Colloques en ligne

Christèle Couleau

Des raisons d’agir aux raisons de lire : la complexité de la médiation narratoriale chez Balzac

1Au-delà des raisons qui poussent les personnages à agir, dont je n’étudierai pas le bien-fondé, les causes ou les présupposés, ma réflexion portera davantage sur l’usage que fait le narrateur balzacien de l’énonciation de ces raisons, dans la relation qu’il tisse avec le lecteur. Tout récit propose en effet un répertoire de comportements dont ce dernier peut s’emparer. Tantôt il y est explicitement invité, dans une tradition exemplaire et didactique – Philippe Hamon suggère de considérer le roman comme un genre épidictique, dans la mesure où, même si l’auteur ne le revendique pas, tout récit public d’une histoire tend à faire exemple1. Tantôt, « levant les yeux » du texte, ainsi que le suggère Roland Barthes2, le lecteur s’en saisit de lui-même, comme d’une aune à laquelle mesurer ses propres actions passées et futures. Plus globalement, l’expérience de lecture, telle qu’elle est décrite par les théoriciens de la fiction, suppose une « immersion », qui, dans le cadre d’une « feintise ludique partagée », selon l’expression de Jean-Marie Schaeffer3, procure au lecteur une pseudo-expérience, dont la puissance cognitive est loin d’être négligeable4.

2Dans ce cadre, qui est celui d’une communication entièrement médiatisée par la représentation, la possibilité que s’octroie le narrateur balzacien de commenter les actions des personnages vise à en orienter la réception, en précisant leur position sur les deux axes de la signification et de la hiérarchisation axiologique. Expliquant le pourquoi des actions, approuvant ou désapprouvant leur cours, le discours narratorial paraît en réguler l’appropriation par le lecteur, ajustant l’interprétation et encadrant ainsi plus finement son expérience. Le narrateur balzacien pourrait ainsi s’attribuer l’incipit de L’Imitation de Jésus-Christ : « Celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres »5. En effet, la « lumière psychologique » qu’il dit, dans Eugénie Grandet, vouloir « répandre » sur les « actions de la vie humaine », éclaire pas à pas le chemin de l’herméneute.

3D’une logique d’explication à une logique d’imitation, proposant des modèles qu’il s’agirait de suivre, il n’y a effectivement qu’un pas. Pourtant, à la lecture, l’effet produit n’est pas, en termes d’efficacité, proportionnel à l’arsenal des moyens déployés. L’ambiguïté est partout : non seulement les modèles à imiter ne sont pas si fréquents, mais les contre-modèles apparaissent bien séduisants, et les jeux de l’ironie compliquent les effets d’identification. L’ensemble est de fait si diffracté, qu’il semble insuffisant d’y voir, comme on l’a fait souvent, des incohérences, ou même des résistances du texte à l’homogénéisation du sens. Ne pourrait-on pas considérer cette instabilité comme une productivité du texte, la résultante même de procédés dont il faudrait alors reconsidérer la finalité ? Dans cette perspective, on pourrait dès lors envisager le commentaire de l’action des personnages selon quatre stratégies complémentaires qui me semblent à l’œuvre dans La Comédie humaine.

Des motifs de l’action à la motivation du récit

4S’il est une instance particulièrement prolixe, lorsqu’il s’agit de commenter les faits et gestes des personnages du récit, c’est bien le narrateur balzacien. Son discours en tout temps accompagne l’action, dévoile ses enjeux, en cerne les raisons.

5Cet aspect de la narration, qui n’est pas propre à Balzac mais que Balzac exacerbe, forme l’essentiel de ce que Gérard Genette a nommé, dans Figures II, le « vraisemblable artificiel »6. Il pointe par cette expression la difficulté d’une pratique romanesque tendue entre une recherche d’originalité, qui l’amène à éviter les « poncifs du vraisemblable », et un souci d’adhésion du lecteur, qui suppose « de ne pas lui imposer sans commentaire des actions dont la raison risquerait alors de lui échapper »7. Le développement du discours, celui du narrateur, doublé souvent du chœur des personnages, serait donc le corollaire de ce désir de ne pas laisser le lecteur démuni face à l’éventuelle opacité d’actions inédites.

6À cette pratique, Gérard Genette attribue, dans Figures II, une seule raison, directement liée à son propos – le chapitre porte sur la vraisemblance. La fonction essentielle de ces interventions narratoriales serait de camoufler « l’arbitraire du récit »8. Elles portent, dit-il, « sur la détermination des conduites individuelles et collectives, et [montrent] la volonté de conduire l’action, coûte que coûte, dans telle direction et non dans telle autre ». Repérer ainsi dans ces commentaires la mauvaise conscience de la créativité romanesque est une proposition très séduisante, et la démonstration jubilatoire et cruelle de Genette, montrant les contradictions qui animent ce tissu discursif, parfois « à quelques lignes de distance »9, souligne à quel point la constance de la posture auctoriale (dans cette « fonction », qui consolide en effet le pacte de vraisemblance), prime sur la cohérence de son discours. Il me semble que Gérard Genette va trop loin, cependant, en limitant l’utilisation balzacienne de ces « pseudo-déterminations »10 à cet usage postiche, et qu’il paraît souscrire au lieu commun d’un auteur trop fécond pour maîtriser véritablement sa production lorsqu’il parle de « lapsus », précisant qu’il y a « naturellement de la négligence dans ces petites contradictions que Balzac n’aurait pas eu de peine à effacer s’il s’en était avisé »11. Postulons au contraire que Balzac, qui n’a eu de cesse de relire et de corriger ses romans, a volontairement laissé persister ces incohérences, et que si les narrateurs de ses récits insistent, dans leur commentaire, « tantôt sur une valeur, tantôt sur l’autre », ce n’est pas qu’il a du mal à masquer, dans une « tentative désespérée » sa « liberté de romancier »12, mais plutôt qu’il l’exerce pleinement en pointant précisément la fluctuation des valeurs, qui constitue l’un des sujets clés de La Comédie humaine. Le discours du narrateur, explorant les raisons d’agir, fait ostensiblement des actions matière à penser. En effet, le souci d’accréditer localement les comportements, sans chercher à lisser l’ensemble, traduit également un sens aigu du contexte, et de l’enchevêtrement complexe des mobiles menant à une action. De ce point de vue, le rapport de Balzac à l’action semble moins éthique que pragmatique. Il ne s’agit pas d’évaluer la plus ou moins grande capacité des personnages à mettre en pratique des principes généraux, mais plutôt de montrer comment ces principes généraux se diffractent, dans les circonstances concrètes et la combinatoire complexe de leur mise en œuvre, au point d’engendrer des comportements variés, voire contradictoires. Le rapport du particulier au général, de l’action aux principes qui la sous-tendent, n’est pas un simple trompe-l’œil à l’usage du lecteur, mais une invitation à rapporter l’enchaînement des actions à un cadre plus large dans lequel elles font sens : celui de l’étude des mœurs.

Sous l’action, les mœurs

7Il s’agit, dit Balzac dans la préface d’Une fille d’Ève, d’écrire l’« histoire des mœurs modernes mises en action »13. Dès lors chaque action peut apparaître comme la partie émergée d’un trait moral ou social significatif. La remontée des faits vers les causes et les principes, qui régit à grande échelle l’architecture de La Comédie humaine, forme également le bruit de fond de toute « analyse »14 des actions représentées. Et ces deux vocations du discours narratorial, assurer une vraisemblance par la motivation, et réfléchir à la matière dont sont faites nos actions, ne forment pas des stratégies contradictoires. Dans le passage d’Eugénie Grandet déjà évoqué, Balzac les associe au contraire très clairement :

Assez souvent certaines actions de la vie humaine paraissent, littérairement parlant, invraisemblables quoique vraies. Mais ne serait-ce pas qu’on omet de répandre sur nos déterminations spontanées une sorte de lumière psychologique, en n’expliquant pas les raisons mystérieusement conçues qui les ont nécessitées ? Peut-être la passion d’Eugénie devrait-elle être analysée dans ses fibrilles les plus délicates ; car elle devint, diraient quelques railleurs, une maladie, et influença toute son existence. Beaucoup de gens aiment mieux nier les dénouements que de mesurer la force des liens, des nœuds, des attaches qui soudent secrètement un fait à un autre dans l’ordre moral15.

8Deux éléments me semblent particulièrement importants dans cette citation. Tout d’abord, l’idée que l’action, loin de s’imposer dans une évidence factuelle, se présente comme un mystère à élucider. Je faisais plus haut allusion à L’Imitation de Jésus-Christ : une différence importante entre le récit romanesque et le texte édifiant, selon Balzac, tient à ce que l’imitation, que l’on pourrait prendre ici dans le sens d’une projection permettant d’intégrer un comportement (pour le reproduire, se l’approprier ou simplement se le représenter dans un cadre mimétique), ne peut pas être immédiate. Elle a besoin au contraire d’une médiatisation, incarnée par le narrateur. C’est ce que met en relief ce reproche qu’il adresse à Latouche, en 1840, dans un article de La Revue parisienne :

M. de Latouche, au lieu de fouiller le cœur humain et d’y trouver des raisons à la conduite de ses personnages, nous les offre comme un auteur catholique offrirait la vie d’un saint dont les actions n’ont besoin d’aucun commentaire16.

9Contrairement au récit hagiographique qui, dans un droit fil théologique, rattache directement au dogme les actions du saint, le récit balzacien représente une société révolutionnée, dont les grilles de lecture du social ont été bouleversées – là, nulle évidence, nulle transparence : les raisons des actions doivent être mises au jour, la chaîne des causalités doit être retracée, dans une démarche qui relève de l’étude.

10D’autre part, si l’on en revient à la citation d’Eugénie Grandet, la métaphore des « fibrilles délicates » de la passion, que développe plus loin la trilogie « des liens, des nœuds, des attaches », développe un imaginaire du réseau, qui ne me semble pas se dérouler uniquement sur un mode linéaire, mais s’étendre plutôt comme une arborescence, une carte mentale. Ce principe de ramification s’exerce aussi bien en interne qu’en externe. En interne, par la complexité des désirs et des contraintes, physiologiques, psychologiques, morales, sociales, qui pèsent sur l’action – comme le suggère cette remarque du Lys dans la vallée : « Il est au fond de toutes les actions humaines un labyrinthe de raisons »17. Le « scalpel de l’analyse » ne restitue donc pas nécessairement une ligne directrice, mais ouvre souvent sur un bouillonnement intérieur d’où pourraient jaillir différentes actions. C’est le « Rien n’était joué »18 qui clôt le portrait plein de « confusion » de la duchesse de Langeais, une liste de potentialités prêtes à s’incarner dans une action, lorsque s’articuleront la contingence d’un contexte et ce terrain individuel.

11En externe, c’est plutôt sur le mode de la nuance, de la déclinaison ou de la variation que s’étalonnent les raisons d’agir. On en trouve un exemple dans cette scène de La Paix du ménage :

Les vieux diplomates blasés, qui s’amusaient à observer le jeu des physionomies, n’avaient jamais rencontré tant d’intrigues à suivre ou à deviner. Les passions qui agitaient le double couple se diversifiaient à chaque pas dans ces salons animés en se représentant avec d’autres nuances sur d’autres figures. Le spectacle de tant de passions vives, toutes ces querelles d’amour, ces vengeances douces, ces faveurs cruelles, ces regards enflammés, toute cette vie brûlante répandue autour d’eux ne leur faisait sentir que plus vivement leur impuissance19.

12Cette démultiplication, saisie ici dans l’instantanéité locale d’un arrêt sur image, se déploie également dans la globalité de l’œuvre qui incarne la variabilité des raisons d’agir en autant de parcours, et de carrefours où prendront place notamment les hésitations et les dilemmes20.

13Le discours sur les mœurs, embrayé sur l’action et l’analyse de ses raisons, échappe donc au figement d’une typologie statique. L’action est saisie dans ses conditions d’émergence, elle apparaît à la fois comme un précipité, une cristallisation, et une combinatoire.

14Une image rend bien compte de ce fonctionnement, qui allie raisons intimes et causalités sociales : celle de la jurisprudence. Dans Le Père Goriot, le narrateur commente en ces termes l’évolution de Rastignac :

Entre le boudoir bleu de Mme de Restaud et le salon rose de Mme de Bauséant, il avait fait trois années de ce droit parisien dont on ne parle pas, quoiqu’il constitue une haute jurisprudence sociale qui, bien apprise et bien pratiquée, mène à tout21.

15Dans un univers social qui semble de fait moins régi par des lois clairement établies que par des usages plus diffus, et qu’il appartient à chacun de décrypter22, l’attention portée aux cas particuliers permet de refonder une vue d’ensemble. C’est en ce sens que Stéphane Vachon donne une place centrale à cette notion, au point d’en faire l’essence même du roman :

S’il n’y a effectivement plus de lois, il ne peut y avoir que des décisions rendues au cas par cas, c’est-à-dire une jurisprudence, qui fera autorité, qui servira de référence, qui sera source de droit, qui dégagera un ensemble de règles applicables aux cas semblables. Des jugements particuliers sur des actions particulières : ainsi pourrions-nous définir le roman, ainsi le roman fait jurisprudence23.

16La notion de jurisprudence rend ainsi bien compte de ce déploiement à la fois fractionné et cohérent. Elle introduit également une nouvelle perspective, celle de l’évaluation, qui correspond à la troisième stratégie annoncée.

De l’exemplarité du récit à l’intériorisation de ses valeurs

17Lorsque le narrateur commente les actions des personnages, il mêle à l’exposé des causes une réflexion sur leur valeur : le personnage a-t-il raison, ou tort, d’agir ainsi ? L’action fait de lui un « agent éthique », pour reprendre une expression de Jacques-David Ebguy24, au sens où il met en circulation, par ses actes, les valeurs représentées dans le texte.

18Ces valeurs sont mises en tension par un effet de polarisation souvent marqué. Par exemple, dans La Comédie humaine, le mot « action », apparaît quasiment une fois sur deux accompagné d’un adjectif l’évaluant moralement, avec une légère prévalence des mentions péjoratives. Une action pourra ainsi être « mauvaise », pour reprendre le terme qui apparaît le plus fréquemment, « féroce », « terrible », « infâme », « déshonorante », « indigne », « blâmable », etc. Mais elle pourra au contraire être présentée comme « bonne », « charitable », « vertueuse », « généreuse », « héroïque », « sublime »25...

19Cette polarisation axiologique forte imprègne également des passages plus développés, comme cette description du choix de vie effectué par Lucien de Rubempré lors de ses débuts littéraires à Paris :

Il ne se savait pas placé entre deux voies distinctes, entre deux systèmes représentés par le Cénacle et le Journalisme, dont l’un était long, honorable et sûr ; l’autre semé d’écueils et périlleux, plein de ruisseaux fangeux où devait se crotter sa conscience. Son caractère le portait à prendre le chemin le plus court, en apparence le plus agréable, à saisir les moyens décisifs et rapides. Il ne vit en ce moment aucune différence entre la noble amitié de D’Arthez et la facile camaraderie de Lousteau26.

20La ligne de partage entre un lexique mélioratif d’un côté et péjoratif de l’autre, associée à des images tout aussi significatives (le ruisseau fangeux où l’âme se crotte), compense l’aveuglement du personnage qui lui, justement, ne « sait pas », ne « voit pas », et se laisse prendre aux apparences. Il est intéressant de constater que, contrairement à ce qui se passe par exemple chez Victor Hugo27, ici le dilemme échappe complètement au principal intéressé : Lucien suit simplement sa pente naturelle, et c’est le narrateur seul qui polarise sa décision en la resituant dans l’éventail des possibles – réduit ici à une alternative. À l’occasion de l’action du personnage, et d’une certaine façon à ses dépens, c’est bien au lecteur que le narrateur fait partager ses valeurs.

21Cette valorisation d’une action par rapport à une autre peut également se développer sous la forme d’un « programme » narratif proposé directement à l’assentiment du narrataire : c’est en s’adressant directement à lui, à la deuxième personne, que le narrateur de Ferragus commente la série d’actions mises en place par Mme Jules pour garder intact l’amour de son époux. Le texte court sur deux pages ; voici les principales scansions du raisonnement qu’il met en place :

Si vous haïssez les dîners sur l’herbe [...], pour être conséquent, vous devez alors laisser la mansarde en haut des maisons, les grisettes dans la rue [...]. Il vous faut des glaces dans lesquelles les formes se jouent [...], puis des divans bien bas ; puis un lit qui, semblable à un secret, se laisse deviner sans être montré [...]. Mme Jules avait réalisé ce délicieux programme [...]. Mme Jules savait à quoi l’engageait ce programme28.

22Prenant appui sur les goûts et les désirs du narrataire masculin auquel il s’adresse, le narrateur y puise les raisons justifiant le comportement de son héroïne, l’action de cette dernière semblant ainsi émaner directement de ce fantasme du lecteur désirant. Cette face positive de l’action est opposée au comportement inverse, qui fait fi des lois du désir :

La plupart des femmes, en sortant du bal, impatientes de se coucher, jettent autour d’elles leur robe, leurs fleurs fanées, leurs bouquets dont l’odeur s’est flétrie. [...] Peu leur importe que leur mari voie les agrafes, les doubles épingles, les artificieux crochets qui soutenaient les élégants édifices de la coiffure ou de la parure. [...] À l’amour d’un mari qui bâille, se présente alors une femme vraie qui bâille aussi29.

23Ces femmes-là, qui s’incarnent ponctuellement dans le texte, viennent tout droit de l’expérience prêtée au narrataire, qui n’est plus genré cette fois, car les deux sexes peuvent s’identifier aux personnages de la scène. Il est intéressant de voir dans cet exemple comment l’action du personnage, et les raisons qui la motivent, sont insérées dans un système plus global de signification, un dispositif complexe qui vise à en évaluer et en souligner la pertinence, mais aussi à mettre le lecteur en capacité d’en intérioriser les valeurs30.

24Qu’il s’agisse de valider ou d’invalider les raisons d’agir des personnages, le narrateur en organise donc ainsi le commentaire en l’orientant vers le narrataire. Mais si ce mouvement est général dans La Comédie humaine, il ne prend pas systématiquement des formes aussi stables que dans les exemples que nous venons d’observer.

Déstabilisation des interprétations et stratification des discours

25L’un des paradoxes du texte romanesque balzacien est que l’évaluation est partout, mais qu’elle ne se stabilise nulle part, ou presque. Ceci est lié bien sûr à la démultiplication des instances d’évaluation – le héros et ses comparses commentent eux aussi les actions, et les rapports entre ces différentes sources ne prennent pas toujours la forme d’un enchâssement hiérarchisé. L’omniprésence de l’ironie contribue également à ce brouillage, provoquant une stratification mouvante des interprétations, devant laquelle le narrateur parfois s’efface ou au contraire se jette dans la mêlée, quittant dans les deux cas la position privilégiée que lui dessinait son discours.

26Plusieurs déplacements sont ainsi à l’œuvre. Dans cette optique, la polarisation décrite plus haut ne suffit pas à rendre compte des postures proposées à l’identification du lecteur. Pour préciser cela, il faudrait envisager ces phénomènes par le biais d’un repère à quatre termes. Un premier axe matérialiserait la polarisation initiale : d’un côté, les actions désignées comme « bonnes », de l’autre, les actions stigmatisées comme « mauvaises ». La ligne horizontale qui s’étire entre ces deux pôles peut être coupée verticalement par une autre opposition concernant l’injonction faite au lecteur : soit « imiter » le personnage, dont le comportement apparaît alors comme exemplaire ; soit « ne pas l’imiter », l’action du personnage agissant alors comme un repoussoir. Cette croix délimite quatre quartiers, dont deux sont logiquement occupés lors de la lecture : imiter les bonnes actions, ne pas imiter les mauvaises. Le roman navigue alors entre deux postures, tour à tour donneur de leçons ou lanceur d’alerte31.

27Mais deux autres cases sont formées par ce schéma : ne pas imiter les bonnes actions, et imiter les actions mauvaises. Ces deux options offertes au lecteur peuvent a priori apparaître comme peu productives : pourtant, malgré leur caractère paradoxal, elles sont très présentes dans les récits balzaciens. S’ensuit alors une disjonction entre l’évaluation des raisons d’agir des personnages et la recommandation faite au lecteur.

28Le premier cas de figure à envisager consiste à « imiter les mauvaises actions ». Ce conseil cynique, récurrent chez les personnages de tentateurs, au premier rang desquels on trouverait Vautrin, n’est généralement pas assumé par le narrateur dans toute sa puissance prescriptive. Il forme cependant la matrice de passages où le narrateur nous suggère de nous mettre à la place de personnages aux actions blâmables. Un narrataire est alors inscrit dans le texte pour servir de support à cette compréhension, parfois sous la forme d’un simple pronom, comme lorsqu’un personnage aussi peu recommandable que Fraisier, dans Le Cousin Pons, se rapproche de nous par le biais d’une expérience partagée, celle des rêves d’avenir : « Les boulevards paraissent courts, lorsqu’en s’y promenant on promène aussi son ambition à cheval sur la fantaisie »32. Ce profil d’ambitieux désargenté, qu’il partage avec le docteur Poulain, n’est pas sans rappeler les étudiants de la pension Vauquer, et ce sont là deux Rastignac qui ont accepté de « tu[er] le mandarin »33. Le texte travaille cette fois à justifier le contre-modèle formé par le docteur Poulain, nous invitant à nous le « figure[r] », à « juge[r] » ses souffrances et son « fiel » jusqu’à ce qu’il nous soit « facile de comprendre »34 la tentation de tremper dans cette sordide affaire de captation d’héritage. Blâmable, mais imitable, toute action, même la plus détestable, a ses raisons, et loin de nous les rendre étrangères, Balzac nous invite à les faire nôtres, ne serait-ce qu’un instant. Expérimenter cette « autre manière d’être homme », comme l’explique Marielle Macé35, c’est accepter que la lecture « me déstabilise et m’emmène ailleurs ». Aux marqueurs axiologiques caractérisant nettement l’action s’opposent les procédés d’identification attachés à ses raisons et cette disjonction ouvre au lecteur un espace propice à l’introspection et au jugement personnel. L’analyse des raisons d’agir se déplace ainsi de la psychologie fictive du personnage à l’expérience vécue du lecteur. De la question de la vraisemblance, soulevée par Genette, on passe à la question de la vérité, dont le lecteur est invité à juger la validité « dans son cœur peut-être »36.

29Le deuxième cas de figure dessiné par le quadrillage de l’espace axiologique que j’envisageais tout à l’heure, consiste à ne pas imiter les bonnes actions, et revient à limiter l’adhésion du lecteur au comportement du personnage, ou du moins à la cliver. Il s’agit en effet de déplacer le centre de gravité de l’action, et de ne plus la rapporter seulement à ses causes, à savoir des raisons d’agir perçues sous l’angle valorisant des meilleures intentions, mais d’envisager aussi ses conséquences, considérées comme néfastes dans le contexte où prend place la scène. Ainsi dans Le Cousin Pons, la manière dont le narrateur commente les actions de Gaudissard est intéressante, car loin de gommer les ambiguïtés du personnage, elle les épouse et nous les donne à expérimenter dans toute leur complexité. Le brusque revirement de Gaudissard lorsque Schmucke vient le solliciter est significatif de ce phénomène : la compassion que provoque tout d’abord chez lui cette démarche est commentée de manière emphatique par le narrateur, qui ne convoque rien moins que Bossuet et l’agneau divin pour décrire cette soudaine conversion du « féroce parvenu ». Et d’expliquer aussitôt :

Gaudissard cachait sous ses vanités, sous sa brutale envie de parvenir, et de se hausser jusqu’à son ami Popinot, un bon cœur, une bonne nature. Il effaça donc ses jugements téméraires sur Schmucke et passa de son côté37.

30Juste auparavant, l’image du « verre d’eau » empruntée à Bossuet38 insistait précisément sur l’importance de ne pas s’attacher à la valeur d’une action (donner un simple verre d’eau), mais à l’intention qui la guide (le donner au nom de Dieu). L’action est bien ici l’objet d’une analyse, dévoilant ses ressorts cachés, cherchant d’autres raisons sous les raisons, et établissant un schéma comportemental disponible à l’usage du lecteur : si même Gaudissard est touché par la compassion, le lecteur n’a plus qu’à lui emboîter le pas et « passer de son côté ». Cependant, cette posture offerte à l’identification n’a rien de stable : la coprésence des jugements péjoratifs et mélioratifs, qui donne son prix à cette conversion, en souligne aussi la fragilité. Dès que Schmucke sort, Gaudissard se reprend et « l’agneau divin » rejoint le troupeau des « pauvres moutons »39 tandis que lui repasse du côté des carnivores ! Dans le rapport à l’action, une raison chasse l’autre, et le commentaire prend acte de cette juxtaposition des états mentaux, dont l’enchaînement explique un comportement qui aurait sinon pu paraître incohérent. Au continuum de la lecture s’oppose ainsi la discontinuité des émotions, des identifications, qui nous fait envisager l’action sous des angles différents et donc expérimenter la stratification complexe des raisons d’agir. En effet, un tel revirement révèle la mise en concurrence de plusieurs systèmes de valeurs, et la nécessité pour le personnage de louvoyer entre eux, sa position généreuse n’étant pas tenable dans une société « où la pièce de cent sous est tapie dans toutes les consciences »40. L’ironie est ici un facteur de réversibilité qui permet la coexistence des contraires. Quant au lecteur, il se voit proposer un modèle d’identification clivé, dans lequel se succèdent rapidement mouvements d’adhésion et mises à distance. Félix de Vandenesse, par exemple, en fait deux fois les frais. Tout d’abord, à grande échelle avec le retournement final que provoque la réponse de Natalie de Manerville à la fin du Lys dans la vallée. Argumentant à son tour, elle propose en effet de relire les actions de Félix selon une tout autre grille d’analyse de ses motivations ! Plus localement, le programme matrimonial longuement exposé dans Une fille d’Ève, et qui semble largement validé par le commentaire narratorial41, est in fine mis à mal par une notation cruellement ironique :

Aussi, comme le bonheur ne s’explique que par lui-même, ces quatre années ne peuvent-elles rien fournir qui ne soit tendre comme le gris de lin des éternelles amours, fade comme la manne, et amusant comme le roman de L’Astrée42.

31Au-delà du topos littéraire qui veut que le bonheur ne constitue pas un bon sujet, ce constat colore également l’apparente réussite de Félix d’une monotonie grisâtre peu engageante – et c’est cet « édifice du bonheur cimenté » qui, à la ligne suivante, est menacé d’écroulement. La superposition, dans les mêmes segments syntaxiques, de deux perspectives, méliorative et péjorative, met au jour l’existence de deux systèmes de valeurs concurrentiels, centrés autour du bonheur ou du désir, dont l’importance idéologique et littéraire est centrale dans l’écriture-même de La Comédie humaine. Cette stratification du discours narratif permise par les jeux de l’ironie amène le lecteur à s’interroger sur les raisons qui poussent Félix à tenir ainsi sa femme « enchaînée » dans un protocole aliénant. À ce premier degré de remise en cause s’en ajoute un second, lorsque par un soudain basculement le narrateur se focalise ensuite sur le versant féminin du couple, s’adressant plus particulièrement aux lectrices, plus aptes selon lui à comprendre les circonstances atténuantes qu’il va prêter à Marie de Vandenesse. Les bonnes intentions de Félix consolidant son mariage sont alors paradoxalement relues comme autant de bonnes raisons pour Marie de désirer autre chose (c’est-à-dire un amant). Dans ce moment de crise qu’ils s’apprêtent à traverser, les deux époux sont aussi légitimes l’un que l’autre dans des actions qui vont pourtant les opposer. Et plutôt que de tirer de cette situation des conseils au lecteur soucieux de réussir son mariage, Balzac, qui a pourtant écrit une Physiologie sur le sujet, laisse librement jouer ces différentes motivations, dans l’enchevêtrement desquelles va naître le récit.

    

32Au terme de ce parcours, nous avons pu constater l’extrême plasticité du commentaire narratorial lorsqu’il s’agit de rendre compte des raisons d’agir des personnages. Quatre stratégies en délimitent les contours : un effet de motivation, qui permet de les rendre acceptables par le lecteur ; une pratique cartographique chargée d’en explorer l’arborescence et les variations ; un principe de polarisation, qui vise à les mettre en tension pour faire surgir et problématiser la question des valeurs ; une logique de stratification, qui, d’effets d’empathie en retournements ironiques, en expose la complexité. Ces procédés, tout en offrant au lecteur autant d’occasions, locales, d’expérimenter des situations qu’il peut rapporter à son propre parcours de vie, rendent difficile son identification globale à tel ou tel personnage. Comme le souligne Vincent Jouve :

Les valeurs inscrites dans une fiction nous apparaissent sous un jour particulier : elles sont dépragmatisées (en raison du contrat de lecture) et relativisées (eu égard à la structuration énonciative du récit). En d’autres termes, les choix éthiques ou idéologiques sont présentés comme des objets d’attention, non comme des exemples à suivre43.

33D’une certaine manière, le lecteur est invité à se placer au centre du repère esquissé plus haut. Cette position d’observation, d’évaluation des motivations, est aussi une position d’attente, suspendue entre la possibilité d’agir, ou non, comme le personnage. De cette façon, Balzac travaille à décorréler la question du choix éthique de la question du modèle, contribuant notamment à moderniser la notion de héros : non plus celui, exemplaire, qu’il faudrait suivre les yeux fermés, mais celui, complexe, dont on n’a jamais fini d’interroger les raisons d’agir.