Colloques en ligne

Léa Jaurégui

La sculpture chimérique, la sculpture confisquée

1Au cœur du Salon de 1846, Charles Baudelaire sous l’éloquent intitulé « Pourquoi la sculpture est ennuyeuse » condamne cette pratique comme désuète et révolue, l’excluant entièrement de la course à la modernité1. Théophile Gautier en esquisse le contrepoint, déclamant son admiration pour cette discipline en nuançant toutefois cette louange pour la statuaire qui aurait dans l’Antiquité « atteint une perfection qui ne saurait être dépassée »2. Ces deux pères de la critique d’art encensent la virtuosité des chefs-d’œuvre tridimensionnels tout en composant l’oraison funèbre de cet art, éteint à son paroxysme antique, sous le règne de Phidias et du Parthénon, reconduisant la tyrannie du dogme winckelmannien jusqu’à l’aube des avant gardes historiques3. Toutefois, force est de constater une nette recrudescence des références à la sculpture à la fin du siècle notamment dans les romans de la mouvance symboliste. La fascination ininterrompue pour cet art matériel, palpable, transparaît tout particulièrement au sein de trois apologues teintés de fantastique, qui se nouent autour de la question cardinale de la sculpture absolue. L’Initiation sentimentale de Joséphine Péladan (1887), Aphrodite, mœurs antiques de Pierre Louÿs (1896) ainsi que La Femme de marbre d’Henri de Régnier (1900) mettent en scène un protagoniste sculpteur et tissent l’intrigue autour du motif de la création statuaire. Ce faisant, ces récits désenclavent la sculpture du purgatoire dans lequel Charles Baudelaire comme Théophile Gautier l’avaient entravée pour en faire un ressort narratif puissant, qui alimente l’invention poétique.

2Il conviendra ainsi de s’interroger sur la manière dont le paradigme sculptural est convoqué par ces textes, se déclinant de manière polyphonique autour des thèmes de la posture de l’artiste, du processus créateur et du lien entre œuvre d’art et modèle originel. En d’autres termes, il s’agira de se demander comment au cœur du genre romanesque la sculpture matérielle s’immisce en leitmotiv et miroir d’un art poétique. Après l’analyse rapprochée des caractéristiques de l’idole idéale – entre androgyne et belle Indolente – les déclinaisons multiples du memento mori seront passées au crible. La réflexion se clôturera sur l’aporie de la sculpture suprême.

Les mystères de la représentation

3Un large éventail de variations s’agrège autour du rôle cardinal du sculpteur, protagoniste à la fois central et périphérique, actif et passif, progressivement éclipsé par le modèle féminin ou par la création tridimensionnelle. Chaque narration développe dans un cadre spatio-temporel différent – toujours en décalage avec l’époque de l’écriture – une intrigue qui fait jouer la relation ternaire entre l’artiste, la muse et l’œuvre d’art. Dès l’ouverture in medias res de l’Initiation sentimentale, Nebo s’échine à donner forme à l’androgyne sublime. Hors du temps et de l’espace, saturé de référence à la grandeur déchue de la Renaissance italienne, le récit glisse peu à peu vers la métaphore de la « sculpture morale » du modèle, Paule de Riazan. Par extension, le modelage aux accents bibliques devient celui de l’âme ; la femme malléable s’élève grâce à l’éducation de l’artiste, qui façonne et parachève l’être imparfait4. Se convertissant en une invention de l’esprit, le deuxième sexe se hisse au rang d’œuvre d’art vivante. Sa beauté marmoréenne fait écho de manière transparente à la pureté de sa psyché5. Mais, au fil des pages, l’effigie s’anime jusqu’à se convertir en statue du Commandeur, instance et juge moral, alors que son créateur, vaincu, cède à la femme néfaste. Au xvie siècle, dans une campagne bucolique de l’Italie du Nord, Henri de Régnier dépeint une métamorphose funeste similaire. Rompant avec la quiétude pastorale, le sculpteur en retrait assiste impuissant à la fureur destructrice de son chef-d’œuvre lapidaire. Ce dernier vampirise son modèle, Giulietta, jusqu’à la faire succomber, sur fond de jalousie fratricide. Au contraire, le maléfice de l’idole est contré dans le roman de Pierre Louÿs qui laisse place à la confrontation puis au renversement des rapports entre les sexes. À Alexandrie, sous domination grecque, le sculpteur Démétrios entrave l’intrigante courtisane Chrysis par les chaînes de la passion. Cette dernière est acculée et condamnée à mort par la Cité ; de son cadavre enfin assujetti surgit la représentation idéale. La création aux accents nécrophiles achève le récit, seul exemple à présenter une fin pacifiée et un rétablissement de l’ordre par l’anéantissement de l’élément perturbateur sans conséquence néfaste supplémentaire.

4À l’intérieur de chaque texte, un accent tout particulier se porte sur le processus créateur. De véritables morceaux de virtuosité littéraire exposent de manière suggestive cet acte isolé, retiré dans le huis clos de l’atelier. Confinant au topos, ce fragment narratif fonctionne comme seuil et pivot dans l’économie du récit. Il est toutefois intéressant de constater qu’il occupe une place résolument différente dans la construction des trois intrigues. Ouvrant le roman de Joséphin Péladan, ce thème s’impose au centre exact de la nouvelle d’Henri de Régnier alors que Pierre Louÿs le renvoie en dénouement. Au-delà de la pure description évocatrice des outils et des procédés techniques propres à la sculpture, déclinant la pratique contemporaine comme atemporelle et achronique, ces passages obligés sont autant d’occasions pour forger un art poétique, une philosophie de la création qui ne cesse de puiser aux grands modèles antiques de l’invention esthétique. Ainsi le mythe de Pygmalion imprègne-t-il et traverse-t-il l’ensemble du corpus, motif fondateur et incontournable, figure topique du sculpteur remis à l’honneur par Ovide. En effet, il compose une trame de fond à l’opposition entre sculpteur masculin et effigie féminine, dont la finalité ultime est l’amour et l’animation de la figure de pierre. Au-delà, deux mouvements contraires se manifestent, à travers les mythes contrastés de Dibutades et de Zeuxis. Selon ce premier, Callirrhoé aurait, la première, eu recours au dessin afin de conserver les traits de son amant, parti au combat. Son père, Dibutades, aurait ensuite traduit le profil par un bas-relief en argile, entrelaçant la naissance du dessin et de la sculpture. Ces truchements confèrent pérennité au souvenir de l’aimé, par-delà des fluctuations de la psyché humaine. Henri de Régnier se focalise davantage sur la biographie de l’artiste et, expliquant les raisons de la vocation esthétique, il actualise ce mythe des origines de la représentation. Les amours naissantes sous-tendent l’inclination du sculpteur, ainsi que l’explicite vivement le récit du narrateur à la première personne :

Un jour, ma maîtresse m’embrassa avec un geste si charmant que je voulus en fixer le souvenir ailleurs qu’en ma mémoire. Celle des hommes est si incertaine que même les images qui l’ont le plus délicieusement émue y sont brèves et fugitives [...] J’avais résolu que ce fût un corps de femme en souvenir de celle dont le baiser m’avait ouvert les yeux. 6

5Cette source intertextuelle met toutefois en avant la finalité mimétique de la figuration, minorant l’invention et l’imagination. Au contraire, la référence à Zeuxis induit un rapport différent à la représentation par la sélection des éléments les plus parfaits de la nature, recomposés au sein d’une image transcendant le réel. C’est précisément ce qu’illustre l’androgyne suprême décrit par Joséphin Péladan :

Point d’hésitation hermaphrodite aux formes mêmes, c’était bien un mâle et, cependant, au caractère bi-sexuel de l’émotion, on eût dit la moitié d’un corps de jeune homme et la moitié d’un corps de fille, juxtaposés verticalement, avec un art merveilleux. Tandis que le dextre se dressait fièrement en sécheresse Mantégnienne, au biceps précis, à la hanche droite, au jarret dur ; le senestre, Corrégien, hanchait, mollissant avec abandon.7

6Pour donner corps à une forme chimérique, amalgame des deux genres, le sculpteur n’a d’autre choix que de puiser, par le biais des grands exemples renaissants, aux modèles féminins et masculins les plus accomplis, assemblés ensuite à la surface de l’argile. De l’opposition consacrée entre la ligne et la couleur symbolisée par Mantegna et le Corrège, entre la sculpture et la peinture, éclot ainsi l’hermaphrodite parfait8.

7Le moteur de l’inspiration qui émane des trois textes n’est autre que l’amour-passion, le couple Eros-Anteros. Ainsi se comprend la finalité ultime de l’élaboration plastique, nouée de manière filée autour des antithèses entre la création éternelle et le modèle mortel. Henri de Régnier résume parfaitement ce dualisme fondateur, socle et principe de la conception plastique : « C’est de l’expérience de cette fragilité que sont nés les arts et du désir de rendre durable par eux ce qui sans leur aide n’est que passager »9. Ces métaphores de l’invention tridimensionnelle transposent l’antagonisme entre représentation immortelle, errances de la mémoire et finitude humaine. Il s’agit ainsi de corporiser et d’incarner l’idéal et l’onirique, à l’instar du « rêve de pierre »10 de Charles Baudelaire. Cette oscillation, ressort narratif cardinal, est thématisée par la sculpture tangible. En outre, ces contradictions ternaires sont également le reflet d’un véritable art poétique à l’unisson de la quête symboliste qui tente sans cesse d’accorder les opposés. Cette dualité aporétique – la contradiction insurmontable entre aspiration à l’idéal, à l’impondérable, à l’évanescent et la dureté de la matière, immobile et pesante – se perçoit par exemple dans la magistrale apologie par Alphonse Germain des pâtes de verre d’Henri Cros : « la transmutation qu’obtint en ses creusets l’alchimiste, l’esthète ne la considère qu’un cément à son idéal, qu’un moyen précieux de représenter ses rêves ; il éthérise le tangible et tangibilise l’immatériel »11. Nonobstant, dans ces développements littéraires, le moteur amoureux de la création reste ambivalent et constitue tout l’intérêt narratif teinté de fantastique. En effet, affleure tout au long des pages une pulsion scopique et tactile frénétique, allant jusqu’au fétichisme et à l’idolâtrie comme le montre le texte de Pierre Louÿs. Dans ce dernier, lors d’une scène explicite, le sculpteur transgresse les seuils, la sculpture parfaite, aimée, est ainsi outragée :

Ses mains erraient sur les bras nus, pressaient la taille froide et dure, descendaient le long des jambes, caressaient le globe du ventre. De toutes ses forces, il s’étirait contre cette immortalité [...] Il baisa la main repliée ; le cou rond, l’onduleuse gorge, la bouche entrouverte du marbre. Puis il recula jusqu’au bord du socle, et se tenant aux bras divins, il regarda tendrement la tête adorable inclinée 12.

8Les mains actives du créateur cèdent à la tentation tactile, face aux atours irrésistibles de la sculpture féminine. À la main succède la bouche, en un fougueux baiser, alors que la matière lapidaire reste froide. À la pureté de l’amour pygmalionesque, succède une passion charnelle, impie. L’acte lui-même est passé sous silence en une éloquente omission. Cet assaut de la sculpture inerte et vulnérable se double d’un second tabou. Au crime de fétichisme s’entremêle le péché de l’inceste, à travers la représentation génétique de la création par laquelle le sculpteur s’impose comme géniteur.  

Vanitas vanitatum

9Au travers de ces couples d’oppositions point sans cesse la femme, contre-modèle qui agrège les figures mythologiques ou bibliques de Pandore et d’Ève, incarnations de la discorde13. L’intrigue se déploie précisément par la description des désordres et des conséquences néfastes de ces dangereuses muses. Chez Pierre Louÿs, elle prend les traits du personnage de la courtisane, Chrysis, détenant le pouvoir par la beauté et la séduction physique. Ainsi s’élève-t-elle au-dessus de sa condition et parvient-elle à soumettre les personnages masculins grâce à l’empire irrésistible de ses charmes. En effet, elle contraint Démétrios à accomplir de multiples épreuves, preuves de son dévouement mais surtout défis à l’ordre établi. Le narcissisme de cette orgueilleuse maîtresse ne souffre aucun égal et étend son ascendant tyrannique : chaque ultimatum flatte son ego et renforce son emprise sur l’ensemble de la communauté. Elle ordonne par exemple au sculpteur d’anéantir une rivale ou encore de braver les dieux eux-mêmes en dépouillant une statue de culte. Ce faisant, elle met en danger la communauté et la Cité. La quête initiatique n’est plus au service du bien commun mais le héros rabaissé en marionnette et esclave de la passion n’obéit qu’aux affres de l’amour vulgaire et bestial. La résolution de ce chaos ne peut alors qu’être le châtiment, la mise à mort de l’intrigante. Celle-ci est prononcée par la justice collective comme purification indispensable au rétablissement de l’harmonie et de la concorde. Henri de Régnier décline cette même hostilité en revisitant le thème de la guerre fratricide. La rivalité amoureuse divise deux frères de l’aristocratie régnant sur une principauté italienne. S’imbriquent tant l’agonie progressive de la femme-modèle, vampirisée par son double pétrifié, que l’opposition mortifère entre les frères qui mène inéluctablement à une mise à mort réciproque. Source de cette hécatombe, l’idole maléfique prend l’ascendant jusqu’à être décapitée par son propre géniteur. Nouvelle Méduse fascinante14, la statue animée et malfaisante occupe également le cœur du récit de Joséphin Péladan qui dépeint une fin dystopique, un ultime affrontement au cours duquel le sculpteur est terrassé. Le récit s’achève sur la folie de l’artiste et la victoire finale de la femme, échec fracassant de la grande quête initiatique de la sculpture morale tant souhaitée.

10L’ensemble du corpus obéit à la même trame narrative progressive : celle d’une gradation des dérèglements, conséquence d’une confusion des règnes, selon le paradigme des vases communicants15. Ces indéterminations des règnes sont aux racines mêmes des décrochements du fantastique. Entre le minéral et l’organique, la pierre et la chair, un transfert de flux vital innerve les pages. Explicite sous la plume d’Henri de Régnier, dès l’ouverture, une pré-pétrification est en jeu lors de l’apparition de l’héroïne. Cette transformation en puissance via le drapé mouillé se dévoile comme une prémonition de l’issue funeste de l’apologue :

L’étoffe rugueuse de sa robe semblait de la pierre souple, et elle y paraissait sculptée en lignes nobles et fortes. La chair de ses bras et son cou nus, de leur marbre tiède, achevaient en elle la statue. Comme elle avait chaud, une plaque de sueur mouillait sa chemise entre les deux épaules. 16

11Les couples antithétiques essaiment la description pour traduire de manière évocatrice l’analogie filée entre matière lapidaire et la chair vivante. Ces oppositions se réduisent jusqu’à l’équivoque qui identifie la femme à la statue et inversement. Cette porosité s’impose de manière transparente lors de la scène de taille de la pierre. La création se métamorphose ainsi en naissance, en opération magique de vitalisation du marbre dans le huis clos de l’atelier :

J’en [du marbre] fis venir un bloc pur et magnifique ; il était légèrement rosé, comme une chair solide qu’on pouvait entamer sans qu’elle saignât. Giulietta pourtant tressaillait à chaque coup de ciseau comme si ce fût son corps que j’atteignisse dans la pierre et comme si une sympathie secrète unissait sa chair vivante à la matière que sa forme animait peu à peu. Cependant, je travaillais avec ardeur et joie. La statue s’ébaucha dans le bloc dégrossi. La figure naissait lentement. Je hâtais sa mystérieuse délivrance. Je le dépeçais de son écorce rugueuse. Enfin, le marbre vécut. 17

12L’auteur développe en profondeur ce motif emblématique autour de l’épisode de bascule, le moment du baiser, au centre de l’intrigue. Métaphoriquement, l’échange du souffle parachève la création du simulacre qui devient autonome, vivant. Transgressant les frontières, une véritable transmutation est en cours et l’œuvre s’anime progressivement par un phénomène de vampirisation :

Elle assistait silencieusement à la naissance d’elle-même. Giulietta s’avançait à pas lents vers la statue. Elle enlaça tendrement le marbre, qui sembla lui rendre sa caresse, et posa ses lèvres éphémères sur les lèvres éternelles. 18

13Chez Pierre Louÿs, la mise à mort du modèle féminin corrupteur permet au contraire de contrecarrer l’action mortifère de la représentation, réduite à une image inoffensive, inopérante. Malgré la neutralisation de la puissance agissante de la statue, se retrouve l’idée d’une migration d’énergie et d’une régénération cyclique par le biais de la création artificielle. La formule oxymorique - « créer d’après le cadavre la statue de la vie immortelle »19 - synthétise parfaitement cette substitution mystique.

14Au cœur de ces arts poétiques, et a fortiori de l’esthétique symboliste, est à l’œuvre une union, une fusion des contraires réconciliés au cœur de la pierre. Chez Joséphin Péladan, l’androgyne ultime puise ses sources dans l’histoire de la statuaire en faisant référence à l’Hermaphrodite du Louvre, antique remarquable qui associe de manière fort explicite les attributs des deux sexes. Cette créature hybride agrège le féminin et le masculin rappelant la communion originelle de l’être complet. Une véritable nostalgie affleure dans la pensée fin-de-siècle, recherchant désespérément cet état de plénitude, précédant la séparation des deux genres20. Chez Pierre Louÿs, la synthèse est métaphysique, la beauté fatale de la femme mortelle reçoit l’éternité, la chair se transmue dans la matière en une apothéose esthétique. Au-delà des apparences et de la finitude humaines, déclinant le motif du memento mori, Pierre Louÿs comme Henri de Régnier insistent sur la putréfaction du corps du modèle passionnément vénéré. L’écrivain déploie de manière transparente cette variation sur la vanité l’entremêlant au champ lexical de la sculpture : « la poudre brillante filtrait comme d’un sablier improvisé, sans que je me doutasse que sa fuite marquât le passage d’une heure solennelle »21. Ainsi dès le dégrossissage du bloc, les heures de Giuletta sont comptées et la fatale course du temps ne peut être arrêtée. De l’envoûtement diabolique de la séduction féminine, il ne reste plus que le champ lexical de l’abject et du repoussant, évoquant l’esthétique de la charogne de Charles Baudelaire. La vie évanouie, les courbes ensorcelantes retombent à la basse corporalité putrescente. L’écrivain dépeint l’enterrement de Gulietta, en s’arrêtant longuement sur la décomposition avancée de la dépouille. Il oppose à l’image apaisée d’un corps endormi, celle d’un « cadavre livide », en mentionnant la « chair funèbre et nauséabonde » et les « lèvres putréfiées »22. De même, face à l’intégrité du marbre éternel, le fluide vital du sang devient synonyme de fragilité et de corruption dans la prose de Pierre Louÿs : « l’immuable cadavre conserve sa position passionnée. Mais un mince filet de sang sort de la narine droite, coule sur la lèvre, et tombe goutte à goutte, sur la bouche entr’ouverte »23. Toutefois, à la suite de ces deux scènes aux tonalités nécrophiles, alors que la femme s’éteint et subit la dégradation inéluctable du temps, un contre-pied s’esquisse au profit de la statue immortelle. À la simple description lyrique de Charles Baudelaire, les deux textes étudiés font le récit de la transformation pérenne en œuvre d’art, révélant la quintessence des formes en une sublimation du réel qui confine au surnaturel. Ces descriptions éloquentes se hissent en morceaux de bravoure littéraires qui donnent à voir dans le même temps l’omnipotence de la création artistique annihilant la mort, le simulacre triomphe de la finitude et du destin humains prenant résolument l’ascendant sur le simple modèle mortel. Tel un Pygmalion ténébreux, pour l’amant esseulé de la Femme de marbre, l’analogôn devient par défaut l’objet du bonheur amoureux :

Si je la revoyais, fut-ce un instant, même immobile et inanimée au marbre où tu l’as figurée jadis, il me semble qu’elle renaîtrait en moi. Mes yeux lui emprunteraient sa forme, et mon âme lui rendrait sa vie. 24

15La substitution est accomplie, et par l’imagination, la figure pallie la passion impossible. Plus explicitement chez Pierre Louÿs, une fois la mort advenue, la création se déploie et donne naissance à une femme-image, vulnérable et dominée, en une apparition hallucinée qui fait vaciller les frontières entre le vif et l’inerte : « La maquette s’anime, se précise, prend vie. »25

Débauche, corruption et destruction : la sculpture impossible

16L’écriture poétique offre aux auteurs l’occasion de passer outre les limites de la sculpture close, de la matérialité inerte. Se dressent de manière suggestive des statues de papier dont la virtualité se déploie par l’évocation des mots. Par la multiplication des modalisateurs, les ambiguïtés sont délibérément cultivées frayant la frontière du fantastique. Les métaphores et les comparaisons fleurissent afin de donner à voir et à palper la pierre animée. Les verbes « sembler » et « paraître » essaiment les descriptions : ces incertitudes rejettent l’exhaustivité contraignante d’une forme stable et finie. Le recours à l’écriture permet de se délester du carcan d’une représentation figée pour laisser ces sculptures poétiques s’éveiller et s’agiter dans le domaine de l’imaginaire, recomposé à chaque lecture. Le premier modèle qui se discerne de manière latente, et tout particulièrement pour l’hermaphrodite de Joséphin Péladan, n’est autre que Séraphîta d’Honoré de Balzac. Dans ce roman tardif aux accents mystiques, le personnage éponyme, archétype sublime de l’idéal androgyne, se manifeste sous les traits dichotomiques de « ce marbre immobile, mais léger comme une ombre, nature éthérée »26. Renforçant encore cette référence transparente à l’art de la taille, Séraphîtus, son équivalent à dominante masculine, décrit sa supériorité divine par une comparaison directe avec l’art statuaire, ébauchant un véritable manifeste esthétique de la sculpture symboliste :

[…] le statuaire agit sur le marbre, il le façonne, il y met un monde de pensées. Il existe des marbres que la main de l’homme a doués de la faculté de représenter tout un côté sublime ou tout un côté mauvais de l’humanité […] fais que le marbre soit le corps d’un homme, fais que la statuaire soit le sentiment.27

17Au contraire, la tonalité pessimiste générale laisse davantage poindre l’ascendant d’un second modèle fondateur : celui de la Vénus d’Ille de Prosper Mérimée, publiée en 1837. L’aura mortifère de la statue se retrouve dans l’allusion omniprésente au monstrueux. Pierre Louÿs qualifie l’œuvre en devenir, en multipliant les décrochements, rejetant une caractérisation précise de la création : « une sorte de monstre barbare naît de ses doigts ardent »28. La véritable naissance du chef-d’œuvre ressortit au monstre, être fantastique qui tient à la fois du prodige et du miracle, de l’hybridité et de l’anormalité, et par une connotation plus péjorative d’une difformité effrayante. Cette même alliance entre une créature, animée et active dès sa genèse, et une dénomination lâche, flottante, se retrouve chez Joséphin Péladan qui dépeint dans l’hermaphrodite : « quelque chose de monstrueux [qui] sommeillait ». Et de poursuivre par un dialogue fantasmagorique : « l’artiste, aussi immobile que son œuvre, semblait lui parler. En subissait-il la fascination ? »29. Terminant par une question rhétorique, l’auteur refuse de trancher, laissant le sculpteur médusé, sidéré par la puissance pernicieuse de sa propre invention. Dans ces deux scènes clef, le sculpteur insuffle vie à la matière, réactualisant le motif topique de la transformation de la pierre froide en chair chaude tout en le colorant d’une tonalité sinistre et inquiétante.

18Au-delà du mythe de Pygmalion, ces métamorphoses alchimiques laissent transparaître en filigrane la figure de Prométhée. En effet, ces personnages de sculpteurs omnipotents s’emparent d’un pouvoir de création endogène, autarcique, apanage du divin. Cette arrogance se perçoit tout particulièrement dans les brèves paroles de Démétrios alors qu’il parachève sa création. Délivré des charmes de la courtisane, il s’adresse directement à l’effigie humanisée, supplantant la femme méprisée : « Tu n’es plus la petite asiatique dont je fis ton modèle indigne. Tu es son Idée immortelle, l’Âme terrestre de l’Astarté qui fut génitrice de sa race »30. Mortelle et corrompue, Chrysis est condamnée comme impure, ainsi que l’indique la caractérisation péjorative « asiatique ». Dans le cycle romanesque de Joséphin Péladan, de manière filée et systématique, la faiblesse du deuxième sexe ne saurait être dépassée pour atteindre une ataraxie vertueuse. Face à la résistance de la femme imparfaite, le mentor déplore : « tout ce que la volupté a écrit sur votre chair et le romanesque sur votre esprit, tout cela est de la matière amoureuse gâchée qui vous fait incomplète sous mon cisaillement mental »31. La transmutation ne peut aboutir face à la tentation sensuelle, à la prééminence de la chair, faisant irrémédiablement déchoir la créature animée. Cette dernière, battant en brèche les dernières fortifications du phantasme idéaliste, se résigne à l’insuffisance de la nature, rétorquant : « je suis du moins en Paros : vous repousseriez le bloc de pierre intact mais grossier. Croyez-vous qu’il y ait des êtres parfaits, et qu’on rencontre l’absolu en corset ? Non, ami, l’incomplet restera toujours le caractère de l’humain »32. Au contraire, délestée de l’avilissement de la chair et de la déchéance corporelle, la noble représentation se hisse au divin, en mère originelle et absolue. L’image du modelage évoque également les récits bibliques des origines, rejouant sur le plan profane la création de la femme. Ces naissances artificielles se teintent également d’une lutte des genres en présence. L’homme se libère de la reproduction physique, bassement corporelle, pour s’imposer comme seul parent d’une créature immortelle. Ce faisant, il parvient à dépasser sa condition pour atteindre la gloire éternelle. A cette puissance démiurgique, répond le châtiment qui punit l’hybris et l’orgueil du géniteur. Nul hasard si les trois textes introduisent une première situation dominante du sculpteur, systématiquement en posture de narrateur. Un glissement s’opère progressivement et le protagoniste est d’abord éclipsé par le modèle féminin, source d’incitation à la débauche et à la luxure, avant d’être terrassé par l’ombre sinistre de sa propre invention.

19L’ascendant monstrueux et menaçant de l’œuvre ne peut alors se résoudre que par la destruction, la négation de l’acte artistique. Pendant des descriptions détaillées de la conception sereine et autarcique, ce motif clôt les récits d’Henri de Régnier et de Joséphin Péladan en de violentes scènes théâtrales, véritables variations épiques. Dans ces passages paroxystiques, se déploie un agôn impitoyable face à la matérialité d’une effigie émancipée. Ces scènes s’achèvent par la décapitation, le morcellement, la fragmentation, situant métaphoriquement la puissance agissante de la statue humanisée dans la tête. Le premier auteur dépeint le corps à corps à l’épée du sculpteur, seul survivant de l’aura mortifère de l’icône, en retranscrivant le rythme frénétique de la rixe :

La noble matière criait ou gémissait à l’insulte, selon que le fer le heurtait ou l’effleurait. Elle repoussait mon effort de toute sa vivante solidité. C’était moins une destruction qu’un combat. Un fragment aigu me jaillit au front : je saignai. Une sorte de fureur m’avait saisi qui se changea en rage forcenée. Parfois j’étais honteux comme de battre une femme. J’éprouvais une étrange colère, quelque chose d’insensé, je ne sais quoi d’inconnu. Je martelai furieusement les seins dont les rondeurs s’ébréchèrent. 33

20Le matériau s’humanise, doué de parole et de force physique, il se dresse en redoutable adversaire. Toutefois, peu à peu la puissance de l’œuvre active s’efface au profit d’un affrontement spirituel entre l’entendement et la déraison du protagoniste. En effet, de manière récurrente, le sculpteur désemparé effleure les limites de la démence ; l’intelligence vacille face à la réciprocité de l’attaque, qui confine au surnaturel. Acmé de l’intrigue, ces passages apparaissent comme théâtre de la consécration de l’irrationnel, du prodige et de la fantasmagorie. La victoire finale sur l’œuvre se conclut en une résolution circulaire, par le retour à la matière informe, et partant inoffensive : « Ce n’était plus qu’un bloc indistinct »34. Au contraire, Joséphin Péladan privilégie un dénouement inverse, celui d’un échec irrévocable. L’iconoclasme ne libère pas Nebo de la puissance magnétique de l’effigie, et cette dernière, exempte des lois du vivant, perpétue son influence délétère sans chef. Paroxysme d’une hallucination fantastique, les dernières lignes s’évanouissent sur un flottement équivoque, reflet parfait de la folie dans laquelle sombre le héros stupéfait. Ce dernier est déchu et avili, sanction irrévocable pour celui qui s’était enhardi à se proclamer grand Maître des Forces et du Mystère, prophète des secrets des sphères supérieures :   

Furieux et, dans sa rage, se vengeant sur l’effigie de son ennemi, il tira son épée et, d’un revers terrible, décapita l’icône, dont la tête roula [...] L’épée échappa de sa main. Béant d’épouvante, devant la Force mystérieuse qui le foudroyait, lui, Maître des Forces et Maître du Mystère, sentant les mailles d’or de sa cotte héroïque se rompre il cria dans la nuit, d’une voix terrifiée, avec un geste fou : EROS – BASILEUS ! 35

21L’étude entrelacée de trois textes représentatifs de l’esthétique fin-de-siècle, qui se déploient autour du rôle central d’un narrateur sculpteur, amène à repenser la pratique et l’idéal de la statuaire au prisme de la littérature. Ce corpus trouve cohérence par la présence néfaste et cruelle d’une idole tridimensionnelle, ressort narratif cardinal, qui s’anime graduellement jusqu’à devenir personnage à part entière, réifiant et pétrifiant les humains alentour. Autour d’une même trame dystopique, la sculpture idéale vampirise tant l’artiste que le modèle pour s’imposer comme statue du Commandeur impitoyable ou Belle dédaigneuse impassible. Ce faisant, ces statues de mots modèlent le texte par la description évocatrice de l’inspiration et du processus créateur et par la suggestion plastique des formes et des matières. Elles restent ainsi désespérément interdites à une représentation tangible et immuable. Par des descriptions partielles, l’imaginaire et la recomposition restent ouverts, béants, laissant l’interprétation polyphonique au lecteur. Ne pouvant se figer dans une forme aboutie, inerte et imparfaite, ces effigies poétiques ne cessent de dénoncer la quête infinie et l’impossibilité fondamentale de donner corps au chef-d’œuvre absolu.

22Rompant avec la présence menaçante et l’emprise malfaisante du simulacre et assumant l’aporie de la quête de la sculpture suprême, Guillaume Apollinaire creuse une statue en rien. Par la force de l’évocation lyrique, il dresse ainsi un hommage et cénotaphe au poète assassiné. Cependant, l’absence du monument s’accompagne non de la gloire de l’écrivain, à l’instar des symbolistes convoqués, mais sonne surtout le glas de l’omnipotence de la plume :

- Il faut que je lui fasse une statue, dit l’oiseau du Bénin. Car je ne suis pas seulement peintre, mais aussi sculpteur.
- Une statue en quoi demanda Tristouse. En marbre ? En bronze ?
- Non c’est trop vieux, répondit l’oiseau du Bénin, il faut que je lui sculpte une profonde statue en rien, comme la poésie et comme la gloire. [...] Le lendemain, le sculpteur revint avec des ouvriers qui habillèrent le puits d’un mur en ciment armé large de huit centimètres, sauf le fond qui eut trente-huit centimètres, si bien que le vide avait la forme de Croniamantal, que le trou était plein de son fantôme. 36

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