Colloques en ligne

Mélanie de Montpellier d’Annevoie

La force à l’œuvre dans le roman musical Jean-Christophe de Romain Rolland

1Le 26 novembre 1882, le jeune Romain Rolland entend la Symphonie en La de Beethoven. C’est décidé : il veut être artiste, la musique le transporte. Il quitte alors la classe de Mathématiques Élémentaires pour séjourner à l’École Normale à partir de 1886. En 1895, Rolland réalise la première thèse en histoire de la musique : Les Origines du Théâtre Lyrique. Histoire de l’opéra en France avant Lully et Scarlatti. S’ensuivra une carrière de professeur d’histoire de l’art et de la musique (d’abord à l’École Normale, ensuite à la Sorbonne) et de musicologue, doublée de celle d’écrivain. Rolland recevra d’ailleurs le prix Nobel de littérature en 1915. C’est durant ses études, bien que musicien dans l’âme, que Rolland se décide pour la littérature et envisage d’écrire un « grand roman »1, plus exactement un « roman musical » pouvant répondre à sa nature musicienne. Ce « grand roman » connaîtra une gestation de presque dix ans avant d’aboutir au Jean-Christophe, initialement paru dans la Revue de la Quinzaine entre 1904 et 1912.

2Puisque le roman se veut « musical », la musique est donc omniprésente sous plusieurs dimensions : comme langage expressif, expérience émotionnelle, métier, objet de croyance, réalité socio-économique2. Néanmoins, une seule dimension nous intéressera ici : l’œuvre musicale de Christophe, ce langage et cette émotion dans l’économie du roman, qui, outre quelques investigations plus ou moins approfondies, n’a pas encore fait l’objet d’une étude particulière sous un angle narratologique3. À ce titre, nous tenterons de répondre à deux questions étroitement mêlées : (1) comment Rolland fait-il entendre, à travers l’écriture littéraire, l’œuvre musicale de son compositeur imaginaire ? (2) Dans quelle mesure est-il impossible de séparer, dans le roman, l’œuvre musicale et l’œuvre littéraire du point de vue de l’action et des personnages ? Pour ce faire, et après une brève contextualisation de ce « roman musical » dans la France littéraire du tournant du siècle, nous nous intéresserons aux penseurs ayant nourri la genèse de Jean-Christophe afin, ensuite, de démontrer que la musique du héros est à entendre sous le signe de la « force », source de toute vie et de tout art :  « Vivre, vivre trop !... Qui ne sent point en lui cette ivresse de la force, cette jubilation de vivre – fût-ce au fond du malheur –, n’est pas un artiste » car « La force, cela suffit. »4 Ainsi, à travers les deux questions ci-dessus posées, nous tenterons de qualifier et de préciser l’évolution, au fil du récit, de cette force, incarnée par Christophe et qui sera le présent, tant du compositeur que de l’écrivain, offert à une humanité en mal d’harmonie en ce début de xxe siècle troublé par les guerres à venir.

Jean-Christophe : « roman-fleuve musical du musicien » ?

3Jean-Christophe fait partie de cette catégorie de roman, apparue au tournant du xviiie et du xixe siècle, nommée aujourd’hui « roman de l’artiste » et comprise comme une mise en fiction de la figure de l’artiste accompagnée d’un discours critique sur l’art, ou plus généralement sur la création, sans que ces deux aspects puissent être distingués5. Comme le souligne Bernard Franco à propos de ce genre romanesque, au xixe et au début du xxe siècle, les écrivains se sont davantage rapportés à la peinture qu’à la musique6, les peintres étant davantage présents que les musiciens. Par ailleurs, si dès le milieu du xxe siècle, la littérature comparée entreprend de traiter les rapports entre littérature et musique7, le « roman du musicien », où la figure du musicien intervient au premier plan de la fiction, n’a connu que récemment un intérêt significatif. Nous pouvons mentionner notamment l’ouvrage d’Aude Locatelli qui a étudié une dizaine de romans de formation dont le héros est musicien : La lyre, la plume et le temps. Figures de musiciens dans le Bildungsroman (De Gruyter, 2010)8. D’autres travaux se retrouvent dans des études plus élargies telles Euterpe et Harpocrate ou le Défi littéraire de la musique de Jean-Louis Cupers (FUSL, 1988) ; Der europäische Künstlerroman de Peter V. Zima (Francke, 2008) ; Lettres et Musique : l’alchimie fantastique. La Musique dans les récits fantastiques du romantisme français (1830-1850) de Stéphane Lelièvre (Aedam Musicae, 2015) ; Figure(s) du musicien. Corps, gestes, instruments en texte dirigé par Nathalie Vincent-Arnaud et Frédéric Sounac (Fabula, 2016).

4Certes, avant Jean-Christophe, le musicien avait déjà fait son entrée dans la littérature, Katsanos fixant la naissance du « roman musical » dans les années 18309 : en 1837, Balzac publiait sa nouvelle « Gambara » qui contait l’histoire d’un compositeur fou, tandis qu’en 1843, Sand faisait paraître son roman historique Consuelo, narrant la vie d’une cantatrice vénitienne. Le Dictionnaire des types et caractères littéraires souligne cependant que « le thème [celui du musicien] fleurit avec le romantisme ; il faut dire que le destin tragique de nombreux compositeurs allemands a fait gagner au Panthéon des silhouettes une nouvelle figure faite de malheur et d’aspiration à l’infini. »10 La figure de Beethoven se profile alors et est sacrée « classique »11. Et Rolland de s’en inspirer dans l’élaboration de son personnage, faisant de Christophe une figure beethovénienne.

5À la fin du xixe siècle, en France, symbolisme et wagnérisme marquent un nouveau tournant dans le développement du roman du musicien. Au-delà d’une littérature au thème wagnérien12 et considérant que le roman français traverse alors une période de crise, les littérateurs souhaitent la conciliation de la plume et de la lyre, à l’image du « drame musical » de Wagner. La Revue wagnérienne se fait ainsi la promotrice du roman symboliste, œuvre de synthèse entre musique et poésie prenant pour modèle le drame wagnérien13. La gestation de Jean-Christophe s’inscrit dans ce contexte artistique et littéraire particulier où l’événement est sacrifié au sentiment, à l’instar de l’œuvre lyrique de Wagner, et où le genre romanesque suscite d’incessantes réflexions. En effet, à partir des années 1890, l’idée se forme en Rolland d’écrire un « roman musical ». À ce propos, il élabore une véritable théorie de ce concept ‒ ce qui est inédit ‒ en s’appuyant sur ses connaissances tant musicales et musicologiques que littéraires. Dans la perspective rollandienne, le « roman musical » est une création littéraire d’inspiration musicale dans son écriture et sa structure14, mais surtout pensée à partir d’une conception de la musique comme expression universelle de l’âme humaine, comme langage de l’intériorité : « Le roman musical a pour matière le sentiment, ‒ et de préférence les sentiments les plus généraux, sous leur forme la plus intense. »15 Reprochant aux romans français d’être trop expéditifs (Jean-Christophe fait près de 1500 pages) et analytiques, et trouvant son modèle dans Guerre et Paix16, Rolland entend faire de son roman l’équivalent d’une vie, l’évolution d’un sentiment porté par un personnage dont le lecteur suit, dans la durée, le développement :

Toutes les parties du roman musical doivent être issues du même sentiment général et puissant. Comme une symphonie est bâtie sur quelques notes exprimant un sentiment, qui se développe en tous sens, grandit, triomphe, ou succombe, dans la suite du morceau, ‒ un roman musical doit être la libre floraison d’un sentiment qui en soit l’âme et l’essence...17

6Roman de musicien, Jean-Christophe, que l’auteur souhaite « musical » par sa composition et sa nature issue d’une conception particulière de la musique, ressort aussi du « roman-fleuve », expression générique à l’apparition de laquelle Rolland a largement contribué en affirmant que Jean-Christophe « lui était apparu comme un fleuve »18. Se distinguant du roman-feuilleton et du cycle romanesque du xixe siècle, le roman-fleuve se caractérise avant tout, selon Aude Leblond, par une publication échelonnée de romans séparés et se définit comme une œuvre à entrée unique, dominée par le triple impératif d’une longueur extrême, d’un réalisme illusionniste et d’une dimension collective19. Bien que fortement centré sur un individu, Jean-Christophe, s’échelonnant sur dix volumes, n’est pas seulement le destin d’un compositeur, mais de toute une génération dont sont dépeintes les évolutions sociales et psychologiques : « J’ai écrit la tragédie d’une génération qui va disparaître. Je n’ai cherché à rien dissimuler de ses vices et de ses vertus, de sa tristesse pesante, de son orgueil chaotique, de ses efforts héroïques et de ses accablements sous l’écrasant fardeau d’une tâche surhumaine. »20 Dès lors, Rolland dilate, à l’aide d’une vision spéculative du musical, les limites de ce roman de musicien, faisant de Jean-Christophe non plus le livre d’une vie, mais de la vie.

7Pour porter ce « livre de la vie », Rolland nourrira sa réflexion artistique et la personnalité de son héros aux sources, notamment, de trois penseurs : Tolstoï, Spinoza et Nietzsche, qui nous aideront, par la suite, à mieux préciser cette force qui habite Christophe.

Jean-Christophe à l’ombre de Tolstoï, Spinoza et Nietzsche

8Si Christophe incarne un compositeur allemand, il ne faut pas en chercher la seule raison dans l’admiration que Rolland portait à Beethoven dont il rédigea la biographie en 1903. Sa thèse de doctorat éclaircit ce choix. En effet, Rolland y défend une théorie raciale de l’art où la musique est comprise comme « l’expression profonde de la culture des peuples »21. Dans son roman, Rolland dépeint un art européen vicié, le volume « La Foire sur la place » consistant en une critique explicite d’un art français jugé délétère car fermé sur lui-même : « […] leur musique manque d’air : musique de chambre close, de chaise longue, musique qui ne marche pas. »22 Parallèlement, l’Allemagne connaîtrait aussi une période de décadence, mais se démarquerait néanmoins par sa force intrinsèque, les prénom et patronyme du héros, Jean-Christophe Krafft, n’étant évidemment pas anodins23. Or, selon l’expression de David Sices, Rolland croyait en l’idée d’une « force-vive » (life-force), influente non seulement au niveau d’un peuple en particulier, mais pouvant traverser les frontières nationales afin de fertiliser le processus créateur de tous les peuples24. Cette force-vive ne pouvait, en l’état actuel de la musique française, être incarnée par un compositeur français. Pour la fertiliser, il fallait un musicien à l’image de Beethoven :

L’air est lourd autour de nous. La vieille Europe s’engourdit dans une atmosphère pesante et viciée. Un matérialisme sans grandeur pèse sur la pensée, et entrave l’action des gouvernements et des individus. Le monde meurt d’asphyxie dans son égoïsme prudent et vil. Le monde étouffe. – Rouvrons les fenêtres. Faisons entrer l’air libre. Respirons le souffle des héros.25

9Christophe représente ce héros que Sices caractérise comme suit :

[…] greatness of heart and of faith (not in the orthodox sense necessarily), resistance to suffering and disappointment, participation in life-force and in nature, and un unvanquished spirit even in the face of the defeat which is the hero’s lot.26

10En effet, malgré les déceptions artistiques et personnelles, Christophe en sortira toujours plus vivant, puisant sa force à deux sources primordiales : celle de l’Être – entité immanentiste et panthéiste – et celle de l’Homme. Cette conception rollandienne de l’art et de l’artiste est le résultat de diverses lectures, dont celles de Tolstoï, Spinoza et Nietzsche.

11Outre sa contribution à l’éclosion du roman musical chez Rolland27, Tolstoï fut sans doute l’un des auteurs les plus prépondérants dans l’évolution d’une pensée sociale de l’art dès les années 1880 ; une pensée que Rolland adaptera en 1903 dans Le Théâtre du Peuple. Tel que le théorise Tolstoï dans son essai Qu’est-ce que l’art ?, le « vrai art » ne peut être ni élitiste ni individualiste : il doit être profitable au peuple, être charitable à la plus grande part de l’humanité, encourageant la communion entre les hommes et leur élévation morale et spirituelle. À ce titre, ni les œuvres de Wagner, ni même celles de Beethoven, ne peuvent réellement convenir à cette définition : « Quel profit le peuple pourrait-il tirer des complications maladives de cette sensibilité de la métaphysique du Walhalla, du Désir de Tristan qui souffle sur la mort, et des tourments mystico-charnels des chevaliers du Graal ? » s’interrogeait Rolland28. Bien que les théories tolstoïennes sur l’art finissent par offusquer celui-ci en raison, justement, de leur inclinaison morale et de leur négligence, voire mépris de ce qui a trait à l’art29, il reste que l’évolution musicale de Christophe dépend pour une part non négligeable des lectures tolstoïennes. Comme le souligne Sices, Jean-Christophe discute de questions chères au penseur russe : la double nécessité de puiser aux sources populaires et de défendre un objectif charitable afin d’atteindre le « vrai art » ; la reconnaissance du « faux art » dans l’art contemporain européen, fruit du plaisir des classes supérieures qui ont perdu la foi en Dieu.

12Or Rolland perd justement la foi durant cette fin-de-siècle marquée de scepticisme, pour finalement la retrouver, renouvelée, au contact de Spinoza30. Les premières lectures tolstoïennes rencontrent ainsi celles de l’Éthique, nourrissant Rolland d’un point de vue avant tout spirituel31. Spinoza fut à l’origine d’un « éclair »32, selon les propres mots de Rolland qui se trouve saisi, à sa lecture, par ce « sentiment océanique », à l’instar de Christophe : « Le voile se déchira. Ce fut un éblouissement. À la lueur de l’éclair, [Christophe] vit au fond de la nuit, il vit – il fut Dieu. Le Dieu était en lui »33 ; « Et moi [Rolland] aussi, je suis en Dieu ! De ma chambre glacée, où tombe la nuit d’hiver, je m’évade au gouffre de la Substance, dans le soleil blanc de l’Être. »34 Un Dieu qui, loin d’être transcendant, voire même catholique35, se confond avec le naturel et l’humain afin de ne former qu’une seule entité, l’Être, à laquelle le véritable artiste puise son pouvoir de création :

Du plus petit au plus grand de ces êtres, la même rivière de vie coulait : elle le baignait aussi. [Christophe] était de leur sang […] ; leur force se mêlait à la sienne, comme un fleuve grossi par des milliers de ruisseaux. […] après avoir trouvé le néant partout, quand il n’était préoccupé que de sa propre existence et qu’il la sentait se dissoudre comme une pluie, voici qu’il trouvait partout l’Être sans fin et sans mesure, maintenant qu’il aspirait à s’oublier dans l’univers.36

13Ce « sentiment océanique » n’est pas non plus sans résonnance avec Nietzsche et sa vision dionysiaque du monde et de l’art dans laquelle s’expriment les forces naturelles, le lien profond avec la terre et cette sensation à la fois intérieure et physique de ne faire qu’un avec l’Univers. Découvert dans les années 1890-1900 alors que l’adolescence de Rolland avait été imprégnée par l’esthétique décadente et wagnérienne, Nietzsche donnera à ce dernier le goût de l’héroïsme, du « vouloir être » pleinement – la force nietzschéenne étant expression de la volonté de puissance, elle-même « usage et exercice de puissance sous forme de pulsion créatrice etc. »37 Tout en craignant ce génie déchaîné et morbide38, Rolland appréciera sa conceptualisation du Surhumain, son indépendance d’esprit et sa recherche permanente de la vérité :

[Nietzsche]  ne se satisfait point, il heurte, il irrite ; mais il rend l’inappréciable service […] de faire entendre une parole libre, absolument libre, dégagée de tout préjugé de race, d’habitudes, de pensée, d’éducation esthétique ou morale : et cela est sain. Il est la Solitude libre.39

14À n’en pas douter, il y a quelque chose de profondément nietzschéen en Christophe qui s’exclame : « La vérité ! La vérité ! Les yeux grands ouverts, aspirer tous les pores de la vie, voir les choses comme elles sont, voir l’infortune en face, ‒ et rire ! »40, à l’instar des « lions qui rient » de Zarathoustra. Notons qu’au contraire de Tolstoï et de Spinoza, Nietzsche est une découverte plus tardive à comprendre moins en termes d’influence que de concordance de pensée. À ce propos, René Cheval cite une lettre particulièrement pertinente de Rolland se remémorant sa jeunesse : « Nous n’avions pas besoin de Nietzsche. L’Uebermensch [Surhumain] flottait dans l’air du temps. Nietzsche n’a point fait l’air du temps : il en est sorti ; il en a seulement été la fleur la plus éclatante. »41

15Ainsi, roman-fleuve tout à la fois roman d’artiste, d’apprentissage et à thèse, Jean-Christophe entend défendre la conception d’une musique intelligible à l’humanité, par-delà les frontières nationales, car puisant aux sources de l’Être et de l’Homme ; d’une musique à ce titre régénératrice car régénérée par l’intervention d’une life-force incarnée par Christophe. Dès lors, en étudiant la manière dont Rolland fait entendre la musique de son héros à travers l’œuvre littéraire, nous essayerons de qualifier cette force, ce qui nous aidera par la suite à mieux comprendre l’articulation de l’œuvre musicale à l’économie du roman et à préciser l’évolution de cette force chez Christophe.  

À l’écoute de la musique de Jean-Christophe

16Avant d’entamer notre analyse, reprenons brièvement le récit de Jean-Christophe.

17Jean-Christophe Krafft naît dans une modeste famille de musiciens allemands. Son père est un artiste frustré et alcoolique. Alors qu’il découvre la musique, Christophe passe rapidement pour un jeune prodige. Son adolescence sera traversée de déceptions amicales, amoureuses et, bien sûr, artistiques. Incompris, il perd la foi et doit quitter l’Allemagne à la suite d’une altercation. Se réfugiant en France, il est à nouveau déçu, désenchanté par les intrigues du milieu artistique et la corruption des mœurs parisiennes. Heureusement, il rencontre Olivier Jeannin, un jeune Français d’une nature faible et subtile et dont il avait rencontré, sans le savoir, la sœur, Antoinette, en Allemagne alors que celle-ci y était préceptrice. Les deux jeunes gens se lient d’amitié et décident de s’installer ensemble. Après quelque temps de cohabitation, Olivier se marie tandis que Christophe rencontre une actrice de théâtre, Françoise Odon avec qui il s’épanouit. Alors, Christophe connaît enfin le succès et la reconnaissance. Malheureusement, s’étant approché des révolutionnaires par l’entremise d’Olivier, Christophe est pris dans une émeute : il y tue alors qu’Olivier y perd la vie. C’est à nouveau l’exil. Il fuit en Suisse, où il vit une relation passionnelle avec Anna Braun qui le recueille avec son mari, puis recouvre la foi. Revenu à Paris, Christophe retrouve une ancienne amie, Grazia, avec qui il connaît enfin la paix en Italie, marie le fils d’Olivier à la fille de Grazia, et approche de la mort en imaginant une ultime symphonie.

18Comme l’explique Yves Jeanneret à propos de la pratique musicologique de Rolland, « sa précipitation à charger les œuvres de symbolisme empêche d’analyser spécifiquement l’œuvre musicale »42. Il en va exactement de même dans Jean-Christophe. Rolland comprenant la musique comme un langage d’intériorité, son roman se situe du côté du cœur plutôt que de la raison, c’est-à-dire misant sur un discours lyrique plutôt que technique ‒ ce qui n’est pas sans évoquer les querelles de l’époque entre le critique technicien (le musicologue) et le critique émotif (l’écrivain mélomane) pour qui seul compte l’expérience à la fois sensible et physique de la musique (esthésie)43. Par ailleurs, il est évident que le dessein de Rolland lors de la rédaction de son roman musical, n’était pas, malgré ce qualificatif, d’innover en matière musicale, mais bien littéraire en inaugurant un genre nouveau devant répondre à la mission qu’il s’était donnée en tant qu’artiste :

[…] l’Art, expression intime de l’Être humain, est la Révélation universelle. Sans effort, on pénètre par lui dans le fond impérissable de l’Être, dans l’Unité. Il donne à l’Homme le sentiment dont il a tant besoin, au sortir de sa prison volontaire, ‒ la sensation triomphante de sa toute puissance, de sa Force, de son Éternité, ‒ (« Je suis Tout ») – de sa plénitude, de sa vraie Existence de lumière, de liberté, et d’amour infini. […] Il doit lui apprendre à refaire son existence à l’image du Dieu qui est en lui, et qu’il a bien oublié.44 

19C’est donc à juste titre que le philosophe Alain déclare : « Dans notre Jean-Christophe, la musique est plus d’une fois décrite, et vainement. Ce que Christophe invente, je ne l’entends pas »45 ; l’objectif de Rolland étant moins de faire entendre à proprement parler la musique de son héros que de faire comprendre à son lecteur ce qu’elle véhicule. Autrement dit, Jean-Christophe évince le paradigme technique au profit d’une médiation par l’image, le héros déclarant lui-même : « Cette plèbe musicale l’écœurait surtout par son formalisme. Jamais il n’était question entre eux d’autre chose que de la forme. Du sentiment, du caractère, de la vie, pas un mot ! »46 Christophe proférant une telle critique, Rolland n’avait plus d’autre choix que de lui obéir lui-même.

20Pour faire « entendre » la musique de Christophe, Rolland opte donc pour l’image. Ce processus ne se limite pas à la perspective du narrateur extradiégétique et s’organise principalement en focalisation interne : celle du héros ‒ « le monde contemporain vu par les yeux de Christophe »47 ‒ et celle des auditeurs isolés physiquement et émotionnellement du grand public qui, pour suivre un schéma classique, est d’abord ironique ou indifférent, puis admiratif de l’œuvre du héros.   

21Lorsque le narrateur adopte le point de vue de Christophe, la musique est entendue en deux temps : en amont et en aval du résultat final du processus de composition. En amont, outre l’état psychologique du compositeur, c’est la Nature qui stimule la création musicale et qui informe l’œuvre en devenir, rappelant, par le biais des lectures spinozistes, ce « sentiment océanique » qui unit l’artiste à l’Univers en un seul mouvement créateur :

[Christophe] était repris par la force créatrice qui coule dans le monde ; et la richesse du monde le remplissait d’extase. […] Et tout lui était « prochain », […] l’herbe qu’il foulait […], l’haleine des prairies, la ruche du ciel nocturne, bourdonnante des essaims de soleils… […] Alors, il écrivait, avec n’importe quoi, sur n’importe quoi ; et il eût été incapable souvent de dire ce que signifiaient ces phrases qui jaillissaient de lui.48

22En aval, la musique de Christophe est caractérisée en termes de révolution, la comparaison avec les compositeurs passés ou contemporains permettant de préciser la place de Christophe et de son œuvre dans l’actuel paysage musical européen, mais surtout allemand :  

Toutes ses œuvres d’alors étaient un mélange de vérité et de boursoufflures […]. Ce n’était que par instants que sa personnalité arrivait à percer l’enveloppe de ces personnalités mortes qui ligotaient ses mouvements. […] il avait l’impertinence de vouloir faire autrement et plus vrai que Schumann et Schubert.49
    
Christophe projetait d’écrire une suite de symphonies, inspirées de la vie quotidienne. Il concevait une Symphonie Domestique, à sa façon, qui n’était pas celle de Richard Strauss.50

23Autrement dit, Christophe renie l’héritage des maîtres allemands dans lesquels il reconnaît « le mensonge et l’emphase inhérents à la plupart des sentiments »51 ; à l’égal d’un héros nietzschéen, Christophe se veut entièrement libre et recherche avant tout la vérité en art et par l’art. Ainsi, puisant simultanément sa force artistique dans l’Univers et en lui-même, et non plus en des modèles fallacieux fruits de l’hypocrise bourgeoise allemande que dénonçait Nietzsche, Christophe est à même d’engendrer une musique nouvelle.

24Parallèlement, la réaction des auditeurs isolés de la masse du public permet de préciser davantage quelle force anime la musique de Christophe. Prenons trois auditeurs musiciens ou mélomanes que le héros rencontre tour à tour : d’abord Hassler, compositeur à succès mais désenchanté :

Il s’était redressé sur son siège, penchait la tête en avant, se faisait un cornet avec sa main, se parlait à lui-même, riait de contentement […]. Une modulation inattendue eut un tel effet sur lui qu’il se leva brusquement […].52 

25Ensuite Schulz, professeur retraité d’histoire de la musique, souffrant de dépression :   

[…] c’était son âme même, mais plus jeune et plus forte, qui souffrait, qui voulait espérer, qui voulait voir la Joie, qui la voyait. [...] alors, c’était un transport d’allégresse, l’ivresse de la bataille, un triomphe d’Imperator romain. Le vieillard tremblait de tout son corps. Il suivait, haletant, l’impétueuse musique […].53

26Enfin Olivier, ami mélomane de Christophe, d’une nature généralement décrite comme fragile :

Après la symphonie, il avait applaudi rageusement, pour protester contre l’indifférence ironique du public. Quand vint le grand chambard, il fut hors de lui : ce garçon timide se leva, il criait que Christophe avait raison, il interpellait les siffleurs, il avait envie de se battre.54

27Bien que ces passages concernent des personnages sachant la musique, le paradigme technique s’en trouve, à nouveau, totalement écarté en faveur d’une médiation par l’image figurant l’esthésie des personnages écoutant la musique de Christophe. Nous sommes, selon l’expression de Florence Huybrechts, au stade ultime de l’ekphraséisation musicale où la grammaire musicale est évincée, « la musique totalement appropriée, tirée vers l’effusion verbale subjective »55 ‒ ici la subjectivité du personnage-auditeur. Cette image est l’énergie – enérgeia en grec, c’est-à-dire « la force en action » – à travers, d’une part la description de l’expérience physique de la musique (« se lever brusquement », « haleter », « crier ») et, d’autre part, celle de l’expérience émotionnelle (« transport d’allégresse », « sentir quelque chose de grand », « avoir envie de se battre »). Là où les trois personnages étaient représentés comme atone, dépressif ou faible, leur nature s’en trouve transfigurée à l’écoute de l’œuvre de Christophe dans laquelle ils puisent une nouvelle force de vie.

28Ainsi, qu’importe la focalisation choisie, nous pourrions envisager la musique de notre héros sous le seul signe d’une force s’exprimant dans l’union créatrice de Christophe avec l’Univers, la volonté de ce dernier de gagner l’indépendance nécessaire pour se retrouver et se recréer, et l’ivresse des auditeurs isolés et initialement apathiques ou faibles exprimée par leur esthésie intense. Cette triple caractérisation nous encourage à qualifier cette force d’originellement dionysiaque – terme qu’il nous semble d’autant plus légitime à user dans ce contexte lorsque l’on sait que La Naissance de la tragédie, où Nietzsche considère la naissance et la disparition de la tragédie antique à la lumière des concepts d’apollinien et de dionysiaque, était préférée par Rolland à Zarathoustra ; une force dionysiaque donc par laquelle l’individu dépasse son individualité pour sentir une réalité plus ample, une force transfigurant la vie de celui qui la porte et de ceux qui la reçoivent, entre création et destruction56 : Olivier transgresse sa propre personnalité ; le corps de Schulz est presque anéanti tout en conquérant une nouvelle jeunesse ; le processus créateur de Christophe passe nécessairement par l’annihilation des modèles établis. Cela étant dit, l’enjeu de ce roman de formation est précisé : il s’agit pour le héros d’apprivoiser cette force afin que celle-ci soit à l’origine d’un renouvellement de l’art musical, non pas seulement national mais supranational, un art qui puisse atteindre le cœur de tous les hommes. À ce titre, la rencontre des auditeurs-adjuvants sera nécessaire à cette quête d’un art nouveau.

La force en évolution

29Pour comprendre en quoi l’évolution de la musique de Christophe est inséparable de l’économie du roman, du point de vue de ses personnages et de son action, il nous faut reprendre le récit de manière chronologique. Nous nous concentrerons sur les personnages que nous identifions comme « auditeurs-adjuvants », c’est-à-dire ceux qui sont auditeurs admiratifs de la musique de Christophe et qui l’aident dans sa quête musicale. En reprenant chronologiquement le récit et en nous concentrant sur ces personnages, nous tenterons de préciser l’évolution de cette force dionysiaque habitant l’œuvre de Christophe.

30La première véritable création musicale de Christophe est une mise à l’écrit, par son grand-père, des chansonnettes qu’il invente enfant : Les Plaisirs du Jeune Âge. La matérialisation de ses mélodies sous la forme d’une partition fait prendre conscience à l’enfant de son génie. Toutefois, comme la force dont il hérite de l’Allemagne, ce génie musical, lui-même héritage familial, ne peut suffire à l’avènement d’une véritable œuvre d’art. Le génie seul est présomptueux tandis que la force n’est encore qu’à un stade primaire, voire primitif, de son évolution. « Marqué au coin de l’esprit tolstoïen »57, mais aussi spinoziste, l’oncle Gottfried, marchand ambulant vivant de peu mais vivant pleinement dans l’amour de Dieu et de la nature, blâmera son neveu d’être fier de ces premières notes : « Tu as écrit pour écrire. Tu as écrit pour être un grand musicien […] tu as été orgueilleux, tu as menti […] La musique veut être modeste et sincère. […] La musique est dehors, quand tu respires le cher petit air du bon Dieu. »58 Intervenant dès le premier volume, cette déclaration connaîtra une influence diffuse tout au long du roman et imprégnera Christophe si profondément en tant qu’artiste que plusieurs de ses compositions y feront écho. Ainsi, dans « La Révolte », volume nietzschéen par son essence iconoclaste, l’adolescent Christophe s’exaspère du mensonge des sentiments exprimés par les maîtres allemands. Se souhaitant sincère, il suit les conseils de son oncle et compose les Lieder. Ces Lieder représentent son premier véritable effort d’utiliser les sources populaires et spirituelles révélées par son oncle. Toutefois, ces chants ne peuvent s’élever bien au-delà de lui-même puisqu’ils apparaissent encore trop égotiques, toute charité tolstoïenne en étant absente :

Les diverses parties de l’œuvre portaient des sous-titres, indiquant brièvement la succession des rêves intérieurs. Christophe y avait écrit des dédicaces mystérieuses, des initiales, des dates, que lui seul pouvait comprendre et qui lui rappelaient le souvenir d’heures poétiques, ou de figures aimées […].59

31Comme le soulignait Zweig, grand ami de Rolland : « Tant que sa force n’a pas été purifiée par l’esprit, et domptée par la morale, le jeune Jean-Christophe n’a d’yeux que pour lui-même. »60 C’est pourquoi, individualistes, les Lieder, malgré leur publication, ne connaîtront aucune visibilité. Seul un vieil allemand nommé Schulz en prend connaissance. Professeur retraité, mentalement et physiquement atone, Schulz, s’étant enthousiasmé pour les Lieder, permet à Christophe, qui le rencontre, de résister alors que l’Allemagne entière se détourne de lui.

32Cependant, le personnage de Schulz ne peut être l’ami tant attendu par Christophe pour soigner son âme meurtrie et l’encourager à se réaliser. Il lui faut l’ardeur de la jeunesse et, surtout, quitter les brumes germaniques. Il lui faut la France pour la clarté et l’esprit, par lesquels il se laisse imprégner dès son arrivée à Paris :

[L’âme] de Christophe avait déjà commencé, à son insu, de prendre à l’art latin une sobriété, une clarté de cœur, et même, dans une certaine mesure, une beauté plastique, qu’elle n’aurait pas eues sans cela. Son David l’attestait.61

33L’ami s’incarne en la personne d’Olivier Jeannin, jeune Français enthousiaste des œuvres de Christophe et dont la force et le courage sont moins dans les actions que dans les pensées : « Je ne suis pas l’armée de la force. Je suis l’armée de l’esprit. »62 À travers Olivier, Christophe aborde aux rives d’un nouveau pan de l’art européen et élargit ses horizons artistiques. Surtout, Olivier sera cette médiation entre le jeune musicien et l’Homme. Le volume « Dans la Maison » retranscrit ce processus : à travers cette nouvelle fraternité, Christophe, qui n’avait pu, jusqu’à présent, qu’apercevoir et détester l’élite artistique et cosmopolite de Paris, découvre la « vraie » France. D’une manière mi-tolstoïenne mi-nietzschéenne, Christophe rejette alors ses anciennes compositions chargées de romantisme et d’individualisme sentimental, et s’intéresse à des ouvrages de plus grande envergure où s’entendrait la voix du peuple. À l’instar de Tolstoï, Rolland considère en effet, à cette étape de la rédaction de son roman, que le genre musical le plus adapté doit relever du genre épique : il s’agirait d’une reconstitution historique dont la musique serait exempte de subtilité technique et exprimerait des sentiments universels. Dans cette optique, Rolland fait imaginer à son héros une « épopée rabelaisienne » où se succèdent des « tableaux symphoniques avec chœurs », des « madrigaux à la Janequin63, d’une joie énorme et enfantine » et « pour finir, une symphonie pastorale, pleine de l’air des prairies, de l’allégresse des flûtes sereines et des hautbois, et de chants populaires. »64 Il en va de même de la Symphonie Domestique et de Joseph auxquels Christophe s’essaye peu après :

[...] Christophe projetait d’écrire une suite de symphonies, inspirées de la vie quotidienne. Il concevait une Symphonie Domestique, à sa façon, qui n’était pas celle de Richard Strauss. Il n’y matérialisait pas en un tableau cinématographique la vie de famille, au moyen d’un alphabet conventionnel, où des thèmes musicaux expriment, par la volonté de l’auteur, des personnages divers. [...] Il ne cherchait pas à décrire des personnages ou des actions, mais à dire des émotions, qui fussent connues de chacun, et où chacun pût trouver un écho de son âme propre.65
   
Christophe cherchait aussi dans les livres du passé de grands sujets simples et humains, parlant au cœur de tous. Il en choisissait deux : Joseph et Niobé.66

34En mettant en musique des pages de la Bible, Christophe continue la visée tolstoïenne d’un art chrétien, mais surtout universel. Alors qu’il se fait aider par une actrice française, Françoise Odon, il comprend enfin la fonction de l’artiste : l’artiste est cet « éclair, qui l’espace d’une seconde, illumine le gouffre, l’âme commune aux millions d’êtres dont la force s’exprime en un seul »67 ; un vocabulaire qui rappelle la rencontre de Rolland avec Spinoza. Si Olivier lève le voile sur l’humanité et encourage cette communion avec l’Homme, sa nature timide et bourgeoise le tient néanmoins écarté du monde68. Au contraire, Françoise, qui touche au plus près du peuple par son métier d’actrice, révèle enfin la véritable force de l’artiste communiant avec son public. Dès cet instant, la musique de Christophe est à même de toucher la plus grande part de l’humanité par l’expression sincère de sentiments universels. Cependant, malgré un regard tourné vers l’autre et plus clairvoyant, Christophe souffre encore de sa force toute dionysiaque, l’épisode révolutionnaire se concluant par le décès de son ami et un homicide qui le conduit à un nouvel exil.

35Après cet épisode qui annihile presque totalement la life-force de Christophe, son aventure passionnelle avec Anna Braun et son exil dans les montagnes suisses le plongent dans une exaltation créatrice et mystique à l’aboutissement de laquelle il recouvre la foi perdue. C’est une force pure de création qui en découle, dégagée des influences passées et contemporaines, trop pure néanmoins pour être comprise :

Ce n’était là que des notes informes. La difficulté commença lorsqu’il voulut couler ces idées dans les formes musicales ordinaires ; il fit la découverte qu’aucun des moules anciens ne pouvait leur convenir ; s’il voulait fixer ses visions avec fidélité, il devait commencer par oublier tout ce qu’il avait jusque-là entendu ou écrit, faire table rase de tout formalisme appris, de la technique traditionnelle, rejeter ces béquilles de l’esprit impotent, […].
Pas de mélodie, pas de mesure, pas de travail thématique ; une sorte de noyau liquide, de matière en fusion qui n’est pas refroidie, qui prend toutes les formes et qui n’en a aucune ; ça ne ressemble à rien : des lueurs dans un chaos.69

36Christophe est enfin libre, libre du poids de ses erreurs et des préjugés, des siens et de ceux des nations. « Il s’aperçoit peu à peu, que son seul ennemi, c’est sa propre violence ; il apprend à devenir équitable, commence à voir clair dans son cœur et à comprendre le monde. »70 Grazia est l’ultime rencontre, ou plutôt retrouvaille, nécessaire à cette nouvelle compréhension de soi et du monde. De retour à Paris, Christophe retrouve cette ancienne élève italienne qui l’aida, toujours dans l’ombre, durant tant d’années. Le tendre amour et la sérénité de Grazia apaisent l’âme tourmentée et révoltée du héros. À l’instar du patronyme de Christophe, le prénom « Grazia » ne peut être qu’éclairant de cette nouvelle situation : elle est le symbole de la grâce, de l’harmonie, de la paix. En outre, c’est à nouveau un autre pan de l’art européen que Christophe découvre à travers cette amitié retrouvée :

Il entra dans la sérénité souveraine de Raphaël et de Titien. Il vit la splendeur impériale du génie classique, qui règne, comme un lion, sur l’univers des formes conquis et maîtrisé. […] Musique des lignes sereines, des nobles architectures, des groupes harmonieux. […] Forces frémissantes de la vie qui se cabrent et que dompte, comme les chevaux du Soleil, la main calme du maître…71

37À présent, Christophe n’use plus sa force à des compositions de grande envergure dans lesquelles se déchaînait autrefois sa personnalité. Il choisit des formes restreintes, pour clavier et pour musique de chambre, qui lui permettent d’associer liberté et maîtrise :

Sa création musicale avait pris des formes sereines. Ce n’étaient plus les orages du printemps, qui naguère s’amassaient, éclataient, disparaissaient. C’étaient les blancs nuages de l’été, montagnes de neige et d’or, grands oiseaux de lumière, qui planent avec lenteur et remplissent le ciel…72

38Enfin, nous pourrions envisager un ultime auditeur-adjuvant : Christophe lui-même, sur son lit de mort qui entend, en esprit, sa propre musique. Il se rend alors compte de la vacuité de son œuvre, l’illusion qu’elle lui donnait. La « vraie » musique n’est pas celle créée orgueilleusement par l’homme, elle est celle qui habite toute chose et tout être, la musique-monde, la musique de l’Être. Selon une pensée toute spinoziste, seule l’expérience de la mort, « sensation claire d’être tout et tous » selon l’expression de Jacques Roos73, pouvait mener le musicien à cette ultime révélation :

La porte s’ouvre… Voici l’accord que je cherchais !... Mais ce n’est pas la fin, quels espaces nouveaux !... Nous continuerons demain. […] Et le grondement du fleuve, et la mer bruissante chantèrent avec lui : ‒ Tu renaîtras. Repose ! Tout n’est qu’un seul cœur.74

39Ainsi se termine la vie de Christophe, qui, épris d’une force dionysiaque, sut évoluer au fil des rencontres et des nations traversées tout en laissant dernière lui l’empreinte indélébile de cette force sur les choses et les êtres : la force de vivre. Il ne s’agissait pas d’éradiquer Dionysos, mais de le pacifier afin que le dionysiaque et l’apollinien puissent à nouveau cohabiter. La force brute de l’allemand Christophe devait être remaniée, chaque auditeur-adjuvant et chaque nation ayant son rôle à jouer dans ce « roman de formation musicale » (Locatelli)75 : alors que Christophe s’élevait au statut d’artiste européen en traversant les frontières, elle devait devenir cette force sincère, charitable et pacifiée dont le but ultime était l’harmonie des hommes ; bien plus, l’harmonie de l’Homme et de Dieu. « Tâche surhumaine »76 comme la qualifiait l’auteur, qui entendait, par son roman, faire la démonstration d’une musique-monde portée par un héros-humanité, Jean-Christophe ne peut être enfermé dans un seul carcan générique. Rolland semble avoir dilaté, au plus haut point, les limites de ce que peut être le « roman du musicien » en tant que fiction de l’artiste et discours critique sur l’art et la création. Par conséquent, il n’est peut-être pas d’autres notions plus pertinentes à donner à Jean-Christophe que celle de « roman-fleuve » où s’entendent tout à la fois la musique de l’Être dans le grondement de l’eau et la force de vivre dans la puissance du courant, comblant le cœur des hommes d’un nécessaire héroïsme incarné en la figure de l’artiste-compositeur.