Colloques en ligne

François Kerlouégan

« Une tempête sous un crâne » : hésiter et choisir dans quelques récits de fiction du XIXe siècle

1Dans une célèbre vignette de Tintin au Tibet, Milou, tenant dans la gueule un message qu’il doit apporter de toute urgence à son maître, aperçoit sur le bord du chemin un os gigantesque. Il s’arrête et hésite. Deux bulles de monologue intérieur au-dessus de sa tête : dans l’une, un Milou-ange lui intime l’ordre d’accomplir son devoir, dans l’autre, un Milou-démon, l’œil tentateur, lui vante la saveur du festin. Si la scène d’hésitation est porteuse d’un suspens indéniable et possède un fort coefficient de dramatisation du récit, elle est aussi, dans le roman, dans le récit de fiction, l’observatoire idéal où se montrent, à livre ouvert, les diverses raisons d’agir d’un personnage. Dans ce type de scène, un personnage s’interroge sur plusieurs options – en général deux – qui s’offrent à lui ou entre lesquelles il est contraint de choisir et au sujet desquelles il pèse le pour et le contre. Ce moment fait connaître les motifs qui le conduisent à emprunter une voie plutôt qu’une autre. Plus le choix est difficile et l’hésitation laborieuse, plus les raisons d’agir se font précises, complexes, contradictoires. Certes, ce n’est pas le seul lieu romanesque où se dévoilent les motivations d’un personnage (on pense au monologue intérieur, qui ne s’accompagne pas nécessairement d’une hésitation), mais l’hésitation, par l’agôn, le débat, la lutte qu’elle installe, permet de rendre encore plus visibles les causes d’une action, celles-ci étant comme condensées dans une alternative.

2Nous n’examinerons pas ici l’hésitation furtive ou accidentelle, mais seulement des occurrences d’hésitation qui forment une scène, c’est-à-dire qui se déploient sur une portion de texte significative. Les micro-hésitations, dans un roman, surtout si elles se répètent, ne sont pas dénuées d’intérêt, mais elles en disent davantage sur le comportement « rhapsodique » d’un personnage, pour reprendre un terme cher à Lukács1 (et l’on pense ici, précisément, au Frédéric Moreau de L’Éducation sentimentale), plutôt que sur ses motivations, qui constituent le sujet de notre réflexion.

3Nous nous attacherons à cinq passages. D’abord, une scène fondatrice, presque « primitive », connue de tous : le chapitre des Misérables (1862) intitulé « Une tempête sous un crâne »2. Jean Valjean, échappé du bagne plusieurs années auparavant, désormais embourgeoisé, dirige une fabrique et œuvre pour le bien de ses ouvriers. Il apprend un jour qu’un homme, Champmathieu, qu’on a pris pour lui, est sur le point d’être incarcéré à sa place. Faut-il laisser faire ou se dénoncer ? Laisser faire lui éviterait de retourner dans la délinquance d’où il est sorti – et il est indispensable qu’il reste libre car de lui dépendent les ouvriers et leurs familles –, mais se dénoncer est tout autant nécessaire, car il ne peut envoyer en prison à sa place un innocent. Après une nuit de tergiversation douloureuse, Valjean choisit la voie héroïque et décide de se rendre à la police.

4La deuxième scène d’hésitation que nous avons retenue est tirée de Quatrevingt-treize (1874), qui raconte le combat entre les Bleus et les Blancs, dans le nord de la Bretagne, pendant la Révolution, incarné par la lutte entre le royaliste marquis de Lantenac et le chef révolutionnaire Gauvain. Vers la fin du roman, Lantenac, qui a pris en otage trois enfants de la troupe des Bleus, les sauve des flammes in extremis, au péril de sa vie, et les restitue à ses ennemis avant de se rendre. Gauvain l’arrête, mais il est aussitôt sujet à un long dilemme qui occupe, là encore, un chapitre entier (son titre en est « Gauvain pensif »3). Que faire de cet ennemi ? Faut-il le laisser en prison (et donc l’envoyer à l’échafaud), parce que c’est l’ennemi, ou lui accorder la vie sauve, parce qu’il a sauvé des enfants et que, bien qu’adversaire politique, il a prouvé son humanité ? Peut-on aller contre ses convictions, contre son camp, contre le mouvement de l’histoire ? Gauvain fait l’âpre choix de libérer son ennemi. Il le paiera au prix fort, puisque, pour cela, il sera, quelques pages plus loin – c’est le dénouement du roman –, guillotiné.

5Deux nouvelles de Maupassant ont retenu notre attention. Dans Un lâche (1884), le vicomte de Signoles, attablé chez Tortoni avec un ami et l’épouse de celui-ci, s’aperçoit que l’un de leurs voisins dévisage la jeune femme. Le ton monte. Signoles provoque l’homme en duel. Rentré chez lui, il est pris d’hésitation (une hésitation qui occupe toute la durée de la nouvelle). Que faire ? S’il se rend au duel, il tient parole, mais risque de perdre la vie. S’il se désiste, il reste en vie mais sera la risée de la bonne société. Dans l’impossibilité de choisir, il s’empare du pistolet qui devait servir au duel et se tire une balle dans la bouche. Dans La Confession, également daté de 1884, un jeune avocat pauvre, Badon-Leremincé, en ménage avec une grisette qui vient de donner naissance à leur enfant, rencontre une autre jeune fille, de bonne famille celle-ci, avec qui il projette de se marier. L’enfant est donc pour lui un obstacle. Il songe alors à le tuer en faisant passer la chose pour un accident. Il hésite. Le crime est condamnable, mais lui assurerait un beau mariage et une belle carrière. Il finit par exposer le nourrisson au froid pendant de longues minutes. Le bébé meurt. L’avocat se marie et fera carrière. Mais, tous les jours de sa vie, il éprouvera le remords du meurtre de son enfant.

6Le corpus est complété par un extrait du chapitre IX de La Bête humaine (1890) de Zola. Le conducteur de train Jacques Lantier a pour maîtresse Séverine, la femme de Roubaud, le sous-chef de gare. Un jour, après quelques mois de liaison, Séverine suggère à son amant de se débarrasser du mari gênant. Une fois rentré chez lui, Lantier est en proie à l’hésitation. Doit-il tuer Roubaud, homme au demeurant détestable, pour lui ravir sa femme et son argent ? Ce serait pour lui, à portée de main, l’occasion inespérée d’une nouvelle vie. Ou doit-il respecter la morale élémentaire du « tu ne tueras point », mais qui le condamne à sa vie misérable ? À la suite d’un débat intérieur tumultueux, Lantier se décidera à poignarder son rival, mais, après s’être rendu à l’endroit prévu pour le meurtre, faute de courage, n’y parviendra pas.

« Que faire, grand Dieu ! que faire ? »

7Ces cinq scènes, objectera-t-on, sont fort différentes. Différence de contexte, d’abord. Pour trois de nos personnages (Valjean, Gauvain, Signoles), il y a une contrainte temporelle (il faut se décider vite) ; pour les deux autres (Badon-Leremincé et Lantier), cette contrainte est secondaire. Différence de valeur, ensuite. Quoi de commun entre l’héroïsme lumineux d’un Valjean ou d’un Gauvain et l’infanticide qu’est Badon-Leremincé ou le criminel (raté, de surcroît) qu’est Lantier ? Différence de sujet, enfin. Seule l’hésitation de Valjean et de Gauvain peut prétendre à l’appellation de dilemme, puisque les héros se retrouvent – héritage du choix cornélien et prémices des dilemmes de Camus – pris en tenaille entre deux actions justifiées l’une et l’autre, « deux résolutions [...] aussi funestes l’une que l’autre »4 –, ce que la psychologie cognitive a appelé le double bind (« double contrainte »), c’est-à-dire le fait d’être prisonnier de deux pressions contradictoires –, ce qui n’est pas le cas de Badon-Leremincé, ni de Lantier, qui tentent « seulement » de résister à un désir interdit (tuer). Quant à Un lâche, son sujet et l’enjeu de la nouvelle ne sont peut-être même pas tant l’hésitation que la peur qui gagne peu à peu le héros.

8Pourtant, au-delà de ces divergences, ces épisodes possèdent d’indéniables points communs. Outre le fait qu’ils soient tous tragiques (excepté dans la scène des Misérables, la mort, que l’on donne ou que l’on subit, est partout présente) et qu’ils aient un décor, une « scénographie » identiques (tous se déroulent la nuit – la nuit, ici, étant aussi la nuit intérieure de l’hésitation), on note deux points de convergence forts.

9Le premier est la présence, dans les cinq passages et pour tous clairement énoncé, d’un conflit, d’une opposition, d’une alternative. Il y a une rhétorique de l’hésitation. Elle est souvent traduite par la conjonction « ou ». Dans LesMisérables : « il fallait choisir : ou la vertu au dehors et l’abomination au-dedans, ou la sainteté au-dedans et l’infamie au dehors »5. Dans La Confession : « Et je me trouvai pris dans ce piège. – Épouser, ayant un enfant, cette jeune fille que j’adorais – ou bien dire la vérité et renoncer à elle, au bonheur, à l’avenir [...] »6. Plus généralement, les outils syntaxiques et le lexique permettant de créer des phrases binaires sont mobilisés : « tandis que », « alors que », « l’un..., l’autre... », « soit..., soit... », etc. Ces effets d’antithèse sont partout dans nos scènes. Lantier « discut[e] les raisons pour, les raisons contre »7. Gauvain s’interroge « soit pour avancer, soit pour reculer »8. Ce type de construction expose de manière limpide les deux possibilités qui s’offrent au personnage qui hésite, les rassemblant dans une formule brève qui dit le balancement, le tiraillement. Certes, les passages de roman consacrés à une tergiversation ne sont pas une nouveauté. Néanmoins, nous n’avons plus affaire ici à l’examen intérieur romantique, diffus et quelque peu poseur, d’un René ou d’un Adolphe, mais à une interrogation qui, prenant place dans un récit construit, plus serré que l’immobile roman d’analyse du début du siècle, est traduite par cette stylistique de l’alternative. Désormais intégrée au récit réaliste, qui a davantage de répercussion dans le monde factuel, l’hésitation se donne à voir nettement, sous la forme d’une urgence à laquelle le personnage doit coûte que coûte apporter une réponse.

10L’autre caractéristique commune, conséquence de la précédente, que l’on repère dans nos scènes, est l’accent mis sur la confusion du personnage en proie à l’hésitation. Valjean « ne réussi[t] à rien voir de distinct »9, Signoles est « incapable [...] de décider quoi que ce [soit] »10 et Gauvain « sen[t] tout vaciller en lui »11. Désorientation soulignée par des phrases interrogatives : « Que faire, grand Dieu ! que faire ? » dans LesMisérables12 ; « Que vais-je faire ? » dans Un lâche13 ; « Comment sortirais-je de cette situation ? » dans La Confession14. La confusion est aussi marquée par le revirement incessant de la décision. Gauvain décide, jugeant lâche le fait de laisser exécuter Lantenac, de le libérer. Revirement : « Mais cette mort, ne l’avait-il pas promise ? »15. Il faut donc le livrer. Deuxième revirement : « Cette tête, il la devait. [...] Mais était-ce bien la même tête ? »16. Il faut donc l’épargner. Plus loin, troisième revirement : « la solution semblait se dégager d’elle-même : sauver Lantenac. Oui, mais la France ? »17. Chaque résolution amène, chez nos cinq personnages, une satisfaction temporaire, aussitôt bouleversée par le surgissement des avantages qu’il aurait à choisir l’option adverse. Tempête pour le héros, torture pour le lecteur. Une séquence résume d’ailleurs cette indécision permanente. Dans Un lâche, Signoles se couche mais ne parvient pas à dormir : « Il se tournait et se retournait, demeurait cinq minutes sur le dos, puis se plaçait sur le côté gauche, puis se roulait sur le côté droit »18. La torture de l’insomnie est évoquée en des termes qui ne sont pas sans lien avec le tourniquet du dilemme. La difficulté de trouver un côté sur lequel dormir dit celle de trouver un parti sur lequel se fixer.

Contingence et absolu

11L’intérêt de ces scènes, pour notre réflexion, est qu’elles révèlent les raisons de l’action à venir des personnages. À première vue, ces motivations sont résumables, dans toutes nos occurrences, par un conflit entre raisons individuelles et raisons collectives, autrement dit entre intérêt personnel et intérêt général. Jean Valjean hésite entre, d’une part, rester l’honorable M. Madeleine et, de l’autre, éviter l’incarcération injuste d’un homme ; Badon-Leremincé et Lantier hésitent entre la possibilité qui leur est soudain offerte d’un confort social et le devoir d’épargner la vie d’autrui ; Gauvain hésite entre la préservation de son statut au sein de l’état-major révolutionnaire et un geste généreux envers un ennemi ; Signoles hésite entre sauver sa peau et se conformer à un code d’honneur partagé par tous. Les personnages sont ainsi pris entre un choix individualiste, qui leur assurerait un soulagement immédiat, et un choix plus rude mais plus juste, parce que prenant en considération autrui. Cette tentation du seul intérêt personnel, de l’envie de confort (matériel et moral), peut être lue comme la marque de la société révolutionnée, faite, pour reprendre le mot de Mona Ozouf, d’« individus-atomes »19.

12Toutefois, à bien y regarder, cette opposition entre individu et collectivité ou, pour le dire autrement, entre désir et loi, passion et vertu, semble quelque peu schématique et, surtout, sans grande nouveauté : elle rappelle le choix cornélien entre l’amour et le devoir, de même que l’opposition, connue depuis Julien Sorel et Rastignac, entre l’ambition personnelle et la vertu collective. C’est que nos scènes d’hésitation mettent en place un autre conflit, sous-jacent au premier (ou le même conflit, vu sous un autre angle). Dans toutes les scènes retenues, le personnage est pris entre deux régimes de valeurs (ou deux barèmes de valeurs) : un régime que l’on pourrait dire historique, surgi à la Révolution, et un régime transhistorique, immémorial, celui d’une morale pérenne et universelle, dont l’émergence d’un monde nouveau n’a pas signé l’obsolescence.

13En effet, dans les cinq cas de figure, l’une des deux motivations de nos personnages s’explique par le contexte historique, économique et social, par les contingences, les circonstances – c’est une motivation, en d’autres termes, permise par un moment de l’histoire, à savoir la nouvelle mobilité sociale qui caractérise le siècle. Nos personnages désirent soit conserver, soit modifier, soit acquérir une identité sociale. Si Jean Valjean hésite à se dénoncer, c’est qu’il a, depuis sa fuite du bagne, gravi l’échelle sociale et que le bourgeois qu’il est devenu ne veut pas retomber dans l’horreur de sa condition première. Chez Badon-Leremincé, tuer son nourrisson s’explique par le souhait, voire la nécessité, de faire un mariage qui lui assure une stabilité financière, pierre angulaire de son existence à venir de notable. Pour Lantier, s’emparer de l’argent de sa victime lui conférerait une nouvelle identité socioprofessionnelle :

Il quittait son dur métier, devenait patron à son tour, dans cette Amérique, dont il entendait les camarades causer comme d’un pays où les mécaniciens remuaient l’or à la pelle. Son existence nouvelle, là-bas, se déroulait en un rêve : une femme qui l’aimait passionnément, des millions à gagner tout de suite, la vie large, l’ambition illimitée, ce qu’il voudrait. Et, pour réaliser ce rêve, rien qu’un geste à faire, rien qu’un homme à supprimer [...]20.

14Bien que criminelle, la motivation de Lantier répond à une ambition légitime : celle du rêve américain, si vivace en ces années 1880. À nouveau, ce sont les circonstances historiques, le contexte social qui expliquent son projet. L’hésitation ne concerne donc pas tant l’individu que l’individu social, au sens où elle oriente des choix de vie : se résigner à sa condition et à son milieu ou franchir les espaces sociaux au péril, selon les cas, du crime, du scandale ou de la mort. En désertant le duel, Signoles, quant à lui, rêve de quitter le pesant code d’honneur mondain puisqu’il sait que, s’il le fait, il sera mis au ban du grand monde (« il songeait au déshonneur, aux chuchotements dans les cercles, aux rires dans les salons, au mépris des femmes, aux allusions des journaux, aux insultes que lui jetteraient les lâches »21) : il souhaite donc échapper à un statut social, mais aussi à un code idéologique étouffant. Pour Gauvain, le cas est quelque peu différent, puisque ce n’est pas une frontière sociale, mais idéologique qu’il est tenté de franchir.

15Cette motivation sociale, cette exigence historique, cette raison circonstancielle se heurtent à une exigence transhistorique, à une morale universelle, qui rend difficile, voire impossible, l’assouvissement, chez nos protagonistes, du désir de mobilité. Dans les deux nouvelles de Maupassant, la mobilité sociale ne peut advenir que si l’on transgresse l’interdit du meurtre ou du suicide, ce que feront les deux personnages. Chez Lantier, là aussi, l’envie d’assassiner Roubaud achoppe à des scrupules moraux :

Non, non, il ne frapperait pas ! Cela lui paraissait monstrueux, inexécutable, impossible. En lui, l’homme civilisé se révoltait, la force acquise de l’éducation, le lent et indestructible échafaudage des idées transmises. On ne devait pas tuer, il avait sucé cela avec le lait des générations ; son cerveau affiné, meublé de scrupules, repoussait le meurtre avec horreur, dès qu’il se mettait à le raisonner22.

16Même si l’argument moral s’inscrit ici dans une histoire (« le lent échafaudage des idées transmises »), surgit là une temporalité plus large, englobante, qui dépasse la simple occasion, permise par le contexte historique.

17La hiérarchie entre les deux types de raisons d’agir, les deux systèmes de valeurs, les deux temporalités (la petite échelle de l’histoire immédiate, la grande de la morale éternelle) est explicite dans les deux scènes d’Hugo. « Une tempête sous un crâne » oppose ainsi la loi des hommes à celle de Dieu :

Mais quel but ? cacher son nom ? tromper la police ? Était-ce pour une chose si petite qu’il avait fait tout ce qu’il avait fait ? Est-ce qu’il n’avait pas un autre but, qui était le grand, qui était le vrai ? Sauver, non sa personne, mais son âme23.

18« Petite » chose, « grand » but : à l’échelle des circonstances historiques, c’est-à-dire celle de la place de l’individu dans la société, vient se superposer l’échelle plus vaste de la conscience, de l’éternité, du Jugement dernier. Ce conflit entre existence et essence, contingence et absolu est exprimé de manière tout aussi aiguë dans Quatrevingt-treize : « Gauvain, républicain, croyait être, et était, dans l’absolu. Un absolu supérieur venait de se révéler. Au-dessus de l’absolu révolutionnaire, il y a l’absolu humain »24. Le héros découvre ici un nouveau plan de déploiement de la vérité, un étage supérieur, un ordre de valeurs transcendant qui relativise l’ordre historique et le rend caduc.

19Cette lutte entre intérêt circonstanciel et éthique universelle témoigne de la difficulté de l’individu du xixe siècle à se construire un système de valeurs. Valeurs religieuses périmées, nouvelles valeurs politiques fragiles, valeurs personnelles vouées au relatif : difficile, pour nos personnages, de savoir à quelle grammaire axiologique se vouer. La scène d’hésitation révèle donc un doute civilisationnel, un moment d’errance ontologique et anthropologique. Toutefois, le fait de placer ainsi le personnage face à une hésitation accroît sa responsabilité et lui donne plus de poids, manière de montrer que l’individu moderne est à la croisée de plusieurs destins qu’il a en main.

Des choix qui n’en sont pas ?

20« Ne vacillons plus »25, se lance Jean Valjean à lui-même au terme de sa nuit d’hésitation. Nos personnages finissent, en effet, par se décider. Il leur faut trancher, pour eux mais aussi pour que le récit se poursuive (le moment d’hésitation est aussi périlleux pour le personnage que pour l’économie narrative, qu’il risque de gripper). Lequel des deux barèmes axiologiques adoptent-ils ? Si Lantier et Badon-Leremincé succombent aux séductions de la raison circonstancielle, historique, Valjean et Gauvain, héroïsme oblige, optent, eux, pour l’éthique transhistorique, la morale supérieure. Signoles constitue un cas à part : il choisit une troisième voie inattendue, qui ne correspond à aucune des deux de l’alternative à laquelle il était confronté, témoignant par son geste désespéré d’une forme de liberté. Lui dont la vie a toujours été assujettie au code, refuse la mort programmée du duel, pour choisir sa mort, démentant ainsi le titre de la nouvelle.

21Cependant, à bien y regarder, aucun de ces indécis, en réalité, ne choisit véritablement. Ceux d’entre eux qui sont séduits par la raison circonstancielle sont déterminés par le contexte dans lequel ils vivent et qui permet qu’ils prennent une telle décision. Ceux qui choisissent la morale transhistorique semblent héroïques, mais leur décision est comme commandée. « Il fallait faire cela »26, « il le fallait »27, « faisons notre devoir ! »28, lit-on dans la scène des Misérables. Pour Valjean, comme pour Gauvain, l’exigence d’être en accord avec sa conscience s’impose d’elle-même, selon une morale qu’on pourrait dire kantienne : elle est un impératif catégorique, ce qui annule de facto le dilemme, donc le choix. Cette dépersonnalisation de la décision est d’ailleurs visible, chez Valjean, dans la mention de la providence (« C’est la providence qui a tout fait. C’est qu’elle veut cela apparemment ! Ai-je le droit de déranger ce qu’elle arrange ? »29) et, dans le cas de Gauvain, par le fait que le narrateur – et même l’auteur – oriente le dilemme en choisissant d’emblée, avant que Gauvain ne le décide, le parti de libérer Lantenac. Dans le monologue intérieur de Gauvain, c’est en effet la voix de Hugo que l’on entend. Le héros n’est que son porte-parole et il ne saurait donc, à ce titre, faire le mauvais choix.

22Assigné par l’histoire ou par la morale, le personnage ne déploie donc jamais son libre arbitre. Et il est même sujet à un troisième type de déterminisme, qui apparaît dans deux de nos textes : le déterminisme biologique, la pulsion, la décision prise sur un coup de tête, qui court-circuite l’hésitation. La pulsion vient du corps, des affects, des organes, non de la raison, et ce n’est pas un hasard si ces deux scènes multiplient les mentions du corps. Observons Un lâche :

La pensée qui l’effleura ne s’acheva même pas dans son esprit ; mais, ouvrant la bouche toute grande, il s’enfonça brusquement, jusqu’au fond de la gorge, le canon de son pistolet, et il appuya sur la gâchette30...

23« La pensée [...] ne s’acheva même pas dans son esprit » : l’alternative a beau avoir été l’objet d’une longue hésitation, elle est, en fin de compte, résolue de manière brutale et irraisonnée, Signoles renvoyant l’hésitation, d’un coup de feu, à son inutilité. Dans La Bête humaine, l’implication d’un mécanisme pulsionnel dans la prise de décision n’est, cette fois, pas effective (Lantier ne se relève pas en sursaut pour aller tuer Roubaud), mais elle est théorisée avec minutie. Cherchant des moyens de justifier son crime à venir, Lantier s’interroge ainsi :

Est-ce que, dans les bois, si deux loups se rencontrent, lorsqu’une louve est là, le plus solide ne se débarrasse pas de l’autre d’un coup de gueule ? [...] Alors, puisque c’était la loi de la vie, on devait y obéir, en dehors des scrupules qu’on avait inventés plus tard, pour vivre ensemble31.

24Ne se référant plus à un argument culturel, le tabou du meurtre, qui fonde les sociétés, mais à la loi plus ancienne de la nature, la loi du plus fort, Lantier renvoie la morale du côté de l’artifice, du subsidiaire, de la construction sociale. La raison transhistorique qu’est la morale universelle se trouve donc ici dépassée par une raison encore plus vaste et pérenne : l’ordre naturel.

25Raisons socio-historiques, impératif catégorique, ordre naturel : ces trois « raisons d’agir » ne sont donc pas loin de faire de nos personnages de simples pantins agissant selon des principes qu’ils ne maîtrisent pas.

Versatilité du réel

26Ainsi, si le choix est fait en amont, si le jeu est joué d’avance, c’est moins dans leur aboutissement que réside l’enjeu de ces scènes, que dans l’hésitation elle-même. Les scènes n’ont pas tant pour fonction de dévoiler les motivations des personnages – qui, de toute façon, sont dépendantes de processus qui leur échappent – que de dire la versatilité du réel. En maintenant une tension entre deux options (parfois trois), ces scènes désignent le monde comme fondamentalement incertain. « Était-ce cela qu’il fallait faire ? Oui. Non »32 : magnifique formule, dans le passage de Quatrevingt-treize, qui signe l’impossible stabilité de l’histoire et du réel. S’inscrivant dans le sillage de la réflexion de Milan Kundera sur les valeurs du roman, Philippe Dufour montre comment le roman est, de manière inhérente, espace du doute, du questionnement, d’une vérité non assénée : « Le roman pense d’autant plus qu’il ne sait pas »33. Or la scène d’hésitation est précisément l’un des lieux de ce « ne sait pas », un lieu où s’offre à voir, de manière particulièrement vive, cette phénoménologie de l’intermittence, de l’incertitude (pour Philippe Dufour, la pensée du roman est d’ailleurs une « pensée hésitante »34). En incluant ces scènes d’« antithèses sans synthèse »35, qui troublent et distendent la trame narrative, parfois au point de la faire éclater (c’est le coup de feu final d’Un lâche), nos récits expriment le refus d’une vision du monde univoque. L’hésitation, parce qu’elle est par définition binarité, bivalence, jeu de bascule entre deux options, deux actions, deux situations, vient compliquer la mimèsis, le sens, l’éthique.

27Alors Hugo, Maupassant et Zola, précurseurs du « en même temps » ? Sans doute chez Maupassant, qui ne condamne ni ne loue le choix fait par ses héros : mourir tué par son adversaire est tout aussi juste que remporter le duel, ou que ne pas s’y rendre, ou que se donner la mort – sorte d’indifférence morale chez le nouvelliste, mais qui revient en réalité à une condamnation acrimonieuse de la société. Mais non chez Hugo, où l’individu n’est pas totalement effacé par le scepticisme véhiculé par l’alternative. Valjean et Gauvain s’affirment malgré tout (et nous nous écartons ici de la conception de Philippe Dufour) comme le dernier rempart contre une déroute généralisée des valeurs. Hugo écrit à propos de Valjean : « si extraordinaire et si critique que fût cette situation, il en était tout à fait le maître »36.

28Relativisme moral généralisé ou, malgré tout, possibilité d’une responsabilité individuelle ? La réponse se trouve peut-être sous la plume de Frédérique Leichter-Flack qui, dans Le Laboratoire des cas de conscience, ouvrage consacré au dilemme en littérature, écrit :

La littérature ne prescrit rien, ne porte pas de jugements tranchés. Tout juste enseigne-t-elle à faire le tri entre les bonnes et les mauvaises raisons d’agir [...]. Mais en réalité, l’important est moins de savoir résoudre ces dilemmes de fiction que d’en comprendre la signification, d’en démêler les différents fils, d’en apprivoiser le tragique – afin d’être capable de repérer, dans les rencontres de l’existence, ce qui demande intervention, exige un choix ou engage une responsabilité37.

29Ainsi, si l’hésitation dans la fiction est, sans conteste, le lieu d’un flottement du sens, donc de l’affirmation d’une liberté, elle peut aussi, simultanément, servir de guide au lecteur dans le monde factuel.

30Mais, de manière ultime, la liberté que s’arroge le récit de fiction de ne pas choisir ne profite peut-être pas tant au lecteur qu’à l’auteur. La scène d’hésitation (c’est peut-être sa véritable fonction) constitue en effet un moment où le récit s’enrichit d’une éventualité qui ne se réalisera pas, d’une piste, d’un sentier qu’il n’arpentera pas (Champmathieu ne sera pas emprisonné à la place de Jean Valjean, Lantier n’ira pas en Amérique, etc.). Or ces situations nous sont bel et bien présentées. À l’image du personnage qui hésite entre plusieurs actions, le narrateur hésite ainsi entre plusieurs déploiements de l’intrigue à venir, et il les livre toutes, différant pour un moment son choix. Si la scène d’hésitation est vertigineuse pour le personnage, elle l’est donc encore davantage pour le narrateur, qui entrevoit alors les possibles de son récit, en d’autres termes la richesse infinie de la fiction. À la manière de la cascade de propositions d’intrigues que le narrateur de Jacques le Fataliste expose à son lecteur au début du roman, la scène d’hésitation serait, dans le roman38 du xixe siècle devenu une forme normée, efficace, sérieuse, le dernier refuge où le romancier se donne le temps de rêver à son sujet. La scène d’hésitation, lieu penseur, donc, mais aussi pensif. Les raisons d’agir, autrement dit, sont aussi des raisons d’écrire.