celle-ci par une conscience chrétienne, aux incertitudes dont il ne laissait pas malgré tout d’être rongé. En théorie, les événements humains sont, pour notre auteur, saturés de signifiance. En pratique, devant l’inadéquation entre les promesses de la foi et la marche du monde, Bloy a toujours été plus ou moins tenaillé par la hantise d’une histoire livrée au non-sens. L’impression d’une accélération de la Chute, d’un ajournement continuel de la Parousie, d’un retrait de Dieu de sa Création, ne l’a jamais vraiment quitté. En plaquant sur le saeculum une grille symbolique, il conjure ainsi le mouvement perpétuel par la fixité sub specie aeternitatis, l’hermétisme par un fantasme d’intelligibilité, le chaos par un espoir de palingénésie. En second lieu, les fondements hétérodoxes du Symbolisme de l’histoire exhibent un conflit intérieur, chez Bloy, entre le chrétien et l’écrivain, l’apôtre de l’Absolu et l’artiste amoureux de la Beauté. Deux éthè entrent en contradiction : celui de l’obéissance filiale à l’Église et celui de l’indépendance créatrice. Deux façons également d’appréhender le mystère : celle de l’apophase mystique, qui préfère le silence, et celle de la Poésie profane, qui fait le pari du langage. Notre hypothèse est que Bloy ruse en quelque sorte avec lui-même, par une délégation de responsabilité à son personnage, manière pour le moi esthète de contourner la censure du sur-moi catholique. La mise en fiction aurait donc bien une parenté avec le « travail du rêve » freudien, comme de nombreux critiques l’ont bien sûr pressenti.

20Notre réflexion nous a permis de passer en revue quelques fonctions exemplaires du chef-d’œuvre inconnu. Livre à l’intérieur d’un livre, celui-ci se prête structuralement à des jeux de mise en abîme. Ouvrage dont le champ de la fiction est le seul espace de réalisation, il s’affranchit des conditions de possibilité qui régissent les ouvrages réels, et ressortit à un mythe littéraire. Texte imaginaire dont l’auteur n’a pas à assumer la paternité, il autorise toutes les transgressions, et révèle les tensions sous-jacentes à l’œuvre. Le Symbolisme de l’histoire de Caïn Marchenoir modélise ainsi les contours et les dimensions de la création bloyenne. Il fut certainement pour Bloy ce bel absent de ses œuvres complètes, cet idéal dont un écrivain ne résiste pas toujours au plaisir de corporiser la chimère au sein d’une diégèse romanesque, mais que l’on devine, fantomatique, à l’horizon de tous ses écrits.