Colloques en ligne

Céline Duverne

Passions poétiques, intérêts prosaïques ? Un itinéraire du romanesque balzacien

1Dans son récent article « Le romanesque, façon xixe siècle », Catherine Mariette-Clot rappelle que « la tradition de l’histoire littéraire a surtout retenu la ligne de fracture que constitue la mort de Balzac (1850), à partir de laquelle le réalisme et le naturalisme dominent la création romanesque, le “roman romanesque” étant relégué du côté de la “romance” et du romantisme », bien que cette dichotomie ne soit « pas si nette qu’on pourrait le penser au premier abord »1. De fait, la génération balzacienne prolonge la critique adressée au roman baroque dans la seconde moitié du Grand Siècle2, pour adosser le récit à des bases plus solides en prenant à défaut les recettes du « roman pour femmes de chambre »3. Un romanesque de la vie ordinaire, chronique de l’âpre réalité, émerge du heurt des passions échevelées dans un monde fourmillant d’intérêts contraires, sources d’intrigues renouvelées. Cette question a déjà fait couler beaucoup d’encre, depuis la condamnation de Gustave Lanson, qui jugeait le père de La Comédie humaine « déplorablement romanesque »4, jusqu’à la critique contemporaine, partagée entre les vibrants discours qui émaillent les lettres de Balzac à ses destinataires féminines, et le discrédit qui frappe, dans ses fictions, les malheureuses victimes de leurs élans. Nous souhaitons donc repenser la question du romanesque balzacien et son articulation à la dynamique des passions et des intérêts en la confrontant à une autre dialectique, celle de la poésie et de la prose, du poétique et du prosaïque.

2Au même titre que le romanesque, l’adjectif poétique excède largement l’horizon générique du substantif dont il est dérivé ; il se réfère à un art de vivre, à une métaphysique du romantisme5. En cette ère de renouveau des pratiques littéraires, la poésie et le roman, quoique appelés à se confondre dans les premières expérimentations de la poésie en prose et de la prose poétique6, évoluent dans des sphères distinctes et rivales. Trouvant sa marque dans ce que Juliette Grange nomme « le refus du lyrisme et de la poésie », pour porter en son sein « le grouillement des hommes, le spectacle de leurs intrigues »7, la prose s’assume comme langue du prosaïsme, au détriment de tout art poétique. Face à cette ligne de force évidente, le romanesque hérité de l’Ancien Régime, sans perdre sa connotation d’héroïsme chevaleresque, tend à converger avec une définition élargie de la poésie comme « réel véritablement absolu »8. Dans l’imaginaire balzacien, les âmes éprises d’idéal sont indifféremment qualifiées de romanesques ou de poétiques, comme le souligne Mireille Labouret à propos des héroïnes de Modeste Mignon et Mémoires de deux jeunes mariées9. A contrario, jamais Balzac n’emploie l’adjectif romanesque – pas plus que le mot roman – pour désigner ses propres œuvres : le romanesque semble donc avoir absorbé une certaine idée de la poésie, et réciproquement.

3La diversité des acceptions que recouvrent la poésie et l’univers y afférant chez Balzac doit pourtant nous permettre de dépasser cette seule lecture : face à la poésie romanesque des passions malheureuses, qui marquent du sceau de l’échec la quête de l’absolu, la poétisation paradoxale de cette confusion moderne des intérêts devient la voie d’expression privilégiée d’un romanesque du prosaïsme. Ainsi, en partant de la représentation des passions et des intérêts comme fondement de la dynamique narrative, nous formulons l’hypothèse que la dialectique réversible du poétique et du prosaïque vient éclairer le rapport complexe de Balzac à la question du romanesque, prise entre deux feux. Sans prétendre à l’exhaustivité10, nous ouvrirons notre réflexion par des références panoramiques à La Comédie humaine, avant de la recentrer sur une série d’œuvres, dont certaines sont nourries par des jeux d’échos internes (La Femme abandonnée, La Duchesse de Langeais et Béatrix). En privilégiant globalement les années 1830, il s’agit de rendre tangible la précocité de ce questionnement balzacien, aussi bien dans les romans les plus fortement plébiscités par la critique (Eugénie Grandet) que dans ceux dont les personnages ou les situations apparaissent plus périphériques (Gobseck, La Maison du chat-qui-pelote).

La poésie, langue des passions romanesques

4« Moi, je sais d’avance combien la poésie de la vie, dont tout le monde a soif, est rare dans notre plate époque »11, écrit Balzac à une mystérieuse correspondante du nom de Louise. Des premières esquisses aux derniers romans de La Comédie humaine, domine une acception très élargie de la poésie comme art de vivre des âmes supérieures, érigeant les passions en îlots de résistance au prosaïsme bourgeois. La confrontation est fréquemment explicitée par des effets d’antithèse. Dans La Peau de chagrin (1831),le sentimentalisme de Raphaël de Valentin se heurte au pragmatisme financier de Rastignac : « – Oh ! m’écriai-je, pourquoi suis-je sorti de ma vertueuse mansarde ? Le monde a des envers bien salement ignobles. – Bon, répondit Rastignac, voilà de la poésie, et il s’agit d’affaires. Tu es un enfant »12. Par extension, est dit poète celui dont l’existence se joue dans la sphère émotionnelle. Témoin cet épisode du Cousin Pons (1847) qui met en présence deux improbables fiancés, Fritz Brunner, passionné d’art, et la sèche Cécile de Marville obsédée par ses intérêts matrimoniaux : « – C’est un poète ! se dit Mlle de Marville, il voit là des millions. Un poète est un homme qui ne compte pas, qui laisse sa femme maîtresse des capitaux, un homme facile à mener et qu’on occupe de niaiseries »13, explicite le narrateur dans un élan définitoire dont il est coutumier. « Pour moi, la poésie est un certain excès dans le sentiment »14, renchérit Mme de La Chanterie dans L’Envers de l’histoire contemporaine (1848).

5Romanesque et poésie s’associent donc pour exprimer cette plénitude affective, étendard brandi contre la fadeur bourgeoise, que le roman-chronique des décennies 1830-1840 ne peut récupérer qu’en soulignant sa valeur d’exception par ce recours à l’Ancien Régime des lettres. Dans Modeste Mignon (1844), au moment où elle envisage d’avouer son idylle à sa mère, l’héroïne éponyme écrit à Canalis : « Elle sera tout heureuse de notre poème si secret, si romanesque, humain et divin tout ensemble ! »15. Mémoires de deux jeunes mariées (1842) renforce encore cette scission à travers Louise et Renée, l’une promise à la poésie des passions romanesques, l’autre livrée à la trivialité des intérêts conjugaux : « Tu seras, ma chère Louise, la partie romanesque de mon existence », se résigne son amie trop tôt mariée, avant de l’enjoindre à se livrer « à ce beau poème qui [les] a tant occupées »16 : la quête de l’amour. Cette association est déclinée de roman en roman, à des fins plus ou moins ironiques.

6Cette parenté n’est pas seulement lexicale : elle affecte toute la rhétorique du roman. La résurgence furtive d’un romanesque des passions frappé d’obsolescence est souvent traduite par le recours à une imagerie poétique, voire à une écriture tendue vers la prose poétique qui rompt brièvement avec la prose du prosaïsme. Dans cette première grande fresque provinciale qu’est Eugénie Grandet (1833), des effets de dissonance transfigurent sporadiquement le roman de l’argent, comme la découverte de l’amour a infléchi le regard d’Eugénie. Une fracture esthétique redouble ainsi la lutte axiologique entre la passion malheureuse, portée par la générosité romanesque de la jeune femme, et l’étroitesse des calculs paternels. Au lendemain de l’arrivée de Charles Grandet, la triste maison de Saumur rayonne d’une beauté nouvelle, comme nous l’annonce didactiquement le narrateur : « Eugénie trouva des charmes tout nouveaux dans l’aspect de ces choses, auparavant si ordinaires pour elle. Mille pensées confuses naissaient dans son âme, et y croissaient à mesure que croissaient au dehors les rayons du soleil »17. Reliant l’intériorité de l’héroïne à l’environnement par la reprise d’une même forme verbale – « croissaient » – à valeur métaphorique, la tradition du paysage-état d’âme ouvre des brèches de poésie. Une brève série de tableaux suggère, sur le mode symbolique, le rêve d’amour tout autant que son issue tragique :

Les murs épais présentaient leur chemise verte, ondée de longues traces brunes. Enfin les huit marches qui régnaient au fond de la cour et menaient à la porte du jardin, étaient disjointes et ensevelies sous de hautes plantes comme le tombeau d’un chevalier enterré par sa veuve au temps des croisades18.

7La chemise verte des murs ancre la présence humaine au cœur de la nature en figurant la sensualité d’un vêtement. La vision macabre qui clôt cette évocation lie la poésie des images à l’héroïsme romanesque des croisades, dont l’imaginaire traverse furtivement la « médiocratie »19 de Saumur pour renvoyer la rêverie à des temps révolus. Une silhouette s’esquisse en filigrane :

Ses réflexions s’accordaient avec les détails de ce singulier paysage, et les harmonies de son cœur firent alliance avec les harmonies de la nature. Quand le soleil atteignit un pan de mur, d’où tombaient des Cheveux de Vénus aux feuilles épaisses à couleurs changeantes comme la gorge des pigeons, de célestes rayons d’espérance illuminèrent l’avenir pour Eugénie20.

8À l’instar du verbe « croissaient » quelques lignes plus haut, la reprise mimétique du terme « harmonie » installe ce principe paradigmatique de la répétition poétique21 et invite le lecteur à de muettes contemplations, entorse à la dynamique narrative comme à l’efficacité des calculs de Grandet. Après la chemise, cheveux de Vénus et gorge de pigeon dessinent un corps de femme alangui.

9L’épisode de la promenade matinale d’Eugénie avec son père parachève ce télescopage d’une rhétorique poétique des passions et d’une rhétorique prosaïque des intérêts, en montrant ces mêmes tropes engloutis par les projets capitalistes qui les encadrent. Dans une discussion mâtinée de chiffres et de pourcentages, rendue d’autant plus illisible par le bégaiement factice de Grandet, la nature propédeutique aux amours se trouve réduite à un ensemble de spéculations, qui se closent en brisant les espérances matrimoniales d’Eugénie. Le narrateur file la métaphore initiée dans la description quelques pages plus haut, pour donner à lire la consomption des fantasmes romanesques : « Cette réponse causa des éblouissements à Eugénie. Les lointaines espérances qui pour elle commençaient à poindre dans son cœur fleurirent soudain, se réalisèrent et formèrent un faisceau de fleurs qu’elle vit coupées et gisant à terre »22. Significativement, les chiffres font leur retour dans les lignes suivantes. Cette poésie des images connaît un ultime avatar à la fin du roman, dans la métaphore maritime de son propre naufrage : « Épouvantable et complet désastre. Le vaisseau sombrait sans laisser ni un cordage, ni une planche sur le vaste océan des espérances »23.

10Bien d’autres romans auraient pu servir notre démonstration ; il n’est qu’à songer au poétique portrait de l’héroïne éponyme d’Honorine (1843), « fleur céleste »24 parvenue à« poétiser, pour ainsi dire, ce qui est l’antipode de la poésie, une fabrique »25 au cœur de Paris, alors même qu’elle néglige ses intérêts matrimoniaux au profit d’amours malheureuses. Si le surgissement de la poésie, marqueur d’un changement de régime esthétique, affirme provisoirement la suprématie de passions vouées à l’échec sur des intérêts toujours triomphants, cette lutte rhétorique est perturbée par la réversibilité axiologique associée aux concepts labiles de poésie et de romanesque, objets de fascination autant que de défiance.

Le « romanesque » en question : poésie fallacieuse des passions intéressées

11Nous nous concentrerons sur trois œuvres reliées par un fil invisible : La Femme abandonnée (1832), La Duchesse de Langeais (1834) et Béatrix (1839), qui investissent la poésie d’un rôle symbolique dans la disparition du romanesque de l’héroïsme suranné au profit de son avatar dégradé, le roman des passions intéressées. Dans le chapitre « La Femme abandonnée ou poésie et mélancolie de la Restauration » de son ouvrage Balzac dans le texte, Pierre Laforgue évoque d’abord les « harmoniques qu’éveillent en [Mme de Beauséant] les souvenirs de Balzac, et notamment sa relation avec Mme de Berny », conjuguées à « l’aspect romanesque de cette attachante héroïne, qui montre qu’un romanesque du sublime est possible » dans La Comédie humaine. Glissant du modèle esthétique vers un prisme idéologique, il propose une lecture politique de la trahison de Gaston de Nueil, qui sacrifie sa passion pour Claire de Beauséant à ses propres intérêts en épousant une riche héritière. Le désaveu de cette « grande dame », dont la « chevelure dorée » dessine « la couronne ducale de Bourgogne »26 entérine le triomphe de « cette philosophie matérielle, égoïste, froide qui fait horreur aux âmes passionnées »27 et où se résume tout l’esprit de la monarchie de Juillet. Et Pierre Laforgue de conclure que « la poésie de la nouvelle dans ces conditions est l’ombre projetée par la mélancolie que creuse l’écart entre la réalité et sa représentation romanesque »28.

12La portée symbolique de cet effet-poésie, dont le surlignement dans l’espace du roman devient symptomatique d’une faille, apparaît décuplée et radicalisée dans La Duchesse de Langeais. Antoinette de Langeais, émanation d’une aristocratie condamnée au déclin, illustre la vertu poétique de l’imprévoyance capricieuse contre l’empire des intérêts : « ne réfléchissant pas, ou réfléchissant trop tard ; d’une imprudence qui arrivait presque à de la poésie »29, elle possède une âme singulière dans ce qui « fut une époque froide, mesquine et sans poésie »30. Rien d’étonnant à ce qu’elle finisse par s’éprendre du vaillant général de Montriveau, « un homme de passion, un homme dont la vie n’avait été, pour ainsi dire, qu’une suite de poésies en action, et qui avait toujours fait des romans au lieu d’en écrire »31, devant ses succès à la « poésie qui résultait de ses aventures et de sa vie »32. Le substantif poésie et ses dérivés apparaissent à trente-cinq reprises dans cette courte nouvelle, exemplaires d’un art de vivre où fusionnent aventures romanesques et rêveries contemplatives, indépendamment du genre littéraire y afférant.

13L’esquisse à dessein incertaine de la duchesse de Langeais dit cette ambivalence générique. En elle « rien n’était joué » ; aussi n’est-ce encore, à l’orée du roman, qu’un « portrait inachevé »33. Écartelée entre grandeur et petitesse, intérêts mondains et passions héroïques, entre la prose d’une Restauration manquée et la poésie de l’Ancien Régime, elle obéit tantôt à la logique de l’oxymore, tantôt à celle de l’allégorie, puisqu’elle incarne « le type le plus complet de la nature à la fois supérieure et faible, grande et petite, de sa caste »34. Après s’être d’abord livrée aux calculs de sa vanité, feignant la passion par intérêt, c’est par un suprême acte de défi, en envoyant sa calèche vide dans la cour de Montriveau pour laisser croire qu’elle s’est donnée à lui, qu’elle advient à sa nature poétique. Elle rejette alors les objurgations de ses vieux parents : «  Mon oncle, j’ai calculé tant que je n’aimais pas. Alors je voyais comme vous des intérêts là où il n’y a plus pour moi que des sentiments, dit la duchesse »35. En désolidarisant brutalement les passions des intérêts sociaux, cet épisode ouvre dans le récit un débat sur la place de l’héroïsme, ravalé en incongruité dans ce spectre de monarchie : « Pas une des femmes qui blâment la duchesse ne ferait cette déclaration digne de l’ancien temps. Madame de Langeais est une femme héroïque de s’afficher ainsi franchement elle-même », commentent les uns ; « Tu es de deux siècles en arrière avec ta fausse grandeur », regrette la Princesse de Blamont-Chauvry, ailleurs décrite comme « le plus poétique débris du règne de Louis XV »36.

14Un bien triste sort attend, en définitive, cette poésie des passions condamnées. À mesure qu’elle s’est déprise des intérêts du monde, la puissance d’évocation poétique de la duchesse n’a cessé de s’accroître : « Jamais cette divine créature n’avait été plus poétique qu’elle ne l’était alors dans les langueurs de son agonie »37, peut-on lire, dans le passage qui précède le récit de sa fuite. Arrachée à son empire germanopratin où son esprit s’étrécissait à pratiquer l’épigramme, elle ne retrouve la parole qu’à la faveur des poèmes mystiques qu’elle hasarde, par orgue interposé, dans le couvent espagnol où elle s’est soustraite au temps politique – temps de la prose et de l’histoire des mœurs. Après l’échec de l’expédition romanesque de Montriveau, la phrase de clôture (dé)termine tristement le portrait inaccompli de la jeune coquette pour qui « rien n’était joué »38, et qui désormais « n’est rien », c’est-à-dire, précise son amant dans une relation d’équivalence déconcertante, que « ce n’est plus qu’un poème » :

– Ah ! ça, dit Ronquerolles à Montriveau quand celui-ci reparut sur le tillac, c’était une femme, maintenant ce n’est rien. Attachons un boulet à chacun de ses pieds, jetons-la dans la mer, et n’y pense plus que comme nous pensons à un livre lu pendant notre enfance.
– Oui, dit Montriveau, car ce n’est plus qu’un poème39.

15Son itinéraire, emblématique de toute une caste destinée à pactiser ou à périr, la mène de la prose de récit au poème, qui n’est plus même une poésie entendue comme processus vivant de création (la réification du pronom ce le dit bien), mais l’écrin figé des passions condamnées à se dissoudre pour n’être que symbole. C’est toutefois à ce prix, en disparaissant de la prose de 1834 pour rejoindre ces livres de l’enfance riches d’aventures et d’illusions, que la duchesse de Langeais peut encore s’affirmer comme une héroïne romanesque.

16Tout autre est le destin de Béatrix. En orchestrant savamment sa fuite avec son amant, le chanteur Gennaro Conti, celle qui « a cru pouvoir obtenir la célébrité de la duchesse de Langeais et de la vicomtesse de Beauséant »40 s’impose comme un avatar dégradé de ses deux inspiratrices, une héroïne d’apparat dont le parcours initiatique suit un chemin inverse. Confrontée à l’amour vrai au contact de Calyste, elle hésite entre « se perdre à jamais par une seconde passion impardonnable, et le pardon social »41. En lui faisant suivre « les conseils de la jurisprudence mondaine »42, Balzac la soustrait résolument à l’horizon du romanesque pour la ramener dans l’ornière du calcul. La poésie est investie d’une fonction herméneutique, dont trois portraits successifs de la marquise tracent l’itinéraire. Le premier parodie les topoï de la lyrique amoureuse et du blason à travers le regard de Félicité des Touches, qui ouvre l’évocation par cette prometteuse amorce : « Béatrix est une de ces blondes auprès desquelles la blonde Ève paraîtrait une négresse. Elle est mince et droite comme un cierge et blanche comme une hostie »43.

17Malgré cet avertissement déguisé, le jeune Calyste, à qui s’adresse cette présentation, n’est pas apte à lire entre les lignes que lui trace la célèbre écrivaine. En rétablissant sans ironie apparente tous ces topoï poétiques, le deuxième portrait de Béatrix, réalisé du point de vue crédule de l’amoureux transi, montre le piège auquel il est pris :

Le tour de ses yeux, cerné par la fatigue, était semblable à la nacre la plus pure, la plus chatoyante, et son teint avait l’éclat de ses yeux. Sous la blancheur de sa peau, aussi fine que la pellicule satinée d’un œuf, la vie étincelait dans un sang bleuâtre. La délicatesse des traits était inouïe. Le front paraissait être diaphane. Cette tête sauve et douce, admirablement posée sur un long col d’un dessin merveilleux, se prêtait aux expressions les plus diverses. La taille, à prendre avec les mains, avait un laisser-aller ravissant. Les épaules découvertes étincelaient dans l’ombre comme un camélia blanc dans une chevelure noire44.

18Délaissant toute empreinte physiognomonique, les imageries florale et nacrée transfigurent la femme du monde en vision miraculeuse, dont l’avènement épiphanique ouvre une brèche dans le continuum narratif. C’est dans un jeu d’appropriation de la langue poétique, dans une fidélité feinte et mâtinée d’ironie, que l’héroïne au prénom dantesque acquiert sa pleine dimension symbolique.

19Ce pouvoir d’évocation de la poésie, axiologiquement réversible, révèle enfin sa puissance fallacieuse dans un troisième et dernier portrait. Trois ans après sa rencontre avec Calyste, Béatrix « venait de subir les péripéties du drame qui, dans cette histoire des mœurs française au xixe siècle, s’appelle la Femme Abandonnée », nous indique le narrateur dans un effet d’autocitation parodique ; la marquise est ainsi devenue « une grande artiste en toilette, en coquetterie et en fleurs artificielles », de sorte qu’elle n’en paraît « que plus poétique et attrayante » aux yeux de son amant45. Nous retrouvons sous la plume du narrateur, comme une validation a posteriori du premier portrait, la dérision poétique de la muse romantique déjà sensible dans la verve de Félicité :

[...] il acheva de perdre son esprit et sa force en aspirant la senteur, pour lui charmante et vénéneuse, de la poésie composée par Béatrix. Madame de Rochefide, devenue osseuse et filandreuse, dont le teint s’était presque décomposé, maigrie, flétrie, les yeux cernés, avait ce soir-là fleuri ses ruines prématurées par les conceptions les plus ingénieuses de l’Article-Paris. Elle avait imaginé, comme toutes les femmes abandonnées, de se donner l’air vierge, en rappelant, par beaucoup d’étoffes blanches, les filles en a d’Ossian, si poétiquement peintes par Girodet46.

20Le détournement de la métaphore florale ravale le miracle bucolique en mécanique savante, en artifice exhibant éhontément son propre mensonge, dans une ère où la langue versifiée encourt le reproche croissant d’affectation. La poésie fusionne avec le lexique du théâtre, dans une convergence axiologique du poétique et du théâtral comme marqueurs de facticité face à l’étude des mœurs : « Sa taille était un chef-d’œuvre de composition. Quant à sa pose, un mot suffit, elle valait toute la peine qu’elle avait prise à la chercher. [...] Béatrix était donc une pièce à décor, à changement et prodigieusement machinée »47. Le romancier désacralise à loisir ces deux genres prestigieux et réduit l’art à une dérive artificieuse, pour parodier les velléités héroïques d’une muse de pacotille orchestrant savamment sa mise en scène.

21De La Femme abandonnée à Béatrix, en passant par La Duchesse de Langeais, trois héroïnes confrontées à la dialectique des passions et des intérêts donnent à voir trois avatars du romanesque, dont le désaveu progressif s’exprime par la transmutation d’une poésie d’abord rapportée à la mélancolie, à la nostalgie des livres d’enfance et, pour finir, à une illusion fallacieuse que rien ne vient rédimer. Ainsi Marie Baudry parle-t-elle, dans son article « Pour un romanesque sans le roman », de « romanesque bi-face chez Balzac » : « un romanesque positif, qui n’est pas loin d’être un héroïsme » – celui d’Eugénie Grandet, de Claire de Beauséant, d’Antoinette de Langeais – opposé à « un romanesque bien plus problématique dès lors qu’il s’applique à ces jeunes filles qui ont eu le malheur de lire trop de romans sur le patron desquels elles veulent écrire leur vie »48, mais aussi, pouvons-nous ajouter, lorsque leurs prétentions romanesques obéissent au désir de faire parler d’elles, en faisant de la passion un écran de fumée masquant leurs intérêts personnels. Face à ce désir de gloriole invariablement fustigé, c’est encore dans un certain usage des ressources poétiques que réside la réponse du roman balzacien. À mesure que la poésie déserte l’espace traditionnel du romanesque, l’ultime pirouette consiste à poétiser les intérêts les plus triviaux, dotant d’une aura nouvelle ce romanesque du prosaïsme que Balzac contribue à inventer.

Une poésie inédite des intérêts : l’horizon nouveau du roman

22La Maison du chat-qui-pelote confronte ces visages antinomiques de la poésie dans l’espace du récit. L’intrigue met aux prises le peintre Théodore de Sommervieux, « âme nourrie de poésie »49, avec Augustine Guillaume, la fille d’un drapier élevée dans les intérêts bourgeois du commerce, mais en qui il entrevoit « un ange exilé qui se souvient du ciel »50. L’illusion néoplatonicienne à laquelle le jeune idéaliste se laisse prendre se traduit par une rhétorique pétrarquisante, qui épouse son point de vue :

Semblable à ces fleurs de jour qui n’ont pas encore au matin déplié leur tunique roulée par le froid des nuits, la jeune fille, à peine éveillée, laissa errer ses yeux bleus sur les toits voisins et regarda le ciel […]. Il semblait à ce jeune homme que la plus brillante des étoiles du matin avait été soudain cachée par un nuage51.

23La poésie revient comme un point d’horizon de la réflexion autour du romanesque des passions, dans un roman si peu fait pour l’accueillir : l’idylle des deux amants, avant leur mariage désastreux, débute à l’abri des regards dans cette maison « où une pensée entachée de poésie devait produire un contraste avec les êtres et les choses »52.

24À peine quelques lignes plus loin, la poésie reparaît dans un tout autre contexte, qui manifeste la plasticité de ce concept et invite le lecteur à des comparaisons. L’indifférence de la maison Guillaume à ces tribulations passionnelles s’explique par la primauté d’un autre intérêt dont l’expression appelle, étrangement, de non moins poétiques images : « le vaisseau si tranquille qui naviguait sur la mer orageuse de la place de Paris, sous le pavillon du Chat-qui-pelote, était la proie d’une de ces tempêtes qu’on pourrait nommer équinoxiales à cause de leur retour périodique », à savoir « l’inventaire », course épique qui transfigure le négociant Guillaume en « capitaine commandant la manœuvre »53. On notera surtout, à la suite de ces images, la poétisation paradoxale du sociolecte commercial, dans un roman qui donne à réfléchir sur « les dangers des faciles mésalliances »54 :

Sa voix aiguë, passant par un judas pour interroger la profondeur des écoutilles du magasin d’en bas, faisait entendre ces barbares locutions du commerce, qui ne s’exprime que par énigmes : – Combien d’H-N-Z ?
– Enlevé.
– Que reste-t-il de Q-X ?
– Deux aunes.

– Quel prix ?
– Cinq-cinq-trois.
– Portez à trois A tout J-J, tout M-P, et le reste de V-D-O. Mille autres phrases tout aussi inintelligibles ronflaient à travers les comptoirs comme des vers de la poésie moderne que des romantiques se seraient cités afin d’entretenir leur enthousiasme pour un de leurs poètes55.

25L’analogie est très sérieuse, par-delà le sarcasme contre les billevesées romantiques. Cet assemblage de chiffres et de lettres fait entendre une musique singulière qui défie l’ordre traditionnel des significations, et apparaît supérieure aux pâles effluves d’un lyrisme condamné à réverbérer indéfiniment les mêmes images, nées de l’illusion romanesque d’un peintre pour une boutiquière. Dans ce côtoiement inattendu de la rhétorique des passions et du langage des intérêts, le heurt de deux acceptions du poétique suggère, à rebours des traditions, qu’une poésie insoupçonnée peut émerger de la trivialité, selon les formes que la modernité offre à ceux qui osent s’y hasarder.

26Telle est l’improbable leçon transmise par Gobseck, personnage-type de l’usurier. Dans le roman qui porte son nom, cette figure souterraine de La Comédie humaine acquiert une importance inédite dans un long récit enchâssé, dont les enjeux esthétiques sont explicitement posés :

– Je m’amuse, me dit-il.– Vous vous amusez donc quelquefois ?– Croyez-vous qu’il n’y ait de poètes que ceux qui impriment des vers, me demanda-t-il en haussant les épaules et me jetant un regard de pitié.– De la poésie dans cette tête ! pensai-je, car je ne connaissais encore rien de sa vie56.

27Dans la longue réponse de Gobseck perce la voix très reconnaissable du narrateur balzacien. Le procédé de double enchâssement – c’est le personnage de Derville qui rapporte ces propos – défie les lois de la vraisemblance du récit, pour faire entendre cette poésie de l’usurier assistant à la lutte des passions en butte aux intérêts trompés, dans une aristocratie souillée par la dette. Préfigurant cette « poésie du mal »57 qu’invoquera Lucien de Rubempré tombant le masque de Vautrin, son éloquence insoupçonnée déploie une musique cynique puissamment suggestive.

28Ce sont d’abord des parallélismes et effets rythmiques patents : « – Et moi, inébranlable ! reprit-il. Je suis là comme un vengeur, j’apparais comme un remords. Laissons les hypothèses. J’arrive »58. Ce sont même des alexandrins blancs, comme dans cette réflexion close par une emphatique image : « J’opposais sa vie pure et solitaire à celle de cette comtesse qui, déjà tombée dans la lettre de change, va rouler jusqu’au fond des abîmes du vice ! »59. Des tropes sont détournés de leur contexte usuel : « Et je m’en vais en signant ma présence sur le tapis qui couvrait les dalles de l’escalier. J’aime à crotter les tapis de l’homme riche, non par petitesse, mais pour leur faire sentir la griffe de la Nécessité »60, la majuscule finale ajoutant une allégorie à la métonymie de la griffe, devenue métaphore filée lorsque se font entendre, quelques lignes plus loin, « des grincements de dents cachés sous un sourire, et des gueules de lions fantastiques qui vous donnent un coup de dent au cœur »61. À la plume du poète s’adjoint le regard surplombant du narrateur de roman : « Tout était luxe et désordre, beauté sans harmonie. Mais déjà pour elle ou pour son adorateur, la misère, tapie là-dessous, dressait la tête et leur faisait sentir ses dents aiguës »62. Cette « beauté sans harmonie »63, déclinée à l’envi dans des portraits et descriptions prenant à défaut le trop lisse idéal, tend déjà vers cette beauté de la « ligne brisée »64 dont Baudelaire fera l’éloge dans son Salon de 1846, et c’est encore à lui que l’on songe dans ces visions de Gobseck qui anticipent les Petits poèmes en prose : « je pousse une vieille porte cochère, et vois une de ces cours obscures où le soleil ne pénètre jamais. La loge du portier était noire, le vitrage ressemblait à la manche d’une douillette trop longtemps portée, il était gras, brun, lézardé »65.

29Ce bref itinéraire du romanesque balzacien ne doit pas nous induire en erreur en donnant l’illusion d’un passage de relais progressif, cohérent, des ingrédients traditionnels du romantisme poétique vers cette poésie nouvelle, qui trouvera chez Baudelaire et son beau moderne sa pleine expression. Si le désaveu d’un certain idéal est de plus en plus manifeste dans La Comédie humaine, la tentation de ré-informer le romanesque par une poésie du prosaïsme, poésie des intérêts gangrenant les passions, s’impose d’entrée de jeu comme une option viable : La Maison du Chat-qui-pelote et Gobseck paraissent tous deux en 1830, près de dix ans avant Béatrix. C’est dire qu’à l’orée de son œuvre, Balzac avait l’intuition que la grandeur du roman moderne serait à rechercher à rebours de l’acception la plus évidente du romanesque et du poétique, en appréhendant la beauté non dans un certain contenu mais dans un type de regard. Ainsi le narrateur du Message (1832) annonce-t-il, dès l’incipit,une histoire « simple et vraie, au récit de laquelle un jeune homme et sa maîtresse fussent saisis de frayeur » – une histoire où entrent en composition plusieurs genres :

J’ai joué un rôle dans ce drame presque vulgaire ; s’il ne vous intéresse pas, ce sera ma faute autant que celle de la vérité historique. Beaucoup de choses véritables sont souverainement ennuyeuses. Aussi est-ce la moitié du talent que de choisir dans le vrai ce qui peut devenir poétique66.

30À mesure que le drame – et plus généralement le vers – semblent appelés à un inéluctable déclin67, non seulement la poésie ne s’impose plus tant comme qualité intrinsèque que comme opération de sélection et de transfiguration du réel ; mais c’est, plus encore, dans le roman que Balzac en situe le devenir.