Colloques en ligne

Laëtitia Bertrand

« La vieille Italie » entre âge d'or et décadence : l'art en péril dans André del Sarto (1833), Lorenzaccio (1834) et Le Fils du Titien (1838) de Musset

1Que ce soit dans sa poésie, dans son théâtre, dans sa prose de fiction ou dans sa critique d'art, Musset donne à lire une certaine fascination pour la Renaissance italienne. Dans son œuvre, la Venise et la Florence du xvie siècle symbolisent l'âge d'or de la peinture dont les plus grands représentants sont Michel-Ange et Raphaël ; par voie de conséquence, les deux villes forment un contrepoint social et artistique au Paris du xixe siècle industriel et bourgeois, où le pouvoir de création est de plus en plus soumis à la loi du marché. Mais cet âge d’or est aussi une source d’angoisse dans l’œuvre mussétienne : les grands maîtres n'auraient-ils pas atteint une forme de perfection artistique, condamnant ainsi les peintres des générations suivantes à n'être que de pâles imitateurs ou de simples ouvriers ? Dans un tel contexte, l'artiste d'après l'âge d'or est face à une double difficulté : parvenir à créer un chef-d’œuvre malgré tout, puis réussir à le faire reconnaître comme tel par un public de plus en plus indifférent. Derrière les peintres se dessinent bien sûr les musiciens et les poètes, également victimes de la transformation progressive de leur art en métier sans passion ; il est alors aisé de voir en quoi Musset interroge sa propre époque à travers celle de la décadence italienne.

2Dans les drames André del Sarto et Lorenzaccio ainsi que dans la nouvelle Le Fils du Titien, Musset peint le moment où l'art de la « vieille Italie1 » bascule de son âge d'or vers sa longue agonie. En plus d'être liées par leur cadre diégétique – l'action se passe à Florence ou à Venise entre 1530 et 1580, et mêle des personnages historiques à des personnages de fiction – et par leur date d'écriture – entre 1833 et 1838 –, ces trois œuvres sont autant de variations sur un même thème. Elles mettent toutes en scène des profils de peintres différents, mais qui ont en commun d'être dans l'ombre des grands maîtres et de s'interroger sur l'héritage qu'ils laisseront derrière eux : l'un est débutant, Tebaldeo ; un autre est sur le déclin, André del Sarto ; le dernier hésite à renoncer à l'art, Pippo. À travers les interrogations de ses protagonistes, Musset problématise tant la place de l'art dans une société décadente que le dilemme de l'artiste devant choisir entre l'idéal et le réel.

3Pourtant, le message esthétique délivré dans la fiction de ces trois œuvres italiennes est sensiblement différent du discours tenu par l'auteur, en particulier dans ses Salons. Les personnages mussétiens ne sont pas les seuls à faire face à leurs propres contradictions : le poète lyrique, une fois devenu salonnier, ne fait pas exception, et peut porter un regard étonnement optimiste sur l'art de son temps. Afin de mieux comprendre ce double discours, nous commencerons par revenir sur la peinture de la décadence artistique et du rapport conflictuel que l’artiste porte à son art dans les œuvres de fiction mussétiennes, avant de nous pencher sur les échos et nuances apportées à cette fresque dans ses textes de critique esthétique.

De l'âge d'or à la décadence

4Selon Musset, la Renaissance italienne est un idéal artistique non seulement en raison de la qualité de ses œuvres et de ses artistes, mais aussi du statut accordé à l'art dans la société de l'époque. Dans « Les Vœux stériles », le poète décrit l'art italien comme une religion d’État : les artistes étaient « Triomphants, honorés, dieux parmi les mortels2 ». Non contents d'être reconnus à leur juste valeur par un public esthète, ils sont également protégés par des mécènes puissants et bienveillants. André del Sarto qualifie François ier de « protecteur des arts3 » ; dans le Fils du Titien, Charles Quint respecte le grand maître comme son égal, et le narrateur ne manque pas de rappeler que l'art est considéré comme sacré :

La peinture, au siècle de Jules ii et de Léon x, n’était pas un métier comme aujourd’hui ; c’était une religion pour les artistes, un goût éclairé chez les grands seigneurs, une gloire pour l'Italie et une passion pour les femmes.4

5Néanmoins, la génération de Pippo, Tebaldeo et du vieil André del Sarto est témoin d’un tournant dans l’histoire de l’art. La mort de Michel-Ange symbolise la fin de ce temps glorieux, et donc le début d’une longue décadence :

Un long cri de douleur traversa l'Italie
Lorsqu'au pied des autels Michel-Ange expira.5

6André del Sarto, dernier représentant encore vivant de l'âge d'or florentin, souffre de voir cette hécatombe progressive :

Seul, parmi tant de peintres illustres, je survis jeune encore au siècle de Michel-Ange, et je vois de jour en jour tout s’écrouler autour de moi. Rome et Venise sont encore florissantes. Notre patrie n'est plus rien. Je lutte en vain contre les ténèbres, le flambeau sacré s'éteint dans ma main. […] Mes ateliers sont déserts, ma réputation est perdue.6

7Sa parole fait œuvre de prophétie : chaque ville va sombrer à son tour, comme on le voit dans les deux autres œuvres de Musset.

8La mort des grands maîtres n'est cependant pas l'unique raison de la décadence italienne ; l'hégémonie de nouvelles écoles qui souillent l'héritage des précédentes, la marginalisation de l'artiste dans une société qui le dédaigne et la dégradation de l'art en métier en sont aussi les sources – autant de fléaux dont est victime le xixe siècle. Voyons comment ces marques de la déchéance artistique sont mises en scène dans nos trois œuvres.

9André del Sarto est la pièce qui met le plus au centre de son propos la menace des écoles modernes par opposition aux enseignements classiques. Le personnage éponyme est devenu, aux yeux de ses élèves les plus ambitieux, un maître vieilli et démodé dont il faut détruire l'héritage pour créer une nouvelle tendance. Césario représente cette jeunesse fougueuse :

Moi, Michel-Ange m'ennuyait ; je suis bien aise qu'il soit mort. […] Vive le gothique ! Si les arts se meurent, l'Antiquité ne rajeunira rien. Tra deri da ! Il nous faut du nouveau. […] Du nouveau à tout prix, du nouveau !7

10Césario est l'avatar du jeune romantique hugolien ; ce en quoi il s'oppose à Musset, qui a pour sa part pris ses distances avec Hugo, et qui défend ardemment l'art antique face au gothique – bien qu'il en admire certains aspects. Pour le poète, s'il est en effet indispensable de chercher la nouveauté en art, celle-ci ne doit cependant pas être bâtie sur les cendres des chefs-d’œuvre passés ; mieux vaut renouveler les acquis des grands maîtres en les adaptant aux exigences artistiques contemporaines. Il ne faut en aucun cas que le nouveau se fasse « à tout prix », ce sacrifice risquant de précipiter l'art vers sa déchéance8. Le danger de ces nouvelles écoles ne se limite pas à la ferveur des jeunes iconoclastes ; d'autres peuvent au contraire feindre de s'inscrire dans l'héritage des grands maîtres, mais n'être que des imposteurs qui le dégradent. C'est le cas, dans le Fils du Titien, du personnage de Tito, un artiste médiocre, qui utilise sa parenté lointaine avec Le Titien pour se faire passer pour Pippo et entacher sa réputation. La décadence passe donc aussi par le plagiat qui, contrairement à l'inspiration, ne fait que dégrader le style d'antan – nous y reviendrons9.

11Ce conflit entre les écoles, creusant l'écart entre classiques et romantiques, est un symptôme du malaise générationnel à l'origine du « mal du siècle ». André del Sarto est un personnage original dans le corpus mussétien : profondément mélancolique, il n'appartient cependant pas à la jeune génération désillusionnée, comme Octave dans la Confession d'un enfant du siècle, ou Fantasio et Lorenzaccio dans les drames éponymes. Au contraire, il offre un point de vue en miroir, puisque sa mélancolie est due au rejet de sa génération par la jeunesse :

La jeunesse ne veut plus guère de nous. Je ne sais si c'est que le siècle est un nouveau-né, ou un vieillard tombé en enfance. […] tâchons d’être de notre temps, jusqu'à ce qu'on nous enterre.10

12Ce changement de regard permet au poète de rappeler que la mélancolie est une maladie qui ne touche pas exclusivement les jeunes, mais tout individu appartenant à une génération de transition, de surcroît dans le monde artistique. La frontière entre les âges se brouille face au spleen : rappelons qu’Octave et Lorenzo se sentent précocement vieillis par l’expérience de la vérité et l’amertume du scepticisme. Le célèbre vers de « Rolla », « Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux11 », réunit tous les âges au sein d’une même génération, celle de l’après, contraire dans son essence même à l’époque glorieuse, hors du temps, de Michel-Ange. Les « Vœux stériles » opposent également la fragilité de la jeunesse moderne abîmée par les affres du temps à la vieillesse grandiose, quasi mythologique, de l’âge d’or :

Je suis jeune ; j’arrive. À moitié de ma route,
Déjà las de marcher, je me suis retourné. […]
Qu’ai-je fait ? qu’ai-je appris ? – Le temps est si rapide !
L’enfant marche joyeux, sans songer au chemin ;
Il le croit infini, n’en voyant pas la fin.
Tout à coup il rencontre une source limpide,
Il s’arrête, il se penche, il y voit un vieillard.12

13Le mépris des jeunes peintres envers les vieux maîtres comme André del Sarto est donc non seulement la marque d’un manque de respect envers leur art, mais aussi d’une vanité naïve face à la réalité : toutes les générations de l’après sont condamnées à la même vieillesse prématurée, et le rejet des aînés ne fait que précipiter la décadence de l’art moderne. L’absence de solidarité – voire la concurrence – entre les différentes écoles artistiques est le symptôme de la marginalisation croissante de l’artiste au sein, non seulement de ses confrères, mais aussi de la société entière ; déchu de son rang de dieu sur terre, il n’a plus ni soutien ni reconnaissance. C'est pourquoi Pippo, après avoir fait ce constat, décide d'abandonner la route de son père en jugeant que ce chemin n'en vaut plus la peine :

Pippo, soutenu par le nom qu'il portait, avec un peu d'audace et les études qu'il avait faites, pouvait aisément et promptement s'illustrer ; mais c’était là précisément ce qu'il ne voulait pas. Il eût regardé comme une chose honteuse de profiter de l'ignorance du vulgaire ; il se disait, avec raison, que le fils d’un architecte ne doit pas démolir ce qu’a bâti son père, et que, si le fils du Titien se faisait peintre, il était de son devoir de s’opposer à la décadence de la peinture.
Mais, pour entreprendre une pareille tâche, il lui fallait sans aucun doute y consacrer sa vie entière. Réussirait-il ? C’était incertain. Un seul homme a bien peu de force, quand tout un siècle lutte contre lui ; il est emporté par la multitude comme un nageur par un tourbillon. Qu'arriverait-il donc ? Pippo ne s’aveuglait pas sur son propre compte ; il prévoyait que le courage lui manquerait tôt ou tard, et que ses anciens plaisirs l'entraîneraient de nouveau ; il courait donc la chance de faire un sacrifice inutile, soit que ce sacrifice fût entier, soit qu'il fût incomplet ; et quel fruit en recueillerait-il ? Il était jeune, riche, bien portant, et il avait une belle maîtresse ; pour vivre heureux sans qu'on eût, après tout, de reproches à lui faire, il n’avait qu'à laisser le soleil se lever et se coucher. Fallait-il renoncer à tant de biens pour une gloire douteuse qui, probablement, lui échapperait ?
C’était après y avoir mûrement réfléchi que Pippo avait pris le parti d’affecter une indifférence qui, peu à peu, lui était devenue naturelle. Si j'étudie encore vingt ans, disait-il, et si j'essaie d'imiter mon père, je chanterai devant des sourds ; si la force me manque, je déshonorerai mon nom. Et, avec sa gaieté habituelle, il concluait en s’écriant : Au diable la peinture ! la vie est trop courte.13

14Si sacrifier sa vie à l'art n'aboutit qu'au manque de reconnaissance sociale ou à un échec personnel, mieux vaut abandonner par avance. Pippo est loin de souscrire à l'allégorie du Pélican que Musset développe dans « La Nuit de Mai » trois ans avant d'écrire sa nouvelle. Mais il n'en est pas moins le porte-voix d'un poète également confronté à la question de l'héritage artistique et qui a pu aussi déclarer, onze ans plus tôt, qu'il voudrait être Shakespeare ou Schiller sinon rien14.

15Certains artistes décident malgré tout de persévérer dans leur discipline : dans ce cas, ils doivent faire face à un autre dilemme, celui de l'intégrité. Le mécénat n'ayant plus cours et le public n'ayant plus le goût du beau, le peintre doit accepter de vendre sa main d'œuvre au pouvoir politique, ou bien de suivre la mode et d'obéir à la loi de l'offre et de la demande. « On travaille pour vivre, et les arts deviennent des métiers15 », constate Lionel, ami et confrère d'André del Sarto, déplorant le nombre décroissant d'élèves dans l'atelier de son maître. Celui-ci considère d'ailleurs qu'il est lui-même soumis à ce besoin de production rapide pour gagner de quoi vivre, par opposition à l'âge d'or où Le Corrège pouvait prendre le temps nécessaire à la gestation d'une œuvre d'art :

J'ai eu du génie autrefois, ou quelque chose qui ressemblait à du génie ; mais j'ai toujours fait mes tableaux trop vite, pour avoir de l'argent comptant. […] Ah ! Le Corrège ! voilà un peintre ! Il était plus pauvre que moi ; mais jamais un tableau n'est sorti de son atelier un quart d'heure trop tôt. L'honnêteté ! l'honnêteté ! voilà la grande parole.16

16De là à associer cette marchandisation de l'art à de la prostitution, il n'y a qu'un pas. Lorenzaccio actualise ce poncif dans la scène 2 de l'Acte ii, où Lorenzo, représentant du pouvoir politique, et le cardinal Valori, représentant du pouvoir religieux, cherchent à acheter autant les services que le corps du jeune peintre Tebaldeo : le mécénat désintéressé et bienveillant de l'Église et de l'État à l'époque de l'âge d'or italien n'est plus qu'un pâle souvenir.

17Cette image dégradante de l'art prostitué n'est pas sans rappeler la critique moderne de la « littérature industrielle », pour reprendre le mot de Sainte-Beuve : le conte Histoire d'un merle blanc de Musset, publié en 1842, parodie d'ailleurs les écrivains prolixes comme Balzac, Sue et Sand. Musset lui-même déclare qu'il « déteste la prose » quand il s'agit d'un « travail forcé17 » ; Le Fils du Titien est en outre l'une des rares nouvelles dont il est fier en dépit de son genre. Selon Musset, cette soumission de la littérature aux lois du marché et de la mode a également pour conséquence néfaste de faire disparaître les chefs-d'œuvre passés de la mémoire collective. Il s'en indigne dans le poème « Une soirée perdue » :

J'étais seul, l'autre soir, au Théâtre-Français,
Ou presque seul ; l'auteur n'avait pas grand succès.
Ce n'était que Molière, et nous savons de reste
Que ce grand maladroit, qui fit un jour Alceste,
Ignora le bel art de chatouiller l'esprit
Et de servir à point un dénoûment bien cuit.
Grâce à Dieu, nos auteurs ont changé de méthode,
Et nous aimons bien mieux quelque drame à la mode
Où l'intrigue, enlacée et roulée en feston,
Tourne comme un rébus autour d'un mirliton.18

18La déchéance de l'art dans la société moderne est telle que les artistes contemporains ne sont pas les seuls à en pâtir : les grands maîtres passés sont eux aussi menacés d'oubli.

Les dilemmes de l'artiste

19Ces trois œuvres ne peignent pas uniquement la dégradation du statut de l'artiste dans la société moderne ; elles donnent également à voir la difficulté qu'a l'artiste, en tant qu'individu, à concilier ses propres rêves avec la réalité qui s'impose à lui.

20André del Sarto et Le Fils du Titien construisent leur intrigue autour de la confrontation entre deux passions : l'art et l'amour. Elles ont néanmoins un dénouement opposé : le drame suit la logique d'une tragédie – André meurt d'amour en voyant sa femme et son meilleur ami réunis –, alors que la nouvelle fait triompher l'amour entre Pippo et Béatrice. Les deux œuvres se rejoignent cependant dans le traitement qui est réservé à l'art, puisque dans les deux cas celui-ci est sacrifié à l'amour – la passion d'André le tue, et Pippo décide de ne plus jamais peindre pour vivre pleinement sa relation avec Béatrice. L'amour, et non l'art, est donc présenté comme la seule raison de vivre ou de mourir. La religion à laquelle l'artiste se voue corps et âme a changé d'objet ; ce n'est plus l'art qu'il faut honorer, mais l'amour, comme le constate Cordiani lorsqu'il évoque ses sentiments pour Lucrèce :

Qu'ai-je eu dans le cœur jusqu'à présent ? […] je n'y ai laissé entrer que l'amour des arts, qui est l'encens de l'autel, mais qui n'en est pas le dieu. J'ai vécu de mon pinceau, de mon travail ; mais mon travail n'a nourri que mon corps ; mon âme a gardé sa faim céleste. […] mon cœur n'était à rien jusqu'à ce qu'il fût à elle.19

21Un tel investissement oblige le personnage mussétien à être exclusif, et donc à n'avoir qu'une seule passion : l'art ou l'amour. C'est là tout l'enjeu du Fils du Titien : Pippo déclare, à la fin de la nouvelle, qu'il doit choisir entre un amour épanoui et la gloire artistique, les deux ne pouvant être menés de front. Il donne l'exemple de Raphaël, empoisonné par les vapeurs toxiques des pigments et mort, selon la légende, dans les bras de sa maîtresse :

On ne fait jamais bien deux choses à la fois. Tu ne conseillerais pas à un commerçant de faire des vers en même temps que ses calculs, ni à un poète d'auner de la toile pendant qu'il chercherait ses rimes. Pourquoi donc veux-tu me faire peindre pendant que je suis amoureux ? […] Ou Raphaël a eu tort de devenir amoureux étant peintre, ou il a eu tort de se mettre à peindre étant amoureux. […] S'il eût fait seulement cinquante chefs-d’œuvre de moins, c'eût été un malheur pour le pape, qui aurait été obligé de faire décorer ses chapelles par un autre ; mais la Fornarine en aurait eu cinquante baisers de plus, et Raphaël aurait évité l'odeur des couleurs à l'huile, qui est si nuisible à la santé.20

22La morale de la nouvelle, qui célèbre la prééminence de l'amour sur l'art est, comme le souligne Sylvain Ledda, à rebours du discours hérité des romantiques allemands :

la chute du Fils du Titien propose une morale poétique qui invite le lecteur à une méditation philosophique sur les valeurs idéalistes de l'art, et celles, plus hédonistes, des plaisirs de l'amour […]. Cette chute virtuose est en parfaite opposition avec la vérité formulée par Porbus dans Le Chef-d’œuvre inconnu : « Les fruits de l'amour passent vite, ceux de l'art sont immortels. » Musset ne suit pas cette vision idéaliste de l'artiste romantique, telle qu'ont pu la conceptualiser Schelling ou Hegel. L'enseignement de Tizianello est plutôt celui du carpe diem, les fruits de l'amour étant supérieurs à ceux de l'art.21

23La réflexion de Pippo interroge également l'impossible adéquation entre l'idéal et le réel. En effet, dans le sonnet qu'il a écrit sur le portrait de Béatrice, le fils du Titien annonce qu'il ne peindra jamais plus, « Ne voulant de sa main illustrer d’autre qu’elle. » Il ajoute que, « tout beau qu'il est, ce portrait ne vaut pas / (Crois-m'en sur ma parole) un baiser du modèle !22 » Pippo stipule donc que l'art ne pourra jamais atteindre l'idéal du réel : cet art poétique, qui renverse le mythe de Pygmalion, minimise les pouvoirs de l'artiste au profit de ceux de l'amoureux. En désirant faire de son amour un chef-d’œuvre afin que sa vie devienne une œuvre d'art, Pippo transpose sa créativité d'artiste dans son rôle d'amant, et fait revivre l'âge d'or artistique italien à travers la beauté de sa vie amoureuse. Cette survivance de l'art dans l'amour n'est cependant plus possible au xixe siècle, selon le poète des « Vœux stériles » ; car l'un comme l'autre ont définitivement disparu après le xvie siècle italien :

Temps heureux, temps aimés ! Mes mains alors peut-être,
Mes lâches mains, pour vous auraient pu s'occuper ;
Mais aujourd'hui pour qui ? dans quel but ? sous quel maître ?
L'artiste est un marchand, et l'art est un métier.
Un pâle simulacre, une vile copie,
Naissent sous le soleil ardent de l'Italie...
Nos œuvres ont un an, nos gloires ont un jour ;
Tout est mort en Europe, – oui, tout, – jusqu'à l'amour.23

24Le choix entre l’art et la gloire, qui n’a qu’ « un jour », est l’autre dilemme auquel doit faire face l’artiste. N'étant plus protégé par des mécènes bienveillants, il doit parvenir à trouver une forme de reconnaissance sans pour autant se laisser acheter : c’est la situation dans laquelle se trouve Tebaldeo. Le jeune peintre est présenté comme l'un des personnages naïfs et innocents de Lorenzaccio, encore capable de croire en ses idéaux : « Réaliser des rêves, voilà la vie du peintre24 » dit-il dans la scène 2 de l'Acte ii. Pour mettre à mal son idéalisme, Lorenzo lui fait remarquer que, pour peindre une vue ressemblante de Florence, il devra en accepter la réalité crue et en montrer la misère. Ce à quoi Tebaldeo répond : « L'art, cette fleur divine, a quelquefois besoin du fumier pour engrosser le sol et le féconder. […] L'enthousiasme est frère de la souffrance.25 » C'est là un motif récurent dans l’œuvre mussétienne : le malheur crée la beauté, car l'art et le Beau naissent de la vie et en particulier de l'expérience douloureuse. Mais Lorenzo souligne l'hypocrisie involontaire de Tebaldeo, qui a tout intérêt à désirer le malheur d'autrui afin de peindre un chef-d’œuvre à partir de cette souffrance – autrement dit, il a besoin de la misère provoquée par Alexandre pour édifier sa propre gloire. De fait, la suite du drame donne raison à Lorenzo : bien que le jeune peintre revendique sa liberté et son indépendance créatrice, il accepte de peindre pour le tyran de Florence, et reste à son service malgré ses désillusions dans le seul but de pouvoir continuer à exercer son art. En mettant Tebaldeo face à ses contradictions, Lorenzo retire son masque et le montre tel qu'il est : aussi corrompu que lui. La pièce, à travers le parcours du personnage éponyme, prouve que nul ne peut vouloir la gloire sans devoir renoncer à la vertu. Lorenzo et Tebaldeo incarnent donc la dualité de l'esthétique mussétienne, partagée entre lyrisme et cynisme, ferveur créatrice et mélancolie.

25Dans Le Fils du Titien, la situation est un peu différente : ce n'est pas l'artiste qui échoue à trouver un mécène vertueux pour le guider vers la gloire, mais le mécène qui ne parvient pas à convaincre son artiste de chercher les lauriers. Béatrice, muse de Pippo, se donne pour mission de faire de lui un artiste-roi, comme ce fut le cas pour son père : « le Titien était un roi ; et maintenant qui porte son sceptre ?26 » Mais Béatrice et Pippo ont des visions de l'amour et de l'art diamétralement opposées. Alors que, pour le peintre, l'amour peut inspirer l'art mais ne doit jamais se subordonner à lui, au contraire, pour la jeune femme, l'amour est un auxiliaire à la gloire artistique :

Elle voulait faire de Pippo plus que son amant ; elle voulait en faire un grand peintre. Elle connaissait la vie déréglée qu'il menait, et elle avait résolu de l'en arracher. Elle savait qu'en lui, malgré ses désordres, le feu sacré des arts n'était pas éteint, mais seulement couvert de cendre, et elle espérait que l'amour ranimerait la divine étincelle.27

26Alors que, selon Pippo, l'art ne pourra jamais rendre la beauté idéale de l'amour réel, Béatrice se rêve en muse-artiste, en créatrice capable de façonner l'artiste parfait, de le couronner en nouveau roi ; en d'autres termes, elle considère que c’est Galatée qui a fait de Pygmalion un artiste parfait. Elle dit d'ailleurs à Pippo : « Et moi aussi, je ferai ton portrait, un beau portrait bien ressemblant, non pas inanimé, mais vivant.28 » Béatrice est finalement comme Tebaldeo : elle continue à croire que l'art peut magnifier le réel, alors que Pippo et Lorenzo sont convaincus que ce rêve n'est plus possible dans un monde décadent. Lorenzo, cynique, ne trouve de beauté que dans la vérité, qui s'actualise dans le crime ; Pippo, hédoniste, salue la beauté de l'amour, qui s'incarne dans une vie véritablement vécue, au lieu d’être projetée dans d’hypothétiques œuvres d’art.

La fiction face à la diction : un autre regard sur l'art

27Le message sur l'art porté par ces trois œuvres est donc globalement pessimiste : on y voit d'une part une société moderne qui marginalise l'artiste, et d'autre part un artiste qui rejette – volontairement ou de manière contrainte – sa foi en l'art. Mais le discours mussétien n’est jamais univoque : le nihilisme de Lorenzo, de Pippo et d’André se confronte à l’idéalisme de Tebaldeo, de Béatrice et – dans une certaine mesure – de Cordiani ; et si l’évolution de la diégèse montre davantage l’échec de l’art que sa victoire, divers points de vue ont été évoqués et démontrent la complexité de la question esthétique chez Musset. Chaque personnage est, à son échelle, le porte-parole du poète ; cette diffraction des voix est l’indice d’une pensée ambivalente et d’une interrogation constante de ses convictions. De fait, à travers sa poétique comme dans ses écrits critiques, Musset fait preuve d'un optimisme surprenant qui offre un tout autre regard sur les rapports entre l'artiste et la modernité.

28Remarquons que, dans la trilogie, la présence d'autres arts que la peinture, tels que la musique ou la littérature, peuvent ponctuellement compenser les échecs du peintre. Si, dans l’œuvre de Musset, la peinture représente le plus souvent la recherche d'un dialogue entre l'idéal – ce qui imaginé – et le réel – ce qui est vu –, la musique symbolise quant à elle l'harmonie entre les cœurs, permettant de passer outre les écueils d'une parole trop faillible pour exprimer l'indicible. C'est par la musique que Cordiani et Lucrèce peuvent se dire leur amour sans douter de son authenticité :

Depuis un an que je la vois tous les jours, je lui parle, et elle me répond ; je fais un geste, et elle me comprend. Elle se met au clavecin, elle chante, et moi, les lèvres entr'ouvertes, je regarde une longue larme tomber en silence sur ses bras nus.29

29Musset fait apparaître d'autres genres d'art là où la peinture fait défaut ou ne suffit plus. Si la musique comble le manque d'harmonie dans André del Sarto, la littérature parachève ce dialogue entre les arts dans Le Fils du Titien à l'aide d'une habile mise en abyme. Les deux sonnets écrits par Pippo, l'un pour déclarer sa flamme à Béatrice, et l'autre pour annoncer qu'il abandonne la peinture au profit de l'amour, sont décisifs dans l'intrigue et, par extension, dans la construction de son chef-d’œuvre amoureux. La littérature est ainsi la forme d'art la plus puissante, car elle parvient à réunir les amants et à rendre pérenne leur relation : une conclusion pleine de sens de la part d'un poète qui écrit une nouvelle en prose sur les limites de la création. Le dialogue entre les arts dépasse même les frontières de la diégèse : les deux sonnets écrits par Pippo ont été publiés à part dans la Revue des Deux Mondes puis dans les Poésies complètes, devenant ainsi des œuvres indépendantes. La nouvelle a également inspiré des illustrations du vivant du poète, qui a dédié à la dessinatrice un sonnet nommé « A Madame O., qui avait fait des dessins pour les Nouvelles de l'auteur ». À travers ce dialogue entre les arts, Musset rappelle donc que chaque genre a sa propre force et peut compenser les faiblesses des autres.

30Mais l'art n'est pas qu'un symbole dans l’œuvre mussétienne : c'est aussi un outil d'écriture qui donne à lire une poétique fortement fondée sur l'imagination. La prose de Musset est, dans Le Fils du Titien, friande de descriptions qui tendent vers le tableau littéraire. Entre autres exemples, le lever du soleil sur la rive des Esclavons est une hypotypose magistrale dont les couleurs impressionnistes sont accompagnées d'une mise en scène sonore subtile30. Les premières pages de la nouvelle31, très comparables à ce passage, sont probablement un souvenir du tableau Le Départ des pêcheurs de l'Adriatique peint par Léopold-Louis Robert, peinture qui était d'ailleurs exposée au Salon de 1836 et dont le poète a écrit un compte-rendu. Musset va jusqu'à créer une fausse ekphrasis au chapitre viii, quand Pippo décrit un « beau tableau à faire », mais qui n'a d'existence que dans son esprit, pour représenter les derniers moments de Raphaël. La peinture qu'en fait Pippo est précise au point de spécifier ce que le cartel devrait indiquer :

— Il y aurait un beau tableau à faire, disait-il ; il représenterait le Campo Vaccino à Rome, au soleil couchant. L'horizon est vaste, la place déserte. Sur le premier plan, des enfants jouent sur des ruines ; au second plan, on voit passer un jeune homme enveloppé d’un manteau ; son visage est pâle, ses traits délicats sont altérés par la souffrance ; il faut qu'en le voyant on devine qu'il va mourir. D'une main il tient une palette et des pinceaux, de l'autre il s'appuie sur une femme jeune et robuste, qui tourne la tête en souriant. Afin d’expliquer cette scène, il faudrait mettre au bas la date du jour où elle se passe, le vendredi saint de l’année 1520.32

31Musset fait donc un contrepoint littéraire à l'abandon artistique de Pippo : puisque le personnage ne peint plus, le poète dessine à sa place des tableaux et les offre à l'imagination du lecteur, qui peut alors exercer sa fantaisie pour devenir lui aussi un artiste-peintre. Indirectement, le fils du Titien indique la marche à suivre lorsque, pour ébaucher dans sa tête le portrait de la maîtresse idéale, il laisse vagabonder son esprit librement :

Pour se faire une idée d'une femme, lorsqu'on sait qu'elle est belle, rien n'est plus important que de connaître la nuance de ses cheveux. Pippo hésita longtemps entre les deux couleurs ; enfin il s'imagina qu'elle avait les cheveux châtains, afin de mettre son esprit en repos.
Mais il ne sut alors comment décider de quelle couleur étaient ses yeux ; il les aurait supposés noirs si elle eût été brune, et bleus si elle eût été blonde. Il se figura qu'ils étaient bleus, non pas de ce bleu clair et indécis qui est tour à tour gris ou verdâtre, mais de cet azur pur comme le ciel, qui, dans les moments de passion, prend une teinte plus foncée, et devient sombre comme l'aile du corbeau.
À peine ces yeux charmants lui eurent-ils apparu avec un regard tendre et profond, que son imagination les entoura d'un front blanc comme la neige, et de deux joues roses comme les rayons du soleil sur le sommet des Alpes. Entre ces deux joues, aussi douces qu’une pêche, il crut voir un nez effilé comme celui du buste antique qu'on a appelé l'Amour grec. Au-dessous, une bouche vermeille, ni trop grande ni trop petite, laissant passer, entre deux rangées de perles, une haleine fraîche et voluptueuse ; le menton était bien formé et légèrement arrondi ; la physionomie franche, mais un peu altière ; sur un cou un peu long, sans un seul pli, d’une blancheur mate, se balançait mollement, comme une fleur sur sa tige, cette tête gracieuse et toute sympathique. À cette belle image, créée par la fantaisie, il ne manquait que d’être réelle. Elle va venir, pensait Pippo, elle sera ici quand il fera jour ; et ce qui n’est pas le moins surprenant dans son étrange rêverie, c’est qu'il venait de faire, sans s'en douter, le fidèle portrait de sa future maîtresse.33

32Les deux dernières phrases de ce passage valent pour art poétique : la spontanéité de la fantaisie est la meilleure garante d'une représentation proche de la vérité. Cet éloge de la liberté de l'imagination n'est pas étonnant de la part d’un dramaturge qui a créé, pour son lecteur, Un Spectacle dans un fauteuil (prose), recueil dans lequel sont publiés André del Sarto et Lorenzaccio : pourquoi se contraindre aux limites de la scène lorsqu'on peut bénéficier des potentialités infinies de l'imaginaire ? Musset a su trouver un moyen de garder son intégrité de créateur : plutôt que d'adapter son art à la demande, au risque de le corrompre – comme Tebaldeo – ou d'abandonner toute activité artistique – comme Pippo –, le poète a su faire un pied-de-nez à son public après l'échec de La Nuit vénitienne. Non seulement il a renouvelé sa manière de concevoir le théâtre, mais en plus il a permis à ses lecteurs futurs d'avoir accès à ce qui aurait pu rester des chefs-d'œuvre inconnus.

33Dans une certaine mesure, le discours auctorial de Musset ne correspond pas à la posture romantique de l'artiste incompris qu'ont ses personnages de fiction, victimes d'un système qui, au mieux, annihile leur pouvoir de création et, au pire, les pousse au suicide. Contrairement à l'idée reçue qui associe l'auteur des Nuits aux poètes dont le génie n'est pas dû à l'effort mais à la visite des muses, Musset critique sévèrement la légende de l'artiste inspiré et défend les vertus du travail de composition. Au chapitre iii du Fils du Titien, le narrateur montre avec ironie que l'inspiration venue du ciel n'est qu'une croyance vaine : Pippo, assis devant sa feuille blanche pour écrire un sonnet à Béatrice, pense d'abord que son amour suffira à lui insuffler du talent, mais ne trouve rien de bon à écrire. Il lui faut recourir à la musique, puis à la lecture de Pétrarque, pour trouver la vraie inspiration, celle qui naît du travail et de l'émotion que procure la lecture des modèles. Notons que cette inspiration se distingue du plagiat – mauvais de surcroît – dont Tito est coupable34.

34Dans sa critique d'art35, Musset développe à plusieurs reprises la distinction entre une bonne et une mauvaise imitation ; il en fait un critère d'appréciation des œuvres exposées pour évaluer leurs chances de passer à la postérité. Musset lui-même revendique un style inspiré des poètes qu'il admire le plus36 sans pour autant sombrer dans la fade imitation. Il répond en outre aux critiques qui lui ont reproché de copier ses modèles dans les Contes d'Espagne et d'Italie avec ces vers :

Je ne fais pas grand cas, pour moi, de la critique.
Toute mouche qu'elle est, c'est rare qu'elle pique.
On m'a dit l'an passé que j'imitais Byron :
Vous qui me connaissez, vous savez bien que non.
Je hais comme la mort l'état de plagiaire ;
Mon verre n'est pas grand, mais je bois dans mon verre.37

35Contrairement à sa réputation de paresseux – notamment due à Baudelaire38 –, Musset défend une poétique de la rigueur et dénonce la fainéantise des artistes qui attendent que l'inspiration vienne sans effort :

On a souvent parlé, dans l'histoire des arts, de la facilité avec laquelle de grands artistes exécutaient leurs ouvrages, et on en a cité qui savaient allier au travail le désordre et l'oisiveté même. Mais il n’y a pas de plus grande erreur que celle-là. Il n’est pas impossible qu'un peintre exercé, sûr de sa main et de sa réputation, réussisse à faire une belle esquisse au milieu des distractions et des plaisirs. Le Vinci peignit quelquefois, dit-on, tenant sa lyre d’une main et son pinceau de l’autre ; mais le célèbre portrait de la Joconde resta quatre ans sur son chevalet. Malgré de rares tours de force, qui, en résultat, sont toujours trop vantés, il est certain que ce qui est véritablement beau est l’ouvrage du temps et du recueillement, et qu’il n’y a pas de vrai génie sans patience.39

36Le narrateur du Fils du Titien rappelle également que Michel-Ange reprocha au Titien d'avoir « [osé] obéir à son génie et laisser courir son pinceau », autrement dit d'avoir « [négligé] les principes du dessin40 ». Céder à la facilité est le premier pas vers la décadence, même de la part des grands maîtres. En résumé, ce sont donc le travail, le temps et l'humilité qui permettent de créer un chef-d’œuvre ; non le génie naturel, qui est au mieux un talent à cultiver, au pire un mythe qui ne mène qu'à la médiocrité. Cette conception du talent laisse une belle place à l'espoir : la volonté de l'artiste a un rôle à jouer dans son passage ou non à la postérité.

37Musset déconstruit encore davantage les postures d'artiste au sein de sa critique d'art. Au rejet de la figure du génie inspiré s'ajoute celui de l'artiste incompris. Selon le poète, l'artiste qui passe à la postérité est celui qui parvient à séduire non seulement la foule mais aussi l'élite des connaisseurs ; c'est pourquoi le bon critique d'art doit écouter les avis de chaque type de public. C'est de cette manière qu'il pourra déceler les vrais talents au milieu de la pluralité des œuvres et artistes exposés dans les salons. L'artiste qui se dit incompris ne cherche pas à considérer ce double public : soit il veut plaire à la foule et se conforme à la mode du moment, soit il la dédaigne et choisit de ne s'adresser qu'aux connaisseurs. Sacrifier un public au profit d'un autre n'est qu'une manière de justifier son manque de succès sans vouloir faire l'effort de vouloir s'adresser à tous41. Selon le poète, le succès unanime d'un tableau n'est pas dû à sa virtuosité technique mais à sa simplicité, qui permet d'atteindre le vrai, le naturel, et donc l'émotion. Un véritable chef-d’œuvre parvient à communiquer sa beauté et sa complexité à tout un chacun, car nul n'est profane dans la religion de l'art :

Il n'y a pas de plus grande erreur, dans les arts, que de croire à des sphères trop élevées pour les profanes. Ces sphères appartiennent à l'imagination. Qu'elle s'y recueille quand elle conçoit ; mais, la main à l'ouvrage, il faut que la forme soit accessible à tous.42

38Toujours dans sa critique d'art, le poète achève de déconstruire le mythe de l'artiste incompris en affirmant que tout vrai talent finit toujours par être reconnu ; la figure de l'artiste maudit ne serait qu'une construction littéraire sans exemple réel dans l'Histoire de l'art puisque les grands artistes, même malheureux, sont passés à la postérité. Si une œuvre est belle, elle trouvera toujours son public, y compris si cela doit prendre plusieurs décennies. Le Musset salonnier est donc particulièrement optimiste, là où le Musset poète, admirateur de Chatterton, semble brosser le portrait d'artistes marginalisés ou de « poètes déchus », pour reprendre le titre de son ébauche de son roman autobiographique. Dans une certaine mesure, il contribue lui aussi à la construction de cette légende dans son œuvre littéraire, bien que ses personnages d'artiste soient, comme on l'a vu, davantage des anti-héros de l'art que des héros à mythifier. Cette dualité du discours est inhérente à Musset : bien qu'il semble porter un regard optimiste sur les pouvoirs du travail créatif, il se projette, à travers ses personnages, en artiste désabusé et tourmenté.

39Que penser, alors, de l'avenir artistique après la décadence italienne ? Si l'on en croit cette trilogie, l'art ne peut survivre après l'âge d'or de la Renaissance. Cependant, Musset conteste l'idée que l'art serait impossible au xixe siècle : s'il n'est plus considéré comme une religion mais comme un métier, il n'en reste pas moins, par essence, immortel. L'artiste doit parvenir à le rendre visible et à lui redonner ses lettres de noblesses en reconnaissant la beauté propre à son siècle :

Il y a des gens qui vous disent que le siècle est préoccupé, qu'on ne lit plus rien, qu'on ne se soucie de rien. […] Puisque le monde d'aujourd'hui a un corps, il a une âme ; c'est au poëte à la comprendre, au lieu de la nier. […] Notre siècle apparemment n'est pas assez beau pour nous. Bon ou mauvais, je n'en sais rien ; mais beau, à coup sûr.43

40Et quelle est cette beauté ? Celle que défend Lorenzo, le personnage double par excellence, à l'instar de Musset : une beauté qui allie beau et laid, corps et âme, passé et présent, idéal et réel. Mais c'est déjà l'enseignement qu'André del Sarto, avant Baudelaire, donne à ses élèves : l'œuvre d'art doit savoir combiner le génie immortel de la nature avec les apports relatifs à chaque époque.

Que chaque siècle voie de nouvelles mœurs, de nouveaux costumes, de nouvelles pensées ; mais que le génie soit invariable comme la beauté.44

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