Colloques en ligne

Barbara T. Cooper

Les Massacres de Saint-Domingue (1837), une pièce abandonnée par ses auteurs ?

1Au cours de l’année 1837, Auguste Anicet-Bourgeois, dramaturge bien connu du public des théâtres populaires, a écrit (en collaboration avec d’autres auteurs) neuf pièces de théâtre en divers genres1. Avec l’approbation de la censure théâtrale, tous ces textes ont été portés à la scène où ils ont rencontré plus ou moins de succès2. Mais de ces neuf pièces, huit seulement ont eu les honneurs de l’impression, qui seule garantit à une œuvre dramatique un avenir, c’est-à-dire une place dans le répertoire, dans l’histoire du théâtre et dans les biobibliographies des auteurs3. La neuvième pièce, Les Massacres de Saint-Domingue, ou L’Expédition du général Leclerc, composée avec Auguste Lepoitevin de Legreville Saint-Alme, dit Prosper, est restée à l’état manuscrit4. Dans l’œuvre de Lepoitevin aussi la non-publication des Massacres constitue une anomalie. C’est la seule des huit pièces qu’il a composées pour le Cirque-Olympique entre 1830 et avril 1837 à ne pas paraître en volume5. Créé le 15 avril 1837, ce (mélo)drame en trois actes et sept tableaux n’a pourtant pas été un échec. Il a connu quarante-deux représentations successives jusqu’au 26 mai, dernier jour d’ouverture de cette salle située boulevard du Temple, que la troupe quitte alors pour passer dans ses quartiers d’été aux Champs-Elysées, où elle produit des spectacles équestres. Comment expliquer le sort singulier qui fut fait à cet ouvrage abondamment commenté dans la presse et bien accueilli par le public6 ? Après sa représentation, Lepoitevin et Anicet ont-ils choisi d’abandonner cette œuvre, fruit de leur deuxième collaboration destinée au Cirque en 1837, et si oui, pourquoi ? Y a-t-il eu des raisons conjoncturelles qui expliquent l’absence des Massacres des catalogues des libraires et éditeurs de l’époque ? Nous n’avons découvert aucun document qui permette de donner une réponse définitive à ces questions, mais diverses hypothèses, que nous nous proposons d’examiner ici, peuvent être formulées.

Un malentendu entre auteurs ?

2Au dix-neuvième siècle, sans que ce soit une règle absolue, une pièce jouée sur une scène parisienne est généralement publiée peu après sa création. Même des œuvres créées sur de petits théâtres ou refusées par la censure bénéficient régulièrement de la publication, un livre étant considéré moins dangereux pour la tranquillité publique ou le maintien du gouvernement qu’une réalisation scénique7. Or, comme nous l’avons dit, malgré la réussite des Massacres au Cirque-Olympique, ce drame n’a pas été édité. La place occupée par le spectaculaire dans la pièce ne constituerait nullement un obstacle à sa parution en volume. De nombreux exemples sont là pour le prouver8. Le jugement des critiques sur la qualité de l’écriture ou la cohérence et l’originalité de l’intrigue n’empêcheraient pas non plus une pièce de trouver un éditeur9. Les auteurs ont-ils donc décidé eux-mêmes de ne pas imprimer leur texte ? Il est possible aussi qu’ils n’aient pas su se mettre d’accord sur une version définitive10. Le fait que la collaboration entre ces deux dramaturges se soit limitée à deux œuvres donnerait une certaine vraisemblance à l’hypothèse d’un désaccord. La brouille qui, dans les années 1820, a mis fin à la composition collaborative par Lepoitevin et le jeune Balzac de quelques fictions romanesques offre l’exemple d’une mésentente qui pourrait s’être reproduite avec Anicet en 183711. Mais faute de preuves concrètes, on est réduit à des conjectures basées sur des indices indirects. Plusieurs articles dans des journaux du dix-neuvième siècle racontent la vie de Lepoitevin et permettent de découvrir sa personnalité et ses habitudes de travail12. De même, les nombreuses œuvres dramatiques d’Anicet, ainsi que sa vie et son tempérament, ont été décrits par des journalistes à l’occasion de la création de ses pièces et lors de son décès13. Un survol rapide de quelques-uns de ces écrits journalistiques laisse entrevoir la possibilité que ces deux hommes aient eu des opinions divergentes sur l’utilité ou l’intérêt de la publication des Massacres. Cependant, aucun écho d’un différend personnel ou professionnel n’a filtré dans la presse, et la correspondance entre les deux auteurs, si elle existait, ne nous est pas (encore ?) parvenue. Par contre, bon nombre de périodiques, pamphlets et livres des années 1836-1837 abordent des sujets d’actualité qui, d’une façon ou d’une autre, peuvent les avoir décidés à ne pas éditer Les Massacres. C’est à ces préoccupations contemporaines qu’il conviendrait de tourner notre attention maintenant.

La conjoncture politico-économique

3En novembre 1836, Jacques de Norvins, ancien secrétaire du général Leclerc pendant l’expédition à Saint-Domingue, publie une série de cinq articles dans La Presse sur Toussaint Louverture14. Le 29 janvier 1837, une « Anecdote sur Toussaint-Louverture » paraît, sans signature, dans Le Constitutionnel15. Par ailleurs, des débats sur les rapports économiques et politiques entre Haïti et la France, sur l’affranchissement des esclaves dans les îles restées sous administration française et sur le sucre colonial vs le sucre indigène occupent une place importante dans la presse et les délibérations parlementaires au cours des années 1836-183716. Ces sujets de controverse, auxquels se mêlent presque toujours le souvenir de Toussaint, le spectre de la révolte des Noirs et l’évocation du meurtre, de l’exil et de la dépossession des planteurs blancs de Saint-Domingue17, n’ont peut-être pas été étrangers au choix que Lepoitevin et Anicet ont fait du sujet de leur nouvelle pièce. Après tout, les dramaturges du dix-neuvième siècle s’inspirent souvent de l’actualité quand ils ne puisent pas leurs idées dans d’autres textes littéraires. Mais si le souvenir des relations franco-haïtiennes au tournant du dix-neuvième siècle a pu inciter les dramaturges à mettre en scène le passé révolutionnaire de Saint-Domingue, il est également concevable que les résonances politico-économiques contemporaines de leur œuvre aient fini par les détourner d’une édition du texte. Considérons, à titre d’exemple, l’article publié dans La Presse du 13 mars 1837 où il est question de l’affranchissement des esclaves. On y cite, entre autres, François Guizot, alors ministre de l’instruction publique et partisan de l’abolition, qui disait à la Chambre « […] que la question de l’émancipation des esclaves était d’une susceptibilité extrême, qu’il fallait bien se garder de jouer avec elle, et que les paroles, en apparence les plus insignifiantes, pouvaient, dans des circonstances données, l’aigrir et la dénaturer18 ». C’est suggérer (indirectement) la dangerosité potentielle d’une œuvre comme Les Massacres si la pièce se trouvait entre toutes les mains19. Des articles parus dans Le Moniteur universel du 29 mai 1836 et dans Le Constitutionnel des 12 avril et 12 mai 1837 réclament, quant à eux, une prompte résolution à la question de l’emprunt et de l’indemnité promis aux anciens colons de Saint-Domingue et aux créanciers français20. Là encore, la passion que suscitait la question était très vive et pouvait miner la confiance des Français dans leur gouvernement. Publier Les Massacres dans un tel contexte médiatique et parlementaire ne risquait-il pas de faire entrer la pièce dans un réseau de textes et de débats à forte charge idéologique, voire de la vouer à un échec éditorial ou tout au moins à une mévente ? Sa publication pourrait même fermer certaines voies et relations professionnelles aux auteurs. Pour le journaliste que fut et que redeviendra Lepoitevin, une telle éventualité ne devait pas être indifférente21.

Le contexte esthétique et commercial

4D’autres considérations, d’ordre plutôt esthétique et commercial, peuvent également expliquer pourquoi Lepoitevin et Anicet ont composé une pièce sur les massacres de Saint-Domingue et ont renoncé à sa publication. Après des années de spectacles reproduisant les grands moments de la Révolution, du Consulat et de l’Empire sur la scène du Cirque-Olympique, les fastes de l’époque napoléonienne commençaient à s’user, à manquer d’originalité22. Il fallait donc trouver une parade pour continuer à remplir les caisses du théâtre. Dejean, le directeur privilégé du Cirque, Lepoitevin et Anicet se sont-ils rappelé alors que les guerres qui ont eu lieu à Saint-Domingue entre 1791 à 1804 n’avaient pas figuré sur la scène française depuis le tout début du dix-neuvième siècle23 ? Eugène Briffault, critique dramatique au Temps, serait bien près de le croire. Dans son compte rendu de la pièce, il félicite les auteurs et l’administration du Cirque d’avoir trouvé, dans l’histoire de l’indépendance haïtienne longtemps proscrite par la censure théâtrale, un sujet capable de renouveler l’enthousiasme du public et d’éviter la banqueroute du Cirque24. D’après Briffault, « Le Cirque-Olympique avait en magasin la République, l’Empire et la Traite des Noirs ; il a fort habillement cherché une œuvre qui lui permît d’employer tout cela d’un seul coup ; et les Massacres de Saint-Domingue ont été trouvés : c’est fort adroit25 ». Théodore Anne, qui signe des initiales T. A. son feuilleton sur Les Massacres dans le journal La France, offre une explication légèrement différente du choix de ce sujet. « Le Cirque alterne du noir au blanc et du blanc au noir », écrit-il. « À Napoléon, il avait fait succéder la Traite des Nègres [sic] ; à Austerlitz il oppose les Massacres de Saint-Domingue26 ». La notion d’une alternance ou d’une parité raciale dans la programmation des pièces est curieuse et ne nous semble pas vraisemblable sauf si Théodore Anne, comme Briffault, entend ainsi attirer l’attention de ses lecteurs sur le réemploi des costumes et de certains éléments du décor que le sujet des Massacres rendait possible.

5Alfred Desessarts, chroniqueur à L’Écho français, estime quant à lui :

S’il est un théâtre où ce sujet puisse être représenté dans toute sa vérité sombre et fatale, c’est le Cirque-Olympique. Disposant d’immenses ressources, pouvant faire manœuvrer des semblants d’armée, mettre en jeu une espèce d’artillerie, lancer au galop une cavalerie d’au moins trente chevaux, toutes choses d’un grand effet dans son amphithéâtre, il est seul en possession de retracer au complet l’histoire moderne. […]
Le musée de Versailles et le Cirque-Olympique, voilà pour la France moderne les deux représentations les plus fidèles de ses fastes27.

6Or, évoquer Versailles, c’est faire penser à la galerie des batailles qui y sera inaugurée par Louis-Philippe le 10 juin 1837 et pointer un autre élément (si ce n’est pas le même) qui pourrait expliquer l’absence d’une édition des Massacres. Si, comme c’était évidemment le cas, l’inauguration de la galerie des batailles était vouée à commémorer les gloires militaires de la France et contribuer symboliquement à la réconciliation des partisans des différents régimes qui se sont succédés depuis 1789, Lepoitevin et Anicet n’auraient-ils pas pu s’estimer mal avisés de vouloir publier une pièce qui rappelle la perte de la plus riche des colonies françaises et la « guerre » commerciale et politique entre les producteurs de sucre en France (sucre de betteraves désigné sucre indigène) et les importateurs d’un sucre de canne d’origine coloniale ? Il est, de toute façon, bien certain que l’histoire de Saint-Domingue et de Toussaint Louverture ne figure dans aucun des tableaux qui ornent la galerie des batailles à Versailles28. On s’étonne même du fait que les censeurs dramatiques aient consenti à la représentation de la pièce29.

7Le procès-verbal de censure des Massacres, transcrit par Odile Krakovitch dans son livre sur La Censure théâtral (1835-1849), commence en effet par la question de l’opportunité de laisser jouer Les Massacres :

L’examen de cet ouvrage nous paraît donner lieu à une question. N’y a-t-il pas inconvénient à promener sur la scène ces images de la révolte sanguinaire et atroce, avec son cortège de massacres, d’incendies, d’exécutions, de supplices ? et pour l’invocation des mots d’humanité et de liberté. Il est vrai de dire que l’aspect des lieux, la couleur des révoltés, l’appareil bizarre et romanesque sous lequel les événements sont présentés et la physionomie générale de la pièce qui est loin d’être favorable à la cause noire, éloignent de cet ouvrage toute tendance politique et tout danger d’analogie avec des questions actuelles […]30.

8À lire ces réflexions, il semblerait que les censeurs aient jugé que le danger inhérent au sujet des Massacres serait atténué par l’extravagance de l’intrigue, avec son « appareil bizarre et romanesque », ainsi que par la « couleur des révoltés » et l’excès de leurs débordements. Mais qu’adviendrait-il en l’absence de cette ostentation visuelle qui, à en croire les censeurs, crée une sorte de distanciation salutaire entre les spectateurs et la révolte et ses horreurs ? Les censeurs ne se prononcent pas, mais, privés de la dimension spectaculaire de la pièce et des visages grimés en noir de certains acteurs31, les lecteurs ne risquaient-ils pas d’être (paradoxalement et exceptionnellement) mieux placés que le public théâtral pour constater l’« analogie avec des questions actuelles32 » ? Lepoitevin et Anicet, ou d’éventuels éditeurs de leur drame, auraient pu le craindre et renoncer à faire imprimer la pièce.

9Un autre sujet que les censeurs ont apparemment laissé de côté en examinant la pièce d’Anicet et Lepoitevin, c’est la réaction de la famille de Toussaint Louverture devant cette représentation de ses faits et gestes33. Le critique de La Gazette de France, qui signe son compte rendu des Massacres de l’initiale Y., affirme qu’

Il y avait certainement dans la vie et dans le caractère de Toussaint-Louverture un sujet de drame. Un homme qui change des fers contre les épaulettes de général, qui subjugue ses compatriotes, et ne triomphe des blancs que pour aller mourir dans un château fort à deux mille lieues de son pays actuel, il y avait là, je le reconnais, tout un drame et tout un roman34.

10Cependant, le chroniqueur entend rappeler aux auteurs et aux censeurs que la liberté artistique a ses limites et que le portrait de Toussaint qu’on a tracé dans ce drame pourrait offenser sa descendance. Aussi, écrit-il :

[… s]es fils vivent encore probablement, peut-être sont-ils à Paris, et s’ils y sont, dites-moi ce qu’ils penseront d’une censure qui permet de calomnier les familles et de livrer un père au mépris de tous en présence de ses fils. […] Mon Dieu, messieurs du pouvoir, moquez-vous des vivants, je le veux bien, car ils sont gens à vous le rendre, et à vrai dire même, ils ne s’en font pas faute, mais au moins respectez les morts, et craignez les revenants. Qui sait35 ?

11Les fils de Toussaint ont-ils fait savoir à Anicet et Lepoitevin que leur pièce leur déplaisait ? Nous avons des preuves de leur opposition à certains aspects de la représentation de leur père dans la tragédie intitulée Toussaint Louverture qu’Alphonse de Lamartine fait jouer en 1850 au Théâtre de la Porte-Saint-Martin36. Leur mécontentement n’a toutefois pas empêché Lamartine de publier son texte. Peut-on imaginer que Les Massacres ait fait l’objet de protestations de la famille de Toussaint Louverture en 1837, et que cette condamnation ait été pour quelque chose dans la décision d’Anicet et Lepoitevin de ne pas publier leur pièce ? Il est difficile de comprendre comment l’opinion de la famille, si elle s’était exprimée à cette date, n’aurait pas laissé de traces dans la presse, et comment elle aurait détourné Lepoitevin et Anicet de publier leur pièce s’ils en avaient l’intention. Il n’est guère plus plausible qu’une observation faite par quelques journalistes aurait suffi à décourager les auteurs ou des éditeurs.

12Il est bien plus probable que les débats incessants qui tournaient autour de l’indemnité et de l’emprunt haïtiens ont tellement envenimé l’ambiance que les auteurs et/ou leurs éditeurs éventuels ont renoncé à l’idée de publier Les Massacres. Les débats à la Chambre faisaient état des souffrances des anciens colons et créanciers et de la frustration des députés qui voyaient la question revenir inlassablement à l’ordre du jour sans être résolue37. Certains commentateurs, qui voyaient dans le retour répété de la question un signe de la faiblesse de la France et de son gouvernement, appelaient même à une nouvelle invasion d’Haïti pour régler la question. Voici, par exemple, ce qu’écrit un journaliste anonyme dans La Quotidienne du 26 juin 1837, c’est-à-dire un mois après la dernière représentation des Massacres.

On parle beaucoup de nouveaux arrangements financiers que le gouvernement se dispose à débattre avec la république d’Haïti. Les Haïtiens ne seraient plus aussi superbes qu’en 1830 ; leur président ne dirait-il plus avec insolence à M. de Mollien38 : « Envoyez-nous votre armée de 500 mille hommes, et votre million de garde nationale, nous les enterrerons à côté de l’armée de Leclerc »39.

13C’est sans recourir à une intervention armée que la France et Haïti ont fini par négocier un nouveau traité que les deux pays ont signé en février 183840. Ce traité garantit l’indépendance, sans conditions, de l’ancienne colonie française et met en place de nouvelles modalités de remboursement de l’indemnité et de l’emprunt. Néanmoins, les tensions qui ont marqué les négociations en 1837 auraient pu inciter les auteurs ou les éditeurs à ne pas publier Les Massacres, tout comme les débats sur le maintien de l’esclavage dans des colonies françaises.

Conclusion

14Notre examen des éléments conjoncturels et personnels qui pourraient avoir compté dans la décision prise par Lepoitevin et Anicet de ne pas publier Les Massacres de Saint-Domingue nous a permis de passer en revue les différents obstacles qui peuvent décider du sort d’une œuvre dramatique sous la monarchie de Juillet. La censure théâtrale, cause fréquente de modifications, voire de l’abandon d’une pièce destinée à la scène, a servi cette fois-ci à préserver les Massacres d’un oubli irréparable41. En revanche, les rapports entre les deux auteurs pendant la rédaction et la représentation de leur drame, voire au-delà de sa concrétisation scénique, peuvent très bien avoir joué un rôle important dans son abandon42. Des questions d’argent (sucres, indemnité, dettes), de racisme et de l’abolition de l’esclavage n’ont sans doute pas été étrangères à la réception des Massacres et auraient pu persuader les auteurs ou éditeurs de renoncer à l’impression du texte. L’étude de Lawrence Jennings sur « Slavery and the Venality of the July Monarchy Press » parue dans la revue French Historical Studies en 1992 met en évidence l’importance de la presse périodique dans la création et l’évolution de l’opinion sur l’esclavage à cette époque. Le climat politique tendu créé par les différents courants d’opinion dont Jennings trace l’histoire pourrait valider l’hypothèse de l’abandon d’une publication de la pièce dont le sujet fut peut-être jugé trop épineux en 183743.

15Mais en fin de compte, que nous importe la non-publication de la pièce d’Anicet et Lepoitevin ? Il est certain que l’absence d’une édition des Massacres a fait disparaître de l’histoire du théâtre une œuvre qui témoigne des préoccupations d’une époque politiquement et économiquement difficile et a faussé notre représentation de l’image de Toussaint Louverture et de la révolution haïtienne sur le théâtre du premier dix-neuvième siècle44. De cette époque, il n’est resté dans nos manuels que le souvenir du Toussaint Louverture de Lamartine, tragédie en vers commencée en 1839 mais qui n’est finalement représentée et publiée qu’en 1850 (c’est-à-dire deux ans après l’abolition de l’esclavage). Assez peu goûtée du public et des critiques en son temps (elle n’a eu que vingt-sept représentations45), la pièce de Lamartine bénéficie aujourd’hui de la célébrité posthume de son auteur, poète et homme politique connu pour ses opinions abolitionnistes, et de la renommée de Frédérick Lemaître, grand acteur romantique qui a joué le rôle-titre. Aussi de nombreux critiques se penchent-ils sur la pièce lamartinienne depuis le début du xxie siècle afin de réexaminer son intérêt historique et littéraire46. Il faudrait sans doute que d’autres chercheurs (ou les mêmes) s’attachent désormais à l’étude des Massacres, œuvre non-publiée et par conséquent effacée de l’histoire du théâtre, pour déterminer si elle est aussi digne d’intérêt. Nous espérons que notre édition de cette pièce peut les aider à développer de nouvelles pistes de réflexion sur le théâtre populaire sous la monarchie de Juillet, sur la représentation des personnages d’ascendance africaine et sur les relations franco-haïtiennes de l’époque.