Colloques en ligne

Hélène Soulard

Quand l’affect entre en religion : le cas du roman hugolien

1Le prêtre est un personnage romanesque relativement nouveau au xixe siècle et ses raisons d’agir constituent un terrain à explorer pour les écrivains. En effet, si la figure religieuse est historiquement bouleversée après la Révolution française, elle l’est également dans ses représentations littéraires. L’image du religieux que la littérature véhicule, au moins jusqu’au xviiie siècle, oscille souvent entre caricature et hagiographie. On constate la difficulté ou le refus, avant le xixe siècle, de prendre la mesure de l’aventure intime qui se joue dans la vie du prêtre. Le roman du xixe siècle ouvrira à ce personnage les portes d’une intériorité plus complexe, cristallisant en lui les déchirements de toute une époque qui s’efforce de repenser la question du sacré. Le rapport de Victor Hugo aux représentants de l’Église est emblématique de cette complexité. Liés à une institution éminemment problématique pour le penseur, ceux-ci prétendent à une posture qui rappelle ce que le mage romantique revendique pour lui-même. Ainsi la représentation de la figure religieuse chez Victor Hugo est-elle riche en nuances et en questionnements. La présente étude interrogera les ressorts et raisons intimes de quelques protagonistes, raisons que l’auteur s’attache à cerner pour donner plus de poids et de sens aux actions presque toujours problématiques de ceux-ci. Le prêtre constitue un personnage romanesque particulier par sa situation sociale, et pour une part existentielle. Dans quelle mesure ses intérêts et ses passions s’écartent-ils de ceux de l’humanité ordinaire ? Et quelle poétique romanesque mettre en place pour les peindre ?

2Il sera principalement question de Notre-Dame de Paris et Quatrevingt-treize. Quoique ces deux textes soient aux deux extrémités de l’œuvre romanesque de Hugo, ils présentent, étonnamment, des personnages qui peuvent être rapprochés : Claude Frollo et Cimourdain. A priori, peu de commune mesure, il est vrai, entre Frollo, religieux maudit et dévoré d’une passion fatale et charnelle pour une femme, et Cimourdain, ancien prêtre passé à la Révolution et qui sert celle-ci d’un amour froid et fanatique. Peu de commune mesure, non plus, entre ces deux romans que quarante années séparent : d’un côté un roman gothique et historique, et de l’autre une œuvre politique concluant le long dialogue de l’auteur avec la Révolution française. Cependant, les personnages de Frollo et de Cimourdain se font fortement écho dans leur genèse intérieure. Des liens se dessinent dans les « matières premières » de ces personnages. Les deux figures dessinent comme un schéma archétypal du fonctionnement du désir, une certaine dynamique intérieure commune résultant de cette situation spécifique – et imposée de l’extérieur dans les deux cas – qu’est la prêtrise. Hugo, dans ces deux romans, s’attache à dévoiler le mécanisme intime des religieux et n’en sanctionne plus simplement les dérives ou les actions criminelles. Dans l’économie des deux romans, Frollo et Cimourdain sont les seuls personnages dont la narration livre précisément la construction intérieure à travers des chapitres qui leur sont entièrement consacrés, ce qui constitue une exception.

La prêtrise, une anesthésie du cœur

3Contredisant provisoirement le titre de cette étude, remarquons que, dans le cas du roman hugolien, l’affect n’entre tout d’abord pas en religion. La prêtrise, imposée à l’enfant par la famille, entraîne en premier lieu chez les personnages un manque originel : une anesthésie du cœur et un vide affectif profond. Le romancier travaille différentes images pour dire cette vacuité intime des ecclésiastiques, au fondement de leurs raisons d’agir ultérieures. La première est celle de la nuit. Le narrateur affirme ainsi dans Quatrevingt-treize au sujet de Cimourdain : « L’homme peut, comme le ciel, avoir une sérénité noire ; il suffit que quelque chose fasse en lui la nuit. La prêtrise avait fait la nuit dans Cimourdain »1. Et d’ajouter ensuite : « Ce qui fait la nuit en nous peut laisser en nous les étoiles. Cimourdain était plein de vertus et de vérités, mais qui brillaient dans les ténèbres »2 : non pas ténèbres de l’intellect ou de la morale (puisque vertus et vérités il y a), mais ténèbres du cœur chez celui à qui, le texte le précise plus loin, il a été fait « défense d’aimer ». On retrouve un semblable effacement chez le héros de Notre-Dame de Paris : Frollo, « élevé à baisser les yeux » (l’antithèse est joliment ironique), est systématiquement exclu des joies et des amours de la jeunesse et, jusqu’à l’adoption de Jehan, « n’[a] jamais eu le temps de sentir la place de son cœur »3. La vie de l’archidiacre se présente d’emblée sous le signe de la dépossession affective. Au réseau sémantique du vide s’ajoute celui de l’enfermement : Frollo est « cloîtré au collège de Torchi », « cloîtré et comme muré dans ses livres »4 ; la prêtrise est muraille entre le personnage et les hommes, muraille d’abord physique (celle du cloître) puis intérieure qui rend irrémédiable sa solitude. Il le redira à La Esmeralda elle-même alors emprisonnée : « moi, je porte le cachot au dedans de moi, au dedans de moi est l’hiver, la glace, le désespoir, j’ai la nuit dans l’âme »5. L’expression finale nous ramène à Cimourdain.

4La prêtrise est « nuit » du corps, le prêtre étant voué à la chasteté, mais aussi de façon plus problématique « nuit » originelle du cœur car les deux hommes semblent d’abord exclus de toute forme d’amour. Un même discours critique sur l’état ecclésiastique parcourt les chapitres de présentation des personnages. L’auteur de Quatrevingt-treize ira plus loin en ajoutant à l’image de la nuit (qui somme toute peut être éclairée) celle, beaucoup plus définitive, de la mutilation. Cimourdain, jeune prêtre, « s’était senti comme mutilé »6 et le narrateur ajoutera plus loin : « le prêtre n’est homme qu’à mi-corps ». Là encore est soulignée la mutilation du cœur et du corps ; la dernière expression fait presque du prêtre un monstre. La prêtrise semble ainsi provoquer quelque chose de fatal. Les expressions de Quatrevingt-treize le disent : « Qui a été prêtre l’est », « Il avait été prêtre, ce qui est grave »7. Les formules sont étonnantes : la prêtrise semble séparer pour toujours le personnage des autres hommes, comme dans une reprise inversée ou négative de l’ordination, comme si le sacrement du sacerdoce se faisait malédiction intérieure et non ouverture à la transcendance8. Les romans hugoliens mêlent une explication psychologique (l’état ecclésiastique entraîne un vide affectif) à une dimension plus mystérieuse (la prêtrise provoque une transformation monstrueuse de l’être, irrémédiablement incomplet)9.

5L’homme, comme la nature, ne se satisfait pas du vide. Les agissements de Cimourdain et Frollo seront des tentatives de comblement.

Le savoir et la politique, tentatives de comblement

6Ce sera tout d’abord une passion pour l’étude, chez ces deux religieux qui partagent une même libido sciendi effrénée dans leur jeunesse. Ainsi Hugo semble-t-il mettre au jour dans ces deux romans ce qui sous-tend une érudition acharnée : la frustration10. Là encore le travail sur l’image est intéressant.Chez Frollo, l’étude se dit par la métaphore de la dévoration : « il avait dévoré dans son appétit de science, décrétales sur décrétales... », « le décret digéré, il se jeta sur la médecine, sur les arts libéraux »11. C’est là une frénésie (presque physique) de comblement. Cette libido sciendi lui tient lieu de rapport au monde : « il semblait au jeune homme que la vie avait un but unique : savoir12 ». Cette avidité pour l’exercice de l’esprit se retrouve aussi chez Cimourdain qui « pense avec acharnement », et sait « toutes les langues de l’Europe et un peu les autres13 ». Notons l’excès irréaliste des connaissances dans les deux cas, excès qui sert avant tout à dire l’immensité du manque à combler. Si cette libido chez Frollo relève d’une passion instinctive (d’un appétit), elle est plus réfléchie et consciente chez Cimourdain, qui « étudie sans cesse » pour « supporter sa chasteté »14. Dans Quatrevingt-treize, l’écriture hugolienne convoque encore l’image pour décrire le fonctionnement de la psyché : « [Cimourdain] se servait de la méditation comme d’une tenaille ; il ne se croyait le droit de quitter une idée que lorsqu’il était arrivé au bout »15. Les métaphores s’avèrent ici programmatiques des passions futures : le désir de savoir se fait dévoration pour Frollo qui apparaîtra comme un prédateur amoureux désespérément avide, et tenaille chez Cimourdain, futur révolutionnaire à la main de fer, dont le fanatisme ne lâchera aucun ennemi de la République, fût-il son fils spirituel. Le désir, s’il change de cible (du savoir à la femme ou à la Révolution), ne change pas de nature – et celle-ci est d’emblée inquiétante. Les images insistent sur la relation problématique à l’objet convoité : il s’agit de le dévorer, de l’enserrer. Cette dimension néfaste se retrouvera ensuite dans le rapport à autrui, comme s’il y avait chez ces religieux l’impossibilité de se défaire d’un dysfonctionnement originel qui prend naissance dans le manque.

7Mais cette libido sciendi ne peut en définitive que ramener le personnage au vide initial. Dans Notre-Dame de Paris, une certaine vacuité se dessine dans cette fièvre que rien n’apaise et qui va jusqu’à désirer la connaissance de l’infini : Frollo devenu alchimiste s’acharne à percer le mystère de Dieu. On apprend un peu plus loin que cette quête le conduit aux limites de la foi16. Le religieux semble ainsi obéir à une dynamique intérieure paradoxale, où le vide du cœur appelle un comblement frénétique par l’étude qui conduit lui-même à la perte de Dieu. Façon de dire que la prêtrise est tout sauf un chemin intime vers le divin, mais plutôt une chute redoublée dans le néant. Là encore Cimourdain fait écho à l’archidiacre, puisque « la science avait démoli sa foi »17. L’ancien prêtre adopte alors la cause révolutionnaire et la narration insiste sur le mécanisme de surcompensation : « On lui avait ôté la famille, il avait adopté la patrie ; on lui avait refusé une femme, il avait épousé l’humanité »18. Là encore la tentative de comblement est consciente chez Cimourdain, et la politique relève de l’intérêt plus que de la passion. Mais le narrateur ne manque pas d’en souligner l’illusion : « Cette plénitude énorme, au fond, c’est le vide »19. La prêtrise ampute l’être, qui tente de combler consciemment ou non cette fracture en embrassant un objet énorme aux dimensions de son vide intérieur. La science et la politique se présentent comme deux substituts d’un manque originel, que la prêtrise provoque dans l’homme en l’éloignant des affections humaines. C’est là une même dynamique du vide et du comblement – illusoire d’ailleurs, car l’objet est entièrement intellectuel.

Pères adoptifs

8Les deux personnages n’en restent pas là : à eux s’offre la découverte de la vie et de l’amour, à travers la figure d’un enfant. Ce seront Gauvain, jeune noble dont Cimourdain devient le précepteur, et Jehan, le frère cadet de Frollo que celui-ci élève. L’amour « paternel » apparaît comme une deuxième tentative de comblement, cette fois plus satisfaisante.

9Cette découverte est décrite comme une véritable renaissance : Frollo « jusque-là n’avait vécu que dans la science ; il commençait à vivre dans la vie »20. L’amour de Cimourdain pour Gauvain est, sous la plume du narrateur, un « coin non trempé dans le Styx » : talon d’Achille, certes, mais aussi part de l’âme qui échappe à l’inhumanité. Les romans se répondent : Frollo « se prend de passion et de dévouement21 » pour son jeune frère tout comme « Cimourdain avait pris en passion son élève22 ». Véritable passion paternelle, car la prêtrise exacerbe les affections en les concentrant sur un seul être. On retrouve chez les deux prêtres une même tentative de « réengendrement en dehors de la sexualité et de la chaîne parentale »23. Frollo « fut à l’enfant plus qu’un frère, il lui devint une mère »24. Il remplit aussi le rôle d’un père en s’efforçant tout au long du roman de corriger les écarts de son frère. Gauvain devient aussi le « fils » de Cimourdain, « le fils, non de sa chair, mais de son esprit »25. À la fin du roman, il regarde Gauvain endormi et le narrateur précise qu’« une mère regardant son nourrisson dormir n’aurait pas eu un plus tendre et plus inexprimable regard »26. Ainsi l’histoire pourrait-elle se finir bien, la fracture de l’être étant réparée par cet amour si total.

10Factuellement, ce n’est pas exactement le cas. Cimourdain condamne à mort Gauvain qui a épargné son oncle royaliste ; Jehan, en rébellion constante, quoique joyeuse, contre son frère, mourra dans l’attaque de la cathédrale dont Frollo est l’archidiacre. En lui-même l’amour est problématique. Conséquence de ces failles antérieures, l’amour « paternel » apparaît comme un affect déréglé. On lit dans Quatrevingt-treize : « Tout ce qui pouvait aimer dans Cimourdain s’était abattu pour ainsi dire sur cet enfant ; ce doux être innocent était devenu une sorte de proie pour ce cœur condamné à la solitude »27. La métaphore filée de la prédation fait de cette relation un amour vorace. On remarque aussi la mégalomanie de Cimourdain, dans cette sorte de surcompensation narcissique un peu effrayante que décrit plus loin le narrateur : « C’était son fils ; le fils non de sa chair mais de son esprit. Il n’était pas le père et ce n’était pas son œuvre ; mais il était le maître et c’était son chef-d’œuvre »28. Quant à la passion de Frollo pour son frère, qui « dans une âme aussi neuve, [...] fut comme un premier amour »29, elle se révèle en définitive un comblement affectif bien illusoire30. Frollo, en proie à la passion, remarquera à peine la mort de Jehan.

Conséquences fâcheuses

11On peut ainsi constater l’intérêt portant Hugo à décrire la genèse intérieure de ces deux figures religieuses, comme pour expliquer les sources intimes de leur rapport problématique voire inhumain à autrui dans la suite du roman, pour dessiner l’origine de leurs conduites mortifères, bref pour expliquer leurs raisons d’agir. L’amour paternel, la passion pour l’étude apparaissent comme une sorte de prélude au déploiement d’autres affects déréglés.

12Ce sera cet « amour qui hait » de Frollo pour La Esmeralda, analysé par David Stidler31. Constamment brimé puisque à la fois repoussé par l’autre et condamné par le personnage lui-même, le désir se déploie cette fois dans un déchaînement destructeur et sans limite, qui fait basculer l’être dans la folie presque schizophrénique. L’archidiacre sent une force obscure, un démon s’emparer de lui, métaphore médiévale du désir aliénant. Mais si cet amour est vraiment problématique, c’est aussi que Frollo préfère voir la femme qu’il aime « aux mains du bourreau qu’au bras du capitaine »32. L’amour est vicié car tout entier centré sur soi, le prêtre ne considère pas l’autre en tant que sujet. La jeune femme est constamment réduite au silence, réduite à son seul statut d’objet du désir. Les scènes de dialogue entre l’archidiacre et la bohémienne se muent constamment en monologue désespéré.

13On retrouve ce rapport déréglé à l’autre – quoique très différemment – dans le fanatisme révolutionnaire glaçant de Cimourdain, qui ne considère pas non plus autrui comme un sujet à part entière. Certes, Cimourdain ne cesse, dans son combat, de se mettre au service des autres et le vocabulaire de l’amour affleure lorsque le narrateur évoque l’engagement politique du personnage : l’ancien prêtre a « épousé l’humanité », il combat « passionnément », il regarde « les souffrants avec une tendresse redoutable »33 (l’oxymore est déjà là pour indiquer ce qu’a de problématique un tel « amour »). Un épisode semble réécrire le baiser de saint François d’Assise au lépreux : Cimourdain applique sa bouche sur la tumeur d’un homme pour en vider l’abcès. Mais si, chez saint François, ce baiser permet de découvrir pleinement ce qu’est la charité, il n’en va pas de même pour Cimourdain. Comme l’explique Caroline Julliot34, s’il sauve le malade, ce n’est pas dans un élan de compassion instinctif du cœur devant la souffrance d’autrui, mais parce qu’une telle action correspond à sa conception générale de la vertu. Cette attitude distanciée, intellectualisée, se révèle dans la motivation lucide de l’action : Cimourdain « cherchait les ulcères pour les baisers ». « Les belles actions laides à voir sont les plus difficiles ; il préférait celles-là »35. Le sentiment spontané, paradoxalement, est exclu de cet « amour » froid. Sa « pitié glaciale » qu’évoque le narrateur n’a rien à voir avec une authentique compassion. L’autre est en quelque sorte déréalisé. Ainsi, par amour pour l’humanité, il ne reculera pas devant la violence la plus intransigeante, lui qui dira : « La révolution a un ennemi, le vieux monde et elle est sans pitié pour lui, de même que le chirurgien a un ennemi, la gangrène, et est sans pitié pour elle. [...] Elle mutile mais elle sauve »36. Cette métaphore médicale illustre de façon troublante combien, aux yeux de Cimourdain, l’autre en tant qu’individu n’existe pas. Le personnage revendique le droit d’amputer le corps social de ses membres malades (les défenseurs de l’Ancien Régime) sans que ceux-ci soient considérés comme des êtres particuliers, doués de conscience et pouvant souffrir. Se consacrant complètement à l’« amour » d’une entité abstraite (l’humanité), Cimourdain ne considère pas la souffrance particulière. Ainsi peut-il se faire proprement inhumain.

14La prêtrise, parce qu’elle peut éloigner l’être de l’amour humain, risque de l’enfermer dans un amour de principe qui ouvre la voie à toutes les dérives. Si Cimourdain évoque Dieu par moments, il semble finalement très peu ouvert à la transcendance, et sa « vertu » brille effectivement dans les ténèbres : détachée d’un amour authentique de l’autre et de l’amour de Dieu ; ce qui le rend tout aussi effrayant que Frollo. Cependant, son amour « humain » pour Gauvain le sauve, lui dont l’âme s’envole vers le ciel dans la dernière phrase du roman, là où l’archidiacre chute lourdement de la cathédrale.

15Le prêtre apparaît chez Hugo comme une figure particulièrement révélatrice du fonctionnement du désir, en ce qu’elle est fondamentalement une figure du manque. Elle permet de dire la monstruosité possible du désir quand le vide et la frustration étranglent l’être. Là encore les images à la fin des chapitres de présentation des deux personnages se répondent, cette fois au travers de métaphores naturelles. Frollo devient un volcan : son « œil ressemblait à un trou percé dans les parois d’une fournaise »37. Cimourdain est « une haute montagne », « entourée de précipices », « sublime dans l’isolement, dans l’escarpement, dans la lividité inhospitalière »38. La frustration fait de l’être un feu qui couve ou un désert inaccessible aux autres. Conséquences différentes d’un même vide originel, l’être s’assèche ou explose.

16Les deux romans explorent ainsi une dynamique commune, quoiqu’on puisse percevoir de l’un à l’autre l’évolution de l’écriture hugolienne. En définitive, les poétiques romanesques sont sensiblement différentes. Si Notre-Dame de Paris propose une véritable plongée dans la psyché torturée du prêtre (presque comme un roman d’analyse psychologique avec de très belles pages sur le déchirement du cœur et du corps), Quatrevingt-treize, roman qui s’efforce de penser l’Histoire, articule à cette réflexion sur le désir et le refoulement, une dimension mythique, symbolique. Cimourdain, personnage paradoxal car ancien prêtre détruit puis « converti » à la lutte révolutionnaire sans merci, incarne pleinement cet instant charnière de l’année 1793 pour le narrateur : il est le présent révolutionnaire, problématique et violent, car irrémédiablement amputé et assombri par le passé (passé qui s’exprime pour le personnage par l’appartenance à un ordre ancien et destructeur : la prêtrise). Façon toute hugolienne de mêler au psychologique le politique et le mythique et de dire, par le dérèglement d’un personnage, celui de tout un moment historique.

Conclusion

17Entre Notre-Dame de Paris et Quatrevingt-treize se tiennent Les Misérables, roman immense, épopée de la conscience et qui s’ouvre précisément sur une figure positive de prêtre : Myriel, cet évêque lumineux qui changera la destinée de Jean Valjean. Nulle frustration, nulle « nuit », nul vide du cœur chez ce personnage qui semble incarner, au seuil du roman, une forme sublime de l’amour de l’autre, de ce que le christianisme nomme « charité ». Notons qu’il s’agit là d’un affect particulier, qui s’écarte sans aucun doute des intérêts et passions de l’humanité ordinaire. (On le trouve finalement assez peu décrit dans la littérature romanesque.) La narration multiplie d’abord la description des actions charitables de l’évêque entièrement dévoué aux plus démunis et n’en dévoile qu’ensuite la source : « cette âme simple aimait, voilà tout »39. Cet amour absolument « intransitif », illimité autant que sans retour, résume toute la position spirituelle de l’évêque. Si Jean Valjean hait « devant lui », l’amour de Myriel semble pareillement se répandre « devant lui », et se situe précisément au-delà de tout objet. Plus qu’un sentiment, il est une disposition de l’âme. « C’était une bienveillance sereine, débordant les hommes [...] et, dans l’occasion s’étendant jusqu’aux choses [...]. Il était indulgent pour la création de Dieu »40. Dans son caractère inconditionné et illimité, il rappelle l’agapè évangélique. C’est cet agapè qui semble mis en œuvre dans la rencontre avec Jean Valjean. En donnant à l’ancien bagnard bien plus que ce qu’il n’était en droit d’exiger (en lui donnant les chandeliers après qu’il a volé l’argenterie), Myriel réalise pleinement cet amour salvateur qui est au fondement des Évangiles, cette « justice » du don inconditionné qui anime par exemple la parabole de l’Enfant prodigue. Il est bien à l’opposé de Cimourdain, dont le credo est : « à chacun selon ses mérites », et pour qui la république c’est « deux et deux font quatre ». Myriel éblouit l’âme de l’ancien bagnard en le faisant entrer dans une logique du pur don. Pour décrire ce personnage à la bonté évangélique, Hugo met en place au début des Misérables une poétique romanesque qui s’éloigne nettement des chapitres présentant Frollo ou Cimourdain. Il semble renouer avec des formes très anciennes de récit, comme les vies de saints ou les évangiles eux-mêmes, avec cette multiplication d’épisodes qui rappellent les paraboles. Contrairement aux deux autres romans, le narrateur conserve une distance avec le personnage dont l’intériorité demeurera en partie mystérieuse : cette « charité » totale reste peut-être un affect hors norme et en partie incompréhensible. La narration multiplie les formules de précaution pour seulement supposer les raisons d’agir de l’évêque. On constate une ellipse presque totale sur les motifs de sa conversion tardive et sur sa jeunesse.

18La seule indication, à son propos, nous donne peut-être la clé des raisons de l’exceptionnalité de ce personnage positif de prêtre, et confirme par contraste le mécanisme intime de Frollo et Cimourdain :

Monseigneur Bienvenu avait été jadis, à en croire les récits sur sa jeunesse et même sur sa virilité, un homme passionné, peut-être violent. Sa mansuétude universelle était moins un instinct de nature que le résultat d’une grande conviction filtrée dans son cœur à travers la vie et lentement tombée en lui, pensée après pensée ; car dans un caractère comme dans un rocher, il peut y avoir des trous de goutte d’eau. Ces creusements-là sont ineffaçables ; ces formations-là sont indestructibles41.

19Étonnamment on retrouve la métaphore minérale, qui vient accompagner le volcan et la montagne aride. Ici l’altération (les creusements de goutte d’eau) est positive : elle est voie vers l’amour de l’autre, justement. Conscient des faiblesses inhérentes à l’homme car y ayant succombé lui-même, l’évêque peut se faire l’agent d’un véritable amour né dans l’expérience. Myriel n’est ni un génie ni un penseur, le narrateur tient à le souligner : « ce qui éclairait cet homme, c’était le cœur »42.

20Finalement, la prêtrise, parce qu’elle peut enfermer l’homme dans la réprobation de la chair et l’éloigner des affections humaines, peut entraîner le déchaînement égocentrique du désir (Frollo) ou la pitié inhumaine (Cimourdain). L’évêque, qui fut selon les dires un homme passionné et qui se qualifie lui-même d’ancien pécheur, ne connaît en tant que prêtre aucune de ces deux failles.

21Quand l’affect entre en religion dans le roman hugolien, il le fait avec fracas. Pas d’aspirations tièdes chez ces religieux, pas de petits ambitieux ou de médiocres dépravés. Fanatisme, agapè, folie amoureuse, les intérêts et passions de ces prêtres s’écartent de ceux de l’humanité ordinaire. L’exploration intime de ces personnages, dans Notre-Dame de Paris et Quatrevingt-treize, participe à la critique hugolienne du clergé, puisque l’état ecclésiastique apparaît intrinsèquement comme une voie de dérèglement du cœur occasionnant des façons d’agir inquiétantes. Si Myriel constitue une exception, c’est qu’il se fait prêtre après avoir vécu et qu’il est, somme toute, assez peu catholique.