Colloques en ligne

Paolo Tortonese

Raisons de tuer : « La Bête humaine »

1La Bête humaine est une sorte d’encyclopédie de l’assassinat ; Zola y donne une vision panoramique du meurtre, à travers une panoplie de personnages qui tous sont en train de tuer, ou au moins de projeter un crime, de le rêver, de le souhaiter de toute leur âme ou encore de craindre son caractère inéluctable. Mais tous ces criminels en acte ou en puissance n’ont pas les mêmes raisons de tuer. Au contraire, la diversité de leurs situations et de leurs intentions produit précisément le caractère encyclopédique de ce roman du crime, que Zola a prévu dès 1869, dans le célèbre plan des Rougon-Macquart pour l’éditeur Lacroix. Chacun sait que dans la liste des romans à faire, il avait prévu un « roman judiciaire », situé en province, et dans la liste des « mondes » à représenter, un « monde à part »1, où le personnage du meurtrier côtoyait le prêtre, l’artiste et la prostituée.

2Mais dans le roman qui commença à paraître en feuilleton le 14 novembre 1889, il n’y a pas qu’un meurtrier, il y en a un grand nombre. Au point que nous ne sommes même pas sûrs de savoir quel est, dans La Bête humaine, le personnage en qui se réalise le projet du meurtrier de 1869 : est-ce Roubaud ou Jacques Lantier ? Mais au fond la question est oiseuse. Il est plus pertinent de constater la multiplicité des meurtres et de s’interroger sur les différences qui les séparent, et qui permettent de constituer une ossature romanesque complexe. Par son « personnel du meurtre », comme dirait Philippe Hamon2, Zola dresse une typologie, une criminologie, on pourrait dire une nosologie criminelle, et met en scène un questionnement sur les mobiles de l’assassinat.

3Jacques Lantier, Roubaud, Séverine, Flore, Misard, Grandmorin, Péqueux : pas un de ces personnages n’est exempt d’acte criminel. Jacques tue Séverine après avoir désiré d’innombrables meurtres qui sont restés confinés dans son imagination, Roubaud tue Grandmorin, Grandmorin a provoqué la mort de la petite Louisette, Séverine est complice du meurtre de Grandmorin et projette le meurtre de Roubaud, Flore souhaite la mort de Jacques et de Séverine, et tue des dizaines de personnes en provoquant un accident de train, Misard empoisonne patiemment sa femme, Pecqueux tue Jacques dans la dernière scène du roman.

4Sept personnages, sept assassins. Chacun d’eux a sa raison de tuer, distincte et susceptible d’être définie. Mais on aurait tort de mettre sur le même plan les types de criminel qui se dégagent de cette diversité. Une frontière plus importante sépare l’un d’eux de tous les autres : Jacques Lantier d’une part, les six autres d’autre part, constituent déjà deux catégories dont la pertinence est fondamentale. Seul le crime de Jacques est complètement exempt de toute rationalité, ou pour mieux dire de toute cohérence entre la motivation et l’acte.

5Ce roman est comme planté au milieu d’un champ de préoccupations intellectuelles, crucial dans la seconde moitié du xixe siècle, et dans lequel se croisent plusieurs disciplines : droit, philosophie morale, criminologie, sociologie, médecine. La question de la faute tracasse les prêtres aussi bien que les philosophes anticléricaux, les médecins, les juges, et bien sûr les romanciers, qui doivent construire des ensembles d’actions et de motivations. Pour les romanciers, le libre arbitre n’est pas seulement une vieille lubie catholique, il est un problème narratif urgent. Quel rapport entre le caractère d’un personnage et ses actes, quelles instances sont-elles en jeu dans la délibération intérieure ? Quelles paroles proférées ou intimes pour interpréter l’acte ?

6Au début des années 1880, Friedrich Nietzsche consigne dans un chapitre de son Zarathoustra une formidable synthèse de ces préoccupations, que je prendrai comme table d’orientation de mon raisonnement :

Mais autre chose est la pensée, autre chose l’action, autre chose l’image de l’action. La roue de la causalité ne roule pas entre elles3.

7Je crois qu’on ne peut mieux synthétiser le problème auquel fait face Zola, au moment où il s’apprête à écrire son roman judiciaire, qui deviendra également roman des criminels. Le rapport de cause à effet est soumis à un doute radical, et ce rapport est le pilier qui soutient autant la morale que la narration. Nietzsche ajoute des mots où il montre comment la médecine de son temps mettait à mal la morale et bouleversait l’application de la loi :

Dites « ennemi » et non pas « scélérat » ; dites « malade » et non pas « gredin » ; dites « insensé » et non pas « pécheur »4.

8Ce sont les aliénistes d’abord, les neurologues ensuite, les criminologues enfin qui ont séparé les catégories du psychopathe et du criminel. C’est l’absence de mobile qui fait tourner dans le vide la « roue de la causalité ». Le déclin de la faute est engendré par le déclin de la motivation : aussi bien les causes rationnelles que les causes passionnelles pâlissent jusqu’à disparaître, au profit d’une sorte de crime sans cause et sans fin, devant lequel la seule rationalisation possible est celle qui passe par le chemin de la pathologie. Nietzsche encore :

Ainsi parle le juge rouge : « pourquoi ce criminel a-t-il tué ? Il voulait dérober. » Mais je vous dis : son âme voulait du sang, et ne désirait point le vol : il avait soif du bonheur du couteau5 !

9Ainsi apparaît une sorte de crime pour le crime, comme on parle de l’art pour l’art. Mais ici, l’autotélisme ne peut guère déboucher sur une esthétique ; au contraire, il reste empêtré dans la tautologie : nul tribunal ne s’en contenterait. J’emprunte à une historienne de la justice, Laurence Guignard, une définition de cette problématique aux xixe siècle. Elle montre comment la psychopathologie s’enchaîne à la question du mobile :

Deux types de circonstances paraissent d’emblée liées à l’aliénation mentale : l’absence de motif et les gestes sadiques. L’aliénation mentale comme trouble du rapport du sujet à ses actes, forme de dépossession de l’acte, permet d’expliquer les actes sans motif qui précisément se comprennent mal. De même, l’aliénation mentale peut être perçue comme une perversion morale permettant de donner sens à des gestes cruels qui entrent difficilement dans le cadre de l’anthropologie de la volonté libre6.

10Deux types de circonstances qui n’en font qu’une, en fin de compte : l’acte cruel est par définition celui qui va au-delà des finalités rationalisables d’un comportement. Il ne coïncide que très mal avec la volonté d’obtenir tel ou tel résultat. Il déborde l’intentionnalité au-delà de sa fin, comme l’absence de motif initial sape l’intentionnalité en deçà de l’action.

11Nietzsche sépare trois moments, comme on l’a vu : la pensée, l’action, l’image de l’action. Dans tout récit ces trois moments ont leur élaboration propre : la délibération intérieure, le geste raconté, l’élaboration d’une mémoire. Tout est récit, aussi bien l’hésitation de Macbeth avant le meurtre, que les coups de poignard sous lesquels tombe le roi Duncan, et que les hallucinations produites par la culpabilité. Ces trois moments ne scandent pas seulement trois parties qui se succèdent, ils assurent la cohérence du récit, ils font en sorte que tout ce qui se déploie dans le temps soit aussi, d’une certaine façon, simultané dans la conscience, par le jeu de la projection imaginaire et de la reconstitution mémorielle.

12Les trois moments orientent le récit vers l’accomplissement de la « justice poétique », ce tribunal littéraire qui semble donner ses arrêts par les conclusions, et qui permet au lecteur de prendre ses distances par rapport aux comportements répréhensibles.

13Zola doit se débarrasser de tout cela, il doit briser la roue de la causalité, la dynamique linéaire qui fait découler l’acte de l’intention, puis la culpabilité de l’acte. Il doit, d’une certaine façon, tout centrer sur l’acte, camper l’acte dans son absoluité, faire en sorte qu’il domine despotiquement l’avant et l’après, le faire surgir du néant. Quitte à reconstituer sur un autre plan la cohérence perdue, un plan où la causalité irrationnelle ne peut être rationalisée qu’au prix d’une modification importante de l’idée même de raison.

14Laissons-nous encore guider par les paroles de Nietzsche :

C’est une image qui fit pâlir cet homme pâle. Il était à la hauteur de son acte lorsqu’il le commit : mais il ne supporta pas son image après l’avoir accompli7.

15L’image qui revient est le spectre de Banquo, le retour hallucinatoire de ce qui ne s’est produit qu’une fois mais ne cesse de se reproduire dans la mémoire, dans une itération obsédante qui est le symptôme de la culpabilité. La tradition littéraire avait donné à ce retour fantasmatique la fonction d’incarner un état de la conscience, le remords, qui avait sa place dans la théologie du péché et dans la doctrine chrétienne de la rédemption.

16En février 1889, quand il entame le dossier préparatoire de La Bête humaine, Zola doit se débarrasser non pas du spectre de Banquo, mais bel et bien du spectre de Camille Raquin, qui avait hanté les nuits des deux amants assassins dans son roman de 1867. Il ne veut pas retomber dans le travers qui lui avait été fortement reproché à cette époque, d’avoir mis en scène le remords dans une narration dont la dimension morale se voulait exclue. On se souvient de sa discussion avec Sainte-Beuve au sujet de ce « remords chrétien » qui jurait avec le projet de roman physiologique et déterministe8.

17Zola veut, ou plutôt doit éviter ce piège en revenant au traitement romanesque du crime vingt ans plus tard. Dans Thérèse Raquin, il avait tenté de détruire le libre arbitre en le remplaçant par les nécessités de l’instinct, et par le jeu des tempéraments qui aboutissait au « détraquement nerveux »9. Mais cet effacement de la cause finale dans ce qui précède l’acte n’avait pas eu son pendant dans ce qui suit l’acte, dans ce que Nietzsche appelle « l’image de l’acte »10, pas du tout effacée. Le roman avait développé sans mesure le thème du remords, et cela malgré les dénégations fréquentes du narrateur. Zola avait eu beau se défendre en disant qu’il avait appelé remords un phénomène différent, encore dépourvu d’un nom ; les lecteurs partageaient la critique de Sainte-Beuve et devinaient de la poussière chrétienne dissimulée sous le tapis matérialiste.

18Dans La Bête humaine, Zola a donc repris la question par son deuxième versant, non pas du côté de la délibération mais du côté de l’anamnèse. À mon avis, la grande différence entre les deux romans ne tient pas au fait que Zola soit passé des théories de l’instinct et des tempéraments aux théories de l’hérédité. Ce changement s’opère certainement, mais sans que soit profondément modifiée la mise en scène de ce qui précède l’acte et le produit. En revanche, la différence se situe dans la séquelle imaginaire de l’acte, qui est cette fois-ci vraiment supprimée. Rayer le remords, c’est effacer la finalité de l’acte, peut-être encore plus nettement qu’on ne l’aurait obtenu en rayant la délibération, la tentation, l’hésitation, la conscience et la rationalité stratégique.

19Comme dans Thérèse Raquin, dans La Bête humaine aussi, le mot remords se trouve toujours dans des expressions négatives : Roubaud : « vivait sans remords »11, « ce n’était pas que le remords l’eût jamais tourmenté »12, il était « plus gras chaque jour, sans un remords »13 ; Séverine « n’éprouvait aucun remords à le tromper »14 ; Flore : « Ce n’était pas le remords d’avoir tué inutilement tout ce monde »15 ; Jacques : « Jamais il ne s’était mieux porté, sans remords »16, « Dans l’absence complète de remords »17, « il n’avait ni remords ni scrupules, d’une absolue inconscience »18. Il n’y a que Cabuche, le seul innocent, qui éprouve un « sourd remords »19 d’avoir quitté ses bêtes, lors de l’accident.

20Ces apparitions du remords sous forme strictement négative ressemblent fort à celles qu’on trouve dans Thérèse Raquin, mais dans ce roman elles avaient un air de négations freudiennes, alors que dans La Bête humaine elles correspondent à un véritable effacement du remords, du moins dans le cas de Jacques, qui agit comme si le meurtre de Séverine n’avait pas eu lieu. Pour lui, pas de retour du fantôme. La chose est plus discutable pour Roubaud, qui s’enfonce dans une désorganisation maladive de son être, qu’on peut interpréter comme un analogue physiologique du remords.

21À cette élimination du remords, dans le cas de Jacques, correspond en revanche un développement important de la délibération antérieure à l’acte. Selon un schéma tout à fait traditionnel, le personnage est confronté à une décision, accomplir ou ne pas accomplir une telle action, et en lui se joue le conflit entre deux instances qui le font pencher vers l’un ou l’autre comportement. Comme un personnage de Stendhal ou de Mme de La Fayette, Jacques hésite devant l’action. Mais, à la différence de ses prédécesseurs, Zola donne à l’une des deux instances du for intérieur un caractère totalement irrationnel : ce n’est plus simplement la passion amoureuse, c’est un désir qui n’est plus un sentiment. La passion, la libido, la tentation, le péché, sont d’emblée dépassées par une pulsion encore plus irrésistible, parce qu’elle n’opère plus sur le même plan où le cœur et la raison avaient coutume de se confronter.

22En sortant de la simple passion, où est-on rentré ? Dans un domaine presque en dehors de la nature, en dehors de la norme, non seulement de la norme morale, mais aussi de la norme constatée du comportement humain. Du point de vue de la mise en scène de la délibération, cela n’a pas complètement changé la donne : dans la conscience de Jacques, à travers son discours intérieur, se battent deux forces opposées, la raison et la pulsion meurtrière, que l’on peut faire correspondre au milieu et à l’hérédité. Mais la force qui devait trancher entre les deux, la volonté du personnage, n’a plus aucune emprise sur la deuxième de ces instances. Parmi les titres imaginés pour le roman, on trouve : « Sans motif », « Sans cause », « Sans vouloir », « Sans raison », « Sans volonté », « Sans le vouloir »20. Quelques années plus tôt, Théodule Ribot avait publié Les Maladies de la volonté. L’effacement de la volonté y a trait au morbide. On trouve dans ce livre des descriptions qui font penser à Jacques :

Le malade a pleine conscience de sa situation ; il sent qu’il n’est plus maître de lui-même, qu’il est dominé par une force intérieure, invinciblement poussé à commettre des actes qu’il reprouve. L’intelligence reste suffisamment saine, le délire n’existe que dans les actes21.

23Voilà une caution scientifique à la décision prise par Zola de faire agir une instance rationnelle et morale dans la conscience de Jacques. Instance qui empêche la réalisation du meurtre désiré, permettant au roman de se déployer dans la longue attente du geste meurtrier, inévitable mais retardé. Jacques lutte contre son propre penchant, et fournit de véritables diagnostics de sa maladie, qui ont parfois l’air de résumés de l’histoire des Rougon-Macquart, parfois de courts exposés des thèses de criminologie.

24Mais quelle est précisément la maladie de Jacques ? Elle n’a pas de nom propre dans le roman, mais elle a une symptomatologie précise. Jacques est un homme chez qui le désir sexuel tend à trouver sa satisfaction dans le meurtre. C’est une perversion au sens strict du terme, un dévoiement de la pulsion sexuelle. Zola a trouvé là quelque chose qui rompt avec la passion classique d’une manière encore plus nette que l’instinct mis en scène dans Thérèse Raquin. La sexualité, dans sa normalité, pouvait déjouer à elle seule la raison et la morale, mais cette sexualité perverse, déroutée, antinaturelle, déjouait à la fois la morale et la nature. Ce n’est pas seulement le corps contre l’âme, c’est le corps contre lui-même. Même si l’étiologie reste confuse – fêlure, alcoolisme, hérédité morbide, dégénérescence –, la symptomatologie est d’une précision formidable, et fait de Jacques un cas remarquablement bien décrit, marqué par une déviation morbide très claire dans sa dynamique. Au point qu’on se demande ce qui a pu suggérer à Zola un tel personnage de criminel sexuel.

25Une petite recherche dans la littérature criminologique des années 1870 et 1880 m’a permis de constater que les récits de cas strictement comparables à celui de Jacques ne sont pas légion. Si on prend en considération une catégorie assez large de crimes sexuels, nous n’avons pas de mal à y inscrire Jacques Lantier, alors que si on cherche chez les criminologues des cas vraiment proches du sien, alors le choix est très restreint. Cela dit, les quelques exemples qui existent valent le détour.

26Globalement, le criminel sexuel se laisse inscrire dans des catégories qui sont élaborées par les aliénistes depuis le début du xixe siècle. L’idée de folie morale avait été posée en France à partir de 1843 par Morel, qui reprenait l’expression forgée en Angleterre par Prichard en 1835 (moral insanity). Cette notion prenait le relais d’autres plus anciennes, comme la manie sans délire de Pinel et la monomanie d’Esquirol. Elles allaient toutes dans le sens d’une maladie ne comportant pas d’aliénation complète, ni de perte des facultés intellectuelles normales. D’autres utilisaient également les expressions folie raisonnante ou manie raisonnante ou encore folie des actes. Au cours d’une discussion à ce sujet qui fut très animée, en 1866, dans les pages des Annales médico-psychologiques, Jules Falret avait souligné que ces formes de folie posaient deux importantes questions théoriques : celle de l’« isolement possible des facultés humaines ou de leur étroite solidarité d’action », et celle des « limites théoriques à établir entre la raison et la folie »22.

27Mais la question de la folie morale devait nécessairement se mêler à deux autres concepts, celui d’hérédité morbide et celui de dégénérescence. C’est-à-dire avec la pensée de Morel, qui avait publié son Traité des dégénérescences en 185723, et celle de Prosper Lucas, auteur d’un traité de l’hérédité naturelle dont chacun connaît l’influence sur Zola. Dans ce dernier traité, il faut signaler une page, décrivant un crime sexuel aux contours assez précis. Un assassin y raconte le meurtre qu’il a commis de sa propre maîtresse.

Sortis ensemble, nous nous trouvâmes bientôt engagés dans un chemin creux. Trois fois l’idée me vint de tuer Romaine. Je pris mon couteau ; mais, trois fois, je le rengainai, sans rien faire. Nous étions tous deux seuls dans le chemin, la lune brillait. Romaine me dit : Nous nous aventurons par ici, j’ai peur, si on nous assassinait ! À ces mots, mon projet de mort se réveilla si vivement, que je ne fus pas maître de mon mouvement. Il y avait comme quelque chose qui m’entraînait malgré moi. Je me précipitai sur ma maîtresse et je la frappai24.

28Il serait excessif de voir dans ce court récit de cas l’embryon du personnage de Jacques Lantier, mais il n’est pas abusif de le prendre en compte en l’insérant dans une constellation d’éléments qui ont pu jouer.

29Sur ce socle de pensée issu de l’aliénisme, s’installent les idées de la criminologie à partir des années 1870. Avec Lombroso, à la dégénérescence et à l’hérédité, déjà largement superposées, s’ajoute une troisième notion, l’atavisme, notion ancienne que le criminologue exploite en élargissant son sens et sa portée. À cela s’ajouteront encore d’autres données pathologiques, comme l’épilepsie, maladie à laquelle Lombroso donne un grand poids dans la formation de personnalités criminelles ou géniales. Ainsi, le cadre est complet, mais il faut avouer qu’il n’est pas parfaitement clair. On sait que la pensée de Lombroso procède par accumulations, les facteurs criminogènes s’entassant les uns sur les autres au fur et à mesure que ses observations avancent, en confirmant ou en démentant les hypothèses qu’il a formulées. Elle procède également par des élargissements analogiques, qui apparaissent dans la création de néologismes au suffixe -oïde : mattoïde, épileptoïde, etc., qui lui permettent d’imaginer la présence d’une maladie et de ses effets dégénératifs, même là où les symptômes attendus ne se présentent pas. Par exemple, un épileptoïde n’a pas de crises épileptiques caractérisées, et pourtant la maladie est présente en lui subrepticement, selon Lombroso.

30Folie morale, hérédité, dégénérescence, épilepsie, d’autres maladies liées aux milieux, comme la pellagre, tous ces facteurs déterminent la personnalité criminelle, et la vision d’ensemble qui en découle s’oriente surtout vers l’idée de l’irresponsabilité du criminel. Valentin Magnan résume la question, en 1876 : la place des fous moraux « est non point dans une prison mais dans un asile »25. Ce cadre est large, et on peut y faire rentrer, si l’on veut, aussi bien Jacques Lantier que certains de ses coéquipiers en assassinat, dans La Bête humaine. Mais le cas de Jacques est très précis, et on a le droit de se demander si Lombroso, dont Zola a lu L’Homme criminel, ou d’autres criminologues, l’avaient envisagé.

31Le crime sexuel apparaît fréquemment dans les pages du médecin de Turin, qui a rapporté dans son œuvre des milliers de cas. Mais les modalités de ces crimes sont diverses et souvent agrégées dans des séries de brefs récits qui font apparaître à la fois des analogies et des divergences. Les cas de viol suivi de meurtre se mêlent ainsi aux cas de pédophilie, de nécrophilie, d’anthropophagie, dans une galerie des horreurs où l’on démêle parfois avec difficulté ce qui peut relever de la pathologie fictive d’un Jacques Lantier. Avec un peu de patience, on trouve néanmoins des éléments caractéristiques.

32Dans un livre sur les crimes libidineux, qui en est à sa deuxième édition en 1886, Lombroso raconte le cas d’un tueur en série espagnol qui a commis ses crimes dans les années 1870 et qui est connu sous le nom du Sacamantecas. Après avoir détaillé ses pratiques, Lombroso commente ainsi son cas :

Ce cas est l’un de ceux qui prouvent qu’il peut y avoir des homicides qui remplacent le viol, en donnant au meurtrier les mêmes plaisirs, évidemment par cause morbide atavistique qui fait en sorte que se reproduisent au milieu de la civilisation européenne les tendances des tribus sauvages26.

33Ainsi deux éléments sont enchaînés l’un à l’autre : la perversion qui consiste à chercher la satisfaction sexuelle dans le meurtre de la personne désirée, et l’atavisme par lequel referait surface un comportement masculin primitif, consistant à posséder la femme par la violence. Dans les sociétés primitives, selon Lombroso, le viol et le mariage sont équivalents.

34Lombroso rapproche ce dernier cas d’un autre, celui d’un criminel surnommé « le bourreau », qui avait planté un couteau dans la vulve de ses quinze victimes, parce que, disait-il, il se satisfaisait ainsi27. Lombroso en tire une moralité très défavorable à la société moderne, qui commet l’erreur d’empêcher la satisfaction sexuelle normale, qui subordonne le mariage à l’état social au lieu de le laisser lié à l’« élection naturelle », qui s’obstine à refuser le divorce et qui maintient le préjugé consistant à « réputer coupable pour un sexe [le sexe féminin] ce qui est à peine un contravention pour l’autre »28. En gros, libéralisez les mœurs sexuelles et vous aurez moins de pervers.

35Ces deux cas rapidement évoqués sont comme noyés dans une série d’autres assez différents. Mais il en est un qui se dégage plus nettement dans la masse des écrits de Lombroso. C’est celui d’un criminel sexuel condamné en Italie en 1873, Vincenzo Verzeni. Lombroso lui a consacré une petite monographie après avoir été appelé comme expert auprès du tribunal et l’avoir étudié de près, avant et après le procès29. L’article reprend l’expertise elle-même, suivie par d’autres observations rédigées plus tard.

36Verzeni s’était tristement distingué par des agressions perpétrées contre des femmes, qu’il avait étranglées, parfois jusqu’à la mort, parfois sans en arriver là. Il avait également mutilé les corps de deux entre elles. L’expertise de Lombroso donne un grand nombre de causes possibles au comportement criminel de Verzeni. D’abord le milieu qui l’empêchait d’assouvir sa libido précoce et puissante, en interdisant même le mariage pour des raisons d’avarice. Entre la compression de ses penchants et le crime, le jeune homme avait choisi le second. Les meurtres néanmoins n’avaient pas été principalement causés par le besoin de cacher ses agressions sexuelles, mais par « le pervertissement des facultés génitales et affectives, auquel certainement contribuait l’intoxication crétineuse et pellagreuse qu’on a constaté chez les parents, et qui laissait des empreintes sur le lobe frontal droit, en cassant l’équilibre des facultés affectives »30.

37Le comportement de l’étrangleur italien confirmait, selon Lombroso, un phénomène « déjà constaté par de nombreux médecins légistes », qui est « la facilité avec laquelle s’associent la libido du sang et la libido vénérienne, surtout chez les trop ou les trop peu continents »31.

38Sollicitant force exemples tirés de l’histoire et de la littérature, citant Lucrèce et évoquant Gilles de Rais, citant également des médecins ses contemporains, Lombroso arrive à la conclusion que « les instincts primitifs, effacés par la civilisation, peuvent réapparaître même en un seul individu, quand en lui le sens moral est déficient à cause du milieu dans lequel il vit, et le sens charnel est perverti par l’excessive continence »32. Ayant recueilli les paroles de l’assassin après sa condamnation à perpétuité (il a échappé à la mort grâce aux conclusions de Lombroso sur sa « diminution de responsabilité »), Lombroso les restitue ainsi :

J’ai, dit-il, vraiment tué ces femmes et tenté d’étrangler les autres parce que j’éprouvais par cet acte un immense plaisir, en cela qu’au moment où je leur mettais mes mains au cou j’avais une érection et j’en éprouvais un grand plaisir (un vrai plaisir vénérien) ; – la première (la petite cousine Verzeni) je ne l’ai pas complètement étranglée parce que j’atteignis le plaisir tout de suite après avoir touché son cou ; pour la même raison eurent la vie sauve les cinq autres agressées ; en revanche le deux dames M. et P. furent suffoquées parce que le plaisir tardant à se manifester je les serrais de plus en plus et elles mouraient33.

39Verzeni précise aussi qu’il n’éprouve aucun remords, mais qu’il comprend qu’il est souhaitable qu’il reste en prison, parce que s’il sortait, dit-il, « il ne pourrait pas s’empêcher de se procurer » à nouveau ce « si grand plaisir » et de « tuer d’autres femmes »34.

40Cet horrible témoignage a des points de contact remarquables avec le cas de Jacques Lantier. Le premier lecteur de La Bête humaine à en faire la remarque fut un élève de Lombroso, Enrico Ferri, criminologue déjà célèbre et futur secrétaire général du parti socialiste italien. Ferri fait le rapprochement en ces termes :

Mais le roman d’Émile Zola, dont lui-même déclara qu’il en avait tiré l’inspiration et les documents de L’Homme criminel de Lombroso [...], un des plus modernes documents de solidarité entre l’art et la science, est La Bête humaine ; où le protagoniste, Jacques Lantier, est un vrai type de criminel-né, à nature épileptique, avec accès de nécrophilie ou de perversion sexuelle sur le cadavre, dont le malheureux Verzeni, en Italie, est encore l’exemple le plus vif dans la mémoire du public35.

41Or, là nous sommes confrontés à un dilemme assez courant dans ce genre de recherche. Faut-il penser, comme Ferri, que Zola a conçu son personnage sur le modèle de Verzeni, ou se limiter à inclure cela dans un dossier contextuel plus large ? Je pencherais vers la seconde hypothèse, tout en faisant remarquer un détail important. Il n’est pas vraisemblable que Zola ait lu l’article de Lombroso sur Verzeni, mais il a certainement lu L’Homme criminel dans sa traduction française, en 1887, et dans ce best-seller de la criminologie il a pu remarquer une rapide évocation du cas de l’étrangleur bergamasque :

Verzeni, jeune homme de 17 ans, avec asymétrie crânienne et faciale, de mœurs douces jusqu’alors, quoique d’une famille de crétins et de pellagreux, essaya, en certaines époques de l’année, en 1872 d’étrangler 7 femmes et il en découpa deux en morceaux, en éparpillant les entrailles et même des lambeaux de chairs ; il m’avoua que l’étreinte du cou et surtout la mutilation des cadavres, les morsures et les succions du sang, lui faisaient éprouver le maximum de la jouissance vénérienne : dans ces moments il se sentait une force énorme et il ne voyait plus rien36.

42L’histoire de Verzeni avait d’ailleurs circulé grâce à la reprise qu’en avait faite Krafft-Ebing dans sa célébrissime Psychopathia sexualis en 1886, traduite il est vrai un peu plus tard, en 1895. Avant de rapporter textuellement le récit de Lombroso, Krafft-Ebing le présente ainsi :

Dans d’autres cas d’assassinat par volupté, le stuprum n’a pas lieu soit pour des raisons physiques, soit pour des raisons psychiques, et le crime sadiste seul remplace le coït. Le prototype de pareils cas est celui de Verzeni. La vie de ses victimes dépendait de la manifestation hâtive ou tardive de l’éjaculation. Comme ce cas mémorable renferme tout ce que la science moderne connaît sur la connexité existant entre la volupté, la rage de tuer et l’anthropophagie, il convient d’en faire ici une mention détaillée37.

43La traduction française étant faite d’après la huitième édition de la Psychopathia sexualis, qui date de 1888, elle contient dans cette même page une allusion à « l’éventreur de Whitechapel », c’est-à-dire à Jack l’éventreur, qui venait de commettre ses crimes.

44Cela nous rappelle l’immense poids que les crimes en série, relayés puissamment par la presse populaire, avaient dans la représentation nouvelle que la criminologie et la psychopathologie donnaient des criminels sexuels. Parmi ceux-là, un cas parisien est cité par Lombroso lorsqu’il évoque Verzeni : c’est l’histoire du sergent Bertrand, dit le vampire de Montparnasse, qui avait déterré et violé des cadavres de femmes. Cet épouvantable fait divers, remontant à 1849, n’avait pas été oublié. À l’époque où il avait effrayé les Parisiens, un médecin singulièrement aigu dans ses remarques, Claude-François Michéa, avait affirmé que chez François Bertrand, des « deux monomanies affectives » présentes, « érotique » et « destructive »38 la pulsion érotique précédait l’autre, et donc était la cause de la pulsion destructrice. Ce qui établissait déjà le modèle d’une pathologie où le meurtre peut produire la satisfaction du désir sexuel.

45Dans l’immense corpus de récits constitué par la psychologie et les faits divers, la criminologie et les théories de l’inconscient, les cas où cette pathologie précise se manifeste ne sont ni nombreux ni amplement décrits. En revanche, Zola a donné à cette pathologie un relief et une ampleur extraordinaires dans son roman. Il l’a d’abord et avant tout isolée de la masse des crimes sexuels, qui pullulaient dans le désordre ; il l’a cernée, décrite, mise en évidence dans une sorte d’idéalité nosologique. Le roman lui donnait une possibilité d’amplification, dont le récit de cas médical ne disposait pas. Il lui permettait de mettre en scène de l’intérieur la conscience du criminel, l’analyse qu’il fait lui-même de ses penchants, sa dramatique délibération intérieure, et jusqu’à l’autonomie que son corps semble prendre sur sa volonté.

46Le crime de Jacques se situe donc, dans l’encyclopédie criminelle du roman, à une extrémité de l’échelle, l’échelle qui mesure le caractère rationnel ou volontaire des actes. À l’autre extrémité, je situerais le crime de Misard, qui est à la fois le plus rationnel dans ses motivations – l’intérêt, l’âpreté au gain – et le plus volontaire, puisque son homicide est de loin le plus longuement prémédité et méticuleusement réalisé. Entre ces deux extrémités, nous disposons de toute une gamme : Grandmorin, qui tue sans intérêt aucun dans l’homicide (il n’y gagne ni argent ni plaisir, il n’a pas souhaité la mort de Louisette), tout en étant à sa façon un criminel sexuel ; Péqueux, qui tue par passion (la jalousie), et dans un raptus de violence non préméditée ; Flore, qui tente très volontairement, et avec une courte préméditation, de tuer sa rivale et l’homme qu’elle aime, et qui tue très involontairement des dizaines de voyageurs ; Séverine, complice entraînée dans l’assassinat de Grandmorin, puis stratège lucide de l’assassinat de Roubaud ; Roubaud lui-même, dont l’homicide à la fois passionnel et rationnel (il en va de sa jalousie et de son intérêt) est rapidement mais très volontairement organisé et exécuté.

47Sur l’échelle allant de l’irrationnel au rationnel, cela donnerait la séquence suivante : Jacques, Grandmorin, Péqueux, Flore, Séverine, Roubaud, Misard. En revanche, sur l’échelle allant de l’involontaire au volontaire : Jacques, Grandmorin, Séverine, Péqueux, Roubaud, Flore, Misard. Ce panorama de meurtres aboutit donc au spectacle d’une série graduée de possibilités criminelles. Si on se limite aux deux principaux homicides, dont sont victimes Grandmorin et Séverine, on a déjà une nette opposition entre un homicide somme toute traditionnel, très clairement motivé et sur la base de lois du comportement qui n’ont rien d’étonnant, et un homicide qui s’accomplit dans l’absence totale à la fois d’intérêt rationnel et de passion irrationnelle. Le meurtre accompli par les Roubaud semble fait pour s’inscrire dans un roman judiciaire, où le lecteur assiste au spectacle des difficultés rencontrées par l’appareil judiciaire dans la recherche de la vérité, une vérité clairement saisie dès le début ; en revanche, le meurtre accompli par Jacques Roubaud sort de ce cadre, s’installe dans un territoire où la justice ne peut plus opérer, et doit céder la place à la science.

48Il est vrai que Zola complique les choses, en prolongeant l’évolution de Roubaud vers une désorganisation morbide, qui lui donne finalement, à lui aussi, quelques traits d’un criminel né, ou d’une bête humaine. Mais globalement l’opposition reste solide, entre le crime qui suscite la réprobation et le crime qui suscite l’horreur. Le premier produit le côté politique du roman, puisque sur lui se construit l’acte d’accusation contre une justice injuste et volontairement aveugle, asservie comme elle est à un pouvoir illégitime. Le second, celui de Jacques, s’il avait été laissé tout seul dans le roman, aurait abouti à une impasse de la justice bien plus grave que celle dont Denizet et Camy-Lamotte se rendent coupables. Il dit en effet que la justice n’est pas possible, lorsque nous sommes confrontés à ces extrémités mystérieuses du comportement humain.

49Si l’échec de la fausse justice impériale se dresse sur le fond de la vraie justice qu’on souhaite (la justice républicaine idéale), l’échec de la justice humaine en général ou de la morale, devant la monstruosité sexuelle, ne renvoie à aucune possibilité alternative. La morale est complètement dans l’impasse. Autrement dit, mais à l’inverse : la morale, qui est éjectée ou anéantie du côté du comportement individuel, revient en force dans le domaine collectif, la politique. C’est là seulement que le jugement moral continue d’être pertinent, c’est là qu’il prend sa revanche.