Colloques en ligne

Aude Jeannerod

Les chefs-d’œuvre inconnus de Duranty, entre fiction narrative et critique d’art

1Edmond Duranty (1833-1880) s’est illustré en tant que critique et théoricien, dans les domaines littéraire et artistique : il est le fondateur et principal rédacteur de la revue Réalisme1, collabore régulièrement à la Gazette des beaux-arts, publie de nombreux « Salons » (1859-1879) et, à l’occasion de la 2e exposition impressionniste, rédige la brochure La Nouvelle Peinture (1876). Moins célèbres sont ses romans et ses nouvelles, telle « La simple vie du peintre Louis Martin2 » parue en feuilleton dans le quotidien Le Siècle en novembre 1872, puis reprise en recueil dans Les Séductions du chevalier Navoni (1877) et dans Le Pays des arts (1881). La nouvelle commence en mai 1863 avec le Salon des Refusés et se termine en 1870 pendant le siège de Paris. Comme souvent dans les fictions d’artistes, l’intrigue est double et au récit de la carrière du peintre se superpose une histoire d’amour : Louis aime Marie Richard, la fille d’un « vieil artiste de l’école classique3 » qui refuse de l’avoir pour gendre.

2Le personnage éponyme est un peintre imaginaire mais Duranty l’ancre dans la réalité contemporaine, le faisant exposer avec les Refusés et fréquenter le groupe des Batignolles. Louis croise ainsi le chemin de peintres réels, déjà célèbres en 1872, comme Courbet et Manet ; ces artistes ne sont pas vaguement entrevus : ce sont de véritables personnages avec lesquels Louis discute, auxquels il rend visite. S’y mêlent subrepticement des peintres fictifs, au premier rang desquels figurent Maillobert, héros du premier chapitre, et Louis lui-même, personnage principal du reste de la nouvelle. De cet entrelacement du réel et de la fiction découle la tentation d’en faire un texte à clefs et d’identifier les hommes qui se cacheraient derrière ces noms d’emprunt.

3Aussi est-on face à un cas d’hybridité générique : sous les dehors d’une fiction narrative, Duranty fait de la critique d’art. Les visites d’ateliers d’artistes (chapitres I et V), les déambulations au Salon des Refusés (chapitre III) et le travail des copistes au Louvre (chapitre IV) fournissent autant d’occasions, pour les personnages comme pour le narrateur, de porter des jugements sur les œuvres évoquées, qu’elles soient réelles ou fictives. Car d’une part, il est question de tableaux existants, sur lesquels le narrateur donne son avis en amateur éclairé ; et d’autre part, on trouve des chefs-d’œuvre inconnus proposés comme modèles ou comme repoussoirs aux artistes contemporains. La nouvelle de Duranty met donc à mal la frontière entre fiction narrative et critique d’art, en proposant par des voies détournées un discours évaluatif et prescriptif.

Un ancrage référentiel : les peintres et les tableaux réels

4En premier lieu, Louis Martin rencontre des artistes vivants et voit des tableaux réels, sur lesquels Duranty émet un jugement critique afin d’ancrer ses personnages fictifs dans le milieu artistique contemporain et de situer esthétiquement, par les opinions exprimées, aussi bien les peintres qu’il imagine que le narrateur lui-même.

5La nouvelle commence avec le premier Salon des Refusés, ouvert en 1863 en marge de l’exposition officielle, sur une proposition de Napoléon III. Avant la traduction littéraire qu’en donnera Zola dans le chapitre V de L’Œuvre (1886), Duranty écrit sa propre visite des Refusés. L’auteur s’y fait l’écho des nombreux salons caricaturaux ou salons pour rire4 de l’époque en rapportant les quolibets qu’essuient les toiles :

– Paravent par le peintre chinois Ping-Pa-Bien, disait l’un.
– Nouveau système pour éborgner même les aveugles, ajoutait un autre.
– Excellent pour la pêche aux grenouilles, lançait un troisième5.

6Si Duranty rapporte ces critiques, c’est précisément pour prendre la défense des œuvres qui firent le plus parler d’elles, à savoir La Fille en blanc6 de James Whistler et le « fameux Déjeuner sur l’herbe7 » d’Édouard Manet, qu’il désigne comme les « quelques toiles remarquables qui s’y voyaient8 ». Dans La Nouvelle Peinture (1876), il revient sur cette exposition pour saluer à nouveau le mérite de ces artistes : « Au Salon des refusés de 1863, apparurent, hardis et convaincus, les chercheurs9. » Derechef, il distingue Whistler pour « de surprenants portraits et des variations d’une infinie délicatesse sur des teintes crépusculaires, diffuses, vaporeuses » et Manet qui « a multiplié les affirmations les plus audacieuses, a soutenu la lutte la plus acharnée10 ». L’on voit ainsi que les options esthétiques du narrateur de la nouvelle correspondent à celles que Duranty exprime, en son nom propre, dans sa critique d’art.

7Louis Martin se rend ensuite au Louvre, pour effectuer une copie de L’Enlèvement des Sabines11 de Nicolas Poussin. Duranty ne nous livre pas une visite du musée, comme il le fait dans son feuilleton « Promenades au Louvre » (1877-1879) pour la Gazette des Beaux-arts ; il s’attache plutôt aux copistes, ce qui lui permet de signaler plusieurs peintres qui, en 1863, sont encore en formation mais qui, en 1872, au moment de la publication de la nouvelle, sont désormais bien connus. Il fait l’éloge d’Henri Fantin-Latour qui copie les Noces de Cana12 de Véronèse : « C’était un esprit intelligent, connaissant l’histoire de la peinture, comme peu de ses confrères se tourmentent de la savoir13.» Louis croise aussi Alphonse Legros, « l’un des artistes les plus sévères et les plus expressifs de notre temps14 », en train de copier Holbein. Enfin, il installe son chevalet à côté d’un autre copiste de Poussin : Edgar Degas15, présenté comme un « artiste d’une rare intelligence, préoccupé d’idées », au « cerveau actif, toujours en ébullition16 ». Ce chapitre permet d’inscrire ces trois peintres dans l’histoire de l’art : en les montrant en train de copier Véronèse, Holbein et Poussin, Duranty rappelle que la jeune génération a le plus grand respect pour les maîtres des siècles passés. Et quand Louis, de dépit, s’exclame que « Poussin était un peintre bête », Degas « ouvrit de grands yeux » et « lui répondit pureté de dessin, largeur de modelé, grandeur de disposition17 ». Par l’intermédiaire de Fantin, Legros et Degas, Louis fait encore la connaissance de nombreux autres peintres : Puvis de Chavannes, Stevens, Delaunay, Ribot, Vollon, Jongkind, Boudin, Carolus Duran, Guillemet et Nittis18. La liste est longue, et s’y remarquent déjà ceux que Duranty désignera plus tard, en 1876, comme les précurseurs de l’impressionnisme19. Ainsi, il fait participer son personnage aux prémices du mouvement qu’il appellera bientôt la « nouvelle peinture ».

8Enfin, au chapitre V, Louis, en pleine crise esthétique, rend visite à deux illustres contemporains : Gustave Courbet et Édouard Manet. Les deux hommes constituent ses maîtres à penser : « Le nom de Courbet le faisait tressaillir, et celui de Manet, plus jeune que le maître d’Ornans, le hantait sans relâche20 ». Pour faire le récit de ces deux visites d’ateliers, Duranty se fonde sur sa propre connaissance des artistes : il a connu Courbet à la Brasserie Andler et l’a soutenu avec Champfleury dans les années 1850 ; il fréquente alors Manet au Café Guerbois, même s’il entretient avec lui une amitié parfois orageuse21. Aussi la visite à Courbet est-elle parsemée d’effets de réel, de son adresse « rue Hautefeuille22 » au fameux « couteau à palette23 » que le peintre utilise à même la toile. Afin de témoigner de son talent, Duranty montre l’artiste au travail :

Courbet prit son couteau à palette, le chargea de couleur, et le manœuvra avec une incroyable adresse entre les lignes d’une main esquissée seulement à la craie sur son tableau ; en un instant et avec quelques retouches à peine de la brosse et du pinceau, cette main se trouva peinte et modelée24.

9À cette virtuosité technique s’articule sa théorie esthétique, traduite en ces termes : « Puis sérieusement il expliqua à Louis comment le sentiment intérieur devait se mêler au sentiment social et au sentiment esthétique, afin que l’artiste tirât sa synthèse25. » Duranty semble reformuler les idées exprimées par Courbet dans « Le Réalisme », texte qui présentait son exposition particulière en marge de l’Exposition Universelle de 185526.

10Quant à Manet, Louis le croise d’abord au Salon des Refusés, ce qui est l’occasion de faire son portrait : « Louis salua un jeune homme très élégant et de tournure distinguée, à la barbe blonde, aux traits fins et à l’œil vif27. » Cette description élogieuse contredit l’image que s’en faisait le père Richard : « Quel vilain être ce doit faire, quelque affreux bohème à moitié déguenillé28. » Duranty dément ici les rumeurs qui couraient sur Manet, que le public imaginait comme un rapin et non comme un bourgeois. Louis va ensuite le trouver dans son atelier et laisse éclater son admiration :

[C]e qui séduisait Martin en lui était sa franche rupture avec la tradition, avec le vieux tableau […]. Il voyait là un audacieux coup de talon faisant surgir un autre aspect de la peinture, il y voyait une sorte d’affranchissement, dans le pinceau plus encore que dans l’esprit, des anciens liens, des formules toutes faites29.

11Duranty place donc Louis sous l’égide des peintres qu’il admire le plus en raison des innovations qu’ils ont apportées dans l’art. Par la mention de ces artistes réels, nommément cités et largement connus de ses lecteurs, le critique insère sa fiction narrative dans l’actualité picturale ; aussi ses peintres fictifs, Maillobert et Martin, vont-ils prendre place dans le champ artistique contemporain.

La caricature d’un original : Maillobert

12Le premier chapitre de la nouvelle fait le portrait d’un peintre imaginaire appelé Maillobert. Duranty recycle ici un texte déjà publié en 1867 dans la revue La Rue. Paris pittoresque et populaire, sous le titre « Le peintre Marsabiel ». Dans cette charge satirique, l’auteur adoptait la posture du flâneur parisien, amateur d’art, qui visite les expositions de peinture et les ateliers d’artistes ; le texte commençait ainsi :

Un de mes amis m’avait souvent parlé de ce peintre Marsabiel, qui demeure au bout de la rue de Charonne, comme d’un être curieux. Et je me décidai un matin à aller voir le personnage30.

13Le portrait se présente comme une caricature, mais il laisse supposer que le modèle est bien réel. Le statut de la nouvelle publiée en 1872 sera différent : certes, elle commence de la même manière, mais sa place de feuilleton au rez-de-chaussée d’un quotidien la désigne plus volontiers comme une fiction littéraire.

14D’emblée, le peintre Maillobert est singularisé par son accent, que le narrateur qualifie de « méridional presque extravagant » puis de « nasillard, traînant et hypermarseillais31 ». Avec une intention satirique, Duranty déforme la graphie de certains mots pour en caricaturer la prononciation, comme « peinnn-turrre32 » ou « temmpérammennte33 ». Et ce dernier terme, qui rappelle la définition zolienne de l’œuvre d’art34, revient plusieurs fois car l’artiste en fait le fondement de sa théorie esthétique : « Voyez-vous, reprit Maillobert, la peinture ne se fait qu’avec du tempérament (il prononça temmpérammennte)35. » Mais immédiatement, ce discours est ridiculisé par la gestuelle du peintre :

Et, ce disant, il brandissait une sorte de grande cuiller à pot en bois, à long manche, avec le bout taillé en biseau. Je me demandais s’il entendait par tempérament ce qu’on entend en général par ce mot, ou si c’était la cuiller qu’il appelait tempérammente36.

15C’est l’occasion pour le narrateur de critiquer la technique de Maillobert, et on peut rapprocher ce passage de celui consacré à Courbet, précédemment cité. En effet, les deux peintres utilisent des instruments incongrus, qu’ils détournent de leur usage premier : Courbet, le couteau à palette, et Maillobert, la cuiller à pot – mais ce deuxième ustensile est bien plus ridicule. Les deux artistes sont montrés en train de peindre, mais le commentaire en est très différent : Courbet parvient, en quelques minutes, à faire apparaître une main « peinte et modelée37 » sous les yeux de Louis Martin ébahi ; au contraire, la peinture de Maillobert échoue à faire voir ce qu’elle prétend représenter. Le narrateur raconte :

Il trempa la cuiller dans un des pots de pharmacie et en retira une vraie truellée de vert, qu’il appliqua sur une toile où quelques lignes indiquaient un paysage ; il tourna la cuiller en rond, et à la rigueur on put voir un pré dans ce qu’il venait de barbouiller38.

16Le rapprochement des deux passages creuse l’écart entre l’adresse de Courbet et le barbouillage de Maillobert. Mais ce dernier, par bravade, déprécie l’usage du couteau à palette pour vanter sa propre technique :

En deux heures, dit-il, je couvre quatre mètres de toile, et ils parlent de la peinture au couteau ! Mais mon couteau à palette ne me sert plus qu’à couper mon fromage, et j’ai donné mes brosses aux petits de la blanchisseuse pour jouer du tambour39.

17Plus explicitement encore, le peintre exprime son mépris envers ses confrères en utilisant des métaphores culinaires traditionnellement dépréciatives : « Courbet et Manet ne font que du petit-lait à côté de ça40 » et « Delacroix, c’est du blanc d’œuf41 ».

18De prime abord, la charge satirique semble évidente, mais la description des toiles de Maillobert rend les choses plus ambiguës : d’une part parce qu’elle admet chez le peintre un certain talent ; et d’autre part parce qu’elle rappelle singulièrement les œuvres bien réelles d’un peintre que Duranty connaît bien, Paul Cézanne42. En effet, dans les années 1860, Cézanne vient régulièrement à Paris présenter ses œuvres au Salon, où elles sont invariablement refusées ; Duranty fait sa connaissance au Café Guerbois et il a pu lui rendre visite à son atelier de la rue Beautreillis.

19Dans l’atelier de Marsabiel comme de Maillobert, le narrateur a le loisir d’observer un certain nombre de toiles. On en a d’abord une vue d’ensemble : « mes yeux furent assaillis par tant d’énormes toiles suspendues partout et si terriblement colorées, que je restai pétrifié43 ». Ces deux caractéristiques reviennent systématiquement : le gigantisme des tableaux (non seulement le format des châssis, mais aussi des figures, souvent plus grandes que nature) et la vivacité du coloris. La première toile s’intitule Coopération :

[M]es regards se clouèrent sur un tableau immense, tout en hauteur, qui représentait un charbonnier et un boulanger trinquant devant une femme nue, au-dessus de la tête de laquelle était écrit : Coopération. Quand je dis un charbonnier et un boulanger, c’est que Maillobert m’expliqua que tels étaient ces deux personnages nus : l’un balafré de blanc, l’autre de brun. Les trois figures étaient des colosses, doubles de la grandeur naturelle, exécutés sur un fond entièrement noir, au moyen de larges touches heurtées où le vermillon, le bleu de Prusse et le blanc d’argent se faisaient une guerre furibonde44.

20Cette œuvre est imaginaire mais elle présente les traits distinctifs de la peinture de Cézanne dans les années 1860, décennie qu’il a lui-même nommée sa période « couillarde », où il privilégie le nu dans un format monumental, une pâte épaisse, un traitement rugueux et des coloris vifs qui se détachent sur un fond sombre. Dans sa description, Duranty semble en effet caricaturer la technique de Cézanne, en jouant le jeu de l’outrance :

Je remarquai alors que la couleur, sur ses toiles, avait une épaisseur de près d’un centimètre et formait des vallons et des collines comme sur un plan en relief. Évidemment Maillobert croyait qu’un kilogramme de vert était plus vert qu’un gramme de la même couleur. […] Pendant une demi-heure, il ne fut question que de la puissance de Maillobert et d’une nouvelle phrase qu’on voulait faire apprendre au perroquet […] : la peinture moderne ne sait pas faire épais45

21La critique de la touche épaisse se fait particulièrement cinglante, mais le narrateur reconnaît toutefois une qualité à Maillobert, cette puissance tout juste évoquée : « Néanmoins un bras ici, un morceau de hanche là, un genou ailleurs, étaient traités avec une certaine puissance46. » L’appréciation, qui morcelle le corps et fait émerger un membre d’un « chaos de couleurs47 », n’est pas sans évoquer la Catherine Lescault de Frenhofer, personnage balzacien auquel Cézanne lui-même s’identifiait volontiers48.

22De la même manière, la description d’une nature morte de Marsabiel renvoie au traitement audacieux que Cézanne réserve à ce genre :

En face de cette toile s’en étalait une autre que je ne saurais mieux appeler que la Guerre des Pots. Quatre pots en furie, posés sur une nappe subissant une tempête terrible, se fusillaient de leurs larges touches ; le gris lui-même, cette couleur calme était frénétique. Une servante n’aurait jamais osé frotter de tels pots49.

23La métaphore de la fusillade renvoie également à la réaction du jury lorsqu’en 1866, l’envoi de Cézanne est refusé au Salon : quelqu’un aurait déclaré, à propos du Portrait d’Antony Valabrègue50, que « c’était peint, non seulement au couteau, mais encore au pistolet51 ». Et ce sont précisément les portraits que Duranty évoque à la suite :

Une série de portraits m’attira ensuite, portraits sans visages, car les têtes étaient un amas de taches où aucun trait ne se voyait plus ; mais sur chaque cadre un nom était inscrit, souvent aussi étrange que la peinture. Ainsi je lus : Cabladours, Spassaro, Valadéguy, Apollin, tous disciples de ce maître52.

24Les noms de certains modèles sont des pseudonymes assez transparents : « Valadéguy » renvoie bien entendu à Antony Valabrègue, compatriote aixois dont le peintre fait le portrait en 1866 ; « Spassaro » n’est qu’une légère déformation du nom de Camille Pissarro, que Cézanne a rencontré en 1861 à Paris et dont il est devenu proche ; « Cabladours », quant à lui, a parfois été identifié au poète et musicien Ernest Cabaner qui fréquentait le Café Guerbois dans les mêmes années. Une nouvelle fois, le narrateur reconnaît le talent de l’artiste, en s’exclamant : « C’est fort beau, m’écriais-je à chaque toile, quelle énergie53 ! »

25Enfin, dans le texte de 1867, un dernier tableau est évoqué, qui rappelle plus explicitement encore les envois de Cézanne au Salon :

Je ne puis pas vous montrer mon dernier tableau, que ces imbéciles du Salon m’ont refusé. Il est intitulé ‘‘la Sole frite ou le crépuscule dans les Abruzzes’’.
J’aurais douté, j’aurais même cru que le peintre, ravi de tenir un bourgeois dans un traquenard, s’en donnait à cœur joie, mais il me montra son récépissé administratif : tel était bien le titre du tableau envoyé !– C’est, me dit-il un Anglais et une Anglaise, nus, qui mangent une sole frite à une table d’auberge en Italie, au coucher du soleil.
Et il rit sans qu’on pût deviner si c’était de contentement ou par ironie54.

26Cette description et le double titre du tableau renvoient à la toile refusée au Salon de 1867 et aujourd’hui disparue : Le Grog au vin ou L’Après-midi à Naples. L’œuvre fit l’objet d’un affrontement entre Arnold Mortier, critique d’art au Figaro, qui la tourna en dérision sans même l’avoir vue55 et Émile Zola qui prit la défense de Cézanne quatre jours plus tard dans les colonnes du quotidien56. Cette polémique, qui fit un peu de bruit en avril 1867, est encore fraîche à l’esprit du public quand paraît le texte de Duranty, en juillet de la même année. Si le narrateur est stupéfait du titre du tableau, un ami de Marsabiel vient en expliquer la portée :

Il survint un nouvel arrivant, celui qui s’appelait Appollin ; grand jeune homme fort élégant, très dandy, dont la présence parmi les fumistes me surprit beaucoup. […]
Ce M. Appollin ayant la figure d’un homme sensé, je lui dis : Mais est-ce que vous avez discuté en commun le sujet et le titre de la Sole frite.
– Mais oui, il s’agissait de faire ressortir, voyez-vous, la bêtise de ce qu’on est convenu d’appeler le sujet en peinture57.

27Ce personnage semble pouvoir être identifié à Antoine Guillemet ; en effet, plusieurs biographes de Cézanne (notamment Ambroise Vollard et Georges Rivière58) s’accordent à dire que c’est Guillemet qui aurait donné son titre au Grog au vin.

28Surtout, à travers le personnage d’Appollin-Guillemet, Duranty donne une justification au titre qui jusqu’alors paraissait absurde ; la blague fumiste prend sens, elle devient une contestation des conventions académiques et des normes perpétuées par la tradition. L’intervention d’Appollin-Guillemet fait donc de Marsabiel-Cézanne un peintre qui a le courage d’élever la voix pour mettre en question le système des Beaux-Arts. Et si en 1872, lors de la transformation de Marsabiel en Maillobert, Duranty supprime tout le passage consacré à La Sole frite, il le remplace par une dénonciation peut-être encore plus radicale des institutions artistiques : « Maillobert n’exposait pas, pour de bonnes raisons. Il n’avait même pas voulu, m’apprit-il, tenter le salon des Refusés, alors ouvert59. » Son refus d’exposer soustrait Maillobert à tout jugement de la part des autorités artistiques et montre son indépendance profonde.

29Marsabiel-Maillobert montre ainsi l’ambiguïté de Duranty à l’égard de Cézanne : s’il en dénonce les excès, il en admire manifestement le courage et le talent. Certes, le personnage qu’il imagine est un original, à l’attitude excentrique, aux propos excessifs, explicitement désigné comme « un être fort curieux60 », « un fou61 » et un « détraqué62 ». Cependant, ces qualificatifs peuvent aussi bien être portés au crédit de l’artiste puisque Duranty écrit en 1876, au sujet des Impressionnistes : « On les a traités de fous ; eh bien ! j’admets qu’ils le soient, mais le petit doigt d’un extravagant vaut mieux certes que toute la tête d’un homme banal63 ! »

Le rêve d’un peintre idéal : Louis Martin

30Un autre personnage fictif, Louis Martin, apparaît à la fin du premier chapitre ; il fait partie de la jeune génération artistique, attirée par la nouveauté : « Il avait soif de nouveau, de mouvement original, et c’est ce qui l’avait attiré chez ce détraqué de Maillobert, dont on parlait dans quelques ateliers parmi les jeunes gens64. » Aussi vient-il présenter une esquisse au peintre :

Le maître contempla l’esquisse avec une moue méprisante. […] Maillobert ne pouvait se douter que l’esquisse du jeune homme, un peu hésitante, mais juste, délicate de ton, exigeait plus de force que ses empâtements grotesques65.

31Par cet éloge, le narrateur opère le passage de relais d’un peintre à l’autre : si le texte de 1867 était entièrement consacré à Marsabiel, en 1872 Maillobert est, dans l’économie de la nouvelle, relégué au second plan ; il servira seulement de contrepoint au personnage éponyme, qui va assumer le rôle de véritable héros, non seulement du récit mais aussi de la « nouvelle peinture » dont Duranty se fait le défenseur.

32L’esthétique de Louis Martin est brossée à grands traits, mais elle est tout à fait conforme à ce que Duranty professe par ailleurs dans sa critique d’art. Comme une bonne part de la jeunesse artistique des années 1870, Louis refuse les sujets sclérosés de la peinture d’histoire :

Le jeune homme n’aimait pas les peintures de friperies, que celles-ci fussent antiques, du moyen-âge ou du dix-huitième siècle. Pour lui, c’était ne [pas] sentir la vie, n’avoir rien de l’artiste, que faire ce métier de costumier ou de copiste, et il recherchait avec avidité les œuvres d’hommes qui s’en prenaient hardiment au temps présent66.

33C’est déjà un poncif de la critique d’art, dans ces années, que de demander aux artistes de peindre l’époque contemporaine et en 1876, dans La Nouvelle Peinture, Duranty félicite les Impressionnistes qui s’engagent dans cette voie : « En attendant, venez regarder dans le jardinet de ceux d’ici, vous verrez qu’on tente d’y créer de pied en cap un art tout moderne, tout imprégné de nos alentours, de nos sentiments, des choses de notre époque67. » Selon le critique, il s’agit seulement d’une tentative, car ce programme n’est pas encore réalisé et l’essentiel reste à faire. Pourtant, dès 1872, il décrit deux tableaux correspondant étroitement à cet idéal, deux toiles imaginaires qu’il attribue à Louis. Voici la description du premier :

Il fit un square, tableau assez grand, où fourmillaient les personnages parmi les arbres et les gazons, plein d’air, de lumière, de verdeur, et où les types étaient serrés de très près depuis l’élégance recherchée jusqu’à la pauvreté. Ce fut bien une espèce de miroir de Paris, un spéculum tel qu’on entendait ce mot au moyen-âge. Je me rappelle que la justesse fraîche, aiguë, pénétrante de cette œuvre me causait des frissons de plaisir68.

34Et le second représente « des ouvriers au repos, dans la rue, à l’heure du déjeuner. Rien n’était vivant, physionomiste, moderne, comme ces groupes, les boutiques, les marchands ambulants, les passants ; là éclatait le sens du type que Louis promettait d’avoir à un si haut degré69 ». Les deux ekphraseis montrent que les sujets traités par Louis satisfont aux exigences de Duranty critique d’art.

35Celui-ci réclame également un renouvellement des procédés et une recherche active pour permettre l’innovation formelle, pour mettre fin aux recettes et aux formules toutes faites en matière de peinture. Or Louis rêve lui aussi d’un art moderne non seulement dans le choix des sujets mais aussi dans leur traitement :

Il lui semblait que le caractère moderne allait enfin couler à pleins bords dans l’art et le nettoyer de cette moutonnière routine pittoresque qui l’encombre de costumeries et de bric-à-brac froids, inertes, vides, mais travaillés avec une précision mécanique70.

36Aussi le peintre fait-il preuve d’audace : le narrateur dit qu’il « révolutionna la nature morte71 » en refusant la composition artificielle au nom du naturel et du réalisme. Pour représenter la nature, Louis, tout simplement mais contrairement à la plupart de ses confrères, « regardait autour de lui72 ». De plus, il s’inscrit pleinement dans les recherches contemporaines sur le traitement de la lumière, avec le Jardin qu’il expose au Salon des Refusés : « L’artiste avait voulu rendre l’éclat universel, la lutte des couleurs en pleins rayons du soleil, et cela évidemment n’était pas sans rapport avec les colorations intenses et égales des images japonaises et chinoises73. »

37Enfin, c’est surtout la manière de Louis qui évoque celle des futurs Impressionnistes, un faire détaché des conventions de l’académie et vilipendé par la critique :

[L]e tableau de Louis [était] un de ceux dont on se moquait le plus, à cause de la façon un peu fruste dont il était traité. L’indépendance des procédés, la franchise d’impression, la sincère naïveté de l’aspect, fournissaient autant de motifs de raillerie aux spectateurs habitués à un fondu, à des sauces que leur œil ne retrouvait plus là. Tandis que le jeune homme avait donné un peu sommairement et avec crudité les accents les plus vifs de la nature, on l’accusait d’excentricité ridicule74.

38Le discours du narrateur est plus que clair : du côté de la tradition, les comparants dépréciatifs (« un fondu » et « des sauces » soulignés par les italiques) ; du côté de Louis, le vocabulaire moral de l’honnêteté (« l’indépendance », « la franchise », « la sincère naïveté », la « crudité »). Les moqueries et l’accusation « d’excentricité ridicule » sont mises à distance, par l’utilisation du pronom « on ». Toutefois, les reproches d’un traitement « fruste » et « sommair[e] », bien que tempérés par la locution « un peu », ne sont pas non plus désavoués. Et dans La Nouvelle peinture, Duranty explique que le malentendu entre le public et les Impressionnistes vient précisément de cet inachèvement, qui passe souvent pour une impuissance ou une désinvolture :

Le public est exposé à un malentendu avec plusieurs des artistes qui mènent le mouvement. Il n’admet guère et ne comprend que la correction, il veut le fini avant tout. L’artiste, charmé des délicatesses ou des éclats de la coloration, du caractère d’un geste, d’un groupement, s’inquiète beaucoup moins de ce fini, de cette correction[…]75.

39Certes, Duranty tâche de les défendre, en opposant qu’« on peut exposer des esquisses, des préparations, des dessous, […] où l’on voit mieux la grâce, la vigueur, l’observation aiguë et décisive, que dans l’œuvre élaborée76 ». Mais par ces lignes, le critique refuse aux tableaux exposés en 1876 le statut d’œuvres achevées : en en faisant « des esquisses, des sommaires abrégés77 », il les traite comme les prémices d’une future « œuvre élaborée » qui réaliserait son idéal. L’art impressionniste est donc conçu comme perfectible et susceptible de progrès, mais encore en gestation. Or, une fois de plus, le peintre imaginaire Louis Martin est celui qui répond aux vœux de Duranty :

Deux belles études, deux très curieux tableaux, sortirent de ses mains ; néanmoins ils furent encore refusés au Salon. Voyant que ces refus s’adressaient au genre d’exécution, où le détail était un peu négligé, il reprit ses œuvres, les poussa davantage, comme disent les peintres, et obtint qu’un marchand de tableaux les mît à sa devanture pendant un certain temps. Ils furent remarqués78.

40Les deux toiles passent du statut d’« études » à celui d’« œuvres », et leur achèvement semble bien marquer un progrès dans la manière comme dans la carrière de Louis. En effet, le peintre parvient à exposer en dehors des circuits officiels : « refusés au Salon », ses tableaux sont « remarqués » dans la vitrine d’un marchand.

41Et c’est ce dernier point, son opposition active aux institutions artistiques de son temps, qui achève de faire de Louis Martin le peintre idéal dont rêve Duranty. Louis s’engage dans la lutte contre la tradition, dans ce que l’auteur nomme « la vie agitée, militante, discutante des arts79 ». Systématiquement refusé au Salon, il envisage, pour lui comme pour ses compagnons, d’autres moyens d’exposer :

Louis proposa un des premiers à ce groupe de renoncer à se présenter aux expositions officielles et d’établir une exposition spéciale. […] On se serait affranchi peu à peu de la tutelle de l’État, qui barre la route à ce qui ne consacre pas la tradition […], et le grand concours méthodique avec distribution de prix qui s’appelle le Salon, et qui conserve surtout la banalité, aurait fini par disparaître.80

42En 1876, l’auteur de La Nouvelle Peinture développe le même argumentaire :

Mais pourquoi ne pas envoyer au Salon ? demandera-t-on encore. Parce que ce n’est pas de la peinture de concours, et parce qu’il faut arriver à abolir la cérémonie officielle, la distribution de prix de collégiens, le système universitaire en art, et que si l’on ne commence pas à se soustraire à ce système, on ne décidera jamais les autres artistes à s’en débarrasser également81.

43À cet égard, Louis constitue donc bien un peintre impressionniste avant la lettre, qui ne verra pas la réalisation de son rêve parce qu’il meurt en 1870, « pendant le siège, tué dans une reconnaissance faite par la garde nationale82 », avant la tenue de la 1e exposition indépendante en 1874. C’est d’ailleurs ce détail biographique qui fait qu’on le rapproche parfois de Frédéric Bazille, membre du groupe des Batignolles, décédé en 1870 à la bataille de Beaune-la-Rolande83. Toutefois, la mort de Louis Martin semble moins référentielle que symbolique, c’est-à-dire qu’elle renvoie moins au décès réel du peintre Bazille qu’elle n’est la métaphore du destin tragique des grands artistes, en avance sur leur temps et ignorés de leur vivant, des précurseurs qui ne rencontrent aucun succès mais préparent la voie pour la génération suivante. C’est, selon Duranty, ce qui attend les Impressionnistes :

[Q]uand je vois ces expositions, ces tentatives, je suis pris d’un peu de mélancolie à mon tour, et je me dis : ces artistes, qui sont presque tous mes amis, que j’ai vus avec plaisir s’embarquer pour la route inconnue, qui ont répondu en partie à ces programmes d’art que nous lancions dans notre première jeunesse, où vont-ils ? […] Seront-ils simplement des fascines ; seront-ils les sacrifiés du premier rang tombés en marchant au feu devant tous et dont les corps comblant le fossé feront le pont sur lequel doivent passer les combattants qui viendront derrière 84 ?

44Par sa mort prématurée, Louis Martin est donc érigé en martyr de l’art, immolé sur l’autel du progrès artistique ; et le narrateur imagine pour lui une destinée plus glorieuse, si seulement il avait vécu : « Louis n’avait pas eu le temps de devenir célèbre, c’est dommage. Vingt ans d’existence de plus, et il aurait été un de ces rares peintres originaux, à part, qui font comme une coche dans la série trop appariée des artistes85. » Ce peintre imaginaire aurait pu devenir le grand artiste qui, selon Duranty, manque encore au mouvement impressionniste en 187686.

45La nouvelle de Duranty permet ainsi au critique d’art d’émettre des jugements sur l’évolution artistique des années 1860 et 1870 ; il le fait de façon plus ou moins explicite, avançant parfois à couvert, parfois à découvert. Si l’on démasque sans peine Cézanne derrière Maillobert, le personnage de Louis Martin est plus intéressant dans la mesure où il s’agit d’une figure composite, qui emprunte ses traits distinctifs à plusieurs artistes du groupe des Batignolles. Et s’il ne peut s’identifier pleinement à aucun, c’est précisément parce que ce peintre imaginaire ne s’agrège au mouvement impressionniste que pour mieux en pointer les insuffisances.