Colloques en ligne

Francesco Fiorentino

Intention, motivation, délibération. Exemples stendhaliens et balzaciens

1Dans ses Méditations pascaliennes, reprenant une remarque de Michel Butor, Pierre Bourdieu affirme :

Le roman [...] au xviiie et au xixe siècle s’identifie à peu près complètement [...] à la narration des aventures d’un individu, et [...] prend presque toujours la forme d’enchaînement d’« actions individuelles décisives, précédées d’une délibération volontaire, qui se déterminent les unes les autres1.

2Il ne semble pourtant pas que la délibération volontaire dont parlent Butor et Bourdieu soit toujours pratiquée dans les romans de Stendhal et de Balzac. Par exemple, dans le chapitre Un roi à Verrières étudié par Francesco Orlando2, c’est à une intention inconsciente et non à une délibération volontaire qu’il faut attribuer le lapsus de Julien : « sous les longs plis de sa soutane on pouvait apercevoir les éperons de garde d’honneur »3. Et l’on peut en dire autant pour Balzac, dans La Duchesse de Langeais, quand le général de Montriveau arrive trop tard à son dernier rendez-vous parisien avec Antoinette. Cet acte, qui déterminera l’issue de l’histoire des deux amants, n’est en effet accompli au nom d’aucune motivation consciente. Ce manque de délibération volontaire donne libre cours aux interprétations les plus variées ; ainsi, si le lecteur le rattache au comportement cynique que le général adopte à la fin du roman, il est autorisé à douter de l’innocence de son amour. Mais ici, notre attention ne sera pas retenue par la présence, ou l’absence, de lapsus dans les romans de ces deux auteurs.

3Dans l’un de ses premiers essais romanesques – Une heure de ma vie (1822) – Balzac propose une histoire présentant une démarche inverse de celle de l’historiographie traditionnelle : « [...] il existe une espèce d’histoire qui sert à dévoiler l’intus de l’homme et les motifs qui le portèrent à ces actions, en sorte qu’un savant puisse, sur telle situation, dire ce que fera tel homme »4. Cette forme d’histoire est présentée comme étant pratiquée principalement par les écrivains. Découvrir les processus intérieurs qui engendrent les actions humaines deviendrait le but de la littérature. Ce qui nous conduirait à faire de la littérature en quelque manière une science prédictive. Le jeune Balzac, qui, à l’époque lisait Descartes et Malebranche, pensait à un univers moral et psychologique de facture encore classique, dont les autorités étaient Tacite, Molière, Montaigne, La Rochefoucauld, Rousseau, Locke et les grands romanciers. Un univers moral, plutôt en ordre, où les actes des hommes dépendent d’une série de passions susceptibles d’être précisément cataloguées.

4À partir de ces exemples, nous pouvons donc distinguer deux instances différentes qui présideraient à l’agir romanesque : d’une part la délibération, de l’autre l’intus, c’est-à-dire l’intériorité qui se développe dans une intention. D’un côté, la délibération, laquelle comporte une prise en compte des motifs, et de l’autre, une intériorité qui se fonderait plutôt sur les passions et les émotions. Mais si l’on prend comme point de départ la définition du terme délibération que donne Merleau-Ponty, cette opposition s’estompe : « En réalité, la délibération suit la décision, c’est ma décision secrète qui fait paraître les motifs et l’on ne concevrait pas même ce que peut être la force d’un motif sans une décision qu’il confirme ou contrarie »5. Dans ce cas, comme dans l’autre, force est de constater qu’une différence subsiste aussi dans cette conception phénoménologique du terme, parce que la délibération demande toujours, bien qu’a posteriori, une conscience et une motivation rationnelles. Même sans considérer le signifié théologique que l’on attribue au mot intention, la consultation des dictionnaires confirme cette différence puisqu’on y classe ces deux termes dans deux champs sémantiques bien distincts. L’intention est un mouvement intérieur plus ou moins conscient ; la délibération est le fruit d’une motivation rationnelle, d’un calcul qui précède l’action en la déterminant ou qui la suit en la justifiant. Dans les romans classiques, les deux instances en général divergent et désignent deux types de personnages : le personnage qui délibère en conformité avec son intention et celui qui le fait sur la base d’une délibération dictée par le calcul (et dans ce cas il s’agit volontiers d’un personnage mauvais). C’est l’esthétique du vraisemblable : l’action est cohérente avec le tempérament du personnage. Mais ces instances peuvent aussi diverger dans un même personnage : il s’agit en général de moments émotionnellement intenses, qui ouvrent une faille dans l’intrigue et font paraître une vérité autre du personnage et de ses rapports. Cette possibilité est une prérogative du roman moderne, à partir de ceux de Balzac et de Stendhal.

5Le cas le plus éclatant est évidemment celui du coup de pistolet de Julien Sorel dans l’église neuve de Verrières. Malgré des hésitations, il a bien l’intention de tirer sur Mme de Rênal – intention dont témoigne également le fait qu’il tire à deux reprises – mais la délibération motivée de son geste échappe non seulement à tous les autres personnages du roman, mais lui échappe également à lui-même, qui pourtant, jusqu’à ce moment, a toujours anticipé les conséquences de toutes ses actions. Une telle intention, qui se passe de motivations – et qui paraît étrangère à toute sorte de calcul –, permet la révélation d’une dimension nouvelle, qui se voudrait authentique, du personnage6.

6Outre cet épisode célèbre et très étudié par la critique, on peut trouver d’autres exemples de divergence également frappants, comme celui qui parcourt tout le roman d’Armance. « Que diable es-tu ? » : le roman s’ouvre sur cette question du Commandeur de Soubirane à son neveu Octave. Et tous les personnages s’interrogent sur la nature de ce dernier. Mme de Bonnivet, entichée de mysticisme protestant, le considère comme un être rebelle. Dans les salons, tout le monde relève sa bizarrerie. Voici ce qu’il dit lui-même de sa relation avec ses amis : « quand enfin au bout d’un an, et bien malgré moi, ils comprennent tout à fait, ils s’enveloppent dans la réserve la plus sévère et aimeraient mieux, je crois, que leurs actions et leurs pensées intimes fussent connues du diable que de moi »7. Il n’est pas rare, en outre, de lire à son propos les adjectifs extravagant et singulier. Héros réfractaire, solitaire et mélancolique, Octave correspond au type du personnage romantique. Mais il se présente tout de suite comme un personnage double : aristocratique et polytechnicien ; complaisant et violent ; chaste et habitué des bordels. Il mène la vie futile d’un aristocrate, faite de promenades à cheval et de soirées mondaines. Mais en même temps, il cultive une passion pour la lecture des auteurs préférés de Stendhal (Alfieri, Helvétius, Bentham, Bayle) lesquels, promouvant le mérite, contredisent volontiers les principes aristocratiques. Il se vante de ses connaissances en chimie ; il écrit ses pensées. On l’a remarqué, c’est peut-être le plus intellectuel des héros stendhaliens. Ces contradictions imprègnent ses actions, qui, souvent, gouvernées par des motivations réelles. Ainsi de la violence dont il use à l’encontre du jeune laquais qui entrave gauchement son passage et qu’il jette par la fenêtre pour ensuite le soigner de la façon la plus prévenante ; ainsi, également, du défi gratuit qu’il porte aux jeunes soldats avec lesquels il s’est battu, et qui rappelle l’histoire de Custine. Le hiatus entre intention et motivation qui caractérise Octave a donné lieu à plusieurs interprétations qui ne se sont pas contentées de plaider l’impuissance à laquelle Stendhal fait allusion dans sa fameuse lettre à Mérimée8. Jean-Jacques Hamm considère cette lettre comme « un leurre, un piège »9, qui n’aurait pas d’autre fonction que de forcer le lecteur à prendre position. À la recherche d’une étiologie de ces contradictions, certains critiques se sont transformés en psychanalystes d’un être de papier. À commencer par Georges Blin, qui a considéré le rapport d’Octave avec sa mère comme la cause de cette impuissance10. Octave manifeste son désir de rester avec elle : « Je reste où je suis le plus heureux »11 ; il est souvent défini comme un « enfant » – ce qu’on a pris pour la dénonciation d’une fixité à un rapport primaire. Selon Gilbert Chaitin, l’onanisme serait le crime dérivant de cette fixité12. Une tendance excessive à l’introspection a été signalée, quant à elle, comme étant la condition du blocage. Mais certains lecteurs ont aussi parlé de l’homosexualité d’Octave13. Pour Jean Bellemin-Noel, Octave est atteint d’une psychose maniaco-dépressive : l’absence de désir, l’infantilisme, le sentiment d’un manque en seraient les symptômes14. Cette impuissance a été enfin considérée comme l’allégorie d’une classe sociale « qui meurt » (Henri-François Imbert15) ou comme la maladie d’un siècle (Michel Crouzet : « l’esprit du siècle avait à voir avec l’Impotentia »16) ou d’une classe d’âge (Jean Sarocchi : l’impuissance d’Octave serait « à sortir d’un régime hamlétique de la parenté, de la filiation »17). Bref, c’est précisément l’absence d’une motivation claire dans le comportement d’Octave qui a donné libre cours aux gloses des interprètes. En effet, l’extravagance évidente dans plusieurs épisodes, qui marque le personnage tout au long de sa vie, et qui, comme l’a soutenu Jean-Jacques Hamm, ne saurait être ramenée à une origine exclusivement sexuelle et psychologique, est causée précisément par un contraste constant entre intention et motivation. Ainsi Octave voudrait devenir chimiste mais il doit accepter la responsabilité d’être le dernier héritier d’une grande famille aristocratique ; malgré son inclination pour Armance, il ne voudrait pas se marier, mais il doit bien l’épouser pour sauver sa réputation calomniée par le Commandeur de Soubirane. À chaque fois, des motivations dictées par les règles sociales l’emportent sur ses intentions profondes. Ce conflit entre intention individuelle et motivations sociales a pour conséquence une perte de confiance en son pouvoir de transmettre une image authentique de lui-même : il lui faut adhérer à une idée de devoir qui ne correspond pas à sa véritable nature. L’impénétrabilité et « une profondeur de dissimulation incroyable à cet âge »18 semblent ainsi être les conditions pour vivre dans une société où la Révolution a échoué. La nature est désormais en recul dans la réalité sociale. Toutefois, n’est-ce pas en s’abandonnant à sa propre nature qu’on peut trouver le bonheur ? Tel est le cercle vicieux de la société postrévolutionnaire. Pour le résoudre, il ne reste plus qu’une possibilité, celle de faire le choix de mourir, qu’on met à exécution en contradiction avec toutes les délibérations prises auparavant (pour l’héritage et le mariage) au nom des raisons sociales.

7Chez Balzac aussi, les rapports entre intentions et motivations sont souvent troublés. C’est surtout le cas chez les femmes, et en particulier chez les femmes mariées, comme le dit Louise de Chaulieu dans Mémoires de deux femmes mariées : « Toute femme mariée apprend à ses dépens les lois sociales qui sont incompatibles en beaucoup de points avec celles de la nature »19. C’est sur la femme que pèsent le plus lourdement les contraintes sociales qui répriment l’expression des désirs sans pouvoir pour autant en empêcher la manifestation. Ainsi, dans La Femme abandonnée, Mme de Beauséant s’est-elle retirée en province après avoir été abandonnée par le marquis Ajuda-Pinto : elle ne veut plus rencontrer personne. Gaston de Neuil, qui en est tombé amoureux avant de la rencontrer, recourt à un stratagème pour s’introduire chez elle. La dame, une fois en sa présence, et après qu’il lui a avoué sa ruse, demande à son valet de chambre d’accompagner le jeune homme à la porte : « Jacques, éclairez monsieur » (II, 477). Mais Gaston a un don exceptionnel dans l’univers balzacien : il possède le scalpel de l’analyse (III, 548). Il a remarqué une contradiction entre cette injonction et l’attitude « élégante et gracieuse » avec laquelle la dame l’a accueilli : elle donnait « à sa tête des poses variées pleines de grâce et d’élégance » (II, 475), des poses languides, séduisantes. Son geste était gracieux, coquet. Le message que traduit l’attitude corporelle de Mme de Beauséant diffère donc de celui qu’elle exprime verbalement, instaurant ainsi un rapport contradictoire avec son destinataire. Gaston comprend que Mme de Beauséant « ressent peut-être un regret vague et involontaire de [l]’avoir brusquement congédié, mais [qu’] elle ne doit pas, [qu’] elle ne peut pas révoquer son arrêt : c’est à [lui] de la comprendre » (II, 478). Il revient, donc, et, cette fois-ci, il est bien accueilli. La motivation du refus est encore une fois sociale : la société ne peut admettre qu’une femme ait un deuxième amour en dehors du mariage, sans perdre sa réputation. Mais, en contradiction avec cette motivation, il existe chez Mme de Beauséant une intention plus ou moins consciente : celle de revenir à la vie et à l’amour. Et cette intention, que la parole nie, arrive à se manifester de façon involontaire à travers son corps et ses gestes. Le comportement de la vicomtesse est ce que Francesco Orlando aurait défini comme « une formation de compromis » entre les deux instances20 ; ce compromis, Gaston parvient à le décrypter. Il remporte la preuve par excellence de l’amour : celle de la compréhension. La situation se répétera une seconde fois : Mme de Beauséant envoie une lettre d’adieu à Gaston et part pour Genève, mais il la suit parce qu’il comprend que c’est justement dans un ailleurs qu’ils pourront enfin s’aimer : « Être si bien obéie dans ses vœux secrets ! Où est la femme qui n’eût pas cédé à un tel bonheur ? » (II, 491)21. Le compromis qui caractérise les premières rencontres de Gaston et Claire s’avère impossible à trouver à la fin du roman, quand – après son « tiède » mariage avec une jeune fille – Gaston revient vers elle : Claire le refuse et il se tue. Le narrateur approuve le comportement de Mme de Beauséant au nom d’une loi morale :

Elle était d’ailleurs bien en droit de se refuser au plus avilissant partage qui existe, et qu’une épouse peut subir par de hautes raisons sociales, mais qu’une maîtresse doit avoir en haine, parce que dans la pureté de son amour en réside toute la justification (II, 503). 

8L’amour en dehors du mariage est très exigeant : le lexique choisi pour en donner la motivation (en droit, doit) montre que ses lois sont sans appel. Surtout, ces règles sont introjectées et ne reposent point sur le conformisme social, mais plutôt sur ce que, après Freud, nous appellerions le narcissisme (et qu’à l’époque on appelait, avec une connotation élitiste, la noblesse). Le narrateur semble expliquer l’intention du personnage plutôt que de donner les motivations de son comportement.

9Une situation analogue se retrouve dans La Duchesse de Langeais, où c’est l’ambiguïté d’un message « double » qu’Antoinette envoie à Montriveau qui la déclenche ; pourtant, ici, les résultats sont néfastes : car en plus des contraintes sociales, la relation qui lie les deux amants présente des complications sexuelles. Leur rapport est bloqué par l’agressivité du désir du général et par la peur phobique de la duchesse22. Même une fois résolus à se retrouver, les deux n’y arrivent pas. Leur lien ressemble plutôt au double-bind décrit par Bateson23.

10Dans L’Enfant maudit, c’est une motivation qui arrête, à deux reprises, l’intention homicide du duc d’Hérouville. La première fois, le Duc épargne son fils, qui vient de naître et qu’il ne considère pas comme sien, à causede « l’Avarice et la Coutume de Normandie » (X, 891) : en effet, s’il le tue il risque de perdre la dot de sa femme. La deuxième fois, il ne le tue pas car il arrive à l’accepter comme héritier après la mort de l’autre enfant, le préféré. Mais finalement, quand Étienne désire se mésallier et refuse le mariage qu’il lui propose, il tire l’épée et exécute son fils. Le narrateur commente l’irrationalité de cette action : « entre la prolongation de sa race et une mésalliance, tout autre homme aurait hésité » (X, 959). L’intention irrationnelle triomphe de la motivation. Le Duc, qui n’a pas hésité, décide d’épouser la jeune femme qu’il destinait à son fils et il parvient enfin à avoir un héritier, comme on l’apprend dans Modeste Mignon. Mais ce dénouement présente une ambiguïté : d’un côté, on peut y percevoir une note d’admiration pour la trempe de ce guerrier de jadis qui cesse enfin de calculer ; de l’autre, l’allusion ironique à une naissance extraconjugale punit le Duc. Cette seconde version, plus crédible, créerait une sorte de rééquilibrage des choses, car la fausse bâtardise de son premier enfant, que le Duc avait affichée comme motivation de sa haine, s’avérera être vraie pour celui qu’il croit son véritable héritier si longtemps espéré24.

11L’art de comprendre les intentions cachées n’est pas l’apanage exclusif des amants. Dans Gobseck, l’avocat Derville observe qu’il existe la même perspicacité entre des adversaires :

Or, j’ai toujours admiré avec une surprise nouvelle que les intentions secrètes, et les idées que portent en eux deux adversaires, sont presque toujours réciproquement devinées. Il se rencontre parfois entre deux ennemis la même lucidité de raison, la même puissance de vue intellectuelle qu’entre deux amants qui lisent dans l’âme l’un de l’autre (II, 1001)25.

12Dans une relation d’amour ou de haine, les intentions secrètes se manifestent dans des détails et elles sont toujours dévoilées. Elles supposent la même intensité émotive et la même attention à la communication subliminale qui caractérisent le narrateur réaliste : grand sémiologue, celui-ci n’exerce pas, en effet, une science froide de l’interprétation, mais il se pose toujours dans une relation émotivement engagée avec ce qu’il décrit et interprète.

13Dans la plupart des cas, donc, l’intention cachée arrive à se manifester dans le geste contre le calcul et les règles sociales qui sont explicitement invoquées. Mais chez Balzac on peut trouver également la situation inverse. Dans la première scène des Illusions perdues, par une belle journée de mai, Lucien et David lisent ensemble les Idylles d’André Chénier. Lucien a reçu une invitation de Mme de Bargeton, mais il lui a dit qu’il ne retournerait jamais chez elle « si David Séchard, [son] frère, [son] ami, n’y était reçu » (V, 149). L’intention fraternelle émeut David. Pourtant, la motivation de cette proposition est d’une tout autre teneur : Lucien veut étudier le comportement de Mme de Bargeton « afin de savoir s’il p[eu]t, sans éprouver la honte d’un refus, conquérir cette haute proie » (V, 175). Mais cette motivation cachée n’est pas consciente : « Le calcul de Lucien lui parut fait au profit d’un beau sentiment, de son amitié pour David. » À partir de cette contradiction, le narrateur tire des considérations capitales sur la nouvelle société postrévolutionnaire et sur sa littérature :

En conviant aujourd’hui tous ses enfants à un même festin, la Société réveille leurs ambitions dès le matin de la vie. Elle destitue la jeunesse de ses grâces et vicie la plupart de ses sentiments généreux en y mêlant des calculs. La poésie voudrait qu’il en fût autrement ; mais le fait vient trop souvent démentir la fiction à laquelle on voudrait croire, pour qu’on puisse se permettre de représenter le jeune homme autrement qu’il est au dix-neuvième siècle (ibid.).

14Dans le roman de Balzac, la hiérarchisation du calcul et de l’intention semble inversée. Cette fois, le calcul est plus puissant puisqu’il est plus inconscient que l’intention. L’observance des exigences sociales est introjectée et envahit toute la personnalité du jeune homme, y soumettant tous les sentiments qu’il éprouve. Comme le narrateur le dira dans La Rabouilleuse, le calcul qui se mêle à un sentiment devient irrésistible : « le calcul caché sous un sentiment entre bien avant dans le cœur et y dissipe le deuil le plus réel » (IV, 515).

15D’ailleurs, le calcul, qui devient le sujet par excellence du roman, se trouve parfois réévalué par rapport à la tradition et à la manière romantique. Si, chez Balzac, il demeure dans la plupart des cas le signe d’une âme médiocre, il peut assumer quelquefois une valeur positive. Il peut sauver des mariages, comme le montre la sage Renée affirmant à son amie Louise de Chaulieu que, dans le mariage, « le calcul dans les sentiments » (I, 270) n’est pas une dépravation. Mais surtout le calcul peut être le signe des forts, comme dira le narrateur, toujours dans Illusions perdues : « La puissance du calcul au milieu des complications de la vie est le sceau des grandes volontés que les poètes, les gens faibles ou purement spirituels ne contrefont jamais » (V, 478).

16Si, dans la société utilitariste, le calcul, une fois scellé par la morale sociale, a le pouvoir de démonter les mensonges idéalistes, il ne parvient pas à empêcher le sujet d’être envahi par un sentiment de tristesse. Les derniers romans de Balzac, à commencer par La Cousine Bette, semblent témoigner de la progression de ce sentiment dans la société louis-philipparde. Quand on le compare à Victorin, son fils calculateur, Hulot père l’emporte. Victorin est ce qu’on appelait « un homme politique, nouveau mot pris pour désigner un ambitieux à la première étape de son chemin. L’homme politique de 1840 est en quelque sorte l’abbé du dix-huitième siècle » (VII, 254). Député puritain aux phrases filandreuses (VII, 292), complaisant avec le pouvoir, il ne vise pas, à la manière des Rastignac et des Rubempré, au succès – et donc à se créer une position sociale – mais, plus bourgeoisement, à une carrière, à l’ascension d’une hiérarchie qui est déjà là. Il a le sens des réalités, mais sous une forme étroite, conforme aux valeurs dominantes de son époque. À la fin du roman, Victorin arrive à sauver sa famille ; et celle-ci se resserre autour de lui, qui a pris la place de son père. Ce noyau bourgeois, raisonnable, convenable et dépourvu de charme, sans Hulot père, que sa manie a perdu, se présente comme en adéquation avec le nouveau régime de Louis-Philippe. Avec le calcul, devenu morale sociale, s’affirme dans les derniers romans le stratagème, forme d’intrigue récurrente dans le roman-feuilleton. Comme l’observe André Vanoncini à propos des « œuvres balzaciennes de la troisième période, postérieure à 1840 », « face à cette société qui tourne à vide, le récit de Balzac n’évite plus les schémas répétitifs »26. Il arrive souvent que le stratagème, forme narrativisée et romanesque du calcul, arrive à l’emporter sur les intentions socialement inopportunes par le recours au sexe, c’est-à-dire à l’énergie intérieure par excellence27.On trouve des stratagèmes dans La Cousine Bette, dans la dernière partie de Béatrix, dans Le Député d’Arcis, dans La Dernière Incarnation de Vautrin. C’est par un stratagème que, dans Un homme d’affaires (1844), Cérizet triomphe de Maxime de Trailles : et si l’on compare sa puérilité et la petitesse de la somme en jeu à ce qui arrive dans La Maison Nucingen (1837), on peut mesurer l’atmosphère morale de la fin de la Comédie. Dans cette courte nouvelle, comme Anne-Marie Meininger l’a bien vu28, Maxime de Trailles n’est plus l’amant de la comtesse de Restaud, mais celui d’Antonia, née Chocardelle ; il ne fait plus ses ravages dans le faubourg Saint-Germain, mais il est impliqué dans la vente d’un cabinet de lecture ; son histoire n’est pas racontée par le grand avocat Derville, mais par le petit notaire Desroches. Les années quarante marquent la fin des passions, des ambitions extraordinaires, napoléoniennes, tout comme des idéaux. Les rapports sociaux et les personnages subissent un rétrécissement bourgeois et petit-bourgeois. Les intentions visant à transgresser le conformisme capitulent, et le calcul triomphe tristement.