Colloques en ligne

Adrián Valenzuela Castelletto

Le roman psychologique de Paul Bourget : « L’imagination des sentiments », une anatomie des passions humaines ?

1À la fin du xixᵉ siècle, et avec la dissolution partielle du mouvement naturaliste, le roman semble reprendre à son compte la question de l’intériorité humaine. Paul Bourget, écrivain « psychologue » imprégné par la littérature moderne, décide de se tourner vers l’analyse de l’esprit de l’homme. Il est poussé par la génération précédente au métier d’observateur et s’intéresse à la médecine et à la science en général afin de perfectionner ses connaissances et d’acquérir les rudiments d’anatomie et de physiologie fondamentales. Si depuis Cabanis, Tracy et Comte, on jugeait impossible une étude sérieuse des phénomènes moraux sans faire l’abstraction du corps, Bourget se donne pour ambition d’être « un analyste de l’âme pour qui le corps existe »1.

2Il s’initie donc aux travaux des empiristes anglais et notamment à leur théorie de l’association des idées, ce qui lui vaudra de conclure, avec Stuart Mill, qu’un état mental succède à un autre, et qu’il est donc la cause d’un autre ; que les idées sont régies par des lois générales (similarité, contiguïté et intensité). De fait, la conscience humaine est une chaîne de faits psychologiques susceptibles d’être décomposés. 

3Cette découverte de l’intériorité résulte également d’une crise intérieure qui pousse toute une génération à un retour réflexif. Bourget se sent, par sa condition de déraciné, condamné à une certaine sensibilité de la vacuité et cherche sa voie sans y parvenir : son moi – confesse-il dans une lettre à Georges Hérelle2 – se retrouve vidé de tout attachement au monde. Il est malade des lectures qui ne servent qu’à exalter son âme de dilettante. Cette philosophie fin-de-siècle se retrouve dans sa première et courte phase poétique, lorsque l’auteur d’Edel décrit cette soif d’anéantir son regard par « les longs regards silencieux » et d’éprouver en secret l’évidence suprême de l’âme. 

4Un échec littéraire et peut-être une faible confiance en lui l’éloignent de la poésie pour le conduire vers la critique, discipline qui lui vaudra son succès. Bourget s’affirme dans son rôle de critique :sans abandonner un certain idéal poétique très influencé par l’analyse baudelairienne, il se livre à l’analyse littéraire en faisant équivaloir les mots critique et psychologie3. Cette nouvelle mise en relation découvre dans l’œuvre littéraire un organisme vivant. Il s’intéresse alors à « cette formidable nausée des plus magnifiques intelligences »4 qui est celle de la génération précédente, à savoir les pères de l’église intellectuelle de la fin du siècle, parmi lesquels Flaubert, Stendhal, Amiel, Constant, Taine, Renan, qui constituent un véritable échantillon de l’histoire des intelligences. Ainsi aborde-t-il le thème de la décadence, notamment traité par les frères Goncourt, mais également, selon Bourget, par Baudelaire, poète analyste et grand psychologue froid. Bourget en tirera sa résignation intellectuelle au nihilisme et définira des concepts tels que celui de dilettantisme et de cosmopolitisme. Il tentera ainsi de sauver, dans une certaine mesure, le romantisme chimérique dans ce bilan du siècle que sont les Essais de psychologie contemporaine, en érigeant de nouveaux dogmes : le réalisme et le positivisme.

5De même, la fiction romanesque devra à son tour se munir des outils de l’observation psychologique afin de se pencher sur les actions et les motivations des individus : [re]-figurer – comme dit Bourget – cette « planche (ou carte) anatomique » du ressenti de l’homme5, c’est-à-dire réinterpréter la psyché et parachever le travail exécuté par le cercle de Médan. Ainsi, le pessimisme morbide, brutal ou indifférent de Zola et Maupassant, se voit progressivement remplacé par une littérature un peu plus aristocratique et dotée d’un esprit critique. Bourget, pour donner une tournure plus concrète à ses récits, ne dédaignera pas les scènes de mœurs, les tableaux d’intérieur et les drames de la vie privée. Il placera volontiers son action dans un cadre familier, bien réel, bien vivant, dans un intérieur bourgeois peint avec fidélité, parmi des banquiers parvenus, des Italiens décadents ou des hommes cosmopolites. Il se voudra, dans un premier temps, objectif et proscrira toute thèse a priori : L’Irréparable et André Cornélis n’auront d’autre ambition que d’être des planches d’anatomie morale.

6Le but ? Pénétrer l’âme humaine et comprendre les motifs qui poussent les hommes à commettre des actes parfois insensés. Comment expliquer le suicide de Charlotte dans Le Disciple,et donc le triomphe de la passion, alors que l’on se trouve dans le domaine du calcul intéressé ? Comment combattre les passions dites dangereuses quand on subit le poids d’un déterminisme qui condamne à l’impuissance et à l’irréparable ? Comment dominer les idées qui nous viennent par l’association irrémédiable de l’intensité émotionnelle ou d’une image ou d’une phrase prise par hasard et qui nous condamne au plus terrible désarroi ? Que faire avec cette force inconsciente et automatique qui fait réapparaitre le souvenir et renouvelle la cruelle énigme de la passion ? Bourget se plonge dans le détail de la machinerie sentimentale et prolonge le point de vue scientifique jusqu’à la contradiction : il veut montrer à quel point la vie de l’œuvre littéraire procède de la vie de l’individu en question, laquelle procède à son tour de la vie de la race, laquelle se modifie en fonction du milieu et du moment, et à laquelle il lui rajoute la puissance de la personnalité.

7Il s’agirait justement d’analyser la paradoxale influence scientifique des méthodes de l’intelligence de l’époque, et l’aspiration du positivisme à contrebalancer l’empire des passions. Si une partie de la littérature s’est retirée du siècle, se vouant à l’esthétisme, une autre s’efforce de porter un diagnostic. C’est la science dans son travail spéculatif qui emportera l’action humaine dans la sphère de l’intérêt positif. Si l’on veut comprendre l’homme comme un dispositif mécanique, comme un végétal dont le fonctionnement est prévisible, la science serait-elle alors capable de servir son propre intérêt étant donné sa capacité de calcul et de prévision ? La morale humaine pourrait-elle avoir une « température » censée être calculée et contrôlée6 ? On sait bien à quel point les théories psychologiques de Taine produiront chez le jeune Bourget une marque indélébile : l’importance étendue du fait psychologique à l’égard duquel l’œuvre littéraire peut être analysée comme « le vitriol et le sucre » et refléter un état moral7.

8Cette logique encourage l’étude scientifique du vice et de la vertu comme les éléments d’une psychologie profonde. C’est ici que l’influence d’un certain déterminisme spinozien s’avère fondamentale. Spinoza, dans L’Éthique, aborde la question de la connaissance et tranche entre la connaissance adéquate et inadéquate8. La première, vers laquelle nous devons tous viser, ne peut être atteinte qu’à partir de ce qu’il nomme la science intuitive, véritable méthodologie de connaissance qui devrait conduire l’homme à vivre selon les lois de la raison. Il dégage par la suite une logique des affects et, plus précisément, une théorie des passions qui expliquerait justement les difficultés des hommes à vivre selon ces lois. Bourget retiendra les trois états passionnels exposés par le philosophe : le désir, la joie et la tristesse. Il veut, à son tour, étudier les sentiments humains comme le mathématicien étudie ses figures de géométrie, et coïncide, d’une manière plus générale, avec la thèse de l’Éthique :le but de l’existence n’est pas de se rendre meilleur, mais d’être heureux ; or, puisque chacun tend à persévérer dans son être, l’homme est dans la joie lorsqu’il augmente sa puissance (c’est-à-dire son être), et dans la tristesse lorsqu’elle subit une diminution. Le psychologue moderne doit donc étudier ces variations comme des combinaisons chimiques élaborées dans une cornue, avec la contrariété que cette cornue ne soit pas aussi transparente ni aussi maniable que celle des laboratoires.

9Bourget est ambitieux : il veut démonter ses personnages ressort par ressort et entreprendre comme Balzac, Goethe et Shakespeare, « l’étude profonde de l’humanité dans le développement de ses passions éternellement vivaces, éternellement nouvelles. Pénétrer le cœur humain, le disséquer, le discuter, en refaire la synthèse dans le jeu harmonieux de ses différents organes »9. Mettre en place la logique passionnelle des hommes et, dans le fond, comme Spinoza, poser les racines de toute une sociabilité humaine névrosée, affectée par des passions, dominée par l’intérêt.

10Nous verrons émerger cette marque d’influence chez les personnages bourgétiens trahis par leur maîtresse et aux prises avec la jalousie, dominés par la passion de l’amour, passant de la joie à la tristesse, ou entravés par le désir. Les individus, êtres de puissance, verront augmentée ou minorée leur liberté par l’expérience personnelle et par les affections propres à la souffrance de la vie. Les passions pousseront les personnages à la servitude et à la confusion intellectuelle : René de Vincy dans Mensonges se retrouvera tourmenté par l’idée fixe de la femme double ; Claude Larcher, écrivain dilettante, tombera dans le piège de la volupté d’une actrice et fuira se réfugier à Venise ; Robert Greslou se forcera par son obsession scientifique à refouler une passion que, hélas, provoquera le suicide d’une jeune aristocrate. Tous, dans un effort inutile, tenteront de se replier dans leur moi, se soumettant aux mécanismes confus de la pensée passionnelle à cause de leur habitude de tout penser, comprenant mal ce qu’ils sont, ce qu’ils font et ce qu’ils désirent.

11Le problème ? Les passions poussent à l’idéal chimérique. L’état amoureux, par exemple, est une passion fondée sur une pensée illusoire et non sur la connaissance de la vérité. Bourget en bon spinoziste décrit, dans ce sens, l’expérience amoureuse comme une mascarade. Thérèse de Sauve, dans Cruelle énigme, est une femme expérimentée qui agit sur Hubert, un débutant en amour qui voit dans la femme la projection de la madone : elle endort les scrupules de conscience du jeune homme afin de le conduire « de la tendresse timide à la passion brûlante »10. La nature, dit Bourget, se fait complice de la femme. La mère d’Hubert observe cette situation désespérée mais ses interventions ne servent qu’à réveiller chez le naïf un sentiment d’injustice. D’un côté, Hubert est aveugle et crédule, limité par sa pureté ; de l’autre, Thérèse est trompée par les expériences passées avec des hommes, où l’amour n’était qu’une forme déguisée du désir, et le désir une forme enivrée d’amour-propre. 

12Les passions, en effet, recouvrent des malentendus, mais elles agissent en fonction du caractère et du tempérament : si le personnage a eu une enfance séparée du monde, il est donc dans la pureté ; si la femme a fréquenté des hommes sans se marier, elle est donc dans la corruption ; si le disciple a quitté son terroir et s’est arraché de son identité, il est donc dans le dilettantisme ou dans le déracinement. Bourget à chaque fois trouve la manière d’établir des justifications qui peuvent expliquer le comportement et les actions des personnages : le plaisir et les sensations poussent l’homme et la femme à adopter finalement une philosophie pratique. Bourget le dira à travers sa critique du caractère d’Hubert dans Cruelle énigme – suivant une vieille formule misanthropique : il faut considérer les femmes comme des coquines, « et interpréter par l’intérêt, avoué ou déguisé, toutes les actions humaines »11.

13Cette disposition au calcul est pourtant toujours interrompue par la reconnaissance d’un fond inconscient qui entrave les manières d’agir des personnages : l’inconsciente jalousie de Rosalie face au danger que représente Mme Moraines ; le stimulus social qui réveille des hallucinations intérieures chez René de Vincy (ce « délicieux frémissement d’amour propre », dit Bourget12) ; le va-et-vient de la volonté confuse de René, perturbée par l’émergence d’images qui ébranlent sa conscience ; l’appétit inconscient des baisers qui éveille chez Claude Larcher le désir de toutes les femmes.

14D’ailleurs, la sensibilité instinctive ou l’animal secondaire se cache dans tous les êtres et conditionne l’action : les sensations les plus raffinées sont l’aboutissement de la « sagesse animale »13, dit Adrien Sixte, le psychologue du Disciple. L’âme, c’est « une horloge qui sonne des idées et des sentiments »14, reprend Sixte dans la Physiologie de l’amour moderne ; le sentiment est une addition des forces moindres ; le désir, la traduction d’une passion. Ces théories semblent incapables d’éviter l’échec de personnages qui, ayant conscience de leurs actions, se croient libres sans toutefois jamais pouvoir déterminer les causes de leurs actes. Greslou peut-il voir la cause de son mal ? En réalité, les décisions de l’esprit ne sont autre chose que les désirs, et ces désirs trouvent leur origine dans l’idée spinoziste de la Vie, reprise par Bourget dans l’ordre des choses naturelles : notre corps et notre esprit ne prennent jamais aucune décision de manière autonome, puisque tout a sa nécessité. 

15Vue sous cet angle, la révolution spinozienne est autrement plus puissante. Refusant d’admettre l’existence d’une divinité personnelle qui présiderait l’harmonie du cosmos, Bourget ne voit dans l’ordre des choses qu’un enchaînement de phénomènes régis par des lois fixes et entraînés par une incessante évolution. Comme chez Spinoza, tout est nécessaire, tout est légitime. La lâcheté comme l’héroïsme, la vertu comme le vice : il n’y a pas de maladie ni de santé de l’âme, il n’y a que des états psychologiques. C’est l’idée du réalisme qui pousse l’homme, encore dans un sens spinozien, à la seule joie possible : comprendre le réel par la science, cette circulation éternelle de l’énergie infinie de la Vie. Comprendre le mécanisme dynamique et les causes. La perpétuelle auto-organisation créatrice relève aussi, d’un travail psychologique. Cela, dans un premier temps.

16Car il est intéressant de voir comment les passions humaines peuvent aussi seconder l’intérêt calculé des personnages. Dans ce contexte, la science pourrait servir éventuellement à désarmer ou à modifier l’incertitude et l’inconstance humaine. Le déterminisme a alors une double face : il détermine de manière inconcevable la destinée de l’homme mais il peut aussi prévoir les conséquences des actions.

17Pensons à la visite du Louvre préparée par Mme de Moraines avec René de Vincy15 et au choix de tableaux du jeune poète. La femme ignorante en art se met pourtant en situation de supériorité en demandant cyniquement à René de la guider dans les couloirs du musée. René, à son tour, conçoit un attachement étroit pour chaque tableau et choisit les œuvres en fonction de son tempérament naturel, dominé par la passion amoureuse : les nobles fresques de Luini déployant des scènes pieuses – tutélaires de la poésie dévote de René ; la Mise en Croix d’Andrea Mantegna ; le Saint Georges de Raphaël dans le cadre idéal du héros terrassant le dragon ; les portraits du Titien aux caractères marqués et aux gestes précis. Voilà tous les éléments d’une sensibilité extrêmement passionnée : les tableaux des Italiens constituant le faisceau d’une psychologie de naïf. Il y a dans ce parcours pictural à travers la Renaissance italienne, d’un côté la description d’un esprit dont la passion en puissance s’avère dangereuse – le dragon à la tête coupée et la crucifixion faisant preuve d’une condition de l’esprit sacrificielle et pieuse – et d’un autre côté, le caractère de la femme calculatrice, incapable de distinguer entre un Watteau et un Pérugin, mais qui prend la passion du jeune homme comme un moyen de s’exalter.

18Nous voyons bien que l’intérêt de l’individu sert ici les buts les plus obscurs. Cela permet de démentir, au moins partiellement, l’idéalisation économique du concept d’intérêt dans sa démarche littéraire : « l’intérêt ne saurait mentir »16. Lorsque le moi se voit divisé en mille facettes, lorsque l’homme se dévoile dans la multiplicité de sa personnalité, le calcul continue à encourager les individus à suivre l’ensemble de leurs inclinations, mais lesquelles ? La femme calculatrice de Mensonges a elle aussi une version pieuse, comme Mme de Sauve qui, voulant suivre sa passion, ne peut pas s’empêcher d’être infidèle, ou le disciple, exemple polémique du personnage calculateur qui finit pourtant par se laisser emporter par une passion incompréhensible. Cela nous permet de revenir à l’actualité de Spinoza et à la pertinence de sa réflexion politique et sociale : comprendre comment les relations humaines passionnelles abandonnées au calcul peuvent conduire à une insociable sociabilité. Bourget abordera cette question en psychologue moraliste.

19Il faut nonobstant prêter attention à une question sujette à controverse qui pourrait faire écho à cette philosophie, cette fois-ci, au sein de la proposition de Taine : l’idée d’une science hypothétique qui avance dans l’obscurité de l’inconnaissable par déduction et non par induction. Bien qu’Hippolyte Taine fonde sa pensée sur des observations et applique une méthode précise, il attache la plus grande importance à l’analyse des idées générales et à la découverte des lois mentales. Le positivisme de Taine est surtout une philosophie de la pensée qui imprègne le roman d’un sentiment vif des faits et d’une expérience de la connaissance. Bourget ralliera mais critiquera aussi certaines idées jugées par lui trop orthodoxes. Les arguments issus de son diagnostic fin-de siècle le pousseront vers des considérations morales.

20Une possible sécheresse déterministe de l’analyse philosophique du maître se verra modifiée par les idées particulières des personnages bourgétiens, selon qu’ils forment des idées adéquates ou inadéquates à cette disposition de la vie naturelle. Bourget comme maître critique de son temps, nous montrera les cas de personnages en perdition, aux idées inadéquates et qui agissent, malgré la prédestination de la science, par leur propre volonté. Une certaine psychologie romanesque apparaît lorsque les sentiments et les actions des personnages font éclater les cadres du déterminisme calculateur. C’est certes l’empreinte du roman stendhalien : lutte contre la logique, lutte contre l’habitude. En cela Bourget s’éloignera de Taine et remettra en doute l’orthodoxie déterministe. Il reprendra dans sa critique les idées de Zola à l’égard de Taine, formulées en 1866, selon lesquelles la machinerie des causes et des effets se dérègle « et les ressorts crient et le mécanisme se détraque » dès qu’on introduit la personnalité17.

21La fiction bourgétienne vient, dans ce sens, reformuler et spiritualiser l’anatomie scientifique. Le roman psychologique de Bourget est ainsi une archéologie de la fiction de soi, la mise en place d’un système de pensée où les personnages expriment leurs goûts et leurs dégoûts, leurs plaisirs et leurs chagrins, en docteurs clairvoyants et en psychologues profonds. L’introduction de la confession ne vient que réaffirmer l’échec partiel d’une science poussée à l’extrême. Elle impose la réflexion, la reformulation imaginative. Bourget renoue avec Maine de Biran et Pierre Laromiguière : l’observation intérieure est fondée sur la propriété que possède notre conscience de se rendre compte d’elle-même. Il ne s’agit plus, comme l’expliquait Sixte à Claude Larcher, de résoudre les problèmes de la passion comme on résout une équation mathématique afin de profiter « des joies de Vénus »18.

22De même, Greslou, enfant pieux, traversé par des hérédités contradictoires, isolé dans son moi et fanatique de l’analyse, s’entraîne à retrouver des causes singulières à ses plus insignifiantes actions et s’abandonne à cette « imagination anticipée de l’émotion »19. C’est un calculateur, une créature au cœur mobile qui, à force de feindre des sentiments, finit par les éprouver. C’est en réalité un moi divisé, dédoublé, opposé à lui-même qui retrouve dans la philosophie de Sixte une justification hypothétique : l’échec des lois du savoir scientifique et l’effusion de la satisfaction amoureuse lui font oublier le principe des causes et conséquences. André Cornélis, Hamlet moderne, se torture aussi à la fonctionnalisation délirante d’un Moi, jeune et plein de poésie. Son drame est celui d’un infléchissement microscopique fondé sur la seule péripétie d’un aveu impossible, du doute et d’un manque de volonté qui prolonge sa souffrance. Le modelage inconscient du cœur et de l’âme littéraire s’avèrent imprévisibles, ce qui soulève un problème très intéressant venant enrichir la portée littéraire du roman bourgétien : les relations entre la réalité et la fiction.

23Entre anatomie du cœur et fiction romanesque, Bourget reconnaît l’importance de  « l’imagination des sentiments »20 – la faculté maîtresse qui le pousse à écrire – et définit une éthique capable de pousser l’homme à l’action morale. Ce n’est pas tant la psychologie de Taine, Ribot ou Spencer – ou la philosophie de Spinoza dans un sens strict – qui est ici concernée. Faut-il alors sortir de la philosophie pour entrer dans le romanesque ? Thibaudet, reconnaissant toutes ces différences avec Bourget, s’imagine dans une conversation avec l’auteur du Disciple, devant la statue de La Bruyère : il voit dans le roman bourgétien la présence d’une psychologie qui tente de dépasser les entraves des formules philosophiques, et qui fait son butin de la vie intime. Comme Amiel dans son inoffensive attitude de « calvinisme invétéré21 », mais en « jeune carnivore22 », Greslou est issu de l’effort de fournir un roman nouveau, tiré de l’intelligence. Nous savons pourtant que cette manœuvre se terminera par un romanesque de cour d’assises, et que curieusement, à la dernière page du roman, le personnage passera à l’action en s’exposant à la mort.

24À la lumière de cette mise en scène romanesque, fiction de l’intériorité et des passions qu’est toute littérature devenue fruit de l’imagination, Bourget prend le chemin d’une littérature d’âmes. Nous connaissons aujourd’hui le malheur de Taine voyant son disciple migrer vers une anatomie du cœur mystique. Mais ce premier Bourget suivra-t-il cette voie ? Citons Thibaudet pour conclure, car « il y faudrait tout un dialogue : remettons-le à un autre jour23 ».