Colloques en ligne

Jean-Paul Louis-Lambert

« Et sauf un petit nombre de pièces… » (Première partie). Pierre Jean Jouve renie, réagit & réécrit La Rencontre dans le carrefour

Séquence 1. Reniement, « Vita nuova » et Omerta

1Le premier Manifeste de Jouve paraît en 1928. Il se lit dans la « Postface » de Noces, première édition collective d’un cycle de poésies. Jouve le cite dans En miroir, son « Journal sans date » de 1954. Voici les lignes les plus citées par les commentateurs :

La conversion porte pour moi la date de 1924. […] l’esprit comme la source des livres que j'avais écrits antérieurement me paraissent à présent « manqués » … [points de suspension] Pour le principe de la poésie, le poète est obligé de renier son premier ouvrage.

2Le cycle des Noces commence avec « Mystérieuses Noces », une plaquette qui paraît en 1925, la même année que son roman Paulina 1880  4 voix au prix Goncourt, il en fallait 5. L’année 1925 est la date symbolique que choisira Jouve pour sa Vita nuova (double référence à Dante et à Nerval). En 1928, l’écrivain renie tout ce qui est paru jusqu’en 1924. Il détruit ses anciens livres, il interdit toute réédition. Il fait tout pour empêcher ses amis-commentateurs d’en parler dans leurs écrits. Il a cru que cette omerta s’étendrait aux chercheurs. Officiellement, Jouve a détruit tous ses manuscrits de travail. Il n’a laissé que des « mises au propre » impeccables avec peu de corrections, destinées à montrer aux typographes comment ils devaient composer ses textes. En outre, les correspondances privées consistantes sont quasi inexistantes. La « critique génétique » est ainsi impossible pour ses grandes œuvres1.

Statistiques des œuvres reniées en 1928

3Livres de poésie : 14 ; Romans et récits : 2 ; Essais : 3 ; Pièces de théâtre : 3 ; Traductions : 3 ;  d’innombrables articles.

Anecdotes. Un reniement est un reniement.  Rééditions & Testament

4Des témoignages, surtout oraux, montrent que Jouve est resté inflexible sur ce point : quand un nouveau visiteur, non encore initié aux rites de la maison, était heureux de montrer à Jouve un livre paru avant 1925, en particulier La Rencontre dans le carrefour, son roman de 1911, l’écrivain prenait le livre (très difficile à trouver), le déchirait et le jetait dans sa poubelle.

5Après diverses rééditions, celles dites « définitives », au Mercure de France, de 1959-1961 (pour les romans) et 1964-1967 (pour la poésie), sont marquées par de multiples coupures, donc de micro-reniements.

6Jouve a laissé un « Testament » : il y définit son œuvre de façon très stricte et restrictive.

Séquence 2. Reniement ? Ou réécritures ?

7En 1954 dans En miroir, longtemps après la date symbolique de 1925, Jouve revient sur sa jeunesse, il cite le titre du roman renié (et qui ne devrait plus exister), mais il l’écrit sans majuscules et entre guillemets.

Les premiers essais romanesques furent antérieurs à la crise de 1922-1925. J'avais écrit une « rencontre dans le carrefour » sur mon entrevue amoureuse avec Lisbé. En 1924 [en fait, 1923] j'essayai un récit « le Démon naïf », pour transposer mes amours d'adolescent avec une femme âgée ; le manuscrit en fut détruit, par insatisfaction, ou scrupule. Paulina 1880 survint alors […]

8C’est qu’en 1954, Jouve sait qu’il a réécrit cette réécriture en 1935, sous une toute autre forme, dans le diptyque La Scène capitale qui associe deux novellas : « La Victime » — c’est un « conte cruel » dont les malheureux héros s’appellent Waldemar et Dorothée — et « Dans les années profondes » dont l’héroïne se nomme « Hélène de Sannis », la sublime initiatrice qui se sacrifie pour permettre à « Léonide », jeune artiste en devenir, d’accéder à l’amour, à la mort et à la création.

9— Il faut observer que le très rare nom de « Léonide » se trouvait déjà en anagramme dans Le Démon naïf. — La Scène capitale (1935) est donc la réécriture de l’écriture détruite (1923) d’un roman renié (1911).  La bio-bibliographie de Jouve est un machine à remonter le temps en zigzags. 

10Mythologie. Trois figures de femmes (?). « Lisbé ». En 1954, Jouve donne des clés sur les sources biographiques pour « Dans  les années profondes » de 1935 qui avaient déjà été utilisées (en partie) pour La Rencontre dans le carrefour de 1911.

Hélène [de Sannis] est liée aux parties les plus secrètes de mon sentiment, à plusieurs amours de ma vie, dont l'un au moins eut une fin tragique. Elle fut composée avec trois figures de femme éloignées l'une de l'autre. […] Hélène fut formée d'abord et essentiellement d'une imago de mon adolescence, femme d'officier […] la belle Capitaine H... […]. Plusieurs années après, ma première liaison réelle devait me mettre dans la brûlante confiance d'une femme dont l'âge s'éloignait plus encore du mien. Sans m'en douter, je jouais une scène qui eût pu être celle de Léonide. Pourtant ni Hélène ni Léonide n'eussent existé s'il n'y avait eu l'influence tragique d'une troisième figure, celle-là contemporaine du récit.
Il faut donc raconter maintenant l'histoire de Lisbé. (En miroir, 1954)

11Oubli de Blanche ? Il faut ajouter un quatrième nom. Il y a, en fait, quatre femmes (principales !) derrière « Hélène de Sannis ». Jouve ne précise pas que sa seconde épouse, la (volontairement) très discrète psychanalyste Blanche Reverchon (traductrice de Freud dès 1923 ; plus tard, amie de Jacques Lacan) est une autre importante inspiratrice.

12Certes, Jouve renie, avec des reniements à plusieurs étages, puisque les points de suspension entre « manqués » et « Pour le principe de la poésie » dans le manifeste de 1928 recopié en 1954, ainsi que je l’ai cité en ouverture, cachent une censure. Le texte original de Jouve précisait :

Et sauf un petit nombre de pièces

13 c’est le surtitre de l’enquête actuellement diligentée. 

14Dans ses livres jusqu’en 1931, sa page (très surveillée) des « œuvres du même auteur » prévoyait la réédition de ses « Premiers poèmes ». Cette anthologie n’est jamais parue. Ce que Jouve voulait vraiment retrouver, ce n’était pas les poèmes proprement dits, mais plus exactement les sources de son inspiration,…

Je n’écrirai jamais une œuvre où je ne sois brûlant tout entier, qui ne soit aussi nécessaire, aussi impérieux que le mouvement de ma respiration. [… etc.] Rien ne peut sortir de moi par jeu. Tout est imposé, tout est obligatoire, et tout est douloureux. (Lettre de Pierre Jean Jouve à Romain Rolland, 6 juin 1923).

15… et au début des années 30, Jouve sait qu’il va y revenir. Cependant sa « vita nuova » a fait son travail de fond, et il va réécrire l’essentiel, dans une toute autre perspective, avec une toute autre esthétique. Mais pour expliquer cela, il faut explorer la vie de Jouve, avec son goût pour les ruptures, les divorces, les brouilles, les reniements. Et les « vies neuves ».

Séquence 3. La première vie de Pierre Jean Jouve — Mots-clé : Le « tourment quotidien »

16Symbolisme. Né en 1887 à Arras, Jouve est à l’origine un jeune poète2, disciple de la génération post-symboliste qu’il a découverte dans les deux volumes du Livre des masques de Rémy de Gourmont (1896 et 1898) qui est un recueil d’articles remarquablement documentés sur les écrivains et poètes de la deuxième moitié du XIXe siècle.

Je pris connaissance, heurté de voir ce qui faisait mon tourment quotidien, revêtu d'un éclat jamais soupçonné. Je lus et je relus ; […]. (En miroir)

17 Jouve est un grand lecteur, et nous devons être des relecteurs

18Dans son premier recueil, Artificiel (1909), en exergue, une citation extraite de Poésies de Lautréamont. Influence des proches poètes du Nord, Maeterlinck, Verhaeren, et, plus profondément, de Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud, et plus tard de Nerval. Jouve est un poète existentiel, la motivation de toutes ses écritures est issue, non de « sa vie », mais des émotions nées d’aventures vécues dans « le tourment quotidien ». Stefan Zweig, un ami pacifiste connu en Suisse en 1917, et devenu un confident, le résume ainsi dans son Journal (2 octobre 1918) :

[Jouve] me parle longuement de sa jeunesse : elle est pleine de pans d’ombre : tragédie dans la maison familiale, années dangereuses vécues dans la débauche, cocaïne, alcool, […], jusqu’à ce que sa femme et sa belle-mère le sauvent.

19La jeunesse de Jouve résumée en quelques mots : Musique et poésie ; maladies, dépressions et séjours en hôpital (à Lille et en Suisse) ; fréquentation des poètes de l’Abbaye (Georges Duhamel, Charles Vildrac, René Arcos) et des unanimistes (Jules Romains).

20En 1909, Jouve connaît une « année dangereuse ». Mots-clé : « débauche », « toxiques », tentations suicidaires  le suicide n’est-il pas un reniement ? Dangers symbolisés par la fréquentation d’une jeune femme qu’il appelle « Claire » dans La Rencontre dans le carrefour (en 1911) et plus tard « Lisbé » (en 1936 et en 1954 dans En miroir). Je l’appelle : la « Ur-Lisbé ».   

Je me retrouvai à Paris en 1909, plongeant au plus profond et au plus sombre. Mes débordements volontairement conduits aboutiraient, pensais-je, à un discret suicide. Je rencontrais pourtant cette belle jeune fille qui devait un jour devenir Lisbé. La partie la plus redoutable de l'expérience fut une courte fréquentation des toxiques, où j'appris quelque chose. (En miroir)

21L’année 1909 est suivie d’une « vie neuve » en 1910 : Caroline Charpentier, sa future belle-mère qui l’a connu en visitant les malades des hôpitaux quelques années auparavant,…  

J'avais retrouvé quelque santé dans l'amour pour une femme maternelle [nous avons déjà rencontré cette « femme dont l'âge s'éloignait plus encore du mien »]. J'avais visité l'Italie, je m'étais marié, j'avais gagné ma vie péniblement. (En miroir)

22 et la fille de Caroline, Andrée, récemment agrégée d’histoire (concours « jeunes filles », unique lauréate non normalienne), l’accompagnent pendant l’hiver 1909-1910 pour un voyage de désintoxication et d’étude sur l’art italien pendant trois mois.

231910. Néo-classicisme. En octobre 1910, Jouve (23 ans) publie son recueil de poèmes néo-classiques, Les Muses romaines et florentines qui est dédicacé à Caroline Charpentier, et il épouse Andrée (26 ans). Celle-ci est nommée à Poitiers où Jouve la suit. Il fréquente alors Jean-Richard Bloch, l’éditeur de la revue L’Effort Libre (et futur membre important du Parti communiste français), et ses amis, comme Léon Bazalgette, le traducteur et biographe de Walt Whitman.

   

Insert sur la thématique des Femmes chez Jouve : La Mère & la Sœur – L’Épouse & l’Amante — Le Cycle de « la Fille » et le « Roman de Lisbé »

   

24Diverses figures de femmes jouent les premiers rôles dans les romans et poèmes de Jouve, et ses lecteurs-commentateurs3 ont beaucoup insisté sur les couples « La Mère/La Sœur », ou « L’Épouse/L’Amante ». J’ai choisi un autre exemple privilégié pour illustrer la manière dont s’opèrent les opérations d’écriture, de rupture, de reniement et de réécriture : celui qui est initié par La Rencontre dans le carrefour. Ce roman est renié en 1925, mais Jouve le réécrira à diverses reprises, de façons très différentes, dans le cadre d’un « Cycle de la Fille » dont la forme la plus achevée est le « Roman de Lisbé »4.

En effet, la présente enquête ne peut pas traiter tous les thèmes…

25… explorés par un créateur qui a été poète toute sa vie, mais aussi romancier, traducteur, critique littéraire, critique d’art, militant intellectuel pacifiste (pendant la Première Guerre mondiale) puis membre actif de la Résistance intellectuelle — pendant la Seconde Guerre mondiale, tendance Jean Cassou et « France Libre » (de Gaulle) —, journaliste engagé, vulgarisateur de la psychanalyse, et musicologue reconnu par des professionnels comme Olivier Messiaen : ses livres de haute musicologie, sur Don Juan et Wozzeck, sont réédités dans la collection de Pierre Boulez. En effet, quand il cesse (officiellement) d’écrire des romans (encore une sorte de reniement), son art de la prose s’investit (à partir de 1936) dans la critique, surtout littéraire (y compris dans En miroir) et musicale.

26J’ai choisi de recourir prioritairement au riche « Cycle de la Fille » quand j’aurai besoin d’exemples concrets pour illustrer le parcours de Jouve et explorer son « atelier » d’écrivain amateur de ruptures et de reniements — et de réécriture. La matrice en est La Rencontre dans le carrefour.

Séquence 4. « Les mots pour se dire »5 & la « Ur-Lisbé » : du Symbolisme au Pacifisme en passant par l’Unanimisme

27A grands pas : 1909-1911. Symbolisme, Néo-classicisme & Unanimisme. 1912-1914. Classicisme moderne & Art social. Jouve est à la recherche de l’expression de sa vie intérieure et l’unanimisme  adjectif (trop souvent) attribué au jeune Jouve par les historiens de la littérature  n’a été, brièvement (1911-1912), qu’un outil passager pour cela. Dans les pièces de théâtre (inédites) des années 1913-1914 est surtout perceptible son mal de vivre, sans aucun unanimisme.

281915-1919. « Le Grand Crime » & le Pacifisme. Réformé, infirmier volontaire auprès de soldats victimes de maladies qui le frappent lui-même, Jouve s’exile en Suisse auprès de Romain Rolland qui devient le « maître à penser », le mentor qu’exige son âme tourmentée et exigeante. Militance, écriture de grands poèmes pacifistes inspirés par Tolstoï et Whitman et (surtout) d’innombrables articles pour la presse engagée dans la mouvance de l’auteur d’Au-dessus de la mêlée  Jouve renie les auteurs coupables d’« esthétisme gratuit », de Mallarmé à Claudel.

29« Poète des ruptures ». On observe ainsi les perpétuelles « mini-ruptures » de Jouve avec ses brèves périodes : post-symbolisme, néo-classicisme, unanimisme, classicisme moderne, art social, pacifisme « verhaereno-whitmanien »6.

301919-1921. Crises. La Première guerre mondiale a été vécue par Jouve comme une tragédie personnelle, dans la pauvreté et la maladie. La fin de la guerre le voit aux prises avec un profond mal de vivre. Malgré toutes ses qualités humaines, Andrée ne peut pas aider un grand angoissé comme Jouve à sortir de ses dépressions.

31Expressionnisme. Je signale cependant : ses confidences partagées avec Stefan Zweig, qui a pu lui parler de Freud, et sa collaboration avec le Belge Frans Masereel, le très grand graveur expressionniste qui illustre les livres des écrivains pacifistes. En 1919, dans le recueil de récits que Jouve et Masereel publient ensemble, Hôtel-Dieu, récits d'Hôpital et dans un recueil de poésie, Heures, Livre de la nuit,

L’amour nu entièrement
D’une femme impure et sauvage
Ou Dieu, ou bien du génie,
Ou des insurgés pleins de sang !

32...Jouve commence à « trouver les mots » pour dire avec plus de précision d’où provient son mal de vivre : les quatre vers cités (de 1919) prophétisent remarquablement l’ensemble de l’œuvre à venir ! L’accès à la modernité passe par une expérience expressionniste.

33En 1921, Jouve était prêt à rencontrer la psychanalyse, surtout si elle se présente en la personne d’une nouvelle « femme maternelle », Blanche Reverchon.

Séquence 5. La Crise (1)  1921-1923 – Introducing Blanche Reverchon — Amour, ruptures et psychanalyse

341921. Qui est la discrète Blanche Reverchon ? Née à Paris en 1879, elle a 8 ans 1/2 de plus que Pierre (en 1921, elle a 42 ans), la vie de Blanche Reverchon est pleine de mystères, tant celle-ci a choisi la discrétion. Orpheline très jeune, élevée à Paris par sa grand-mère, bénéficiant du soutien de l’anglaise Maud (Kendall) Burt, professeure (et plus tard directrice) du British Institute in Paris (University of London), Blanche a suivi des études difficiles à reconstituer. Sûrement de médecine, puisqu’elle finira par soutenir sa thèse (en 1924) dans le service du célèbre neurologue Joseph Babinski. Avant sa rencontre avec Jouve, Blanche travaillait en Suisse comme bénévole auprès de psychiatres. Andrée a fait sa connaissance dans les milieux pacifistes et féministes de Genève qu’elle fréquente avec Madeleine, la sœur de Romain Rolland.

351920-1921. De « Pierre & Andrée » à « Pierre & Blanche ». Pierre et Andrée, trop pauvres, partent vivre en Italie, dans la périphérie de Florence, où la vie est moins chère. Ils reçoivent des amis et des « paying guests ». Au début de 1921, alors que Stefan Zweig est invité chez lui, Pierre fait la connaissance de Blanche.

Chez les Jouve nous avons fait la connaissance de Mademoiselle Reverchon, une amie de votre sœur [Madeleine Rolland], et il était bon de causer [de vous] avec cette femme charmante et si fine, [...]. (Lettre de Zweig à Romain Rolland, 14 avril 1921)

36Zweig invite Pierre et Blanche chez lui à Salzbourg en août 1921, pour que Jouve fasse des conférences pour des militantes féministes. Une histoire d’amour commence entre Pierre et Blanche. C’est la rencontre entre l’individualité angoissée de Pierre et de la science de cette femme psychiatre qui devient « la maître à penser » qu’il lui fallait, remplaçant tout à la fois Andrée Charpentier et Romain Rolland, sa femme et son mentor : double reniement et « vie neuve ».

371922-1923. Jouve met en scène la « rencontre à Salzbourg » dans des poèmes qui paraissent à la fin de 1922, au sein d’un volume collectif bâti en deux parties : Tragiques, suivi de Voyage sentimental. Les poèmes de Tragiques proviennent de plaquettes déjà publiées. La seconde partie est inédite et elle fait scandale : Voyage sentimental évoque la passion d’une « amante » et d’un « mari » qui n’oublie pas « l’épouse ».

38Début 1923, Andrée est désespérée, les amis (les frères d’armes pour le combat social et pacifiste, Georges Duhamel, Charles Vildrac et René Arcos) sont furieux de voir Jouve (35 ans) rompre un mariage idéal qui associait un mari écrivain doué et militant, et une épouse dévouée et militante. La personnalité de la psychiatre Blanche (43 ans) était incompréhensible pour ces hommes de lettres humanistes. Ils choisissent tous le parti d’Andrée : ils critiquent le mari adultère et ils se moquent du poète racontant ses nouvelles amours. Jouve, qui a toujours mis ses émotions dans son œuvre, est indigné. Il rompt immédiatement avec eux et leurs proches, comme Jules Romains.

391925-1927. Jouve ne divorcera qu’en mai 1925 (pour épouser Blanche en novembre) et il ne rompra avec Romain Rolland qu’en 1927, car il est resté très attaché à sa première épouse et à son mentor dont il attendait toujours des conseils.

40Ainsi ont commencé les Années Prodigieuses de Jouve : 1925-1938.

Séquence 6. La Crise (2) – La Vita Nuova de Blanche et  Pierre — Première période des années prodigieuses : 1923-1931

Du côté de chez Blanche et de la psychanalyse

41En 1923, avec l’aide du philosophe franco-allemand Bernard Groethuysen, Blanche Reverchon publie la première traduction française d’un livre de Freud édité par un éditeur purement français : Trois essais sur la théorie de la sexualité qui est le N° 1 d’une nouvelle collection, « Les Documents bleus », des éditions de la N.R.F. (Gallimard)7.

42Jouve explore alors la psychanalyse avec une psychiatre professionnelle. Mais Blanche, la maîtresse adultère, est également croyante et certainement mystique. C’est (sans doute) sous son influence que Pierre (re)lit la Bible et ses paraphrases (John Milton, William Blake), les mystiques flamands (Ruysbroek l’Admirable) et espagnols (Thérèse d’Avila, Jean de la Croix), les stigmatisés italiens (François d’Assise, Catherine de Sienne). Mais Jouve revient également aux grands poètes de sa jeunesse : Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé et Nerval  Ce retour est un reniement du reniement affirmé pendant sa période engagée auprès des pacifistes.

43Blanche Reverchon, qui a rencontré Freud à Vienne en 1927, devient, à partir de 1928 ou 1930, une psychanalyste « notoire » de la S.P.P., la Société Psychanalytique de Paris. Elle « prendra soin » ou soignera des écrivains ou artistes importants (Balthus, David Gascoyne, Giacinto Scelsi, Henry Bauchau, Antoinette Fouque, peut-être Artaud). En 1953, aux côtés de ses amis Jacques Lacan et Françoise Dolto, Blanche (74 ans) sera des cinq démissionnaires-sécessionnistes de la S.P.P. qui cofondent peu après la Société française de psychanalyse (S.F.P.).

   

Du côté de chez Pierre et de la littérature

44Pierre vit sa propre Vita Nuova simultanément, avec l’aide de Blanche qui l’aide à comprendre ses rêves et rêveries, pleins d’images à la fois belles et terrifiantes (mort et sang). Le prédécesseur qu’il s’est choisi, c’est Nerval

Le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l'image de la mort ; un engourdissement nébuleux […].  Je vais essayer […]  de transcrire les impressions d'une longue maladie qui s'est passée tout entière dans mon esprit […].Cette Vita nuova […] (Aurélia)

45mais à sa différence, ce n’est pas dans un syncrétisme religieux et chez les occultistes que Jouve va chercher des sources pour sa poésie, mais chez les mystiques, et bientôt chez un néo-mystique, Hölderlin (connu grâce à Groethuysen en 1925), chez les grands poètes symbolistes déjà cités…

46— Nerval pour l’exemple, Baudelaire pour les thèmes, Rimbaud pour les formules-citations et Mallarmé pour la forme parfaite et énigmatique —  

47… et quelques prédécesseurs (Romantiques allemands, Edgar Poe), et dans la psychanalyse freudienne qui regarde en face les « obsessions coupables » que Jouve connaît (trop) bien. La Vita nuova de Jouve démarre avec la composition du cycle des Noces et de Paradis perdu et (pour moi, surtout) par l’écriture d’une trilogie que je considère comme de magnifiques « chroniques romanesques », au sens donné par Giono, vingt ans plus tard.

481925-1928. Ruptures et création nouvelle. Paulina 1880 (1925), Le Monde désert (1927) et Hécate (1928), trois chefs-d’œuvre de prose d’une écriture totalement nouvelle qui  plonge ses racines dans les émotions violentes nées des ruptures, du divorce et des brouilles que Jouve connaît depuis 1922.

   

Vita nuova et œuvre/vie neuve/s

491925. Vita Nuova. Ces drames intimes ne s’apaisent qu’en 1928. Grâce au compagnonnage avec Blanche Reverchon, Jouve a commencé à créer une œuvre toute nouvelle. Il peut donc annoncer (dans le premier collectif Noces de 1928) qu’il renie son œuvre antérieure et qu’une Vita nuova a commencé à la date symbolique de 1925.

50Dans les années prodigieuses de Jouve, la première période (1925-1931) se distingue par ses romans qui métaphorisent ses ruptures successives. Il n’est jamais question d’un couple qui divorce et d’un remariage : rien n’est à proprement parler autobiographique au sens habituel du terme, tout est transformé, certes, mais tout est authentique. Le travail artistique de création est considérable, je ne peux pas le détailler ici, juste quelques mots. Parmi les modalités de son écriture : usage d’une musique des mots qui se superpose à une palette d’images pour créer des symboles spécifiques à l’écrivain ; j’utilise le vocabulaire de la psychanalyse décrivant le « travail du rêve »,…

51— « Déplacement et Condensation » —  

52pour décrire sa création de situations et de personnages romanesques en plusieurs strates. Cela aide à comprendre pourquoi les romans de Jouve sont aussi fascinants, car il a réussi (comment ?) à créer des situations et des personnages qui nous apparaissent comme cohérents et d’une grande densité grâce à leurs origines multiples que Jouve a magnifiquement su fusionner.

531927. Reniements et déjà réécriture. Dans Le Monde désert, Jouve évoque les amis artistes qu’il a connus en Suisse pendant la Première Guerre mondiale, mais il y élimine totalement Romain Rolland et les militants pacifistes8. Dans le personnage de « Luc Pascal » (un de ses doubles), il ressuscite une création ancienne et officiellement reniée, « Lucien », le poète mal dans sa peau de L’Illuminée (une pièce inédite de 1914) : Lucien a déjà publié, mais il est alcoolique, endetté, et il vit avec une fille (« une grande rousse avenante, le regard vil »).

54En 1927, après la parution du Monde désert, est-ce parce qu’il a réussi à éliminer symboliquement Rolland de sa fiction que Jouve trouve la force de se brouiller avec son ancien mentor ? Jouve a changé de monde. L’ancien admirateur de Jean-Christophe a violemment rompu avec le genre littéraire représenté par ce best-seller que la N.R.F. n’aimait pas du tout — mais en 1939-1940, l’ancien militant pacifiste deviendra militant anti-nazi, et il se réconciliera avec Romain Rolland. En 1923-1924, Jouve lit d’autres auteurs, réellement modernes, comme Blaise Cendrars qui lui a montré comment un poète est passé au récit.

55Il faut savoir que Jouve marque fermement son refus des théories surréalistes, mais il les lit — les Surréalistes le lisent également.

À Pierre Jean Jouve, / au grand poète / que j’ai toujours / aimé, admiré / Paul Éluard. (Envoi sur un exemplaire de Poésie ininterrompue, 1946).

56Jouve a abandonné les plaines poétiques du pacifisme humaniste et néo-classique, pour des chemins montagneux, plus escarpés et plus arides. S’il se tient à l’écart du Surréalisme, puis du Collège de Sociologie,…  

— Mais tous ces auteurs se lisent entre eux ! — Jouve, Breton et Bataille ont un grand artiste-illustrateur en commun : André Masson. — Via son ami le peintre Joseph Sima, Jouve connaît des membres du Grand Jeu. — Jouve est très lié à Balthus, Pierre Klossowski et Jean Wahl, ainsi qu’à Jean Cassou, Joe Bousquet et Gabriel Bounoure9. — Relations compliquées avec Gaston Gallimard et Jean Paulhan. —  

57Jouve se tient, solitaire, sur le même terrain qu’eux10. Pierre et Blanche Jouve avaient choisi de vivre « à l’écart ». Leurs amis ne formaient pas une « école » et ils respectaient leur discrétion — leurs témoignages sont limités, toujours brefs (mais indispensables).

581929-1931. La première période des années prodigieuses s’achève avec la parution (1929-1930) des Poèmes de la folie de Hölderlin  Jouve les a traduits avec l’aide (discrète) de Blanche (trilingue) et la collaboration de Pierre Klossowski (avec une préface de Bernard Groethuysen)  et de la Symphonie à Dieu (où Hölderlin est très présent), plaquette qu’il intègre dans le nouveau volume collectif Les Noces, en 1931. Une seconde période va, à nouveau, tout bouleverser.

Séquence 7. La Crise (3) –  Révolution poétique et réécritures — Seconde période des années prodigieuses  1931-1938

59Il est nécessaire de connaître la jeunesse de Jouve avant 1921, et la période de crise de 1922-1927 pour comprendre la signification du reniement absolu de sa première vie et de sa première œuvre. La suite de cette enquête sera nécessairement succincte sur quelques autres reniements — Jouve est bien « l’homme des ruptures »11 — et je devrai passer sous silence (ou presque) une grande partie de l’œuvre à venir. Comme annoncé, je me limite (assez) strictement au « Cycle de la Fille » pour présenter l’essentiel des romans et poèmes de la seconde période des années prodigieuses (1931-1938), avec ses échos dans des textes plus tardifs (années 50 principalement) pour mettre l’accent sur une marque de « l’atelier » de l’écrivain-Jouve : ses reniements s’accompagnent souvent de nouvelles réécritures.

   

Expérimentations et psychanalyse

601931. La seconde période des années prodigieuses commence avec la parution de Vagadu que Jouve a mis 3 ans à écrire. Cette « suite » d’Hécate n’est pas une « chronique romanesque », c’est un roman expérimental, dont le noyau provient des rêves et rêveries d’une femme dépressive, « Catherine Crachat », qui suit une analyse avec « Monsieur Leuv. ».

61— Jouve met donc en commun son propre inconscient et celui de sa femme, Blanche Reverchon, qui a dû lui prêter le cahier où elle notait ses rêves lors de sa psychanalyste didactique avec Rudolph Loewenstein (le futur psychanalyste de Jacques Lacan et d’Arthur Miller, le mari de Marilyn Monroe12). 

  

1930-1933-1936. Une troisième crise ? Les « Filles »

621930-1932. Après les crises des années 1909-1910 et 1922-1927, il faut admettre que Jouve a connu, au début des années 30, une 3ème crise, à la fois personnelle, intellectuelle et esthétique, marquée par l’émergence en 1932 du thème de « la Fille » qui est omniprésent dans les Histoires sanglantes que Jouve présente comme de « courts récits ouvert dans le Tuf de notre rêve. » (En miroir), car elles proviennent des « rêves et rêveries » de Jouve lui-même. Elles remontent à son enfance ou illustrent ses « tentations d’homme » : plusieurs histoires racontent, habituellement de façon énigmatique, les rencontres embarrassantes d’un homme avec des prostituées. Le thème des « Femmes à la fenêtre » qui « pêchent l’homme » se retrouve, encore plus percutant, l’année suivante.

631933. La première édition de Sueur de Sangfait date avec son « Avant-propos dialectique », sorte de nouveau Manifeste au titre provocant : « Inconscient, spiritualité et catastrophe », et sa cinquantaine de poèmes qui seront enrichis lors des rééditions de 1934 et 1935. Ce recueil inaugure la rencontre de la poésie et de la psychanalyse — s’il il a été loué par André Breton, il a choqué Jean Paulhan13. Jouve connaissait la « seconde topique » de Freud (exposée à partir de 1920) : le rôle de la « pulsion de vie » et de la « pulsion de mort » et sa conséquence : l’automatisme de « répétition » qui entraîne les êtres humains à revivre les mêmes erreurs, à réitérer les mêmes échecs.

64 Donc... à renier et à réécrire ? 

651934. L’Avant-Propos-Manifeste est cité par Breton qui en recopie un passage essentiel14

…Les poètes qui ont travaillé depuis Rimbaud à affranchir la poésie du rationnel, savent très bien (même s’ils ne croient point le savoir) qu’ils ont retrouvé dans l’inconscient, ou du moins la pensée autant que possible influencée de l’inconscient, l’ancienne et la nouvelle source et qu’ils se sont approchés par là d’un but nouveau pour tout le monde… et ceci les poètes l’ont dit avant Freud : Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, enfin Baudelaire… (Jouve, « Inconscient, spiritualité et catastrophe », Sueur de Sang, version de 1934).  

66dans « La grande actualité poétique » parue dans Minotaure en décembre 1934 quand Breton fait référence à Jouve, André Malraux et Tristan Tzara pour légitimer sa propre théorie du Symbole :

[Faisant] « abstraction de certaines divergences fondamentales avec lui » [, Breton] « proclame la solidité sur tant de points de l’argumentation de Pierre Jean Jouve »[ ; Breton] « loue la très belle tenue poétique de sa profession de foi » .

67Par cette double référence aux poètes « Lautréamont [bientôt remplacé par Nerval], Rimbaud, Mallarmé, enfin Baudelaire » et, explicitement, à Freud, Jouve manifestait sa nouvelle rupture au sein de la dynamique de sa « Vita nuova ».

Séquence 8. Une chronologie des écritures des reniements et réécritures du « Roman de Lisbé » : 1909-1974

68Il ne m’était pas possible de répertorier toutes les opérations d’écriture, de reniement et de réécriture que Jouve a pratiquées toute sa vie  elles sont trop nombreuses15. C’est pourquoi j’ai choisi le thème particulier du « Roman de Lisbé » qui illustre bien cette façon d’être/de créer propre à Jouve. Cette écriture-reniement-réécriture a une histoire en deux temps : celui de la création et celui de sa lecture-réception. Jusqu’à sa mort (1976), et un peu au-delà (1981), il a réussi (à peu près) à maîtriser la lecture qu’« on » devait avoir de « sa vie et son œuvre »  maîtrise mise en scène par l’écriture d’En miroir et la réédition de ses livres sous une forme (trop) revue à partir de 1959. La lecture de son œuvre est alors « encadrée », comme en ont témoigné ses amis-critiques, René Micha ou Jean Starobinski.  Ainsi, dans « Présence de Jouve chez Jean Starobinski », Martine Broda16 écrit : « Jean Starobinski reconnaît que ses textes des années quarante manquent d'indépendance : Jouve lui liait les mains ». Je vais entreprendre une chronologie (très abrégée) de la « vie et l’œuvre » de Jouve centrée sur l’écriture-reniement-réécriture du « Roman de Lisbé », en deux temps. Le premier temps, c’est l’écriture.

691909-1910-1911. Rencontre de la « Ur-Lisbé » et des « toxiques ». Crise, mort et « vie neuve », grâce à sa « sa femme et sa belle-mère [qui] le sauvent » (Zweig). Écriture d’un roman (semi-)érotique, unanimiste et urbain : La Rencontre dans le carrefour qui nous raconte la triste destinée de « Claire Dernault » que l’incipit du roman définit ainsi : « Belle fille… ».

701918-1919. Conversations avec Stefan Zweig (sur Freud ?). Écriture expressionniste d’« Enfance », poèmes d’Heures – Livre de la nuit qui évoque sa jeunesse avec ses visions « Des officiers en corset [qui] pinçaient la fille sur la place ».

711922-1925-1928. Crise post-première guerre mondiale. Rencontre de la future psychanalyste Blanche Reverchon. En 1923, tentative d’écriture du Démon naïf (détruit). Divorce, remariage et Vita nuova : reniement de l’œuvre antérieure à 1925.

721932. Écriture des « tentations d’homme » (prostitution) dans les Histoires sanglantes.

731933-1936-1937. Rencontre (?) de « femmes Lisbé » identifiées à la « Ur-Lisbé » de 1909. Liaison adultère torride. Éros et Thanatos. Poèmes de Sueur de Sang (« femmes à la fenêtre ») puis de Matière céleste (« Hélène » et « Lisbé »). Écriture des deux récits enchaînés de La Scène capitale : « La Victime » et « Dans les années profondes » (« Léonide » et « Hélène de Sannis »).

La Scène capitale (1935) est le haut lieu et la fiction centrale de l’œuvre de Pierre Jean Jouve. Dans la prose d’imagination, en ce siècle, il est peu d’œuvres qui égalent ces deux récits. Ils sont restés ce qu’ils étaient à leur première apparition : des objets fascinants, capables de nous troubler profondément et d’envahir notre rêve. (Jean Starobinski, préface à La Scène capitale, 1982)
  
Je passe d'abord chez David Gascoyne, qui est très pauvre et à qui je donne du travail. Il vit vraiment sous les toits [1er décembre 1937,...]. Il m'a donné à lire un livre de Pierre Jean Jouve — monde nouveau, nouveaux rêves, nouveau poison, nouvelle drogue [4 décembre 1937,...]. Je lis Pierre Jean Jouve, je me drogue avec Dans les années profondes. Quelle drogue puissante ! [...] Dernier baiser de Henry [Miller] sur mes lèvres, grâce à une phrase de Pierre Jean Jouve qui a su le débloquer [22 janvier 1938]. (Anais Nin, Journal de l'amour ; traduction par Béatrice Commengé)

74[1937 (?). Pendant la guerre (1940), Jouve remet en cachette à René Micha le manuscrit des sulfureux Beaux Masques où des lecteurs, après 1987, verront la véritable histoire de « Lisbé ».]  

751938-1953. Arrivée du nazisme. L’Apocalypse prend la forme de la Catastrophe européenne que traverse parfois le fantôme de « Lisbé » : Kyrie (1938), La Vierge de Paris (1939-1946). Exil en Suisse (1941-1945) : Jouve participe à la Résistance intellectuelle contre le nazisme et le pétainisme. Suit une traversée du désert (il s’est à nouveau brouillé avec Jean Paulhan et Gaston Gallimard après la guerre).

761954. En miroir : « L’Histoire [officielle] de Lisbé ». Réécriture de La Rencontre dans le carrefour, du Démon naïf et de La Scène capitale. La traversée du désert s’achève en 1954, quand Jouve publie au Mercure de France Langue et En miroir. Alors qu’il est censé ne plus écrire de romans, Jouve propose une « Histoire de Lisbé » pour les années 1933-1936 qui est une « répétition romanesque » de l’année 1909 et de sa Rencontre dans le carrefour.

77 Dans En miroir, Jouve écrit qu’il a fait lire à Lisbé, au printemps 1936, La Scène capitale et Matière céleste qui prophétisent sa mort, et Lisbé meurt à la fin de cette année-là. Terrible expérience culpabilisante. Jouve (dit-il) n’écrira plus de roman. Jouve raconte deux autres fois cette histoire : dans ses entretiens radiophoniques avec Michel Manoll (fin 1954) et à travers la monographie par l’ami René Micha (Seghers, 1956).  Jouve fait allusion à une première « rencontre dans le carrefour » (1909-1911) et il raconte en détail une « Histoire de Lisbé » de 1933-1936, la source (?) de la facette « femme érotique » d’« Hélène de Sannis », la femme sublime de « Dans les années profondes », l’initiatrice du jeune Léonide. – Jouve raconte sa nouvelle « liaison torride » avec une « femme Lisbé » qui symbolise Éros et Thanatos, le sexe et la mort, la pulsion de vie et la pulsion de mort. 

78On peut présenter « la vie et la mort de Lisbé » avec trois points de vue.

79 1er point de vue, la « vie de Lisbé » : printemps 1933, Lisbé est retrouvée par un « prodigieux hasard » ; elle est mariée depuis 15 ans avec un officier en garnison en province ; en quelques mots, vie, sexe et mort : un enfant mort-né, un cancer et un sein coupé, la mort à la Noël 1936. 2e point de vue, la vie de l’Auteur et « l’écriture » de La Scène capitale (1935) et des poèmes « Hélène » (1936) de Matière céleste : liaison adultère intermittente (culpabilité) et écriture de la mort future de Lisbé. 3e point de vue, la « lecture » et la mort de « Lisbé » : l’Auteur fait lire ces récits et ces poèmes à Lisbé au printemps 1936, alors que la maladie la diminue physiquement sans limiter ses désirs érotiques ; Lisbé meurt après la publication de ces textes. 

801960. Proses. « La Voix, le Sexe et la Mort. ». Retour « chez Hélène » et de la « Douce visiteuse » (c’est-à-dire Lisbé devenue baudelairienne) dans ces « proses » à mi-chemin entre Baudelaire et Edgar Poe, relus par Freud.

81S.D. Le « Testament » de Jouve impose comme seules autorisées les rééditions de son œuvre parue au Mercure de France de 1959 à 1967.  Nombreuses coupures et restructurations.

821972. Cahier de L’Herne. « Lisbé » au pluriel. Les amis (dont Jean Starobinski, Yves Bonnefoy, Martine Broda et Henry Bauchau) respectent l’interdit de la première œuvre. De brèves « Notes de Pierre Jean Jouve » synthétisent sa vie et son œuvre. Pour la période 1922-1938, Lisbé devient une femme au pluriel.

2. Crise de 1922-1925. Création première. Romans. Divorce. Sueur de Sang (1935). Carona [Lugano], Paris, et Sils-Maria [Engadine]. Femmes Lisbé.

838 janvier. 1974 : mort de Blanche Reverchon (94 ans). 1976 : de Pierre Jean Jouve (88 ans).

841981. Martine Broda, qui a connu Jouve (à partir de 1970 ou 1971), publie Jouve (L’Âge d’homme), une lecture souvent géniale de la poétique spécifique de l’écrivain, mais elle choisit de ne considérer que les textes post-Vita Nuova (1925).

Séquence 9. Une histoire des lectures des reniements et réécritures du « Roman de Lisbé » : 1980-1987

85Comme son écriture, la lecture du roman de « Lisbé » a une histoire. La transition se fait entre 1980 et 1987. L’Omerta touche à sa fin.

861980. A Cerisy17, René Micha révèle l’existence des mystérieux Beaux masques.

871984. Lehrjare. La thèse de Daniel Leuwers (Jouve avant Jouve) rompt avec l’interdit. Le critique dévoile beaucoup sur la jeunesse de Jouve, donc sur sa période de formation. Leuwers donne une analyse de l’introuvable Rencontre dans le carrefour et sa version du « Roman de Lisbé ».  

881987. Jean Starobinski — grand critique universitaire, ami de Jouve depuis 1941 et son exécuteur testamentaire — publie Œuvre au Mercure de France (deux volumes de type Pléiade, 4000 pages au total). En première partie, l’exécuteur testamentaire publie la « version officielle » définie par le Testament de Jouve. En seconde partie, l’éditeur scientifique universitaire publie des « Notes et Textes retranchés » : découverte d’écrits de jeunesse, comme La Rencontre dans le carrefour, et …

89Flashback 1937 (?) … d’une nouveauté (presque) absolue, Les Beaux masques. Cette édition posthume donne une version « pornographique », ou « érotique », ou « réaliste », de l’histoire de « Lisbé », sous la forme d’une farandole sexuelle qui fait défiler des « Élisabeth V... », « Lisbé », « Emily », « Léa », « Zabie » qui ont trop de points communs avec les « filles » qu’on est susceptible de rencontrer dans les carrefours.

901987 (Retour). En parallèle, le grand critique de l’École de Genève publie dans la N.R.F. (octobre 1987) La Douce visiteuse, une étude (géniale) qui reconstitue « L’histoire de Lisbé » à partir du roman de La Rencontre dans le carrefour (introuvable auparavant), des Beaux masques (unique édition) et d’En miroir. Jean Starobinski donne une analyse structurale et comparatiste, lecture informée par la psychanalyse :

L’œuvre de jeunesse, avec laquelle Jouve a rompu, est elle-même l’histoire d’une rupture. […] La Rencontre [dans le carrefour] constitue la première version d’une intrigue d’échec qui sera, par la suite, constamment répétée et variée dans l’œuvre narrative de Jouve, avec, pour contrepartie, selon une compensation elle aussi répétitive, le « dépassement » dans l’ordre de l’art et de la spiritualité. L’échec réitéré, compulsionnel, Jouve le saura par Freud (interprété par Blanche Reverchon), constitue la « névrose de destinée ». […]

91Leur Schicksalneurose voue Paulina, Catherine Crachat à tuer ce qu’elles aiment. Ainsi fait déjà Jean Santelier dans La Rencontre : Claire, abandonnée, devient une morte vivante.

92La reconstitution de « l’histoire de Lisbé » de 1933-1936 a trop de parallèles avec l’histoire de « Jean Santelier » et « Claire Dernault » de La Rencontre dans le carrefour de 1911 : la lecture du « Roman de Lisbé » n’est plus celle imposée par Jouve dans En miroir.

93 On voit comment  le jeune Jouve de 1911 est encore « embarrassé » par la vraisemblance psychologique, et comment il s’en est  débarrassé dans La Scène capitale en « déplaçant le meurtre sur le plan mythique ». 

94Relecture de 1911 et 1935. La Scène capitale est une réécriture totalement transformée de La Rencontre dans le carrefour dont je donne une version structurale du scénario, construit en deux temps puisque le « roman » de 1935 enchaîne deux « récits » apparemment autonomes :

95— « La Victime » raconte sous forme très métaphorisée la dangereuse aventure de l’année 1909 en liaison avec « la Ur-Lisbé » et les « toxiques ». L’histoire s’achève par la mort du héros, Waldemar. —

96— Dans « Dans les années profondes », le nouveau héros, Léonide, réapparaît, comme s’il sortait de la tombe d’un cimetière, pour être accueilli par la « femme maternelle », « Hélène de Sannis » qui semble naître du paysage et qui va se sacrifier pour permettre à « Léonide » de renaître, de connaître une Vita nuova et de devenir un artiste accompli. 

97En 1911, le jeune romancier proclamait sa « vie neuve » à la fin de La Rencontre dans le carrefour après la guérison permise par son voyage en Italie avec l’ami « Marignet ». Le rôle de [Marie] Caroline Charpentier était alors invisible : le nouveau récit de 1935 met en évidence le rôle en 1910 de cette « femme maternelle », mais Jouve a enrichi le personnage en y incorporant des éléments empruntés à Blanche Reverchon qui a joué un rôle analogue à partir de 1921. Cela s’appelle une « condensation ». Seuls les lecteurs d’après les années 80 peuvent la reconnaître.  

Séquence 10. Conclusion provisoire sur L’Atelier de Pierre Jean Jouve : Réactions et réécritures — Les Rencontres dans les carrefours — une Fiction détective

98Quand Jouve réécrit officiellement un texte, il peut avoir une motivation forte, mais cachée. En 1958, au Seuil, il publie une deuxième version de son Tombeau de Baudelaire publié initialement en Suisse en 1942. Takayuki Ozaki18 a montré que cette réécriture a été motivée par la parution de deux études sur Baudelaire, par Sartre (son livre date de 1947) et par Blanchot (dans La Part du feu19 de 1949 qui réagit à la préface de Sartre aux Écrits intimes, 1946). Ceux-ci s’intéressent surtout à l’homme, mais Jouve, qui s’intéresse d’abord au Poète, ne les cite pas (c’est sa démarche habituelle quand il réagit).

99Dans « Les Rencontres dans les carrefours avec Nadja, Claire, Lisbé & Yanick  Une Fiction détective dont Pierre Jean Jouve et André Breton sont les héros », titre de la seconde partie20 de l’enquête en cours (surtitrée «  Et sauf un petit nombre de pièces… »), je présente une « fiction détective »21 sur une réécriture — a priori très paradoxale — du premier roman, renié de Jouve, La Rencontre dans le carrefour de 1911. Cette réécriture présente différentes formes absolument différentes  des « échos » dans les Histoires sanglantes (1932) ; la structure de La Scène capitale (1935) ; les personnalités des femmes des secrets et sulfureux Beaux masques (posthume, 1987) ; dans différents chapitres d’En miroir (1954) consacrés aux figures de « Lisbé » et de « Yanick ».

100Parmi les diverses motivations qui ont guidé l’esprit et la plume de Jouve, j’ai proposé une enquête dans la fiction, tant les ressemblances narratives de la Rencontre de 1911 et de la seconde partie de Nadja d’André Breton (1928) montrent des liens étroits entre la destinée de la « Claire Dernault » de 1911 et celle de Leona Delcourt22 en 1926-1927, liens que l’on retrouvera en 1954 dans les « histoires de Lisbé et de Yanick » d’En miroir.

101Breton et Jouve s’estimaient mutuellement, mais discrètement. Chacun pouvait réagir à sa façon aux œuvres de son confrère — c’est-à-dire : écrire ou plutôt : réécrire. Par exemple sur le thème de la responsabilité et de la culpabilité des Narrateurs dans ces répétitives histoires d’amour et de mort  où les victimes sont des femmes.