Colloques en ligne

Sophie Vanden Abeele-Marchal

Littérature et caricature : Stello, le Docteur Noir et les « blue devils »

1En 1863, Lamartine a décrit l’étonnement que provoqua à sa sortie le roman de Vigny, Stello. Première consultation du Docteur-Noir. Il parut, explique-t-il, « quelque chose qui rappelait Sterne, inconséquent, décousu, fragmentaire, doux, fort, sensible, ému et plaisant tour à tour ; un livre multicolore où perçait la philosophie stoïque à travers la raillerie gauloise1 ». Dans sa composition, dans son écriture, comme dans sa tonalité, l’œuvre semblait donner à voir un dessin étonnant, sinon « bigarré », terme contemporain bien particulier associé aux « textes-mosaïques » qui foisonnaient alors ; sinon bigarré donc, du moins « multicolore » et que l’auteur du Cours familier de littérature associait à la veine satirique anglaise par la référence à l’auteur de Tristram Shandy et à ses célèbres digressions en arabesque. Le dessin, l’image et la peinture occupent une place centrale dans le texte de Vigny – comme dans toute son œuvre2. Publié en édition pré-originale dans la Revue des deux mondes en 1831 et chez Gosselin en 1832, ce roman singulier, contemporain de La Peau de chagrin et du Charivari, appartient à ce moment particulier où, au début de la monarchie de Juillet, le roman explore le pouvoir du rire et de l’ironie ; à ce moment où la caricature en tant que telle devient, miroir du réel et du social, l’un des réservoirs de représentations d’un contemporain difficile à saisir dans son instabilité, politique et sociale.

2Dans ce roman, tout commence par une caricature anglaise de Cruikshank ; et tout finit sur une toile d’histoire allégorique d’Ingres. Stello fournit un cas où la littérature, partant d’une source graphique, l’associe à un ensemble de textes et d’images pour l’absorber dans un discours critique. La caricature n’y est pas l’objet du récit comme dans d’autres textes : Vigny ne la donne pas en partage à des personnages comme le fait Balzac pour le jaloux Bixiou de ses Employés, par exemple, ou comme le fait également Flaubert pour Hussonet dans L’Éducation sentimentale. D’une certaine manière, à l’instar de Stendhal remarquant dans la première page de La Chartreuse de Parme que la liberté de pensée est entrée en Italie avec les armées napoléoniennes et une caricature de Gros, il la conçoit comme une arme : une arme indispensable à la satire pour lutter, en littérature, contre toutes les formes de régime autoritaire. Ainsi Vigny construit-il une forme originale de caricature littéraire.

3Tout se passe durant une longue nuit noire de 1832. Un poète gît « couché tout habillé sur un canapé3 », « aussi changé en une heure qu’après vingt jours de maladie4 ». Il reçoit la visite de son médecin, un énigmatique Docteur-Noir, dont il salue sarcastiquement la couleur de l’habit, parfaitement adaptée selon lui à son humeur. Le roman raconte la « Consultation » qui va se dérouler pendant la nuit. Toute cérébrale, sa maladie donne à Stello « la mauvaise pensée de [se] mêler de politique5 » en engageant sa plume dans les combats partisans d’une société dont les révolutions semblent ne pas devoir finir. Le Docteur applique une méthode thérapeutique qui adapte librement à la fois la toute récente médecine homéopathique et les plus récentes découvertes de l’aliénisme. En soignant le mal par le mal, ce mystérieux et savant médecin tente de guérir la funeste indignation politique de son patient – celle qui porte au soulèvement, à la polémique dans les mouvements du moment – pour la transformer en une autre forme d’indignation, inspirée, prophétique, dégagée des combats politiques de circonstance. Pour ce faire, il lui raconte trois histoires de poètes martyrs, « indignés » et victimes de la société : celle de Gilbert, poète satirique mort de faim, victime de l’indifférence et du sectarisme haineux de Louis XV et des philosophes ; celle de Chatterton, poète pamphlétaire suicidé, victime du conservatisme de George III et de son Lord-Maire ; enfin celle d’André Chénier, victime de la dictature de Robespierre après avoir encouragé la Convention.

4La maladie et les deux personnages sont, dès les deux premiers chapitres, situés dans un registre narratif particulier qui emprunte autant à la satire, à la parodie qu’à la caricature, Vigny multipliant les registres, superposant images et représentations collectives, scientifiques, littéraires ou politiques. Telle qu’elle est présentée, la maladie ressemble à ce que les contemporains appellent hypocondrie. Associée tantôt au climat tantôt au caractère propre des individus, celle-ci est alors caractérisée par une « tristesse profonde, un dégoût de la vie » qui peuvent conduire « à une misanthropie farouche [et à] un fanatisme incurable6 ». Le narrateur évoque de fait la « crise de tristesse et d’affliction7 » de Stello, qu’il qualifie aussi de spleen – on sait que le terme, attesté en français depuis 1745 est alors largement employé de Diderot à Sand pour désigner autant une maladie morale que des symptômes physiques, troubles de la vision, hallucinations, ébranlement du système nerveux. Chez Stello, cette crise se manifeste sous la forme d’une migraine douloureuse qu’il associe à des « coups à l’âme8 ». Parce qu’ils altèrent sa perception de la réalité, ceux-ci viennent menacer de gravement corrompre les facultés du poète et, partant, sa poésie : devenant immédiatement réactive aux sensations et aux événements extérieurs, celle-ci risque, en effet, de ne plus exprimer les perfections atemporelles de l’idéalisme auxquelles, romantique, elle semble implicitement dédiée ; ainsi peut survenir la « mauvaise » idée de l’engagement politicien.

5Le crâne de Stello est l’enjeu essentiel de la thérapie. Objet contemporain de toutes les attentions, en médecine comme en philosophie, il renvoie ici autant au siège de la pensée et de l’intelligence qu’à l’enveloppe de l’âme. La représentation de la maladie du poète puis de la méthode du médecin évoque le contexte intellectuel de la fin des années 1820 et du début de la décennie suivante : l’essor polémique de la physiologie de Broussais est alors combattu aussi bien sur le plan philosophique par Cousin que, sur le plan scientifique, par les théories phrénologiques de Gall et de son disciple Spurzheim, entre autres. La pathologie mélancolique du poète reprend en effet le fond de la controverse : la problématique ancienne du rapport entre connaissance et sensibilité, fondée sur la relation entre l’esprit et la matière, l’âme et le corps – telle qu’à partir du sensualisme hérité des Lumières elle est renouvelée par les controverses contemporaines sur les conditions organiques de l’intelligence, des passions et des instincts. Pour soulager les « perceptions douloureuses » de Stello, à qui « tout ce qu’il voit  […] est en dégoût profond9 » et qui se compare tour à tour à un aveugle ou à un sourd, le Docteur-Noir applique une méthode – une « optique philosophique10 »  – qui reflète ces interrogations sur les relations entre les sensations d’une part et les idées d’autre part, autour des mécanismes de la conscience et de l’esprit. Lui qui sait « regarder au fond de tout, quand le reste des hommes ne voit que la forme et la surface11 », « ferme les yeux » de ses patients pour leur permettre de « voir », convaincu qu’« entre la pensée et l’œil, il y a un rapport direct et immédiat12 ».

6Bref, intérieur et extérieur, matière et esprit, le « pauvre crâne13 » est le champ de bataille de cette histoire, à une époque qui, aux yeux de Vigny, peine à se donner des valeurs appropriées aux enjeux démocratiques en retissant les liens entre le visible et l’invisible, le réel et l’idéal. Et c’est ce qu’un ensemble de représentations ironiques dans le texte métaphorise. Plusieurs types d’images sont convoquées et superposées pour donner à comprendre l’« affliction secrète [qui] tourmente cruellement l’âme du malade14 ». Afin de la localiser sur ce crâne, deux méthodes successives sont suggérées ; et, tout en ironisant sur les systèmes de mesure ou de taxinomie en vigueur, celles-ci superposent le politique et le pathologique selon la loi épistémologique qui, depuis le siècle précédent, associe corps social et corps biologique. La première de ces méthodes relève de la cartographie administrative : est, en effet, rapidement évoquée la carte impériale des départements français – l’allusion est toute en finesse en 1832, à l’heure où sont remises en cause les institutions départementales et municipales mises en place sous le Consulat et l’Empire, au nom d’une réforme électorale annoncée au sortir de Juillet mais très complexe à mettre en œuvre. La seconde méthode en appelle à la cartographie médicale (Figure 1). C’est en termes phrénologiques que sont alors décrits les coups portés sur le crâne de Stello : « Quelle forme symbolique pourrais-je donner jamais à cette effroyable souffrance ? », se demande ce dernier pour inviter son médecin au diagnostic :

Ah ! j’entrevois quelque possibilité, grâce à un savant. Honneur soit rendu au bon docteur Gall (pauvre crâne que j’ai bien connu !). Il a si bien numéroté toutes les formes de la tête humaine que l’on peut se reconnaître sur cette carte comme sur celle des départements, et nous ne recevons pas un coup sur notre crâne sans savoir avec quelle précision quelle faculté est menacée dans notre intelligence15.

img-1.jpg

img-2-small450.png

Figure 1 : Extraits du Traité de phrénologie de Georges Combe, éd. Lebeau, Bruxelles, 1840.

7Vigny s’inspire ici très précisément du traité publié par le disciple de Gall, Spurzheim, qui, avec quelques nuances, vient de mettre au point la classification des facultés, de leur numérotation et de leur cartographie, imaginée par son maître16. L’ensemble des zones numérotées par Spurzheim et que décrit Stello concerne, dans la zone frontale, deux types de facultés. Sont atteintes d’une part, dans les « facultés affectives » fournissant « les grands mobiles de nos actions », ces émotions de l’âme que sont la Bienveillance (n°3), l’Espérance (n°17), la Merveillosité (n°18) et l’Idéalité (n°19)17. Cette « migraine » entame d’autre part, dans l’ordre des « facultés intellectuelles » relevant de la relation au monde, deux facultés dites « perceptives » : l’Ordre (n°19) (capacité d’organisation) et la Mélodie (n°32). Dans ces deux ordres, ces fonctions sont essentielles. Stello se voit attaqué dans des facultés perceptives qui définissent un type de capacité toute politique à bien interpréter et organiser le réel, et des capacités affectives qui, Vigny suivant rigoureusement Spurzheim et Gall, l’élèvent à la condition de poète. Aussi les coups de la migraine l’empêchent-ils de concevoir le juste rapport entre l’engagement circonstanciel et sa propre nature, désormais altérée. Ils le conduisent donc bien à envisager de dégrader sa poésie en discours politique, c’est-à-dire de soumettre son autorité poétique et spirituelle à un pouvoir temporel et éphémère. En somme, accablé, gonflé de cette indignation qui fait la polémique satirique – telle que l’ont pratiquée Gilbert, Chatterton et Chénier au péril de leur vie, comme va le lui raconter le Docteur-Noir pour l’édifier –, il est tenté d’engager une parole troublée dans une action publique sur laquelle il n’a aucune maîtrise.

8C’est là que, dans le récit symptomatique, intervient la caricature. Sur l’imaginaire médical est greffé un imaginaire tératologique, pour partie emprunté à l’Histoire de la démonologie et de la sorcellerie publiée par Walter Scott en 1830, pour partie à la caricature graphique anglaise des années 1820. Stello poursuit ainsi :

Il y a un farfadet, grand comme un moucheron, tout frêle et tout noir, qui tient une scie d’une longueur démesurée, et l’a enfoncée plus d’à moitié sur mon front : il suit une ligne oblique qui va de la protubérance de l’Idéalité, n°19, jusqu’à celle de la Mélodie, au-dessus de l’œil gauche, n°32 ; et là, dans l’angle du sourcil, près de la bosse de l’Ordre, sont blottis cinq diablotins, entassés l’un sur l’autre comme de petites sangsues, et suspendus à l’extrémité de la scie pour qu’elle s’enfonce plus avant dans ma  tête ; deux d’entre eux sont chargés de verser, dans la raie imperceptible qu’y fait leur lame dentelée, une huile bouillante qui flambe comme du punch et qui n’est pas merveilleusement douce à sentir18.

9La liste de ces petits bourreaux n’est pas exhaustive. On peut ajouter encore, à titre d’exemple, deux affreux « gnomes » dont

l’un tient [un] coin [de fer] en attitude perpendiculaire, et s’emploie à l’enfoncer de l’épaule, de la tête et des bras ; l’autre, armé d’un marteau gigantesque, frappe dessus, comme sur une enclume, à tour de bras, à grands efforts de reins, à grand écartèlement des deux jambes, se renversant pour éclater de rire à chaque coup qu’il donne sur le coin impitoyable19.

10Les coups sur le crâne sont donc associés à des « diables », les « diables de la migraine ». Chaque zone crânienne est attaquée par une série de démons qui se comportent en envahisseurs marchant au son des tam-tams, pratiquant des techniques de torture moyenâgeuse et avançant avec un impérialisme martial qui fait surgir, avec celle d’Hannibal, l’image, davidienne, de Bonaparte traversant les Alpes. Mais la cartographie médicale gallienne n’est pas seulement dévoyée par ces types de représentations. La fin du discours symptomatologique la détourne une nouvelle fois. Elle l’oriente vers le double sens, l’allégorie et l’interprétation critique. Le Docteur-Noir conclut en effet de la description de ses douleurs par le malade : « Vous avez les Diables-bleus, maladie qui s’appelle en anglais Blue-Devils20 ». Lapidaire, le diagnostic tombe, étonnant, décalé. Il ne relève pas du discours médical attendu de la part de ce médecin qui semble pourtant très au fait des connaissances médicales les plus modernes, paraissant avoir assimilé les théories les plus pointues et les plus modernes, depuis la physiologie de Broussais jusqu’à l’homéopathie de Hahnemann en passant par la médecine mentale de Pinel.

11D’une part, ce diagnostic relève de l’iconographie populaire de la superstition et de l’hallucination – ce que laissaient suggérer les emprunts à Walter Scott. D’autre part et surtout,  ce diagnostic fait référence à des caricatures graphiques, bien connues en Angleterre et en France. Entre 1819 et 1825, George Cruikshank a publié, chez Humphrey, célèbre éditeur et marchand d’estampes londonien, une série de planches à grand succès. De petites créatures bleues malines occupées à torturer les malades y représentent les souffrances causées par différentes maladies, de la migraine à la colique, en passant par l’indigestion21. Il s’agit d’un type de représentations très courant en Angleterre : depuis le xviiie siècle, la caricature l’a popularisé, que l’on pense à Gillray caricaturant le mal bourgeois par excellence qu’est la goutte ou à Rowlandson, représentant la grippe et la fièvre22.

12Lorsque Vigny écrit Stello, les lithographies anglaises circulent librement en France depuis 1815 : la série publiée chez Humphrey y est largement alors copiée et adaptée – Daumier s’en  inspire, à la même époque que Vigny, pour une série de seize aquarelles qu’il peint durant son séjour chez Pinel à Chaillot et qui seront lithographiées afin d’être publiées en 1833-1834 dans la Caricature et le Charivari ; cinq ans plus tard, on retrouvera encore ces diables dans Illusions perdues. Dans cette série, Vigny relève une lithographie en particulier, gravée à partir du dessin d’un illustrateur amateur, dont il est lointain cousin par alliance, Frederick Marryat. Il s’agit de celle qui est intitulée « The Headache » (Figure 2).

img-3-small450.jpg

Figure 2 : George Cruikshank, The Headache, gravure d’après Frederick Marryat, Londres, Humphrey, 1819.

13L’image connaît de multiples variations que Vigny adapte dans son texte aussi. Ainsi, une lithographie que Cruikshank a sous-titrée : « An ill man tormented by the miseries of life » représente dans cette veine l’hypocondrie, cette « persécution d’illusions fantasmagoriques [qui] s’attribue assez naturellement à l’intervention de démons ». C’est de fait une première lecture possible de la  maladie de Stello, sans doute la plus évidente. Mais il faut se souvenir que le père de George Cruikshank, Isaac, a donné une version politique de cette image des diables bleus, intitulée : « John Bull troubled with the Blue Devils23 » – et c’est le deuxième niveau de lecture de la maladie.

img-4-small450.jpg

Figure 3 : George Cruikshank, « The Blue Devils!!! », Library of Congress Prints and Photographs Division Washington, D.C. 20540 US, http://www.loc.gov/pictures/item/2002714831/

14On voit comment dans ce genre de caricature graphique, on passe naturellement de la médecine à la politique, du corps individuel au corps social. Vigny opère le même type de transfert ; et ce faisant il utilise un procédé littéraire original de surimposition de la caricature sur plusieurs types de représentations contemporaines, scientifiques, administratives, politiques.

15La caricature graphique vient en somme subsumer un ensemble de discours et d’images. Elle impose au texte de Stello une tonalité bien particulière. Au tout début de la consultation, l’image signée Cruikshank légitime le type de discours cynique attribué au Docteur-Noir. Associant « l’ironie » à la « sensibilité », celui-ci, à partir de là, va, sans concession et « froidement », « avec noirceur » et « férocité », malmener son malade par « l’inflexibilité [des] raisonnements et la dure analyse [des] observations24 ». Pour combattre la fascination morbide que les « systèmes » de pensée contemporains exercent sur son malade, sans état d’âme mais avec force jeux de mots, en trois récits évoquant tour à tour, comme trois vignettes, monarchie absolue, monarchie constitutionnelle et république, il brosse ainsi un large panorama critique de la réflexion idéologique des lendemains de Juillet hantés par la question irrésolue du fait révolutionnaire et de la réforme.

16L’introduction de la caricature graphique dès le début de la « consultation » souligne bien la méthode et le fond du propos. La transposition de plusieurs types de discours normatifs dans le registre satirique par le recours à la caricature indique une perturbation générale de tous les paradigmes, détournés et réduits à de pures images. Comme le crâne du poète, le corps social souffre et il souffre d’autant plus que la maladie semble ne pouvoir être efficacement représentée. De même qu’aucun régime politique ne paraît convenir à un idéalisme qui voudrait que « chacun ait place à la table [démocratique]25 », de même aucune pratique médicale reconnue ne semble pouvoir être efficiente. Non seulement le Docteur-Noir associe aussi librement qu’ironiquement des théories concurrentes de la médecine mentale à l’homéopathie sans égard pour la Faculté et ses querelles ; mais rien ne dit à la fin du roman que le poète soit définitivement libéré de ses diables. Dans la perspective qui est celle de Vigny, il est pourtant urgent que le poète soit rétabli et puisse se représenter sa place au-dessus de (et non dans) la cité et ses poussées de fièvre révolutionnaire. Seul capable de dépasser la polémique destructrice et stérile, il lui revient de trouver une forme de discours adapté à la société nouvelle – la crise, pour être idéologique et politique est en même temps, dans les années 1830, une crise de discours, on le sait bien.

17L’utilisation par Vigny de la caricature graphique a donc une fonction bien particulière. Il ne s’agit pas – ou pas seulement – de trouver un modèle ou une source de sa caricature littéraire. Par la superposition des discours, il s’agit de faire vaciller, de destituer les modes de représentation en vigueur et en concurrence, de montrer qu’ils sont illisibles, inadaptés voire dangereux. La translation d’une image à l’autre dans la description de la maladie annonce le jeu de glissements, dans les trois récits successifs, d’un système politique à un autre. Dès l’ouverture du roman, la caricature graphique impose d’emblée la contestation des autorités instituées, la démonstration de leur insuffisance, de leur inefficience. Tout se passe d’ailleurs comme si cette déformation critique pouvait seule rendre compte de la réalité, rétive à tous les schémas normatifs contemporains. S’instaure un mode de représentation qui, par nature, est celui de la crise, de la perturbation, du tremblement douloureux des valeurs propres aux époques « cadavéreuses26 » (le mot est de Balzac). L’image tératologique des diables bleus, instituée dans les pages liminaires du récit, est filée tout au long du roman, dans les récits enchâssés. Dès le premier récit du Docteur-Noir, des puces enragées métaphorisent les conséquences des Lumières27, tandis que reviennent régulièrement « moucherons », « sangsues » et autres « gnomes d’une petitesse imperceptible [même] à un microscope [tenu] par un ciron28 ». Se trouve composé un bestiaire qui renvoie à la dénonciation de toute forme de pensée autoritaire, contraire à l’inspiration librement prophétique et réformatrice dont la société révolutionnée aurait besoin : intolérance philosophique, obscurantisme religieux, égoïsme monarchique, sectarisme de la pensée libérale sont renvoyés dos à dos. Et les petites bêtes de stigmatiser la violence de tout préjugé, de toute entrave partisane, de toute pensée impérialiste et absolutiste, bref de toutes les prétentions universalistes contraires au principe de liberté démocratique.

18On le comprend, la caricature et la satire situent ce « roman analytique et critique » dans le registre du spéculatif29. Et c’est ce registre qui définit la poétique romanesque de Vigny. Le type de portrait choisi pour les deux personnages principaux le montre bien. Ceux-ci y apparaissent comme de pures « silhouettes » qui, selon les procédés bien connus de Lavater, dessinent des « physionomies » plus significatives que bien des portraits détaillés. De même que la maladie n’est que métaphoriquement déterminée ; de même les portraits de Stello et du Docteur-Noir se réduisent à des traits généraux, plus énigmatiques que véritablement identificatoires. Ils sont d’ailleurs inscrits dans une époque dont les contours référentiels, s’ils sont associés à une date, 1832, sont réduits à une formule : « un temps de dégoût et de pâleur30 ». Pas plus que son nom – un « nom idéal31 » qui « ne veut rien dire du tout32 », comme s’en réjouit Vigny en envoyant son livre à Lamartine –, le portrait du jeune malade ne détermine une identité socialement identifiable. À travers une série de notations, celle-ci se révèle incertaine et douloureuse. Son nom, étrange et ambigu, semble l’avoir prédestiné à « naître le plus heureusement du monde […] sous l’étoile du ciel la plus favorable » mais il est malade et en proie aux plus violents « orages intérieurs33». Sa jeunesse supposée est singulièrement appariée à une allure sombre, soulignée par un regard ardent. Celle-là même qui est significativement prêtée, dans les récits du médecin, à Gilbert, Chatterton et Chénier, construisant le type du poète martyr de la société. Tous se coulent dans les contours d’une même une silhouette nerveuse et noire, vacillante, fragile et douloureuse, aux « yeux fixes », aux « lèvres pâles » et à la « tête abattue sur la poitrine34 ».

19Le portrait du Docteur-Noir est construit de manière similaire par un romancier satiriste qui s’attache visiblement à transposer les effets de réel dans le registre suspensif et décalé qui est celui de la caricature. Le personnage rassemble un certain nombre de traits du type du médecin de classe, tel qu’il existe alors dans la comédie et le roman. « Médecin de dames », connaisseur en « nosographie conjugale35 », tout à la fois confident, amateur galant et gourmand de biscuits et de femmes, il soigne les pauvres et les puissants, pratique également médecine générale et médecine mentale, tout en reconnaissant ne pas guérir toujours ses patients. Sans âge ni traits particuliers, il est doté de deux attributs significatifs, un habit noir et une canne à la Tronchin. Comme son nom, sur lequel s’interroge à plusieurs reprises son patient, ceux-ci typologisent le personnage et sa fonction, esquissant une silhouette contemporaine. Tout en évoquant le plus célèbre médecin du xviiie siècle, sa liberté de pensée à l’égard des médecines constituées et son encyclopédisme, la canne l’associe à l’oncle Tobie de la Vie et opinions de Tristram Shandy. Non seulement elle figure à l’occasion la grivoiserie du personnage, mais celui-ci s’en sert également pour tracer sur le sol des motifs géométriques à lui seul compréhensibles au fil de sa démonstration thérapeutique, dont le dessin est ainsi affilié à la fantaisie discursive, digressive et ironique du roman de Sterne. Entre épithète homérique et désignation professionnelle, son nom à la syntaxe étrange contribue à en faire un être énigmatique et symboliquement signifiant. En effet, il l’identifie sans l’individualiser. Il l’associe à des déterminations socio-historiques qui l’ancrent dans la représentation de la « crise » qu’il diagnostique et combat. Comme la satire est le produit de son époque, le personnage en est la figure, dont il a le langage et la silhouette. La couleur symbolique qui lui est associée renvoie de fait au fléau contemporain qu’il soigne. Son « habit noir » emprunte à la « vestignomonie » balzacienne. D’une part il désigne « l’habit bourgeois » que portent médecins, confesseurs ou poètes parmi tant d’autres, puisque, « habit de luxe et de misère », il est devenu « l’habit le plus essentiellement français depuis qu’on ne porte plus en France l’habit à la française36 ». D’autre part, il est symbolique : il représente, pour emprunter à Baudelaire, « l’habit nécessaire de [l’]époque, souffrante et portant jusque sur ses épaules noires et maigres le symbole d’un deuil perpétuel37 ». La noirceur « froide et désespérante » de son habit, reflet du cynisme homéopathique qui scandalise son patient, est aussi celle de la nuit de la consultation. Métaphorique, elle vaut autant pour la maladie que pour l’époque, pour le médecin que pour la thérapie.

20Prenant pour source une caricature graphique, Vigny en a donc fait le motif structurant et signifiant de son roman. Et celui-ci court tout au long du texte, sorte de fil rouge du discours thérapeutique prêté au cynique Docteur-Noir. Dans les deux premiers chapitres, cette image sert à définir la maladie dont est affligé le jeune poète Stello, démangé par le virus de la politique. Intégrée au texte, associée à un très dense intertexte littéraire, iconographique, scientifique et politique, la caricature graphique est située ainsi à l’épicentre d’un discours que l’auteur veut « analytique et critique » ; elle participe à la construction d’une « forme nouvelle » de discours poétique engagé, militant – et fondamentalement romantique.

21Et l’on voit bien ici comment Vigny fait jouer à tous les niveaux et sur tous les plans la caricature, graphique et littéraire, dans ce roman dont il se réjouissait qu’il « [eût] donné le vertige à la critique38 ». Source directe associée à un intertexte littéraire et pictural dense, procédé de transposition et de glissement mimétiques et spéculatifs, la caricature structure ce texte pour lequel Vigny a refusé les modèles qu’on a cherché à lui attribuer, de Sterne, Diderot ou Hoffmann, pour revendiquer hautement l’invention, celle du « désenchantement » qu’au même moment Balzac a défini, rappelant également dans la préface de La Peau de chagrin que la « raillerie » est la « littérature des sociétés expirantes ».