Colloques en ligne

Pierre-Yves Boissau

Reuolutio et révolution : de Flaubert à Pilniak

1Le face à face Flaubert / Pilniak peut paraître étonnant. À cinquante ans de distance l’un de l’autre, ils ont nourri, certes, le projet de rendre compte de la révolution dont ils furent les témoins, mais il s’agit de deux révolutions que les historiens opposent : 1848 et 1917. Reste qu’il s’agit de deux romanciers qui pensent les réalités révolutionnaire à partir de l’universelle ambiguïté de ce terme, puisque celui-ci abrite et le changement radical et le retour du même, quelles que soient la part de la réalité et celle du fantasme. C’est pourquoi il nous paraît légitime de sonder l’articulation entre, d’une part, la problématique de la révolution (reuolutio) et, de l’autre, l’architecture du roman, dans la mesure où le cheminement romanesque ne peut que refléter une philosophie, plus ou moins consciente, de l’histoire : le début et la fin du roman offrent un matériau privilégié pour imposer une certaine vision de la révolution et de l’histoire. Or, devant la thématique révolutionnaire, bien des romans semblent dessiner un mouvement de repli, qui peut aller jusqu’à un effet de boucle1. Mais aussi : l’idée de révolution, prétention justifiée ou non à faire surgir du nouveau, agit sur le matériau romanesque. La révolution peut fonctionner comme trou noir dans l’espace romanesque. Le roman se trouve alors aspiré et disloqué par le désir révolutionnaire, ce « désir de choses nouvelles » qui ne concerne pas tant le politique que le poétique. En l’occurence, fissuré mais se présentant encore de manière monolithique chez Flaubert, alors que la prétendue révolution politique ne mène à rien, il se décompose chez Pilniak, pour lequel la révolution agit comme apocalypse sociale, comme cataclysme déclencheur d’une précipitation. De fait, il y a bien là deux œuvres déconcertantes2 qui marquent, chacune dans son époque, un tournant ou une mise en question du roman, de sorte qu’il est possible, en-dehors de la question d’une éventuelle influence, de lire l’œuvre de Pilniak intitulée L’Année nue et dont la première publication date de 1922 non seulement comme radicalisation des présupposés esthétiques mis en œuvre par L’Éducation Sentimentale, mais aussi comme paradoxale euphorisation des principes de sa philosophie de l’histoire.

2On a suffisament parlé avant nous de la Loi qui gouverne le roman flaubertien3. Dans le cas de Pilniak, les choses sont plus complexes et il est étonnant de voir que l’absence d’intrigue et l’utilisation généralisée du collage s’accompagnent d’une structure forte, empruntée à la rhétorique, et dont la critique génétique manifeste si ce n’est l’artificialité du moins la secondarité. Comme si ouvertement, le roman voulait démontrer, prouver quelque chose. L’Année nue de Boris Pilniak, rappelons-le, naît d’une volonté de mettre en ordre différentes nouvelles publiées auparavant, mise en ordre qui ne va pas sans biffures ni ajouts. Prenons le texte tel qu’il a été édité par Пинкевич en 19294 : « Introduction » (Вступление) et « Conclusion » (Заключение) encadrent un « Développement » (Изложение) constitué de six chapitres organisés chacun en triptyque (dix-huit tableaux). Le septième chapitre, comme inachevé et dont le titre est (« Dernier, Sans titre »), vient bouleverser le classicisme forcené de l’architecture tout en annoncant encore, semble-t-il, un triptyque (Russie / Révolution / Tourmente) laissé en plan. L’introduction réutilise presque in extenso une nouvelle antérieure (« La Ville de Kolymène » in Les Chemins Effacés5). Quant à la conclusion, elle naît, avec plus de remaniements, d’une autre nouvelle, centrée sur un hameau isolé (« Les Chemins de traverse » in Les Chemins Effacés). Les termes mêmes avec lesquels Pilniak habille une structure née de morceaux autonomes préexistants invite à penser qu’il y a une progression qui n’est pas seulement (qui n’est pas d’abord) chronologique et donc une vision téléologique de l’histoire. Ce souci a posteriori de la composition ne peut que rendre pertinente l’étude du début et de la fin, que nous voyons dans les premier et dernier chapitres du roman de Flaubert, ainsi que dans l’introduction et la conclusion de celui de Pilniak. Nous verrons que chez les deux auteurs, de mêmes options poiétiques se dessinent : disqualification du personnage et de l’intrigue, prédilection pour un tempo lent, place accordée à l’image. Pourtant, les valeurs mêmes de ces choix, leurs échos dans le politique varient du tout au tout chez le Français et chez le Russe. C’est ce que montrera de manière privilégie l’étude des deux fins qui s’appuient pourtant sur un même spectacle du repli chez ou sur soi de l’homme.

3Pour faciliter la compréhension, précisons que l’introduction de L’Année nue, précédée de deux épigraphes (Young et Bloch), est elle-même divisée en deux parties : « La ville d’Ordynin », où nous est présentée la dynastie des Ratchine jusqu’au personnage Donat qui saccage les archives, scène allusive où l’on peut voir une métaphore de la révolution, et « Le Kitaï-Gorod », lui-même fonctionnant en triptyque paysage (Moscou, Nijni-Novgorod, Taïegevo). L’introduction s’achève sur une « Note indispensable », qui fait osciller donc l’Introduction entre diptyque et triptyque.

4La conclusion se présente elle aussi en triptyque, intitulé « Matériau , à proprement parler » (205). Les trois parties ont pour titre « Incantations », « Discussions », « Noces ». Et, là aussi, un appendice : « En marge du triptyque, pour finir », véritable clôture de l’œuvre qui se ferme sur une polarité archaïque : le poële et la forêt.

5La première référence donnée par le narrateur flaubertien, on le sait, n’est pas d’ordre historique. La date du 15 septembre 1840 n’a en effet de pertinence que pour le personnage. Mais c’est plus dans un tempo particulier que dans un temps reconnaissable, que le livre introduit le lecteur. L’activité fiévreuse autour de La Ville-de-Montereau ne dure qu’un temps. D’ailleurs, Frédéric Moreau n’y participe pas ; il la regarde. Mieux : l’activité semble naître et mourir d’elle-même. C’est le fleuve et son tempo, quand bien même il est dominé par celui de la vapeur, qui, dans un premier temps, dominent. Ce même fleuve qui va par la suite dire la révolution, ailleurs symbolisée par cette autre machine à vapeur qu’est la locomotive, dit dès l’ouverture la psychologie du personnage, puisqu’il choisit « la route la plus longue » pour ensuite brusquement accélérer. Laisser-aller et inconstance. Frédéric ne serait-il capable que du sursaut ? Le dernier chapitre figera le personnage définitivement dans cette immobilité définitoire, comme si le rêve de l’ouverture, ce rêve si commun (« plus d’un », 48) était réalisé. Dans la maison, plus de mouvements.

6Le chapitre premier alterne donc activité fiévreuse et alanguissement, contenant ainsi tout le roman, mais le personnage principal se tient en-dehors de l’histoire et il faut attendre Deslauriers et le second chapitre pour qu’il soit question d’un possible « nouveau 89 ». Le dernier chapitre, avec le cliché de la causerie au coin du feu (506), montre un Frédéric qui in fine vit en petit-bourgeois. Du flottement où l’individu se projette à l’indéfini où il se récapitule : il y a comme un effet de boucle.

7On peut ainsi dire que la révolution n’est pas encadrée, mais étouffée par le temps de l’individu (et l’on passe de l’événementiel insignifiant6 au sempiternel7, qui est, à nos yeux le regard attendri sur cette insignifiance passée, attendrie parce que visant le passé même du passé). Priorité est donnée au regard enamouré sur la femme, puis au regard sentimental sur soi-même.

8Si Flaubert ouvre son roman sur 1848 sur l’insignifiance d’une chaîne événementielle que seule la sacralisation romantique du moi pourrait rédimer, Pilniak, lui, privilégie ce qu’on pourrait appeler le faux semblant événementiel, tout aussi étranger au dynamisme et à la déchirure propre au tempo révolutionnaire. La prédominance des verbes d’aspect imperfectif livre les traits caractéristiques de cette ville provinciale, peuplée de clichés (l’ivrogne lucide, le brigadier sadique, le père passionné de pêche), d’une ville donc sans histoire, où il n’y a que des histoires, et toujours les mêmes histoires. Chronique qui cite d’ailleurs d’autres chroniques. Так было каждый день так было сорок лет (48)... Le lecteur apprend ainsi ce qui se passe « au printemps », « à la saint-Nicolas », « le dimanche », « la veille de Noël », « durant l’hiver, le samedi ». Qu’on me permette de m’étendre sur cette seule phrase : « Les événements étaient rares et ceux qui se produisaient étaient du genre que voici » (13). Événements : le terme relève d’une extrapolation (né lui-même d’un souci de logique) du traducteur que gêne une phrase volontairement bancale : le terme russe est commérages (комеражи, 45). L’événement perd sa substance factuelle, comme s’il n’existait que par sa propension à la rumeur, sa convertibilité en commérages, de même que le mot « commérage », comme manié par un locuteur peu versé dans le maniement du français, voit son sens vaciller. Le fait s’évanouit. Le commérage ne s’appuie plus sur des événements (событиа) mais sur… de seuls commérages, sur lui-même donc.

9La répétition a envahi ce petit univers et la chronique se dévoile vite parodique : « une fois tous les deux ans les détenus s’évadaient » : voilà le type même d’événement qui, a priori, releverait sinon du semelfactif du moins de l’imprévisible (et je pourrais aussi parler de l’éternelle songerie du père Levkoev sur la fondation d’une confrérie qui déciderait de la meilleure façon de placer sa barque). L’emploi de l’imperfectif qui laisse supposer leur éternel retour dessine un monde somnolent, paresseux, sans tonicité aucune. Ce n’est pas un hasard si ici ou là apparaissent des êtres ensommeillés, « assoupis » (спросонья). Ainsi du sergent de ville (будочник, 43) ou des cochers (извозчики, de même 44). Or la différence principale avec le roman flaubertien, qui part de loin (1840), c’est que la Révolution dans L’Année Nue frappe dès l’introduction. « Le premier train qui s’arrêta.. . fut le train révolutionnaire » est-il dit (21). Ce n’est pas un hasard, bien sûr, si c’est le train qui amène l’électro-choc : seulement la révolution n’apporte pas le semelfactif. D’ailleurs, aux yeux du paysan (en l’occurrence le vieux Nikon), elle est « révolte » (« бунт ») (214 / 222). Elle même est donc placée par certains personnages sur le signe du plurifactif. Mais où est donc l’Histoire ?

10On aurait pu croire que l’introduction servirait de toile de fond (puisque telle s’avère souvent la tâche du passé imperfectif) à un premier plan où se déroulerait un chapelet d’événements historiques. Or la conclusion, elle, privilégie le présent (présent du vêlage, présent du conte), mais les aspects et le temps se mélangent dans une temporalité qu’on pourrait qualifier à la suite d’Éliade de cosmique (incantations, noces)8 : prédominent la durée et la plénitude qu’il est facile d’opposer à la vanité du célèbre passé simple flaubertien (« il voyagea ») et que le dernier chapitre ne fait que prolonger. Le mixte entre les noces – factuelles – d’Alexis et d’Oulianka et Le Livre des Us participe de cette volonté de montrer la réconciliation de l’homme avec lui-même, à opposer dans le diptyque suscité par mon projet, à l’échec de Frédéric, mais aussi à l’intérieur du roman de Pilniak, bien sûr, aux mésaventures amoureuses de Donat données par l’introduction. De Donat à Alexis, id est du début à la fin : dans L’Année nue, il n’est pas de progression. On passe, en effet, d’une répétition aliénante à une répétition quiète, où l’homme s’est dépouillé de tout superflu et de tout obstacle. La révolution n’est rien d’autre que ce qui permet le passage de l’un à l’autre. En cela, il y a bien progression logique – et non chronologique – de l’introduction à la conclusion pilniakiennes. Le roman ne se veut pas déroulement d’une histoire, mais explication de l’Histoire.

11Paradoxalement, dans la mesure où ils placent en leur sein (mais non, peut-être, en leur centre) la révolution, la fin des deux romans renvoie personnage et lecteur au passé. Or, il ne s’agit pas dans les deux cas du même passé. Chez Flaubert, l’individu récapitule son passé.

12Le personnage, comme nous le rappelerons bientôt, reste, malgré tout, la clef de voûte de la construction romanesque flaubertienne. Et le lecteur du roman français est renvoyé à un passé (1837) antérieur à celui que traite le roman (1840-51), alors qu’il est jugé essentiel par les deux personnages, même s’il est évoqué à la fin du deuxième chapitre. Dit autrement : L’Éducation sentimentale se ferme sur cet événement insignifiant qui relève précisément de cette chronique provinciale que développe l’introduction pilniakienne. Ou : Pilniak commence là où s’arrête Flaubert et ce choix peut effectivement révéler ce refus de tout espoir considéré par Lukacs comme ressortissant à une esthétique bourgeoise9. Le désabusement ne peut être que conservateur.

13Qu’en est-il chez Pilniak ? Après la narration de gestes quasi-rituels, immémoriaux, un personnage anonyme, défini par son seul statut familial (« le grand-père ») qui l’ancre dans une collectivité toutefois indéfinie, dit des contes, manifestation d’un passé anhistorique, création populaire qui s’oppose aux archives et autres inscriptions historiques, que détruit la Révolution (dont la destruction dit la Révolution ?). Ce n’est plus le sempiternel, mais l’éternel que construit le texte. Ou : le dernier mot ne relève plus du désenchantement (qui rend toute révolution à venir impossible), mais d’une naïveté, il vaudrait mieux dire d’une simplicité (qui rend caduque tout nouveau désir de révolution). La révolution pilniakienne affirme son authenticité en se posant comme dernière révolution ou mieux comme la Révolution.

14On aura remarqué que, dans les deux cas, de manière implicite, le roman se déclare dépassé, mais, semble-t-il, ressort régénéré de ce (faux) aveu de péremption. Dans les deux romans, la fable, le romanesque se déclare périmé ou insignifiant. Simplement avec Frédéric Moreau, il laisse place à une autre roman (un roman cependant dépourvu d’enjeux érotiques et, surtout, politiques). Avec le grand-père pilniakien à une parole archaïque, pré-romanesque (et pré-bourgeoise). Vont alors jouer de manière différente poésie et ironie. Mais c’est une autre affaire. Ce grand-père final quelque peu indéfini nous pousse à examiner de plus près le statut du personnage de roman.

15On a pu, à propos de L’Éducation sentimentale, parler sinon de démolition du moins de fissuration du personnage10. C’est sans doute là où Pilniak radicalise de manière la plus flagrante les avancées flaubertiennes. Chez l’auteur russe, le personnage n’est plus qu’un leurre : son foisonnement ne doit pas cacher son évanescence. Le roman pilniakien présente autre chose qu’une étude psychologique, ce que, somme toute, était encore L’Éducation Sentimentale.

16Le roman de Flaubert part de Frédéric Moreau. Et le premier chapitre, de fait, donne le trio central. En quelque sorte le roman tient ses promesses, puisque Frédéric Moreau, étudiant en droit et amoureux de Mme Arnoux, restera le centre du roman, dont le dernier chapitre sert d’épilogue en lui laissant la parole. Ce pivot du roman toutefois se révélera déceptif : le personnage, en effet, ne tient pas ses promesses, lui, ni comme individu (qui se laisse aller) ni comme personnage même, puisque celui-ci, on l’a montré avant nous, se défait. On peut alors voir dans la présentation inaugurale de Donat une sorte de radicalisation de cette esthétique de la déception qui se joue du personnage et de notre attachement à lui.

17Entre Flaubert et Pilniak se produit un chiasme entre roman et personnage, perfection et décomposition : le personnage de Donat, lui, est bien un héros mais un héros qui meurt trop vite – et ailleurs que sous le regard du narrateur. Le centre romanesque est à chercher ailleurs que dans le personnage-héros. Ou n’est pas. Chez Flaubert, le personnage reste le centre, mais sa vérité, comme le montrera la fin, est bien à chercher ailleurs et non dans le roman.

18Il convient de noter que l’entrée en roman de la nouvelle, devenue « Introduction » bouleverse les choses. L’enfance et la jeunesse de Donat Ratchine, sa formation, sa débauche en compagnie des moines, et son retour comme révolutionnaire, suite événementielle présentée en accéléré, ne constituent plus un tout. Cette chronique familiale érigée en Introduction laisse attendre un effort de construction. Or, Pilniak s’arrête là où le roman ne devrait que commencer, pour présenter, en « Développement » autre chose. Esthétique de la déception reposant sur un effet de rupture. Il faut alors davantage de recul pour juger de la réalité du lien entre l’introduction, le développement et la conclusion.

19Notons que ce qui fait coupure dès l’introduction, c’est justement la guerre et la révolution, 1914 et 1917. « Qui sait ce que serait devenu Donat ?» demande le chroniqueur (20). Sous entendu : si guerre et révolution ne s’étaient pas embrasées. La mort d’Ogoniok le Classique, ivrogne lettré qui ne peut se résoudre à vivre sans vodka, fonctionne comme signal ironique de la mort de ce monde (21). On notera que, même s’il a rompu avec elle, Donat ressortit à une dynastie de marchands, c’est-à-dire au passé : c’est ce que disait la nouvelle annonçant, elle, suivant les règles de la rhétorique, son sujet (« ceci est un récit sur les marchands, sur le marchand Ivan Ratchine et sur son fils Donat », 143). Malgré ses intentions11, Donat est voué à la destruction, à l’autodestruction et non à la création, au Développement – autant psychologique que romanesque. Старое (l’ancien, 52) : tel est le domaine de compétence de Donat qui est un обыватель (mot désignant l’habitant, signifiant donc à la fois bourgeois et petit-bourgeois, dont les deux sens sont employés par le texte). L’introduction s’ancre dans du périmé (et prend l’aspect du pourri) qui ne peut donner que du négatif (haine de classe, haine du Père). On notera d’ailleurs, les deux modifications principales accompagnant le transfert de la nouvelle au roman. D’une part, le personnage lumineux de Danilouchka est supprimé. Or, il assurait une continuité entre l’ancien et le nouveau. D’autre part, Donat est mis à mort et sa mort est soulignée. Il y a donc bien une volonté de donner une tonalité passéiste à l’introduction.

20Sa mort est soulignée, ai-je dit : il faut s’attarder en effet sur la dernière phrase de l’Introduction, qui clôt cette « Note indispensable » aux effets d’hyperbate et qui, de fait, a été ajoutée à la nouvelle : « Donat a été tué par les Blancs. Sur lui, ce sera tout (о нем - все) » (27). Cette note, exhibition d’autorité qui rappelle la toute puissance d’un narrateur qui est, quand ça lui chante, bien plus qu’un chroniqueur souligne l’absence d’axe habituel, sans pour autant la commenter ni, encore moins, la déplorer. L’œuvre débute donc comme un roman classique (du XIXe siècle), mais supprime elle-même cette possibilité de lecture. Le début donc mime (en partie) le roman puis cesse : il doit donc être relu. Il y a là quelque chose de la « gare d’évitement » (Rasiesd) dont il est question dans le roman. Contrairement à la locomotive, le sujet, lui, peut et persister dans cet évitement et continuer. Autrement dit, il peut fonctionner en chapelet de nouvelles dont l’unité se trouve par-delà les personnages. Mais il convient de voir que ce qui empêche le roman d’être ce qu’il doit être, c’est précisément la révolution qui rend impossible le roman d’éducation et impertinent l’héroïsme individuel. Le roman bourgeois a donc vécu. Au cheminement du personnage va succéder la re-naissance d’une communauté authentique.

21Reprenons alors le roman français : il part de Frédéric (et d’un possible héritage) et finit sur Frédéric (vivant sur sa rente) ainsi que sur ce double moins sympathique qu’est Deslauriers : double constat d’échec. Comme on l’a relevé avant moi, Dussardier est le seul absent de cet état des lieux final : l’héroïsme est court-circuité par les deux personnages centraux qui gardent le mot de la fin et, dans leur petit monde auquel l’héritage (donc la perpétuation de l’ordre bourgeois) fournit son moteur, refusent tacitement de revenir sur Dussardier. Même si, et ça a déjà été noté, le livre, dès le début, ne s’intéresse pas au travailleur, l’héroïsme gardait donc sa place chez Flaubert. Même si le regard statufiant manque à la fin, son absence se fait trop remarquer et exige du lecteur  un retrait par rapport aux deux personnages à la posture petite-bourgeoise. Des espérances (début du roman) à la petite rente (fin du roman) : il y a une cohérence du trajet du personnage. L’enflammement de Frédéric, vu le début et la fin du roman, incompréhensible, ne peut s’expliquer que par de la sentimentalité, que par la contagion révolutionnaire. Si le roman est achevé, c’est pour démolir ce personnage. Le personnage mémorable, lui, reste au second plan.

22À l’inconsistance (inconstance) du personnage axial flaubertien s’oppose la mobilité de la perspective pilniakienne. L’antisentimentalisme du narrateur est un regard, certes cynique, sur une Histoire limpide (et non pas, comme chez le romancier français sur un caractère défini) : Donat, fils de bourgeois, a fait son temps – et ce, tout comme le roman bourgeois. Du début à la fin, on passe radicalement à un autre personnage. Place à la nouvelle Russie – à une nouvelle littérature. Les personnages sont autres que ceux de l’introduction. Comme le veut un marxisme pédagogique, le début du roman de la révolution renvoie à la fin d’un monde et la fin non à un début, mais (et en cela Pilniak se montrerait plus fidèle à un socialisme utopique – donc quarante-huitard) à une éternité immédiatement recouvrée. Cette déchirure (poétique mais d’abord sociale, c’est-à-dire entre classes) entre le début et la fin entraîne l’absence de toute récapitulation possible (récapitulation qui est révolution sur soi) dans la mesure où le passé n’est pas et que la révolution s’affirme comme le seuil incompréhensible de soi à soi. Le triptyque conclusif s’articule alors autour d’Alexis et Oulianka, qui constituent la Russie (la littérature) nouvelle(s), et paradoxalement nouvelle(s) parce qu’éternelle(s), puis quitte ces derniers pour s’intéresser in fine à un grand-père et à ses petits-enfants. Faut-il chercher l’axe de ce finale dans Dobrinia ou Yégor ? Ou bien le roman a-t-il renoncé à son axe-personnage au profit de la communauté, si l’on voit dans ce matériau une anticipation et dans le grand-père le père d’Alexis (solution sans doute la plus logique) ? Ou encore, le roman est-il totalement éclaté ? A-t-il renoncé à lui-même ? En tout cas, comme la révolution marxiste (et non messiano-utopique) il se bâtit dans la rupture et l’exclusion. Il y a cependant une continuité qui n’est pas de l’ordre du personnage ni de l’intrigue. C’est une continuité musicale, poïétique : celle du leitmotiv. La force de la composition prend le relais d’une intrigue défaite par le dynamitage du personnage. Entrent en fonction des images oniriques ou fantasmatiques dépourvues de personnages. Tel est le cas du Kitaï Gorod de l’Introduction.

23Dans les deux cas, de plus, la mise à distance ou la destruction de l’intrigue passe par un jeu explicite avec un prestigieux modèle. Comme si le roman en voulait à la forme statique du roman réaliste, dont l’histoire est liée aux yeux d’un Bakhtine, à celle du capitalisme.

24Il est évident que la situation même de L’Éducation Sentimentale relance le schéma balzacien du jeune provincial ambitieux : c’est ce que soulignera d’ailleurs le second chapitre avec les propos de Deslauriers (65), soulignés par tant d’éminents commentateurs parmi lesquels Henry James ou Marthe Robert et qui obligent à penser les deux personnages et les deux textes l’un par rapport à l’autre (avant de penser, comme le veulent les deux critiques cités, les deux auteurs, Flaubert par rapport à Balzac). Or, cet éloignement de l’objet de conquête lancé par l’ouverture (Frédéric s’éloigne de Paris), le livre va le faire fructifier. Frédéric n’a pas assez de volonté pour être balzacien. À un autre niveau : le texte flaubertien n’a pas l’intention de répéter la geste socio-politique balzacienne. On peut donc lire L’Éducation Sentimentale comme subversion (mais non comme négation) du roman balzacien. Les formes romanesques sont maintenues, en particulier grâce au classicisme du début-exposition et de la fin-épilogue. Le roman souffrirait-il d’anémie ? Ou plutôt : la forme balzacienne n’est-elle pas minée ?

25Chez Pilniak, en revanche, il n’est plus question de subvertir ni de miner le roman, mais bien de le renverser pour construire autre chose. Donat, que mon appariement critique met en regard de Frédéric, vit une aventure qui, de toute évidence, sort de Dostoïevski, lui-même héritier de la littérature sentimentale : je veux parler de son aventure avec Olenka Ouryvaïeva qui, à 17 ans a épousé un septuagénaire usurier et millionnaire, qui, avant de mourir, a le bon goût de faire par testament de sa veuve une éternelle mineure (20). En mettant à mort Donat et en ne revenant plus sur le destin d’Olenka, L’Année Nue fait un pied de nez aux centaines de pages de L’Idiot. L’intrigue mélodramatique (l’adolescent battu par son père qui met dans son lit la servante qui lui sert de maîtresse pour lui faire passer le goût du sentiment et perverti par un moine qui lui fait connaître une jeune femme au destin dramatique) ne porte pas de fruit. À peine exposée, elle tourne court et introduit autre chose.

26La fin ne nous présente, elle, que des silhouettes, puisque nous sont présentés des personnages inconnus, voire anonymes. Les trois tableaux de la conclusion. En marge : le grand-père (дед). La modernité se fond dans (mais ne se confond pas avec) des scènes éternelles. Encore une fois, de quel grand-père s’agit-il ? Certes, le père d’Alexis est auparavant ainsi nommé. Mais il n’est nulle part question de petits-enfants, ni même de frère ou de sœur d’Alexis. On peut alors se reporter à un passage antérieur, où le narrateur avait recours à Dostoïevski, de manière affichée, cette fois-ci.

27« Juste comme cela une première question, une toute petite question à la Dostoïevski (вопрос один, - по достоевски - вопросик) : cet employé à Rasiesd-Mar ne serait-il pas Andreï Volkovitch ou Gleb Ordynine ? Ou posée d’une autre manière (и иначе) : Gleb Ordynine ou encore Andreï Volkovitch ne seraient-ils pas cet homme que consume la fièvre de la tuberculose ? Ne seraient-ils pas nos Ivan le Niais, nos Ivan Tsarévitch ? » (187/197)

28La fissure flaubertienne partait de la psychologie et s’insinuait dans le romanesque sans trop insister. La rupture pilniakienne, au nom d’une fidélité psychologique, vise la forme même du roman. Il s’agit sans doute de montrer l’homme dans l’homme, la vastitude de l’homme. Or, sur ce point, si la psychologie ressortit bien à la pensée dostoïevskienne, la poétique, elle, dépasse ses propres bornes au nom de cette psychologie de la vastitude, de l’homme dans l’homme, si l’on peut dire, car le narrateur renonce à toute individualisation du personnage (c’est ce que veut dire cet étonnant « posée d’une autre manière » alors que c’est la question qui est autre), qui peut être tous y compris les personnages de conte de fée. Le grand-père est tous les grands-pères. Et tout homme est le grand-Père. Le passage de Donat au Grand-père dit non le cheminement chronologique de l’homme, mais le retrait soudain hors de l’histoire. Le personnage d’après la révolution ne serait-il qu’un personnage de conte de fées ? Euphorie de la simplicité recouvrée.

29Le livre se situe donc lui-même dans une histoire littéraire qui part de ce qu’il aurait pu être, pour le rejeter et construire quelque chose de nouveau. De nouveau parce que très ancien (le conte de fées). N’avons-nous pas là la définition pilniakienne de la révolution ? Révolutions politique et poétique s’accordent.

30Il faut partir ici de la présence métaphorique de la Révolution dans l’encadrement romanesque. Cette dernière, chez Flaubert, est liée au fleuve12 auquel, comme si de rien n’était, une place déterminante est accordée dès l’ouverture. La Révolution, reprenant un vieux schéma de la littérature russe, se dit par le truchement de la tempête chez Pilniak. Elle y aura le dernier mot. Cette double utilisation d’une métaphore indique a priori le refus d’une historicité révolutionnaire, privilégiant la reuolutio à la révolution. L’histoire est naturalisée, dirait Roland Barthes. La révolution, tempête ou inondation, se répétant donc, quand l’événement historique est unique, devient révolte ou émeute. Autrement dit, désordre récurrent, étudié par une science naturelle. C’est, chez Flaubert, ce qui séduira un moraliste comme Cioran qui reconnaît dans le romancier français un prédécesseur13.

31Il convient toutefois de rendre compte d’un apparent point commun entre les deux romans, je veux parler de la légère déférentialisation finale, d’une déférentialisation qui s’appuie sur une même image, celle du feu ainsi que de la parole conclusive qui y est proférée. Le coin du feu flaubertien semble en effet trouver son écho dans le poêle de Pilniak. En fait, cette apparente similitude cache là encore une divergence. Cette dé-localisation (ou si l’on préfère cette localisation dans un espace cosmique domestiqué), pour dire les choses de manière schématique, est dysphorique chez Flaubert – elle exprime la faillite des personnages dans leur rapport direct à la réalité (le texte insiste sur le domestique), euphorique chez Pilniak, dans la mesure où elle est ouverture à une respiration cosmique dans laquelle communient personnages et nature et où la maison n’est pas un refuge contre l’extérieur. Autrement dit : l’âtre de L’Éducation Sentimentale appartient à une construction textuelle qui enferme les personnages dans le petit-bourgeois (la maison comme l’héritage constituent un pôle d’attraction pour Frédéric). On pourrait s’attarder sur la symbolique du vapeur : le feu ne s’oppose pas au fleuve. Feu domestiqué et remontée en vapeur d’un fleuve relèvent d’un même ronronnement placide et bourgeois. Avec les débordements possibles. Il en va de même de la nature de l’homme, de la nature des choses (de la nature de la société, faudrait-il dire). La révolution permet de souligner l’impertinence du politique et de ses illusions sentimentales ; elle renvoie la conscience à la sphère du domestique, retrait devant le monde. Si l’on reprend le début de L’Éducation Sentimentale, les magasins, chantiers et usines filent rapidement pour laisser place à la coquette résidence si aimable. Martinon, on l’aura noté, lui, est sénateur. Tout laisse à penser qu’il l’aurait été quel que soit le régime politique.

32Le poêle russe, lui, convoque le mythe pour lui articuler, et cette articulation ne va pas sans poser problème, l’idée de révolution. Le feu parcourt le texte : il est présent dans le nom même d’Ogoniok mis à mort dans l’introduction et on aura noté que la guerre comme la révolution s’enflamment (Война загорелась и за ней Революциа, 51). Dans le développement, dans la mesure où la tempête fait aussi appel au feu, on le retrouve dans l’incendie qui ravage le monastère. Et, dans la conclusion, c’est le poêle, comme si le feu, domestiqué (dans le sens d’accueilli à la maison), après un moment de folie, retrouvait sa place auprès (au service) de l’homme. Chez Pilniak, le poële fonctionne avec la forêt et la tempête. Le domestique, pourrait-on dire, ne s’oppose plus au politique, mais fonctionne avec la nature à laquelle, loin de s’opposer, il ressortit, ce qui est le propre de la vision mythique des choses. Horrenda referens, le politique se dissout dans d’autres sphères et la communauté que laisse voir la « Conclusion » de la démarche pilniakienne n’est pas tant régie par le président du village (сельский председатель, 222) – que par le sorcier (знахарь, 216). L’ouvrier, quant à lui, moteur, pivot et justification de la révolution marxiste, est accepté, sans plus, dans cette communauté voulue sans âge.

33Chez Flaubert, le jeu constant entre la capitale et Nogent, annoncé par l’ouverture flaubertienne, et littéralement dissout par la fin de L’Éducation Sentimentale, va de pair avec la certitude de la vacuité de l’ailleurs (c’est le célèbre – il « voyagea ») et, d’ailleurs, de toute altérité (en particulier, de cette altérité politique, que veut incarner l’utopie quarante-huitarde). Frédéric reconnaît la vacuité de ses élans vers l’ailleurs. De l’indéfini des désirs à leur infécondité : la boucle est bouclée (imparfaitement) et le roman feint de s’autodétruire par ce renvoi à un temps d’avant le roman. L’essentiel s’est – déjà – passé ailleurs. L’épisode de l’enflamment de 1848 (enflammement qui concerne aussi Frédéric qui trouve le peuple « sublime », 361), le printemps des peuples, ne sont rien aux yeux des personnages qui leur préfèrent Zoraïde Turc. Le domestique l’emporte résolument sur le politique, timidement présent dans le premier chapitre (dans la critique du gouvernement qui effarouche Mme Moreau, 57). Boucle, disions-nous, dans la mesure où l’on passe du flottement du début (où le personnage nous est présenté se laissant porter par l’eau) à l’indéfini de la fin chez Flaubert (où est-il ? Paris ? Nogent ?). Ou, du moins d’une indifférence au lieu habité. Ce repli au coin du feu (espace de la narration) dans le logement du petit rentier et le paradis perdu de l’enfance-innocence (espace narré) semblait d’ailleurs promis par l’ouverture : le corps du livre serait alors détour et la révolution n’est qu’un obstacle parmi d’autres à la réalisation de cette promesse, de ce désir. Repli donc du personnage, qui se réconcilie, une fois encore, avec son double. Que le personnage finisse au coin du feu, ne saurait signifier qu’il s’enracine : là encore, il est légitime de parler de laisser aller (à vau-l’eau) dans le sentimentalisme rétrospectif. Il y a encore de l’eau dans ce feu si peu volontaire.

34Une lecture rapide de Pilniak pourrait proposer la même lecture de cette focalisation (presque) finale sur le poële (« Installé sur le poële, le grand-père, tout blanc, raconte – рассказывает – à ses petits-enfants… », 221/ 228). D’autant plus que cette dernière va de pair avec un rejet du « dur », du chemin de fer (чугунка, terme vieilli, formé sur le substantif чугун (fonte) qui, sinon, désigne le poële en fonte, d’ailleurs présent dans le texte avec celui de Yegor14). Le feu mobile cède place au feu domestique. La campagne se replie sur elle-même, mais ce repli n’est pas dessèchement de la personnalité. Le bourgeois, affirme le vieux Kononov, ne saurait se passer du chemin de fer, et ce parce qu’il est pris dans des relations sociales (hiérarchisées) quand le paysan, lui, n’en a pas besoin15 : il peut vivre en apparente autarcie, parce qu’il est immergé dans le cosmos. Le feu du « dur », mobile, ressortit à la civilisation et à son illusion d’une avancée progressive de l’histoire ; le feu du poêle, immobile, à la nature, ou, si l’on préfère, au cosmos. La conclusion, en présentant les paysans qui s’opposent, en paroles, sans violences, à la ville, fait des habitants de celle-ci des parasites dont la Révolution de 1917 a débarassé la Russie. Relecture du découpage des articulations rhétoriques de L’Année nue : Le « développement » permet de passer du Marchand au Paysan, de la ville à la campagne, du parasite à la force vive, de l’étranger (le communiste est senti, contrairement au bolchevik, comme étranger16) au Russe. C’est d’ailleurs la geste d’Andreï (qui… fuit les communistes).

35Si le mouvement spatial qui va du début à la fin de L’Éducation sentimentale provoque une impression d’enfermement, il n’en va pas de même avec L’Année nue qui suscite le mouvement inverse, car la maison et son centre – le poële – ne forment qu’un détail d’un tableau : la Russie dans la tempête (метель). De fait, on passe du dedans au dehors, de la ville d’Ordynine qui se caractérise d’abord par ses enceintes (Kremlin) et dont le centre se trouve dans la Halle au sel (соляные ряды) et la demeure close des Ratchine à la steppe, puis à la forêt. La perspective confinée sur Ordynine et le Kitaï-Gorod doit éclater. L’écriture pilniakienne se place sous le signe de l’explosion et de la dissémination. Avec cette autre opposition forte avec Flaubert, la pertinence d’un exotisme qui est déjà ici (c’est-à-dire en Russie). En termes politiques : l’utopie est déjà hic et nunc. La révolution l’a mise à nu. La dernière phrase, alors : « La forêt, elle, demeure bien droite, telle Ilia Mouromets » (222). On passe de l’espace de la représentation – historique – à l’espace fantasmé et immémorial, au héros purement imaginaire.

36Ces différentes représentations fortement spatialisées de l’Histoire reposent toutefois sur des présupposés épistémologiques différents. Là encore les fins parlent, fin explicative (la tête de veau, l’invocation à Vénus du deuxième chapitre trouvent bien in fine leur explication) chez Flaubert, fin déconcertante chez Pilniak. Le roman français, déconcertant certes, mais non jusqu’au bout repose sur un présupposé épistémologique euphorique. Certes, le personnage est plongé dans des événements à ses yeux insensés. Mais cette crise17 est résorbée par la fin. Certes, l’Histoire est incompréhensible, mais elle est insignifiante (« il n’y a jamais rien à comprendre » souligne J.P. Duquette, ce qu’a compris le narrateur qui nous le fait comprendre à notre tour). L’état des lieux se fait, entre autres, grâce à l’utilisation d’une langue limpide parce que pensée et non subie : l’expression toute faite, est-il signalé d’entrée, est à prendre avec des pincettes (guillemets)18. Et le désabusement naît paradoxalement de ce que le monde reste compréhensible – et inintéressant. Chez Pilniak, cinquante ans plus tard, le projet déconcertant s’appuie sur un éclatement des savoirs, ou plutôt sur une abdication du savoir qui laisse place à une naïveté proche de la folie, ainsi que sur une volonté de briser les réflexes langagiers. Rien ne s’explique (rationnellement). La seule explication est étymologique : les choses se déploient, naturellement, déploiement que ne saurait accompagner celui du langage. Ce qui étaye cette dichotomie, c’est précisément la place de la révolution et son rapport à l’incompréhensible de l’existence, vide chez l’un, plénitude possible chez l’autre. D’un côté, Flaubert fait entrer la révolution dans un cycle compréhensible mais insignifiant, vain des choses, alors que la révolution pilniakienne, quand bien même elle relève du sens étymologique, ressortit à l’incompréhensible. L’énigme laisse place au mystère (double : le charme et son efficace). La question d’Ogoniok le Classique (« Vous comprenez ? »), certes parole d’ivrogne, permet de signaler l’entrée du roman dans de l’incompréhensible, du moins aux yeux de certains (le bourgeois / обыватель), dont lui, qui parle le français, langue des Lumières, de cette période où la Russie s’occidentalise. Le billet qu’il laisse en se donnant la mort illustre ce dépassement. Tous, y compris Donat, meurent, parce qu’il ne peuvent pas comprendre ce qui est arrivé, ni s’y opposer (voir la figure du Père de Ratchine). L’introduction s’ancre dans de l’historique, dans la dynastie des marchands. La conclusion, et ce terme importe dans la mesure où il présuppose une fin de l’histoire, elle, s’ouvre dans l’anhistorique, dans l’immémorial, sur la vie du peuple. Vision des choses qui ne va pas sans mysticisme, ni sans danger : révolution comme épuration ou précipitation au sens chimique du terme (épuration du dit - des archives au conte, parole libre, créatrice, épuration sociale du marchand au paysan, épuration sentimentale frustration / perversion à l’amour sain)19. Ce retour à une simplicité mythique par le biais du merveilleux ressortit bien au vingtième siècle et à ses errances20. Tout autant, d’ailleurs, que le désenchantement flaubertien, qu’on peut lui opposer, en l’intégrant dans notre modernité. L’histoire continue, mais tout est dit (L’Ecclésiaste). Ou : l’histoire a pris fin et tout est dit (le conte de fées). Deux façons de conjurer par la parole (et les deux œuvre finissent par des prises de paroles de personnages) l’irruption historique.

37Il y a, certes, entre Flaubert et Pilniak des affinités qui sont plus pertinentes que celles que nous avons mises en valeur. À peine avons-nous esquissé l’antisentimentalisme ou l’utopie d’un roman poétique, succession d’images, porté par la cohérence d’un style (il faudrait ici ne pas se contenter de L’Éducation sentimentale), ou cette « une unité faite de mille rapports subtils » pour reprendre les termes de Claudine Gothot-Mersch (32). Tel n’était pas notre sujet.

38Du début à la fin : pas de progrès. Entre les deux, dans les deux cas, la révolution. Les deux œuvres luttent à la fois contre le préjugé d’un progrès en fonction de l’axe historique qu’est a priori la révolution et contre l’immobilisme, le déjà-prêt ou l’explicatif que les deux écrivains qualifient de bourgeois21. Mais l’absence de vectorialisation temporelle ne signifie pas la même chose. De Flaubert à Pilniak l’orbite est élargie : on passe de la révolution prise dans le perpétuel et ennuyant retour du même à la révolution comme régénération, retour rédempteur au primordial.

39Le jeu entre le début et la fin, où, dans les deux œuvres tout est dit, montre une sorte d’effort mimétique de l’histoire devant l’Histoire. Histoire vaine, chez Flaubert, que la raison saisit dans une boucle à la fois compréhensive et méprisante. Méprisante puisque l’essentiel est ailleurs. Il n’y a pas de chaos qui dure contre l’ordre des choses. Il semblerait que Pilniak, en cela dans l’air du temps, radicalise les avancées esthétiques de Flaubert – méfiance envers le personnage axial, délaissement de l’intrigue gagnée par le chaos22, absence de jugement explicite (coexistant avec une ironie mordante) – et euphorise ses positions politiques (peuple instinctif, grégaire : on peut dire que les révolutionnaires eux aussi vivent à vau-l’eau, et dépendent du régime du fleuve, révolution comme retour en arrière, comme force naturelle et non historique). Les deux fins renvoient à quelque chose d’antérieur au début du roman. Deux façon différentes de lutter contre l’esprit bourgeois et les paresses de lecture. Il faudrait alors voir comment Pilniak se relie au romantisme révolutionnaire. C’est bien ce que lui reprocheront les censeurs : concilier révolution et reuolutio. Le mépris pour l’ordre marchand n’est pas l’apanage des marxistes orthodoxes.