Colloques en ligne

Alain Vaillant

Le réalisme, expansion totale de la caricature

La caricature, matrice du roman réaliste

1En ouverture du Cousin Pons, Balzac se livre à la description joyeusement comique de son héros éponyme, « le nez à la piste, les lèvres papelardes, comme un négociant qui vient de conclure une excellente affaire, ou comme un garçon content de lui-même au sortir d’un boudoir », avant de noter, en sorte de dénégation, « ce passant rappelait l’Empire sans être par trop caricature1 ». Le mot est lâché, comme il l’est à 47 autres reprises tout au long de La Comédie humaine. Il hante aussi L’Éducation sentimentale de Flaubert, où le motif de la caricature apparaît au fil des péripéties amoureuses de Frédéric : à l’occasion d’une invitation à la maison de campagne des Arnoux, où l’un des invités, Sombaz, apporte curieusement en cadeau « sa propre caricature2 » ; au début de la deuxième partie, où Frédéric, revenant de sa province après avoir hérité, cherche désespérément à trouver la nouvelle adresse de Mme Arnoux et où il doit passer des heures à attendre Regimbart dans un estaminet, réduit à tuer le temps en « examin[ant], jusque dans les grains du papier, la caricature du Charivari3 » ; en pleine révolution de 1848 et cette fois en compagnie de Rosanette, qui s’est arrêtée « devant des caricatures qui représentaient Louis-Philippe en pâtissier, en saltimbanque, en chien, en sangsue4 » ; enfin, lorsque Marie et Frédéric sont seuls et émus l’un et l’autre, que « des larmes […] vinrent aux yeux » de la première et que le second « avait pris par contenance un numéro de l’Illustration, sur la table, près d’elle », ne trouvant rien d’autre à dire que « ces caricatures de Cham sont très drôles, n’est-ce pas5 ? ». Quant au grand livre sur l’art des Goncourt, Manette Salomon, le personnage avec lequel commence et s’achève le récit et qui en constitue le fil rouge est précisément un caricaturiste, Anatole, et le roman peut à bon droit être considéré comme une allégorie en acte de la caricature6.

2En effet, tous les écrivains réalistes ne font pas qu’évoquer la caricature. Ils sont littéralement obsédés par elle. Balzac, on le sait, fut le cofondateur de La Silhouette, premier journal de caricatures, en 1829, puis le principal fournisseur de textes pour La Caricature de Philipon, à ses débuts. Baudelaire a consacré à la caricature un essai entier, De l’essence du rire, qui est aussi le seul ouvrage qu’un écrivain français ait jamais totalement consacré au comique. Quant à Flaubert, il donne dès la première Éducation sentimentale la clé de son art de la dérision ironique, par le truchement de son personnage Jules, en renvoyant explicitement à la pratique de la caricature :

Il porta dans les arts l’habitude, qu’il avait contractée dans l’étude du monde et insensiblement dans l’analyse de lui-même, de parodier ce qui lui plaisait davantage, de ravaler ce qu’il aimait le mieux, abaissant toutes les grandeurs et dénigrant toutes les beautés, pour voir si elles se relèveront ensuite dans leur grandeur et leur beauté première […]. Mais de même que le velours en lambeau est plus beau que de la toile neuve, et qu’un bonnet de papier sur la tête de l’Apollon ne la dégrade pas, la parodie ne peut rien détruire de ce qui est indestructible, son couteau se casse contre les marbres impérissables, elle embellit plutôt ce qui est beau en lui comparant ce qui est laid […]. N’est-ce pas dans ce même besoin que nous recherchons les diatribes de ceux qui nous sont chers et les caricatures de ceux que l’on admire7 […] ?

3De fait, les œuvres de ces deux générations d’écrivains et, en particulier des romanciers réalistes qui couvrent la monarchie de Juillet et le Second Empire, reposent sur ce que l’on pourrait nommer un scénario à la Pinocchio. En ouverture, les personnages sont décrits comme des caricatures sur pied (souvent à grand renfort de traits grotesques et de comparaisons animales), avant que, en avançant, le récit ne les dote, comme le pantin de Collodi, d’une vie authentique dont ils semblaient être privés. Le procédé est aussi simple qu’efficace : la profondeur réaliste dont le lecteur crédite l’œuvre ne vient pas de l’aptitude de l’écrivain à représenter le réel, mais du différentiel que le texte instaure entre la caricature initiale et l’épaisseur relative qu’il finit par lui accorder. Or la différence est d’autant plus grande que la caricature d’origine est exagérée : l’illusion réaliste est donc exactement proportionnelle à l’irréalisme comique de la première image.

4À propos de cette vision caricaturale de la vie sociale, qui submerge la littérature réaliste du XIXe siècle, on a pointé à juste titre la détestation très largement partagée de la société bourgeoise, de la France louis-philipparde désormais vouée à l’enrichissement individuel ou collectif, à un matérialisme d’ « épicier » qui paraît alors incompatible autant avec la grande tradition monarchique défendue par les contre-révolutionnaires qu’avec les idéaux républicains hérités de la Révolution. Baudelaire résumera ce vaste courant antilibéral dans un réquisitoire glaçant, qu’ouvrent les formules bien connues : « Le monde va finir ; la seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : Qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel8 ? ». Mais cette conjecture idéologique, aussi nouvelle et déconcertante soit-elle pour les contemporains, ne saurait expliquer un phénomène culturel d’une telle ampleur. Deux autres raisons, trop souvent négligées par l’histoire littéraire, jouent pourtant un rôle majeur dans cet envahissement de l’imaginaire collectif par l’esthétique de la caricature.

5La première est de l’ordre de l’évidence historique. C’est précisément à partir de 1830 – lorsque la liberté de la presse coïncide avec le développement de deux nouvelles techniques de gravure, la lithographie et la gravure sur bois de bout – que la satire graphique envahit les journaux et les sous-produits de la « littérature panoramique », qui prolongent pour le marché de l’édition cette nouvelle fièvre médiatique – du moins, autant que le permettent les évolutions techniques de l’imprimerie : dans les faits, ce sont essentiellement des journaux de la petite presse, hebdomadaires ou bihebdomadaires, que la caricature colonise. Nous que la révolution numérique a habitués à des innovations technologiques autrement spectaculaires, avons du mal à y être sensibles autant qu’il le faudrait, mais la caricature, par sa facilité de reproduction, a représenté, avant la photographie, le cinéma et les médias électroniques, la première phase de cette civilisation de l’image dans laquelle nous sommes aujourd’hui immergés. En quelques années, la silhouette gouailleuse ou grimaçante de la caricature a tout envahi : les blagues que l’on colporte sur le boulevard ou qu’on imprime en série dans les colonnes de la presse (à défaut d’images), les compositions pittoresques des poètes de la bohème et, j’y reviens, les romans réalistes qui sont eux-mêmes les nouveaux produits fictionnels de cette culture médiatique9. En effet, la caricature offre le principal moyen (souple et commode) de figurer le réel dans le journal, de donner à voir des images de l’actualité ou de la vie quotidienne ordinaire. En outre, la caricature moderne est consubstantiellement liée au principe de périodicité et de sérialité qui caractérise la presse et permet le plaisir de connivence indispensable à la culture du rire : tout comme pour les parodies audio-visuelles d’aujourd’hui, la puissance comique d’une caricature découle de la série médiatique dans laquelle elle s’insère, de l’attente jubilatoire qu’elle vient combler, renouvelant et approfondissant toujours ce lien de complicité moqueuse qui constitue peut-être le meilleur du rire.

6Mais la deuxième raison de cette omniprésence littéraire de la caricature découle directement de l’esthétique réaliste. Celle-ci s’est en effet donnée pour mission de représenter la banalité du quotidien. Or comment représenter, donc signifier, ce que l’on considère par avance comme insignifiant ? Il y a dans cette entreprise une intime contradiction que le recours à la caricature permet de résoudre. Comme on le vérifie aujourd’hui sur les écrans de cinéma, le comique est une nécessité artistique qui s’impose à toute représentation de la vie banale : la banalité n’est dicible ou montrable que par le surlignement esthétique que permet le risible. Le comique de la représentation réaliste n’est donc pas en soi un enlaidissement ni une condamnation, comme l’ont édicté Aristote dans sa Poétique et, depuis Aristote, les théories classiques du comique, mais, d’abord, une nécessité formelle qui permet de rendre l’insignifiant représentable. Car la banalité ne peut pas être dite de manière banale, malgré les tentatives infructueuses du Sainte-Beuve poète : les inventeurs du réalisme moderne (à commencer par Balzac, Baudelaire, Flaubert) ont donc joué systématiquement de la force de stylisation et d’expressivité du rire. En 1852, dans une lettre à Louise Colet, Flaubert définit très précisément son ironie comme un procédé artistique – un « fer à lustrer », selon son expression qui ne manque pas elle-même d’ironie : « Moi je ris de tout, même de ce que j’aime le mieux. – Il n’est pas de choses, faits, sentiments ou gens, sur lesquels je n’aie passé naïvement ma bouffonnerie, comme un rouleau de fer à lustrer les pièces d’étoffes. – C’est une bonne méthode. – On voit ensuite ce qui en reste10. » Le rire sert exactement à cela : à enlever les motifs secondaires, qui encombreraient l’image, à réduire le dessin à une épure, pour concilier la représentation du banal avec l’exigence artistique de singularité expressive. Le comique joue le même rôle, pour l’écrivain réaliste, que la violence pour l’auteur de romans-feuilletons : celui d’un instrument de simplification et d’amplification. Or le mode de stylisation comique de loin le plus connu, le plus pratiqué et le plus apprécié, au milieu du XIXe siècle, est la caricature.

La caricature, modèle et contre-modèle

7La vraie surprise, en ce qui concerne le réalisme du XIXe siècle, n’est donc pas l’omniprésence du modèle caricatural, mais son invisibilité. Alors que le roman réaliste du XVIIe siècle (celui de Charles Sorel ou de Scarron) est connu pour sa veine comique, il est entendu que la singularité du réalisme français, de Balzac à Zola, consiste précisément dans sa conversion au sérieux. De fait, à l’exception remarquable de Bakhtine, tous les grands critiques faisant autorité sur le roman réaliste, d’Auerbach à Lukacs, font à peu près l’impasse sur cette présence du burlesque et du parodique, en se fondant sur le ton général des œuvres. En effet, tout se passe comme si le réalisme était en conflit perpétuel avec lui-même, ne cessait de se contraindre pour refouler en lui, dans des zones inaccessibles pour le lecteur, le rire de la caricature – sinon en des lieux très localisés où l’affleurement du comique provoque des dissonances perturbatrices. Balzac, grand romancier venu du journalisme persifleur de la fin de la Restauration, a toujours été conscient de la tension perpétuelle, dans son œuvre, entre son dogmatisme philosophique (d’où procède la doctrine qu’il explicitera dans l’Avant-propos de La Comédie humaine [1842]) et son goût immodéré pour la blague et la caricature. Il a lui-même allégorisé cette dualité, dans le Prologue du troisième dixain des Contes drolatiques, grâce à l’image de l’encrier à deux godets (l’un à l’encre rouge pour le comique, l’autre à l’encre brune pour le sérieux, où il tremperait sa plume pour écrire en ne cessant de se tromper et de mélanger les deux encres11. Quant à Flaubert, les propos pour rire (calembours, blagues, saynètes, images burlesques) sont si fréquents dans sa correspondance de jeunesse que l’on devine l’effort qu’il a dû faire sur lui dans ses œuvres de la maturité12. Sans y parvenir, bien entendu, et le livre posthume et testamentaire, Bouvard et Pécuchet, représente à bien des égards un retour en force du vieux fond caricatural, qui s’épanouit par exemple dans cette scène au potentiel comique flagrant, dans laquelle Bouvard et Pécuchet appliquent leur talent de magnétiseurs sur une vache constipée. Les deux compères se placent de part et d’autre de l’animal, « l’un devant les cornes, l’autre à la croupe », et répandent à distance, grâce à une « gesticulation frénétique », des « ruisseaux de fluide » sur la bête enflée, qui ne tarde pas à réagir :

Elle émit un vent. Pécuchet dit alors :
– « C’est une porte ouverte à l’espérance ! un débouché, peut-être ? »
Le débouché s’opéra ; l’espérance jaillit dans un paquet de matières jaunes éclatant avec la force d’un obus. Les cœurs se desserrèrent, la vache dégonfla13. »

8Le succès est donc apparemment total, mais on n’ose imaginer la tête que fait celui des deux – Bouvard ou Pécuchet ? – qui, à la croupe de la vache, a dû recevoir en pleine face ce déluge excrémentiel : on voit très bien, en revanche, le dessin burlesque qui aurait pu illustrer cette scène.

9Pourtant, ces écrivains du Panthéon réaliste, s’ils manifestent par leurs œuvres et dans leurs marges une constante disponibilité imaginative pour le comique et le parodique – qui prennent nécessairement la forme, dans une fiction réaliste, de représentations caricaturales –, ont aussi l’absolue nécessité de s’extraire de cette culture blagueuse de la petite presse dont ils sont tout à la fois les acteurs et les consommateurs. En même temps qu’ils sont fascinés par ce comique volontiers potache – dont l’allure provocatrice trahit leur mépris pour le public bourgeois auquel ils s’adressent –, ils ont la hantise de passer pour de simples bouffons : il leur faut donc échapper, sans le renier, au domaine trop étroit de la littérature caricaturale. En conséquence, qu’il s’agisse de prose ou de poésie, toute œuvre réaliste peut apparaître comme la transfiguration artistiquement réussie d’une caricature. Baudelaire, qui aura essentiellement été de son vivant une figure pittoresque de bohémien mystificateur dans le monde complice de la petite presse parisienne, était littéralement obsédé par cette sublimation fantasmée de caricature en chef-d’œuvre et n’a cessé d’en souffrir. En effet, comment savoir si l’opération est réussie, avant le verdict de la postérité, qui n’intervient qu’après la mort de l’écrivain ? De là le drame intime et angoissant qu’a connu Baudelaire et qui, pour le lecteur des Fleurs du Mal, constitue l’argument du sonnet « La Mort des artistes », qui se passe de commentaire et qu’il vaut la peine de citer intégralement :

Combien faut-il de fois secouer mes grelots
Et baiser ton front bas, morne caricature ?
Pour piquer dans le but, de mystique nature,
Combien, ô mon carquois, perdre de javelots ?
  
Nous userons notre âme en de subtils complots,
Et nous démolirons mainte lourde armature,
Avant de contempler la grande Créature
Dont l’infernal désir nous remplit de sanglots !
  
Il en est qui jamais n’ont connu leur Idole,
Et ces sculpteurs damnés et marqués d’un affront,
Qui vont se martelant la poitrine et le front,
  
N’ont qu’un espoir, étrange et sombre Capitole !
C’est que la Mort, planant comme un soleil nouveau,
Fera s’épanouir les fleurs de leur cerveau !

Le réalisme, un art du trop ou du trop peu

10La caricature est donc un modèle auquel il est impératif d’échapper tout en le dépassant. Or il y a deux manières de le dépasser, de parvenir à façonner une œuvre originale tout en employant un matériau caricatural : en en faisant trop ou trop peu, par une poétique de l’excès hyperbolique ou de l’implicitation elliptique. Ces deux voies, qui sont formellement opposées mais visent le même objectif, sont représentées respectivement par les deux figures tutélaires du réalisme littéraire français : Baudelaire pour la poésie, Flaubert pour le roman. Il me reste à définir brièvement ces deux options esthétiques.

11La poétique de l’excès est théorisée par Baudelaire dans son célèbre essai De l’essence du rire14. L’essai repose, on le sait, sur la distinction entre le comique ordinaire et le comique absolu. Le comique ordinaire, qui vise à imiter le réel en le déformant pour s’en moquer et pour le redresser, est celui de la satire : Baudelaire vise en littérature la grande tradition de la satire française (il cite Molière et Voltaire), mais sa définition s’applique aussi parfaitement à la caricature banale, lorsqu’elle ne fait qu’accompagner en images significatives (Baudelaire parle encore de « comique significatif ») les combats idéologiques que mène la presse de l’époque. En revanche, l’artiste atteint le « comique absolu » lorsque, en partant de motifs élémentaires empruntés au réel, il élabore une composition absolument « inconnue » ou « nouvelle », où le rire parvient alors au « surnaturalisme » ou au fantastique. Cette sublimation esthétique du caricatural est obtenue à la fois par une intensification des émotions sensorielles qu’éprouve l’artiste ou l’écrivain et par l’amplification onirique de leur expression. Cette hyperbolisation du comique est d’ailleurs souvent associée à une forme d’autodérision, de représentation burlesque de soi-même : c’est elle qui est mise en œuvre par exemple, dans la pratique de l’autofiction burlesque qui, de Vallès à Houellebecq, est devenue un genre à part entière et qui, avec Céline, trouvera au XXe siècle son auteur de référence. En poésie, chacune des Fleurs du Mal se présente comme la projection, comico-allégorique, de ce que Baudelaire lui-même nomme son « hystérie15 ». Ainsi de cette vision joyeusement désespérée de « L’Amour et le crâne », sous-titré « vieux cul-de-lampe », qui semble faire écho aussi bien à la fantaisie d’un Grandville qu’au sens métaphysique d’un Topor :

L’Amour est assis sur le crâne
De l’Humanité,
Et sur ce trône le profane,
Au rire effronté,
  
Souffle gaiement des bulles rondes
Qui montent dans l’air,
Comme pour rejoindre les mondes
Au fond de l’éther.

12 À l’inverse, l’autre manière d’intégrer le geste caricatural à l’esthétique réaliste consiste au contraire à atténuer le trait, de sorte que l’élément comique ne subsiste plus qu’à l’état de soupçon, à travers un effet d’art trop appuyé où le lecteur devine une intention énigmatique. Le rire s’efface alors tout à fait devant le sentiment troublant d’une présence auctoriale, qui contribue à la valorisation esthétique de l’œuvre et à ce que Flaubert appelait, d’une formule paradoxale, « le comique arrivé à l’extrême, le comique qui ne fait pas rire16 ». Pour l’illustrer, j’évoquerai à nouveau un passage de L’Éducation sentimentale que j’ai déjà souvent commenté, parce qu’il me paraît, de tous les textes de Flaubert, celui qui emblématise le mieux ce qui se joue dans sa manière d’écrire. Nous sommes au chapitre III, 4, lorsque meurt l’enfant que Frédéric a eu avec Rosanette, l’ancienne maîtresse de M. Arnoux.

13Toute la scène de l’agonie est alors traitée comme une farce tragique : la mère est saisie d’une folle frénésie avant de s’abattre sur le divan comme un pantin désarticulé ; Frédéric, lui, est rempli d’angoisse, mais simplement parce qu’il songe à ses propres soucis et que cette mort lui semble préfigurer d’autres malheurs à venir qui, eux, le toucheraient vraiment. À la mère qui veut faire embaumer le cadavre, il conseille plutôt un portrait – car l’embaumement, explique-t-il, est « impraticable sur des enfants si jeunes » –, et il fait appeler un peintre de leurs amis, Pellerin. L’artiste arrive, se lamente, présente ses condoléances, puis lâche un bon mot involontaire – mais, bien sûr, patiemment préparé et amené par le récit – : ce cadavre, « avec ses yeux bistrés, cette face livide », « était une véritable nature morte ».

14« Une véritable nature morte », alors qu’il est question d’un cadavre : considéré en lui-même, le jeu de mots ferait simplement rire, quoique d’un rire un peu noir – l’une de ces blagues cyniques qu’on trouve aussi bien chez Baudelaire que chez Flaubert ; la scène pourrait alors avoir l’allure d’une caricature sinistre, au trait appuyé, à la Daumier. Mais la plaisanterie marque en réalité le point de départ d’un nouveau processus, d’ordre esthétique cette fois. Pellerin en vient, selon son habitude, à des considérations d’esthétique générale : « Eh ! je me moque de la ressemblance ! À bas le réalisme ! C’est l’esprit qu’on peint ! Laissez-moi ! Je vais tâcher de me figurer ce que ça devait être ». Nouvelle incongruité lexicale, de plus en plus glauque, avec ce « ça » servant à désigner, devant la mère, l’enfant mort. Mais le peintre a alors une véritable illumination d’artiste. Puisque l’enfant n’est plus qu’un cadavre, il ne s’agit pas, pour en restituer le souvenir, de vouloir pénétrer en imagination à l’intérieur de ce corps déjà atteint d’une sorte de moisissure cadavérique, mais d’en saisir en surface l’image : « Ah ! une idée ! un pastel ! Avec des demi-teintes colorées, passées presque à plat, on peut obtenir un beau modelé, sur les bords seulement17 ». Ici, Pellerin est un double transparent de Flaubert. Pour l’un comme pour l’autre, face à un monde pourrissant et à tous les idéaux moribonds, il ne s’agit, ni de faire un tableau à la Delacroix ou à la Courbet pour chercher à atteindre la vérité profonde de l’être (que cette vérité relève du plus pur idéalisme romantique ou, à l’opposé, de la plongée naturaliste dans l’épaisseur des choses, des chairs et des pulsions), ni de s’en moquer franchement, par une satire à la Pétrus Borel. Il reste seulement à en dessiner les contours, pour ainsi dire de l’extérieur – à la manière, toute en litotes et en creux, du romancier Flaubert. De même que ce petit corps d’enfant inanimé apparaît comme la figuration pathétique de l’idylle vécue entre Frédéric et Rosanette, la seule façon d’écrire une histoire d'amour est d’en tracer ironiquement l’esquisse, « presque à plat » et « sur les bords seulement ». Le portrait de l’enfant-mort allégorise ce que donnent à lire, à l’échelle d’un livre entier, tous les romans de Flaubert : la transmutation d’une blague ou d’une caricature en œuvre d’art.

15Flaubert (et, avec lui, le vaste courant de réalisme désabusé qui a marqué le Second Empire) a joué un rôle décisif dans cet enfouissement de la caricature dans l’art du roman (alors qu’elle affleurait encore, chez Balzac, à fleur de texte), mais, en l’enfouissant, il en a aussi assuré l’invisibilité, ce qui a eu deux conséquences aux effets incalculables sur la littérature française. D’une part, il a imposé cette fausse évidence, totalement intégrée à la tradition scolaire, que le roman réaliste est le domaine exclusif du sérieux : nous voyons qu’il n’en est rien. D’autre part et surtout, il a instillé dans la littérature française l’idée que le réalisme devait toujours aboutir, peu ou prou, à la dérision du réel (en ravalant le refus de la désillusion à une forme de naïveté artistique). Thibaudet soulignera qu’il existe deux sortes de réalisme, le réalisme à la George Eliot, qui « fait découvrir au lecteur dans la vie la plus terne, la plus humble, les mêmes puissances de noblesse et de tragique que dans les vies les plus illustres », et le réalisme à la Flaubert, qui « amène le lecteur à se dégonfler de ses illusions18 ». Mais l’opinion générale avait déjà tranché, en faveur du deuxième, par la voix autorisée d’André Gide, dont la formule célèbre résume à la fois le meilleur du roman réaliste à la française et le jugement presque unanimement partagé par la critique : « c’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature ». Il fallait tout de même rappeler, pour terminer, qu’il est parfaitement possible de faire et de penser autrement, et que cet art désillusionné et ironique, en même temps qu’il constitue la marque distinctive du réalisme français, en signale du même coup les limites.