Colloques en ligne

Laurence Brogniez

 Figurations de la femme artiste dans le roman belge (1850-1930) : autour de quelques « chefs-d’œuvre inconnus »

De la « belle noiseuse » au « bas-bleu barbouilleur »

1Au XIXe siècle, en France comme ailleurs, l’artiste – et plus particulièrement le peintre – devient un personnage récurrent dans la création romanesque. Entre la Révolution française et la Première Guerre mondiale, Nathalie Heinich (L’Élite artiste, 2005) ne dénombre pas moins de trente-cinq œuvres (romans et nouvelles) mettant en scène une figure d’artiste, corpus auquel il faudrait ajouter les pièces de théâtre. Dans leur Dictionnaire thématique du roman de mœurs, 1850-1914 (2003), Philippe Hamon et Alexandrine Viboud recensent eux aussi, sous l’entrée « artiste », un nombre conséquent d’œuvres, où les arts plastiques dominent.

2Selon Heinich, cette inflation de représentations littéraires du monde artistique est liée au rapprochement, à la période romantique, entre écrivains et peintres au sein de fraternités d’artistes comme à la valorisation de la peinture, jadis considérée comme artisanat, en tant que forme d’expression digne de dialoguer ou de rivaliser avec les lettres, et obéissant, comme celles-ci, à un nouveau régime vocationnel. Nombre de chercheurs s’accordent à situer en 1831, avec Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, le moment inaugural de ce nouveau sous-genre appelé à une abondante postérité, du romantisme au réalisme : le roman de peintre. Ce type de récit s’accompagne, en général, d’un scénario sujet, au cours du siècle, à diverses modulations mais structuré autour d’éléments récurrents : une figure de créateur inspiré et génial, une vie bohème, marquée par la souffrance et une pauvreté présentée comme signe d’élection spirituelle, et l’échec, sublime, dont l’écrivain (souvent présent dans le texte à travers un alter ego fictif) tire, par réflexivité, la leçon au profit de sa propre pratique1. Vu par l’écrivain, le peintre est en effet presque toujours un artiste raté : manière, pour l’auteur, d’exorciser la hantise de l’échec ou incapacité à comprendre la spécificité et l’innovation du travail pictural ?

3Dans les textes canoniques illustrant ce scénario, un rôle ingrat est souvent réservé aux personnages féminins. Comme chez Balzac, la femme est une « noiseuse » – qu’elle soit compagne, modèle ou visiteuse de l’atelier – qui vient perturber l’ordre de l’art en cherchant à le soumettre aux valeurs bourgeoises, dévoyant ainsi le talent de l’artiste. Ainsi, dans Manette Salomon (1867) des frères Goncourt, l’héroïne, passant du statut de modèle à celui d’épouse, ruine le talent prometteur de Coriolis tandis que Christine, dans L’Œuvre (1886) de Zola, pour dévouée qu’elle soit à Claude Lantier, introduit dans l’atelier les contraintes de la vie domestique et se voit négligée par son conjoint au profit d’une chimérique figure peinte. Le recueil d’Alphonse Daudet, Les Femmes d’artistes (1873), illustre quant à lui de manière exemplaire, au travers d’une série de cas, cette incompatibilité entre valeurs artistiques (masculines) et bourgeoises (féminines).

4Parmi cette production, peu de récits mettent en scène une figure de créatrice dans le rôle principal ; moins encore sont signés par des femmes. Sans doute pourrait-on en dénicher en élargissant le corpus du roman de peintre, comme y invite Bernard Vouilloux, à un ensemble plus vaste et complexe de textes mettant en scène le « monde artistique »2. Sans se conformer au scénario initié par Balzac, des figures d’artistes femmes émaillent en effet nombre de récits et offrent un ensemble de représentations variées et contrastées. Citons la Ginevra di Piombo de La Vendetta (1830) du même Balzac, qui évolue dans un atelier destiné aux jeunes filles ; Lady Merry, qui se sert d’une jeune fille pauvre comme modèle dans Mémoires d’une honnête fille (1866) d’Alfred Delvau ; Madame Sourdis (1880) de Zola, qui prend les pinceaux de son mari, alcoolique et incompétent, pour produire les œuvres auxquelles il appose sa signature ; ou encore l’héroïne de L’Aveugle (1883) de Charles Aubert qui s’affronte au modèle masculin, inversant les rôles genrés de l’artiste et du modèle3. En étendant la recherche au domaine non-francophone, le corpus s’enrichit encore sensiblement4.

5Cependant, comme le souligne Véronique Gely dans une étude sur L’Atelier d’un peintre de Marceline Desbordes-Valmore5, peu de travaux consacrés au roman de peintre posent explicitement la question du féminin. Que devient le scénario du roman de peintre quand s’en saisit une femme pour décrire le destin, souvent malheureux, d’une artiste ? Quel sens une romancière donne-t-elle à l’échec de son alter ego artiste ? À une époque où la femme artiste n’est plus une réalité marginale ni exceptionnelle6, mais bien un phénomène qui fait couler beaucoup d’encre et suscite le débat, les inflexions données par les femmes au fameux roman de peintre sont révélatrices de la situation complexe des créatrices – peintres comme femmes de lettres – qui trouvent dans les représentations littéraires un espace de réflexion, mais aussi de tension, pour exprimer les paradoxes auxquelles elles sont confrontées dans leurs pratiques respectives.

6Comme l’a bien montré Charlotte Foucher, le « bas-bleu barbouilleur », être envisagé comme contre-nature à l’ordre établi des genres, fait, comme sa consœur écrivain, l’objet de féroces caricatures et satires dans la presse ainsi que dans la littérature du xixe siècle7. Ces représentations hostiles et railleuses, parfois alimentées par les discours médicaux, constituent la toile de fond sur laquelle se détachent les fictions d’artistes tissées par les femmes. Nombre d’entre elles se confronteront notamment aux questions du célibat artistique et de l’incompatibilité, prétendue, entre création et procréation, investissant ainsi la trame du roman de peintre d’enjeux liés à leur place, souvent disputée aux hommes, au sein du monde artistique.

7Pour bien comprendre les choix narratifs des romancières et les destins peu enviables réservés à leurs héroïnes, en dépit de leur réussite artistique – car, notons-le, contrairement à Frenhofer, Coriolis ou Lantier, les artistes décrites ne sont pas nécessairement des « maudites » et leurs « chefs-d’œuvre » ne demeurent pas toujours inconnus –, il faut donc replacer ces récits dans un cadre plus large, à savoir le discours dominant véhiculé par la presse, la littérature et les représentations plastiques, marquées par l’hostilité vis-à-vis des carrières artistiques des femmes, prétendument inadaptées à leur « nature ».

8Nous tenterons, dans la présente étude, d’interroger quelques figures de femmes artistes élaborées par des romancières dans le champ littéraire belge francophone, dont la production n’a encore été investiguée que très peu sous cet angle8.

Un « roman de peintre » au féminin

Un paradoxe (1875) 

9Un paradoxe, le premier roman que nous envisagerons, est signé par Caroline Gravière (Estelle Crèvecœur, 1821-1878).  Celle-ci, après avoir étudié la peinture, s’est mariée à 27 ans et n’est entrée que tardivement en littérature, en 1864, après avoir donné naissance à six enfants. Tenant un salon en vue à Bruxelles, elle publiera plusieurs romans, notamment sous forme de feuilletons dans des périodiques belges.

10Sa production romanesque s’inscrit dans le courant réaliste qui, dans son ambition de proposer un roman engagé, social et national, épouse, en Belgique, les idées de la tendance libérale progressiste, plutôt ouverte à la question de l’émancipation féminine.  C’est un courant qui permit à nombre de romancières d’évoquer leur condition tout en gagnant leur vie grâce à leurs écrits, non sans reconduire certains stéréotypes, notamment sur la femme artiste9.

11Le discours de Gravière, récurrent dans ses récits, sur la nécessité pour une femme d’acquérir une profession, et donc d’échapper au mariage forcé, prend une résonance particulière dans Un paradoxe (paru dans le journal L’Étoile belge en 1875), puisque l’héroïne est aussi une artiste, peintre dont les ambitions entravées renvoient, sur un mode spéculaire et déformé, à celles de l’autrice.

12 Le récit, présenté sous forme de journal, met en scène, de manière dramatique, l’opposition entre vocation artistique et accomplissement féminin, et reflète le dilemme qui se pose, à l’époque, à nombre de femmes artistes : se marier, et laisser l’artiste s’éteindre dans les « douceurs » du foyer, ou rester célibataire pour permettre à la créatrice de prendre le dessus sur la femme. Cette dernière attitude, transgressive, si elle fut adoptée par un nombre significatif de femmes peintres en Belgique10 comme en France, se trouve, nous le verrons, sanctionnée dans nos fictions.

13Dans la première partie du roman, nous suivons les mésaventures d’Élise, jeune orpheline d’origine noble, condamnée par la pauvreté à vivre dans la famille de son oncle, homme éclairé mais contraint à transiger avec les préjugés de sa femme et de ses filles bigotes pour qui l’expression « femme artiste » est synonyme de « libre-penseur » et qui voient d’un mauvais œil les ambitions artistiques de leur jeune parente. Comme dans la plupart de ses autres romans, Gravière reproduit ici le discours anticlérical du milieu progressiste dont étaient issus nombre de romanciers réalistes belges.

14L’oncle, qui encourage secrètement Élise dans ses aspirations, lui aménage un atelier dans une partie de la serre attenante à la demeure. Comme dans le roman de peintre masculin, la description de l’atelier de l’artiste occupe une place importante car il définit, par métonymie, l’identité de l’artiste qui l’occupe et y travaille. Mais il est intéressant de noter que ce lieu emblématique est ici un espace clandestin, illégitime, dévoyé de sa fonction première, mais hautement symbolique quant à la caractérisation du personnage qui l’occupe. Cette pièce est en effet présentée comme un lieu masculin et autonome,où l’héroïne dispute des « heures d’indépendance »aux espaces féminins et mondains, comme le salon ou la salle de bal, qui l’empêchent de se consacrer à son travail et la détournent de sa vocation.

15L’oncle de la jeune artiste en herbe lui procure donc ce que Virginia Woolf appellera plus tard une « pièce à soi » (A Room of One’s Own, 1929) en mettant en lumière les circonstances matérielles, nécessaires à toute création, qui ont longtemps fait défaut aux femmes. La conquête de ce lieu a été un enjeu majeur pour l’émancipation et la légitimation de la femme artiste, ainsi que le rappellent Elisabeth Lebovici et Catherine Gonnard :

L’atelier matérialise la liberté acquise quant au choix des formats et des sujets, quant au temps passé uniquement à l’œuvre artistique. Modeste ou pas, il est la première prise de possession de l’espace par des femmes en dehors de toutes justifications familiales domestiques, une affirmation aussi de leur capacité, un pari sur elles-mêmes11.

16Au XIXe siècle, les combats des femmes artistes se sont concentrés sur une double revendication concernant précisément les espaces de travail : l’accès à la formation et l’accès à l’exposition publique de leurs œuvres, autrement dit, l’accès aux lieux réservés majoritairement aux hommes, enjeux de pouvoir et de légitimité, comme l’Académie des Beaux-Arts (dont les portes ne s’entrouvrent aux femmes que timidement, en Belgique, en 1889, non sans opposition) et les Salons officiels, auxquels la participation, très concurrentielle, est conditionnée soit par le recours à des genres picturaux peu accessibles aux femmes, soit par la mobilisation d’un capital relationnel étendu. S’y ajoutait la nécessité de disposer d’un lieu de travail personnel et indépendant, privilège alors souvent réservé à des femmes ou filles d’artistes, ou à des célibataires relativement fortunées. Cet espace, perçu comme suspect, bohème, synonyme de permissivité et de débauche, était jugé peu convenable pour une femme ; il sera d’ailleurs souvent investi dans la seconde moitié du siècle par les amateurs d’art bourgeois pour leur servir de garçonnière12.

17En s’installant dans l’atelier, en marge du foyer, Élise reflète les aspirations des créatrices de son temps et participe à une subversion de la sphère familiale bourgeoise. Ce faisant, elle échappe aussi à un autre espace dont sont menacées les filles impossibles à marier : la cellule de couvent. L’atelier est d’ailleurs stigmatisé par le personnel féminin du roman, reproduisant l’opinion commune, comme « inconvenant », en raison de ses odeurs répugnantes de peinture et de sa saleté, mais surtout car l’artiste y côtoie, sans surveillance, des hommes dont on l’accusera injustement d’être la maîtresse.

18Si ce lieu est présenté comme un espace de liberté et d’émancipation, qui peut apparaître comme une forme d’hétérotopie au sens où les règles sociales dominantes n’y ont pas cours, notons que le choix de la serre comme localisation n’est pas anodin et anticipe, de manière métaphorique, le destin d’Élise : l’autrice construit en effet, tout au long du roman, l’image d’une artiste dont la vocation, cultivée artificiellement (elle s’arrache en effet à son milieu « naturel »), relève de l’exception, « comme en botanique », ainsi que le clamera, dans la seconde partie du roman, son maître parisien, reproduisant le stéréotype répandu de la femme artiste « contre-nature ».

19Le succès d’Élise au Salon de Bruxelles, avec ses vigoureux tableaux réalistes brossés sous les encouragements de son maître, le peintre Volders (un artiste dont elle envie le droit au célibat), lui permet de partir à Paris pour y exercer librement son art, consommant définitivement la rupture avec sa famille d'adoption et les préjugés qu'elle incarne.

20Adoptant le travesti masculin, Élise, sous le nom d’emprunt d’André Simpel, intègre l’atelier collectif d’un peintre en vue qu’elle admire, au surnom révélateur : Vital. C’est dans ce lieu, qui aurait dû lui permettre de parachever son éducation d’artiste, qu’Élise se trouve contrainte d’affronter son « paradoxe » : s’accomplir comme artiste en reniant son sexe ou, suivant un élan « vital » qui la pousse vers lui, confier à son maître, dont elle est tombée amoureuse, sa véritable nature.

21Dans son débat intérieur, Élise est éclairée par la rencontre de deux autres femmes artistes. Comme chez les Goncourt ou chez Zola, le personnage principal se trouve confronté à d’autres incarnations de l’artiste, modèles et contre-modèles qui l’affermissent dans sa vocation ou, au contraire, contribuent à l’en détourner. Caroline Gravière met ainsi sur le chemin de sa protagoniste deux « peintresses » dont les modes de vie respectifs illustrent, comme des exempla, le fameux paradoxe du titre. Tout d’abord, une autre élève de Vital, Fanny Mans, artiste prometteuse qui s’est éloignée de son art après être devenue mère et dont l’atelier affiche une désolation misérable, avec du linge sale qui pend et des pommes de terre qui trainent entre les palettes et les pinceaux. La leçon de la confrontation est claire : le foyer, contrairement à l’atelier, est le lieu par excellence de la femme, et la fierté qu’elle éprouve vis-à-vis de ses enfants est plus noble que l’orgueil qu’elle pourrait tirer de ses œuvres. La figure de la célibataire, Flora Brian (patronyme évoquant la fleur de serre), n’offre pas un modèle plus attractif : riche et vieille Anglaise, que son art a transformée en éternelle voyageuse, elle se trouve privée de foyer et contrainte à l’errance. Ce prototype de la vieille fille, qu’on retrouvera abondamment sous les plumes féminines comme masculines, incarne la sanction réservée à la femme qui, pour avoir négligé ses devoirs naturels, se trouve punie par la perte de toute séduction et une forme de masculinisation.

22Comme si ces exemples ne suffisaient pas, Élise surprend une conversation au cours de laquelle Vital clame haut et fort qu’il n’épousera jamais une femme artiste, n’étant attiré que par les « vraies femmes ». Fin de l’idylle, fin de la carrière artistique pour l’héroïne malheureuse : désespérée, Élise regagne la Belgique et s’enferme dans sa maison de campagne, signant l’abandon de sa vie d’artiste. La réception du faire-part de mariage de Vital scelle le malheur définitif de l’héroïne, lui rappelant ses « erreurs » et sa destinée manquée.

23Fleur de serre contre-nature, Élise, en dépit de ses potentialités, ne s’épanouira pas.

Fleurs de civilisation (1901) 

24Appartenant à la génération suivante, Marguerite Van de Wiele (1857-1841), l’une des premières femmes à vivre de sa plume en Belgique, s’est, elle aussi, interrogée sur la condition de la femme artiste dans de nombreux articles et romans.

25Née à Bruxelles en 1857, elle est issue d’un milieu libéral et libre-penseur. Comme beaucoup de femmes de lettres belges de son temps, elle a bénéficié de l’enseignement progressiste des Cours d’éducation pour jeunes filles dirigés par la féministe Isabelle Gatti de Gamond13. Forte de ses premiers succès littéraires prometteurs, elle se liera avec plusieurs écrivains parisiens, comme Maupassant et Zola. Parallèlement à sa carrière littéraire, elle officie dans de nombreux périodiques, belges et français (comme La Vie Moderne, Le National, Le Petit Bleu, L’Indépendance belge), au sein desquels elle produit, entre autres, des articles de critique d’art, mais aussi nombre de textes ayant trait au sort et au devenir de la femme. Sensible à cette question, elle est aussi la rédactrice d’un rapport de mission sur Les Écoles féminines d’art et d’art industriel à Paris (1891) commandé par le Ministère de l’Intérieur (Beaux-Arts).Souvent perçue en son temps comme un bas-bleu, elle déploie dans ses romans un discours pourtant loin d’être féministe. En témoigne l’une de ses œuvres les plus emblématiques, Fleurs de civilisation (1901).

26Le récit met en scène une jeune artiste bruxelloise à succès, Rosiane Meyse, que son art a, jusqu’au début de l’action du roman, préservée de la passion amoureuse. Mais celle-ci la rattrape, en la personne de Léon, un amateur d’art marié, et l’arrache à son célibat artistique, la plongeant dans un doute douloureux quant à sa vocation.

27Marguerite Van de Wiele donne desambitions et un profil peu communs à son héroïne et insiste sur tout ce qui la distingue de ses consœurs pour en faire une exception : orpheline, elle a été recueillie par une parente qui lui offre une éducation artistique hors normes, en accord avec ses dispositions. Elle est indépendante, dispose de son propre atelier et tient un salon couru par les intellectuels et les artistes. Elle est totalement libre dans ses mouvementset ses déplacements :

Rosiane avait sous le toit de sa tante l’existence studieuse et fort libre d’un jeune homme voué à l’art, qui confère avec des camarades, travaille avec des modèles, sort tout à coup pour une recherche, une note à prendre à la Bibliothèque royale, une enluminure à voir au Cabinet des Estampes, une esquisse à lever en plein air14.

28Sur le plan artistique, elle ose aussi la peinture d’histoire, se démarquant ainsi des « demoiselles amateurs dont l’ambition s’arrête aux tableaux de natures-mortes, de fleurs, d’accessoires »15.

29Enfin, signe annonciateur de son destin à venir, indice physique de son exceptionnalité, mais aussi de sa virilité, un front et un menton carrés la caractérisent, où se révèle « quelque chose des magnifiques facultés qui rendaient cette femme exceptionnelle et qui n’étaient point des facultés féminines »16.

30Cette stigmatisation des signes de virilité de l’héroïne fait écho à un lieu commun véhiculé par la littérature médicale de l’époque, mais aussi par la presse artistique, à savoir que la femme qui se livre à une occupation intellectuelle et développe son cerveau aux dépens de ses fonctions féminines se condamne à la stérilité et à une masculinisation qui en font la représentante d’une sorte de « troisième sexe »17.

31En la caractérisation de Rosiane résonne l’écho de la critique de l’art féminin de l’époque et de ses stéréotypes. En Belgique comme en France, dans la seconde partie du siècle, la femme artiste devient en effet un sujet en vogue dans les périodiques, que ce soit pour aborder la question de son éducation – le sujet, toujours polémique, de l’admission aux Académies –, pour évaluer sa présence au Salon ou pour commenter l’émergence d’un art dit « féminin »18. Ces propos, parfois très hostiles, sont à replacer dans la perspective de l’entrée, en nombre, des femmes dans le champ artistique, phénomène vécu par les hommes comme une dépossession. Hanté par la remise en question du monopole exercé par l’artiste masculin sur une activité jugée comme exclusivement réservée à son sexe, le discours critique sur l’art, massivement exercé par des hommes, présente volontiers une femme artiste qui, si elle est animée de véritables ambitions créatrices, est souvent présentée comme une créature dénaturée. Le génie, forcément masculin, ne semble en effet se conquérir à l’époque qu’au prix de la négation du féminin, et la hantise de l’hermaphroditisme, également bien présente dans les discours sur les femmes de lettres, est particulièrement prégnante.

32À ce titre, les articles sur les « peintresses » du Salon de Bruxelles proposés en 1884 par L’Art moderne – revue pourtant progressiste en matière d’art et de politique – sont révélateurs : l’auteur de ces critiques y affirme sa crainte que les artistes pourvues d’un talent « viril » (c’est-à-dire capables d’égaler, par leurs compétences, l’art masculin), soient des « demi-garçon[s] »19. S’y donne à entendre l’écho du discours pathologique sur l’homosexualité : « Signes caractéristiques : la lèvre supérieure légèrement ombrée et la manie de s’habiller en homme. En outre, une propension au juron, etc. …, parfois, … souvent même, une tendresse mal définie pour les sujets de leur sexe, dégénérant, l’occasion aidant, en… irrégularités graves. »20 Le spectre de Rosa Bonheur n’est pas loin…21 Dans la critique, plutôt positive, qu’il consacre la même année à Anna Boch, seul membre féminin du Cercle des xx, Émile Verhaeren souligne quant à lui une touche trop timide et hésitante et conclut sur un commentaire mitigé : « […] à côté de sérieuses qualités il manque à l’artiste… de n’être pas homme. »22  

33Notons que l’héroïne de Van de Wiele présente de nombreux points communs avec cette artiste qui a pu l’inspirer : Anna Boch (1848-1936), comme Rosiane, est fortunée et célibataire. Elle possède un luxueux hôtel de maître en bordure de l’élégante avenue Louise ainsi que des résidences secondaires23. Par ailleurs, dans les années entourant la parution du roman, Van de Wiele écrit sur les artistes en vue de son temps et contribue à la revue Bruxelles-Féminin, qui publie de nombreux portraits, accompagnés de photos, de femmes artistes posant dans leur atelier. La somptuosité de l’atelier de Rosiane renvoie à l’aménagement de ces ateliers féminins. L’élément floral, à travers le motif de la serre, évoque à la fois une mode architecturale du temps et l’image, déjà prégnante dans Un paradoxe, de la femme artiste comme fleur artificielle, métaphore qui sera filée tout au long du roman de Van de Wiele :

La maison était un de ces petits hôtels du commencement de l’avenue Louise, bâtis derrière un jardin en terrasses, et l’atelier de Rosiane se trouvait au rez-de-chaussée, avec deux salles de réception et une salle à manger continuée en forêt tropicale par une serre remplie de palmiers, d’agaves, de fougères arborescentes, de cactus et d’une foule d’autres verdures rares […]. Comme sous l’Équateur, de prodigieuses orchidées y nouaient leurs lianes aux branches des arbres et à la robuste tige des plantes exotiques.24

34La fiction oscille donc, selon une stratégie bien éprouvée dans le champ de la création féminine, entre audace (auto-affirmation) et prudence (concession au discours dominant). On retrouve aussi, sous la plume de l’autrice, cette tendance propre au roman de peintre de se nourrir des discours contemporains sur l’art, faisant écho aux débats artistiques du temps.

35Le scénario proposé par Van de Wiele prend d’ailleurs, comme chez ses homologues masculins, une tournure assez tragique.

36En dépit du profil de Rosiane qui la promet à toutes les gloires, sa « nature » de femme « trop longtemps asservie»25 finit par protester et la crise sentimentale qu’elle traverse met en péril son travail d’artiste, à savoir une grande composition monumentale, commandée par l’État. Désespérée, prête à renoncer, Rosiane finit par reprendre ses pinceaux, suite à une série d’articles dans la presse qui remettent en question son talent. Piquée au vif dans son orgueil, elle se remet à la tâche et, désormais murie par sa passion amoureuse, produit une œuvre originale, vivante et hardie, qui bouleverse une partie du public. Avec cette reconnaissance ultime de l’artiste, le roman pourrait s’achever sur la réussite de cette femme qui a mis la gloire artistique au-dessus des passions et des conventions. Cette gloire, cependant, n’est pas présentée comme une apothéose : le destin de l’héroïne se clôt en effet sur une note dysphorique. La romancière impose à son héroïne un sort malheureux, peu propice à faire rêver les jeunes femmes artistes en herbe.

37Admirée par des disciples, couverte d’honneurs, Rosiane s’enferme en effet peu à peu dans une solitude glaçante, se livrant au seul culte de l’art dans un atelier qui n’est pas sans évoquer la cellule de couvent fuie par Élise dans Un paradoxe. Les conséquences de cette retraite volontaire ne tardent pas à se faire sentir, jusque dans son physique: Rosiane « devient [en effet] une admirable artiste qui eut des moments de génie, mais n’était plus femme du tout. »26 Son aventure avec Léon appartient définitivement au passé, et quand ils se retrouvent tous deux, vieillis, ils se reconnaissent à peine :

[…] tout ce qui, dans les contours du visage, avait été arrondi et souple, s’était lentement mué en angles et son menton, jadis un peu fort, était devenu terrible de puissante volonté, tandis que le front, légèrement dégarni de cheveux aux tempes, comme le front des penseurs aux approches de la maturité, paraissait immense et était viril. Même sa marche, son attitude, ses mouvements n’avaient plus rien de l’onduleuse grâce de sa jeunesse27

38L’artiste est bien devenue le « monstre entre les monstres » évoqué par son maître au début du roman, cette « rose devenue bleue par l’ingéniosité des chimistes »28, fleur de civilisation dont la nature se trouve définitivement pervertie.

39Comme Gravière, Van de Wiele prend également soin d’entourer Rosiane d’autres figures illustrant, de manière contrastée, le dilemme de la créatrice. Ainsi, Marthe, peintre par nécessité économique, apparaît-elle comme un modèle de dévouement et d’abnégation, qui n’a pas oublié sa nature profonde dans l’exercice du dessin : « […] nature exceptionnelle [qui] possédait tous les instincts de la femme la plus simple, la plus impressionnable, la plus véritablement “femme”. S’occuper du ménage, des menus soins de l’intérieur lui était une joie [...]. »29 En dépit de son destin également manqué, assorti d’un échec artistique, cette figure est connotée positivement par la narratrice, aux dépens de Rosiane.

40Une troisième figure de femme artiste, enfin, vient compléter le triptyque proposé par Van de Wiele : Lotte Farkas, délicate et talentueuse musicienne, poignardée par son mari en plein concert, car plus douée et appréciée que lui. En dépeignant sur un mode plus mélodramatique cette victime d’une guerre des sexes meurtrière, la romancière dénonce les conséquences néfastes de la concurrence entre l’artiste masculin et l’artiste féminin qui, dans les cas les plus extrêmes, peut finir dans un bain de sang.

41Toutes ces femmes artistes sont cependant mises en opposition avec le maître de Rosiane, seul artiste au sens plein du terme, véritable génie accompli dont le portrait doit d’ailleurs beaucoup au célèbre Frenhofer de Balzac : « une tête sublime d’intellectualité », des yeux « clairvoyants et hypnotiseurs », un être « inspiré et paradoxal »30. Ce personnage, doté de caractérisations très valorisantes, sert de relais au discours sur la femme artiste qui, dans l’incipit du roman, fonctionne comme une prophétie qui annonce le destin de l’héroïne, à savoir que la femme est surdéterminée par sa nature et ne peut la nier, au risque de devenir un « monstre ».

42Plutôt qu’un modèle ou un autoportrait, Rosiane apparaît donc comme un repoussoir, dont l’autrice, intériorisant le discours masculin dans la polyphonie qu’elle met en place dans son récit, se démarque.

Confession d’une amante (1904) 

43Confessions d’une amante, roman à clés de Judith Cladel (1873-1959), fait entendre une autre tonalité en 1904. L’autrice est la fille de l’écrivain français Léon Cladel, très lié au milieu littéraire et artistique belge. Elle bénéficia, comme Van de Wiele, d’une formation poussée à l’école Sévigné de Sèvres, et choisit, très jeune, de se lancer dans la carrière des lettres. Elle fit ses premiers pas dans le genre dramatique avant de se tourner vers la carrière plus rentable de journaliste31.

44Dans son roman, elle se dépeint, à la première personne, sous les traits de Fabienne, une aspirante artiste. Dans un premier temps, l’art apparaît surtout à l’héroïne comme le moyen idéal pour s’affranchir de la vie bourgeoise où elle végète en province :

Être peintre fut, dès l’enfance, mon rêve, contrecarré par l’obligation des études auxquelles je garde une rancune inextinguible. Je possédais une certaine facilité de dessin et de coloris qui me procurait l’admiration ou l’envie de mes compagnes de classe, et je souhaitais travailler sérieusement. Je désirais suivre les cours des Beaux-Arts à Toulouse32.

45Privée de la fameuse « pièce à soi » dans la demeure familiale – elle ne dispose en effet pas d’un atelier –, Fabienne se plaint de ne pouvoir accéder à un apprentissage sérieux. Sa rencontre providentielle avec Élisée Périer, comédien de génie, lui permet de s’arracher à son milieu pour monter à Paris.

46Sous les traits de ce « grand ami » plus âgé, on peut reconnaître pour partie son amant, Edmond Picard, personnalité incontournable du milieu artistique bruxellois de la fin du siècle, et pour partie Auguste Rodin, auquel la romancière consacra une biographie qui fit longtemps autorité. Judith Cladel écrivait des salons et chroniques d’art dans la presse – elle a notamment fait ses débuts, en 1897, dans la revue féministe La Fronde –, textes souvent revus par Picard lui-même, comme l’atteste leur correspondance très nourrie33. On sait aussi qu’elle posa pour Rodin, avec qui elle entretint également des rapports plus intimes, situation qui définit assez bien la place complexe de la femme dans le monde de l’art au xixe siècle : à la fois modèle et artiste, objet et sujet.

47L’héroïne de Cladel présente un autre cas de figure par rapport aux romans de peintre précédents : celui d’une femme qui, plutôt que de nier ou de refouler sa féminité et sa sexualité, en joue au contraire en acceptant de se laisser modeler par son Pygmalion. Le récit transpose ainsi, sur le plan fictif, la relation entre la jeune romancière et son amant-mécène dans un apparent rapport de soumission qui soutient en fait une entreprise d’émancipation.

48Sur le plan de l’intrigue sentimentale, le roman est beaucoup plus explicite que celui de Marguerite Van de Wiele : si, chez cette dernière, l’héroïne passe trois cents pages à résister héroïquement à l’attirance qu’elle ressent pour son amant, se contentant d’une espèce de « fleurisme »34, chez sa consœur, ces pages décrivent les rencontres hautement sensuelles de Fabienne et de son mentor. La peinture y joue aussi un rôle moindre par rapport à l’intrigue amoureuse, comme le titre, sulfureux, le laisse entendre, mais n’en constitue cependant pas moins un élément essentiel dans la caractérisation du personnage, déterminant ses agissements.

49Comme Rosiane, la jeune Fabienne a des dispositions pour la peinture et espère devenir artiste à Paris, projet auquel l’encourage Périer, qui veut l’amener dans les ateliers de Puvis de Chavannes ou de Carrière. Mais pour Périer, l’aspirante artiste doit d’abord, pour accomplir son destin, se libérer des conventions et devenir une femme indépendante :

Puisque tu veux être artiste, il faut te prouver indépendante, dès à présent35
  
C’est cela, fais de l’art. Les femmes ont tant à révéler. D’elles, nous ne connaissons presque rien. On peut exprimer son âme par un tableau aussi bien que par un livre. Vas-y donc hardiment. Tu dois mettre dans ton art la même liberté que dans tes affections. Et cela nous rapprochera36.

50Ce crédo masculin intéressé procède d’une sorte de double discours, dont l’enjeu est la défloration et la possession de la jeune fille, condition à son épanouissement artistique : pour Périer, l’émancipation sexuelle précède et conditionne l’accès à la pleine maîtrise d’un art « libre ». Initiation amoureuse et apprentissage esthétique vont donc de pair, comme si le sentiment de la beauté ressenti par l’héroïne devait l’autoriser à laisser libre cours à ses émotions intimes. Ainsi les deux amants, en voyage à Reims, échangent-ils leur premier baiser en communiant devant les beautés de la cathédrale. Dans l’atelier de son ami, Fabienne tombe en pamoison devant un marbre de Rodin représentant un homme et une femme enlacés aux corps nus « qui la troublent singulièrement » car ils évoquent sa propre relation :

Tiens ! là-bas, ce groupe de marbre. […] ce groupe, ces deux jeunes êtres, l’homme tenant tout simplement la femme sur ses genoux, les têtes jointes dans un baiser fort comme une rivure, c’est ravissant ! De leurs beaux corps nus une force émane qui me trouble singulièrement. Elle est si douce, si abandonnée – si vraie ! – entre les bras de son ami, et lui si indomptable dans sa tendresse conquérante37.

51Le travail artistique est par ailleurs ressenti par l’héroïne comme un moyen de se rapprocher de celui qu’elle aime, lui-même esthète accompli : « […] je jurai de développer mes dons d’artiste: c’est en eux peut-être que gît le salut, par eux que je vous rapprocherai de moi, puisque vous avez promis de soutenir mes efforts »38. L’artiste parvient donc à faire son chemin sous la conduite de son mentor, posture rassurante adoptée par nombre de femmes artistes et écrivains pour éviter la « concurrence sanglante » évoquée par Van de Wiele et les prétentions, sévèrement sanctionnées, des bas-bleus à rivaliser avec les hommes dans le champ de la création.

52Le roman fait bien écho à une réalité alors imposée à la femme, à savoir la difficulté, quand elle n’est pas mariée, de se faire une place au sein de la société, et de faire carrière, sans l’aide d’un mentor, rôle que joua pour Cladel Edmond Picard, qui encouragea sa carrière littéraire, comme Périer le fait, dans le roman, pour les aspirations artistiques de Fabienne.

La Chimère ennemie (1933)

53Nous nous proposons de clôturer ce parcours en évoquant un roman plus tardif de Julia Frezin (1867-1950). Celle-ci, éduquée dans un milieu très catholique, renonça, une fois mariée – elle épouse le littérateur Gustave Vanzype en 1892 –, à ses ambitions artistiques et littéraires pour se consacrer à sa famille39. Ses débuts laissaient pourtant entrevoir une carrière hors normes: elle suivit en effet des cours à l’atelier Portaels et s’illustra dans la sculpture et la peinture, envoyant quelques productions au Salon de Bruxelles (1897-1898) et écrivant des chroniques (notamment sur les femmes artistes dans le Tout Bruxelles).

54Dans les années 1920, une fois son rôle d’éducatrice accompli, elle s’autorisera à reprendre la plume souvent pour évoquer, sur un ton en général très mélodramatique, des destinées artistiques… manquées. La Chimère ennemie (1933), roman mettant en scène un personnage de femme peintre, s’inscrit dans cette lignée.

55Une triple intrigue sentimentale s’y noue : Renée Corbisier tente de sauver des griffes d’une jeune fille émancipée et perverse le mari de sa meilleure amie. En dépit de ses efforts, cette dernière, enceinte, dépérit d’être négligée. Jeune femme droite et indépendante, soucieuse de sa liberté, Renée se laisse néanmoins tenter par les avances du père de la jeune séductrice, l’industriel dont elle est la secrétaire. Au milieu de ces intrigues amoureuses compliquées, prétextes à tourments répétés pour les personnages féminins, la romancière dresse un portrait de la femme artiste : Caroline Bertaux, dite Cabert, la marraine de Renée, apparaît comme une sorte de Rosa Bonheur en salopette d’aviateur, pleine de fougue et d’ambitions qui la rapprochent d’un Frenhofer plutôt que d’une Rosiane Meyse. Parmi les profils rencontrés dans notre corpus, c’est la seule qui souffre véritablement des tourments de l’art – le doute, l’insatisfaction – plutôt que de ceux de l’amour. Et pour cause : possédée par la vocation, veuve de bonne heure, elle a renoncé de longue date à sa féminité, assumant son destin de « gynandre », pour consacrer sa vie entière à ses tableaux, ses « enfants rebelles »40. En dépit de son talent et de ses hautes ambitions, la romancière lui refuse tout accomplissement, la privant in fine, dans une forme de punition castratrice, de son bras, outil de son art. Rendue à son statut de « simple femme », elle fait part, dans un constat désabusé, de son échec, non en tant qu’artiste, mais bien en tant que femme :

[…] c’est le tourment sans gloire d’un être tardivement lucide, qui constate sa misère, déplore son indignité et la prétention puérile d’un zèle sans portée. Comme tâche de bonté, la plus chétive bestiole s’acquitte sans vantardise du devoir à l’espèce – le seul imposé – dont je n’ai pas été capable. Je ne laisse même pas un enfant… Les mères les plus indigentes m’écrasent d’une splendeur incomparable. Je les envie… […] Créer la vie… Cela console d’avoir vécu […]41

56Cabert apparaît ainsi comme le portrait-repoussoir de l’autrice, l’artiste amère qu’elle aurait pu devenir si elle avait fait le « mauvais choix », la création plutôt que la procréation. La fin du roman nuance cependant ce parti pris qui semble très conventionnel. Si la femme peintre échoue, l’épouse dévouée et trompée par son mari – l’amie de Renée qui avait par ailleurs renoncé à sa carrière de musicienne au profit de son époux volage – ne connaît pas un sort plus enviable : son dévouement conjugal la conduit à une mort désespérante. Une étonnante famille recomposée émerge à la fin du récit, formée par Cabert, « castrée » de ses ambitions prométhéennes, de sa filleule Renée, célibataire assumée, et d’un ami de la famille, amoureux éconduit de Renée, qui, tous trois, adoptent la petite fille de l’épouse défunte. Cabert, désormais impuissante sur le plan pictural, conquiert ainsi sur le tard une maternité compensatrice, tandis que le destin de Renée, qui refuse de se marier, reste ouvert. La jeune femme incarne un nouveau type d’héroïne typique de la période de l’entre-deux-guerres, qu’on pourrait appeler, à l’instar de Nathalie Heinich, la « non liée », indépendante financièrement mais pas pour autant désexualisée42.

57Une troisième voie semble donc esquissée pour la femme de l’avenir, celle que Julia Frezin elle-même n’a pas pu devenir. La « chimère ennemie » du titre peut ainsi être interprétée de plusieurs façons : si, à un premier niveau de lecture, elle peut apparaître comme la métaphore de l’art qui détourne la femme de sa vocation première, à un autre niveau, elle incarne aussi une figuration peut-être obsolète des rapports entre hommes et femmes.

Chef-d’œuvre inconnu contre reconnaissance littéraire ?

58Véhiculant un discours féminin sur l’art, partagé, voire tiraillé entre reproduction de la norme et élans libertaires, les configurations de ces « romans de peintresses » offrent d’intéressants témoignages sur la perception, par les femmes, artistes et/ou critiques d’art, de l’état de peintre, état difficilement conciliable, au xixe siècle, avec celui de femme selon les normes admises. D’où la mise en place, dans ces récits qui placent l’artiste au miroir de l’écrivain, de stratégies qui permettent de ménager l’autrice aux dépens de la peintre fictive.

59 Si chacun des romans envisagés offre un éventail prometteur de possibles aux héroïnes, toutes susceptibles de rivaliser avec leurs confrères, voire de les surpasser, ces ouvertures se referment fatalement à la fin, la transgression par rapport à la norme étant explicitement sanctionnée, comme si l’autrice, pour garantir son propre espace de parole et négocier sa place dans le champ littéraire (en compensant parfois des prises de positions progressistes sur le plan institutionnel), devait faire allégeance à la doxa en sacrifiant son personnage, dont elle fait une (malheureuse) exception, un contre-modèle. Ainsi la réussite visée par l’une, en tant que romancière, se paie de l’échec de l’autre – l’héroïne artiste – en tant que femme. Dans cette perspective, ces récits disent bien la difficulté pour ces autrices d’ériger en modèles des figures positives de femmes artistes : ils révèlent la projection, en même temps que la conjuration, de l’image qu’une créatrice peut se faire de sa propre aspiration à la réussite, vécue comme obstacle à son identité de femme.

60 Ainsi que l’a analysé Marianne Michaux à propos de Caroline Gravière, l’hostilité qui pèse sur la femme auteur au milieu du xixe siècle, en dépit d’une ouverture dans les milieux littéraires progressistes belges, suscite des attitudes de déni ou de retrait. Parfois, la reprise du discours masculin (et de ses stéréotypes) fonctionne comme une forme de viatique pour la reconnaissance littéraire43. Un paradoxe exprime bien les limites imposées au discours féminin : si le roman reprend et illustre certaines idées propres au milieu libéral dans lequel baignent les auteurs réalistes (dénonciation de la bigoterie, plaidoyer pour l’éducation des femmes), il ne tire pas toutes les conséquences de leur mise en pratique pour faire triompher l’héroïne dans son parcours d’émancipation.

61Chez Marguerite Van de Wiele, qui est allée plus loin que son aînée dans la revendication du statut d’auteur professionnel, on retrouve aussi une forme de soumission au discours dominant pour compenser, dans une certaine mesure, les ambitions qu’elle affiche dans sa carrière littéraire. Plier son héroïne Rosiane au destin funeste qui attend forcément la femme artiste qui ignore sa nature, c’est aller dans le sens du lieu commun (incarné, dans Fleurs de civilisation, par la voix de l’artiste masculin : « la femme-artiste [est] un monstre entre les monstres »), et par conséquent s’assurer une large audience pour se présenter comme une exception positive : une femme auteur dont le talent n’a pas mis en péril la féminité et dont la sensibilité et la conscience des devoirs qui incombent aux femmes sont restées intactes44. Ce féminisme modéré, que l’autrice pratiquera aussi dans ses autres fictions comme dans ses chroniques de presse, témoigne d’un refus de placer le combat sur le terrain de la rivalité des sexes, permettant à la romancière de se ménager une forme de bienveillance marquée de condescendance de la part de ses collègues masculins, qui voyaient en elle un « bas-bleu, mais un bas-bleu gentil »45.

62Judith Cladel, avec Confession d’une amante, roman à clés retraçant sa relation amoureuse avec Edmond Picard, offre un portrait différent de la créatrice. Sous couvert du récit un peu racoleur de l’initiation d’une jeune fille, l’autrice met en scène l’une des stratégies souvent mobilisées par les femmes artistes : se placer sous la tutelle d’un Pygmalion pour faire accepter ses ambitions artistiques. D’emblée, l’héroïne, qui a fort bien intériorisé les « règles du jeu » imposées aux femmes, ne se place pas sur le terrain de la concurrence : si elle veut peindre, c’est avec ses « moyens de femmes » (« Ce qui me séduit le plus, c’est que c’est bien d’une femme, l’expression hardie d’une âme de femme »46, approuve son mentor) en optant pour un genre mineur, la peinture de décor. Au fil de la relation, l’apprentie artiste gagne peu à peu en indépendance, jusqu’à finir par voler de ses propres ailes : le roman s’achève sur son départ vers les États-Unis, vers un destin toutefois suspendu et incertain. La trajectoire décrite, reflète, transposée dans le monde de l’art, le parcours littéraire de Cladel qui sut profiter de la protection de Picard – qui corrigea d’ailleurs les épreuves de son roman – pour conquérir peu à peu sa place dans le monde des lettres.

63 Dans certains cas, le portrait de l’autrice se trouve diffracté sur plusieurs personnages : dans La Chimère ennemie, l’ombre de Julia Frezin se dessine, en négatif, en Cabert, l’artiste vieillissante qui a sacrifié sa féminité au profit de ses hautes ambitions artistiques, mais aussi en Renée, la jeune fille moderne qui cherche sa voie hors des liens du mariage. Si ces deux figures semblent aux antipodes des choix de vie et de carrière de la romancière, elles font aussi écho, au début du xxe siècle, par-delà les normes héritées du xixe siècle, à d’autres portraits de femmes, plus nuancés et complexes.

64Aussi loin que nos romancières aient voulu mener leurs personnages – il n’est pas anodin en effet qu’elles en aient fait des artistes originales, qui exposent et vendent leurs œuvres ou, du moins, ambitionnent sérieusement de le faire –, les prescriptions du discours masculin sur la femme artiste, associées à un héritage littéraire proprement féminin de romans d’artistes femmes à l’issue tragique (veine illustrée, entre autres, par Mme de Staël ou George Sand), impliquent une reconfiguration du scénario du roman de peintre. Le destin de la femme et son accomplissement y prennent en effet le pas sur celui de l’artiste. Alors que l’artiste génial masculin paie, souvent, son génie de sa vie, la femme y sacrifie quant à elle son sexe. Tandis que le célibat est valorisé chez l’artiste masculin comme un sacrifice au service d’un idéal plus noble, en rupture avec les valeurs bourgeoises, le renoncement féminin à la vie conjugale est sanctionné comme infraction à une tâche plus haute : avoir des enfants. La malédiction qui touche les héroïnes ne relève plus de l’échec sublime de l’artiste mais bien d’une entorse impardonnable à la vocation féminine. C’est en se pliant aux rôles « féminins » d’amante soumise ou de mère par procuration que les deux dernières héroïnes étudiées – Fabienne et Cabert – rachètent en quelque sorte la transgression que représente pour elles l’ambition artistique. Les scénarios déceptifs ici présentés semblent garants d’une reconnaissance et d’une légitimité pour les romancières comme si les « chefs-d’œuvre » des héroïnes devaient demeurer inconnus pour que l’œuvre littéraire soit acceptée.

65Au xxe siècle, se multiplieront heureusement des figures plus positives et inspirantes, comme la célèbre Lily Briscoe de Virginia Woolf (To the Lighthouse, 1927), dont la peinture audacieuse offre à la romancière une mise en abyme de ses propres aspirations et un modèle. Une femme capable d’aller contre les discours lancinants que lui tiennent les hommes (Mr. Tansley : « Les femmes sont incapables de peindre, incapables d’écrire… ») comme les femmes de son entourage (Mrs Ramsay : « une femme qui ne s’est pas mariée est passée à côté de ce que la vie a de plus beau à offrir ») pour assumer sa vocation d’artiste :

[…] comme la nuit avançait, que des rais de lumière blanche entrebâillaient les rideaux, que parfois un oiseau chantait dans le jardin, rassemblant désespérément son courage, elle revendiquait le droit d’échapper à la loi universelle ; se faisait éloquente ; elle aimait être seule ; elle aimait être elle-même […].47

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