Colloques en ligne

Denis Saint-Amand

Le Groupe Chromatique (2008-2015). De la littérature sauvage au Palais des Académies

1En novembre 2013 s’est tenu à l’Université de Liège un colloque consacré à la dynamique des groupes littéraires qui visait à interroger les structures, logiques et représentations des rassemblements d’écrivains1. Le terminus ad quem choisi dans ce cadre impliquait qu’on s’en tienne à la fin des années 1970, au moment où Tel Quel et TXT perdaient de leur influence et où les groupes littéraires paraissaient disparaître en même temps que les dernières avant-gardes. Je m’étais alors borné à signaler que des phénomènes de collectivisation de l’activité littéraire semblaient se renouveler en ligne, sur des forums virtuels de création ou de re-création, c’est-à-dire des espaces où des fans prolongent, ensemble, certaines œuvres qu’ils admirent (c’est le processus de la fanfiction), et où ils discutent, commentent et critiquent leurs créations, comme s’ils évoluaient dans un cénacle numérique. Ce mode de rassemblement en ligne n’est en réalité pas sans rappeler les logiques voisines de l’atelier littéraire et du master de création, fondées sur l’échange et l’émulation en vase clos2. Le sommaire de la présente livraison suffit à montrer que, après l’âge des cercles romantiques, parnassiens et symbolistes, après celui des chapelles surréalistes, après le situationnisme et après l’essoufflement des avant-gardes, il reste, au cœur même d’une ère postmoderne dont les spécialistes s’accordent à indiquer qu’elle a été marquée par une montée de l’individualisme, de la place pour les projets littéraires collectifs.

2Encore ceux-ci n’entretiennent-ils pas, à l’égard de leurs prédécesseurs, un rapport de filiation direct, total, sans nuance ni soupçon. Dans son excellente thèse sur La Littérature embarquée, Justine Huppe saisit plusieurs de ces projets collectifs situés dans ce qu’elle nomme un « moment post-avant-gardiste » dont les acteurs, émergeant dans les années 1990-2000, ne doivent plus tenter de se faire une place dans le monde de l’avant-garde (avec tout ce que cela suppose de concurrences, luttes et rivalités), mais composent en tenant celle-ci pour un épisode passé, dont ils peuvent revendiquer l’héritage et négocier les modalités d’exploitation, sans être contraints d’en répliquer les mécanismes et en tenant à distance certains de ses principes paradoxalement sacralisants. Justine Huppe se fonde notamment sur les prises de position de Jean-Marie Gleize, qui a indiqué comment le retour du lyrisme à l’œuvre au sein du milieu poétique français dans les années 1980 a été battu en brèche par un ensemble d’acteurs refusant ce processus de restauration et se fédérant dans une série de revues (Java, Nioques, Poésie Proléter, Quaderno, Revue de littérature générale, etc.) mues par la volonté « de “tenir le pas gagné” et d’insister de façon inventive et joyeuse sur le fait qu’on ne pouvait pas faire comme si rien n’avait eu lieu et comme si les questions posées par les courants avant-gardistes étaient épuisées3 ». La chercheuse montre comment, à la suite de cette contre-restauration, un réseau de poètes a émergé dans un double mouvement d’héritage et de contestation de l’avant-garde : « ils se veulent exempts de toute illusion, de tout illusionnisme utopiste, ils pratiquent la prise de distance ironique, le refus du sérieux, de tout ce qui pouvait subsister de pose romantique dans la posture néo-avant-gardiste, ou son stéréotype4. » Justine Huppe revient également sur le cas Inculte, à l’aune des déclarations respectives de Matthieu Larnaudie5 et d’Arno Bertina6, et sur l’expérience décevante de Chloé Delaume avec la revue Evidenz (laquelle a engagé un dialogue éphémère avec Tiqqun7) pour donner à voir des gestes et discours mettant semblablement à distance les procédés traditionnels des regroupements d’avant-garde, qu’il s’agisse de la nécessaire politique de la tabula rasa ou de la valeur du mot d’ordre, tous deux perçus comme vains, passéistes et naïfs.

3Une réticence similaire est perceptible dans les propos du collectif Mauvaise troupe, dont l’imposant volume Constellations (disponible intégralement en ligne, tout comme d’autres publications du groupe portant notamment sur l’expérience de la ZAD8) accueille un important discours réflexif sur les pratiques et enjeux du projet. Le groupe y affirme se méfier des formes d’organisation collectives en raison de leur devenir souvent sclérosant ― « de l’émergence de leaders à l’asphyxie dans les guerres de pouvoir, de la complaisance bureaucratique qui brime les initiatives jusqu’à l’institution qui perdure pour elle-même9 ». Offrant une tribune à deux membres du Wu Ming (auteurs de L’œil de Carafa (1999) auxquels Éric Vuillard a emprunté le sujet de La Guerre des pauvres (2019)), à Alain Damasio ou aux instigateurs du journal Rebetiko, rappelant ses liens avec le CAGE (Collectif d’Action Gène Éthique, fondé en Belgique en 1999), la Mauvaise troupe ne pose pas l’art et la littérature comme finalités de l’entreprise, mais comme vecteurs potentiels d’un processus de réappropriation du monde fondé sur le refus de céder à l’injonction « Ne faites pas d’histoire10 », sur l’idée que « les programmes ont été enterrés », et, dans le même temps, sur un principe de résistance porté par la croyance qu’il est possible d’« avoir des pistes » et d’« esquisser des chemins » à travers des récits qui « se racontent et se construisent depuis ceux qui font, vivent et battent11 ». Gageant qu’il est difficile de « considérer l’écriture comme un geste offensif […] à l’heure où Guy Debord est à la BNF12 », le collectif présente une série d’actes et de dispositifs susceptibles de contribuer à une reconfiguration du commun, depuis l’expérience des chantiers collectifs, des agrisquats et des pratiques de cueillette jusqu’aux fêtes sauvages favorisant le plaisir du désordre, dans un monde où dominent surtout les festivités. Pour autant, la pratique littéraire conserve une place au sein du collectif, en raison de sa capacité présumée à travailler, inquiéter, modeler des imaginaires, eux-mêmes susceptibles de participer à la transformation du monde : « L’imaginaire n’est pas subversif en soi ; c’est lorsque dans des mythes, des narrations ou des utopies se dessine la possibilité d’un renversement de ce monde que l’imagination devient une capacité que craignent les gens d’ordre13. »

4On le voit aisément à travers ces quelques exemples évoqués à grands traits, la forme du groupe littéraire, si elle n’est pas épuisée aujourd’hui, semble à tout le moins ne plus pouvoir s’envisager à l’aune des principes, formules et pratiques éprouvés par les rassemblements d’écrivains de la modernité. Deux grandes tendances semblent se dégager : d’un côté, on se méfie de poses et codes groupaux qui, à force de se systématiser, tendent vers l’affèterie ou l’auto-parodie et semblent ne plus incarner qu’un prêt-à-penser littéraire creux et désuet ; de l’autre, on considère que la forme du rassemblement reste riche de possibles (tout en demeurant suspecte, ce qui implique une veille réflexive permettant de prévenir le déséquilibre des rôles, la routinisation, le dogmatisme, etc.), mais que le programme esthétique ne peut y être que subsumé à une démarche plus vaste, dépassant le domaine artistique et plus volontiers activiste.

5Le phénomène dont il sera ici question ne correspond de prime abord à aucune de ces deux grandes options : le groupe Chromatique, qui s’est rassemblé de la fin de l’année 2008 jusqu’à l’été 2015, était avant tout le rassemblement de jeunes poètes amateurs inscrits en faculté de philosophie et lettres de l’Université de Liège, héritant, à leurs débuts au moins, d’un imaginaire scolaire de la collectivité littéraire, réfutant tout engagement politique, investissant des circuits de production et de diffusion parallèles pour assurer la circulation de leurs productions, diversifiant progressivement leurs modes d’expression, et parvenant à s’assurer une réception très favorable au sein du sous-champ de la poésie belge francophone. Ce cas me paraît significatif en ce qui concerne les conditions de production et de réception de la poésie en Belgique francophone. Il s’agira ici d’essayer de le déplier et de mesurer ce qu’il nous permet d’observer à la fois en ce qui concerne les modes de fonctionnement d’un collectif contemporain et sur le plan des logiques et rouages d’un espace littéraire spécifique14.

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Le groupe Chromatique, H. Husquinet, P. Dagonnier, T. Creppe, L. Druart, G. Gilissen et J. Fraiture.

Genèse

6À l’automne 2008, Thibaut Creppe (1990), Lucien Druart (1987), Simon Fontaine (1990), Gauthier Gilissen (1990) et Gauthier-Alexandre Massange (1990) se rencontrent sur les bancs de la faculté de philosophie et lettres de l’Université de Liège, où ils sont inscrits en première année du bachelier en langues et littératures françaises et romanes. Ils sont notamment séduits par les cours d’explication de textes et d’histoire de la littérature et, en particulier, par ceux dispensés respectivement par Jean-Louis Dumortier et par Laurent Demoulin15. En février 2009, Lucien Druart, Simon Fontaine, Gauthier-Alexandre Massange et Paolo Dagonnier (1990), étudiants en langues et littératures modernes, entreprennent de se retrouver dans un café pour écrire ensemble. Se rendant à leur première réunion, ils croisent Gauthier Gilissen, qui les accompagne par curiosité ; quelques semaines plus tard, à Pâques, ils sont rejoints par Thibaut Creppe. L’initiative de ces rassemblements est due à Lucien Druart, l’aîné de la troupe, doté d’une expérience des ateliers d’écriture et alors auteur de deux recueils de poésie (Un monde à part, Éole, 2004 et Morphinis, Éole, 2006).

7Héritant d’un imaginaire romantique vis-à-vis duquel il hésite entre adhésion et dérision, le groupe se baptise d’abord SSR (pour « Sang Sombre Romance ») avant d’opter pour Les Enfants de la lyre. L’expression joue du caractère inexpérimenté de la petite troupe et actualise dans le même temps une référence stéréotypée : elle convoque une représentation clichéique du poète-aède (voire une caricature ― on se souvient, par exemple, des représentations de Lamartine par Cham), mais trouve surtout son origine dans le fait que les réunions du collectif se tiennent dans une salle du café Le Celtic (aujourd’hui Temple Bar, sur le Boulevard de la Sauvenière), sur un mur de laquelle était fixée une immense lyre, emblème d’une célèbre marque irlandaise de stout. Dans un premier temps, les six jeunes gens se retrouvent une fois par semaine pour se prêter à des exercices typiques des ateliers d’écriture et pour travailler leurs projets personnels : il ne s’agit pas de composition à plusieurs mains, mais d’un espace de travail, de discussion et d’émulation, où l’idiosyncrasie et les choix formels de chacun sont privilégiés ― aucun programme esthétique commun n’entravant cette juxtaposition de singularités. Les réunions du groupe se systématisent, les soirées s’ouvrent à des invités ponctuels et, dans le courant de l’année 2010, deux nouveaux membres, Joachim Debelder, étudiant en histoire de l’art, et Alexander Thiebaut, romaniste, sont intégrés au groupe.

8Progressivement, le cercle décide de se fixer un objectif commun en s’attelant à la composition d’un recueil : intitulé Les Enfants de la Lyre, il rassemble les textes de six participants (S. Fontaine et A. Thiebaut n’en sont pas). Certains signent de pseudonymes qu’ils conserveront par la suite et qui permettent de saisir une part de la mythologie qui nimbe les représentations des acteurs : Gauthier Gilissen opte pour Derassan en écho au nom de sa mère, Rassenfosse – nom rendu célèbre par le peintre et lithographe élève de Rops ; Lucien Druart s’attribue le deuxième prénom Isidore en hommage à Ducasse ; Paolo Dagonnier, passionné par la beat generation, choisit de se rebaptiser Niall Yates ; Thibaut Creppe renonce finalement à signer du nom zolien de Sandoz après avoir assumé cet hétéronyme durant les premières heures du projet. Le volume est précédé d’une préface de Laurent Demoulin au titre calembouresque (« Lire les Enfants de la lyre ») : l’écrivain-chercheur y expose la double structure d’un ensemble qui peut se lire « par thème ou par auteur16 » et tente de baliser le projet et ses participants. Prenant acte des différences manifestes en matière de choix esthétiques et de maîtrise mais choisissant de les écarter, L. Demoulin relève la dimension évolutive de ce qu’il tient pour un work in progress et gage que l’ensemble peut s’envisager de façon univoque17. Parce qu’il entend défendre le projet, le préfacier, complice, transforme en qualités et prises de position audacieuses un nombre de défauts et lacunes logiquement imputables à de jeunes poètes : leur conception intuitive et déshistoricisée de la poésie (dégagée des ruptures de la seconde moitié du XXe siècle et chargée en partie, de l’aveu même de plusieurs membres du groupe, d’une représentation quasi-magique, héritée à la fois de certains clichés scolaires et de fictions comme Le Cercle des poètes disparus) est présentée comme une manière d’adhésion phénoménologique18 ; les références traditionnelles au panthéon poétique et les approximations techniques sont inscrites dans une filiation revendiquée « de façon décontractée19 » ; la grande lisibilité des pièces est tenue pour un choix concerté, en opposition à certaine poésie présentée comme obscure ou hermétique20. Pris en charge par un auteur conscient à la fois des codes en vigueur au sein du milieu poétique et de l’influence qu’il exerce sur des aspirants poètes qui s’enthousiasment pour les cours qu’il leur dispense, ce discours d’escorte est aussi généreux qu’il doit l’être et remplit ses fonctions de présentation et de captatio benevolentiae : il offre un droit d’entrée dans le jeu poétique à un réseau de néophytes et constitue une marque de soutien à un projet qu’il les incite à développer.

9Ce texte liminaire est suivi d’une brève « Présentation », signée Thibaut Creppe, qui indique d’emblée que « le groupe des enfants de la lyre se définit comme un cercle de projets d’écriture » et « n’a, à l’évidence, ni l’intention ni la prétention d’inscrire un nouveau mouvement dans l’histoire de la littérature21 ». Insistant sur l’absence de programme commun et revendiquant l’articulation de plusieurs esthétiques22, l’auteur adopte au fond une position qui n’est pas sans rappeler la façon dont Arno Bertina présente le projet Inculte : les dogmatismes et l’uniformité esthétique ne concernent pas Chromatique parce qu’ils sont d’un autre âge, qu’il ne s’agit pas de faire revivre ou de prolonger. T. Creppe continue en exposant le principe de composition délibérément composite et dialogique d’une œuvre à plusieurs mains : « chaque membre propose deux sujets qu’il affectionne particulièrement et invite ses partenaires à les traiter à leur manière ». Cette écriture sous contrainte a notamment pour effet que « tout le contenu de ce livre n’est, pour ainsi dire, apprécié dans son entièreté par aucun de ses auteurs », mais c’est là précisément l’un des enjeux d’un projet prônant « une liberté d’expression qui s’appuie sur les critiques et les conseils d’un groupe d’amis23 ».

10Durant l’été 2011, le recueil, rassemblant 88 compositions, est soumis à Gérald Purnelle, chef de travaux à l’Université de Liège et spécialiste de poésie belge, alors en charge de la revue semestrielle Le Fram (aujourd’hui disparue) et des rencontres organisées autour de ce foyer. Il juge l’ensemble trop hétéroclite – et donc difficilement publiable en l’état – et conseille aux jeunes poètes de développer leur propre revue, qui leur garantirait une totale liberté. Certains membres du groupe tiennent ce retour pour un désaveu et, déçus, abandonnent l’aventure. Le cercle se réduit à quatre participants (T. Creppe, P. Dagonnier, L. Druart et G. Gilissen), qui, en septembre 2011, décident de changer de nom et de suivre le conseil, en recyclant dans une publication périodique la matière de leur recueil. C’est la naissance du groupe Chromatique et de sa revue, bricolée avec les moyens du bord et distribuée gratuitement. Son premier numéro, publié en octobre 2011, s’ouvre sur une déclaration programmatique, revendiquant, en filant l’analogie ouverte par le titre du périodique, le caractère hétéroclite du projet : « Ce journal est une gamme de textes, de sons, de couleurs, de visions divergentes et partagées. Il est la réunion de nos créations, de nos envies, de notre plaisir à l’écriture. Il est notre désir de partager et d’être lu. Il est autant l’aboutissement de nombreuses réunions que le départ d’un projet souhaité persistant. »

Émergence et ascension

11L’activité du groupe va alors s’intensifier : quittant l’ambiance des cafés, les membres se retrouvent, chaque jeudi, dans l’appartement de L. Druart, situé rue Neuvice et où est conservé le matériel qui sert à fabriquer la revue (rames de papier, imprimante, rogneuse, fardes, etc.). Artisanale et malléable, celle-ci se compose d’un éditorial, d’illustrations, de textes des membres du groupe et de publications d’invités. Elle connaîtra dix-sept livraisons, de 2011 à 2015 : dans un premier temps, le quatuor souhaite tenir un rythme de publication mensuelle, avant de revenir sur cette contrainte après le sixième numéro, craignant qu’elle ne conduise à privilégier la quantité au détriment de la qualité. L’objet changera à plusieurs reprises de dimensions, passant d’une maquette A5 à l’italienne et plastifiée à un format à la française plus proche du fanzine (n° 8), avant de se muer en un délicat A6 enveloppé de papier calque (n° 11).

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Premiers numéros de Chromatique

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Troisième génération de la revue Chromatique

12Lors de chaque publication, les membres assurent eux-mêmes la distribution du numéro, adressant certains exemplaires à leurs amis et à ceux qui ont manifesté leur intérêt à l’égard du projet, en déposant d’autres dans des lieux stratégiques (bibliothèques facultaires, cafés proches de l’université) ou choisis au hasard afin d’aller à la rencontre du lecteur (qui peut être surpris de découvrir une plaquette dans sa boîte aux lettres ou sur le pare-brise de sa voiture). Ses modes de composition et de mise en circulation inscrivent la revue Chromatique dans les productions rassemblées par Jacques Dubois sous l’appellation de « littératures parallèles et sauvages24 », c’est-à-dire des œuvres brutes, spontanées, artisanales, évoluant en dehors des circuits de production et diffusion du milieu éditorial traditionnel, et, partant, en marge de l’institution littéraire, de ses normes, codes et valeurs. Si les membres du groupe signent la majeure partie des contributions, ils ouvrent également la revue à des oiseaux de passage ― amis, proches, condisciples et autres curieux souhaitant faire découvrir leurs textes ―, pourvu que les productions soumises au quatuor permettent de faire consensus25. Les membres investissent aussi les réseaux sociaux, via une page Facebook et un Tumblr26 qu’ils nourrissent de façon irrégulière, la revue demeurant le principal espace d’expression du collectif.  

13Peu à peu, le quatuor abandonne les exercices d’écriture et privilégie les discussions autour des nouvelles compositions que chaque membre a l’occasion d’éprouver en vase clos et qui sont appelées à nourrir la revue. La communauté émotionnelle se maintient et les échanges impliquent une structure horizontale, sans hiérarchie ni rapports de domination. Le groupe débarque dans le tout petit monde de la poésie liégeoise, au sein duquel les figures tutélaires de Jacques Izoard et Eugène Savitzkaya exercent une influence majeure à la fois sur le plan esthétique et sur le plan institutionnel27, mais il ne souhaite pas s’y inféoder, contrairement à nombre de poètes des générations précédentes. Curieux des espaces et moyens dévolus à la poésie en Belgique, les membres investissent progressivement les lieux de sociabilité du milieu et assistent ou participent de plus en plus à des lectures et événements spécifiques : ils se rendent, d’abord comme auditeurs, aux rencontres organisées dans les librairies liégeoises (Pax, Livre aux Trésors) ou dans des lieux culturels comme L’Aquilone ou la Casa Nicaragua ; en décembre, ils prennent part à leur première lecture publique à l’occasion de la Nuit de la Poésie, qui se tient à la Caserne Fonck, à Liège. Souvent, ces événements les emplissent d’un sentiment de déception : la poésie telle qu’elle est vécue dans leur ville leur semble le fait d’un réseau solidement constitué d’acteurs plus âgés, méfiants ou indifférents à leur égard, roués à des codes et rites qu’ils ne possèdent pas (et ne souhaitent pas acquérir) et adoptant à l’égard de la littérature une déférence qu’ils jugent pompeuse et rétrograde. L’activité et la persévérance des membres de Chromatique sont toutefois récompensées à l’été 2012, puisqu’ils sont conviés par Gérald Purnelle à prendre part à la 23e et dernière livraison du Fram sous la forme d’une session collective ; une partie de la bande participe également à la soirée de présentation du numéro, sous les auspices de l’ASBL Levée de Paroles, le 13 juin 2012 ― soirée qui marque aussi la fin de l’aventure du Fram.    

14Mais c’est sans doute quelques mois plus tôt, en février 2012, à Namur, que se joue un  événement qui peut rétrospectivement tenir lieu de pivot : le groupe assiste à ce moment à une journée de lectures organisée par la Maison de la poésie ; si elle doit une fois de plus faire face à l’important écart générationnel qui l’oppose au reste du public, la petite cohorte est accueillie avec enthousiasme par les deux jeunes animatrices de la Maison de la poésie, Aline Louis et Charlotte Poncelet, qui s’enquièrent de son activité et incitent ses membres à garder le contact, ravies par un projet qu’elles estiment rafraîchissant. Elles convient ensuite Chromatique au 9e Festival international et Marché de la Poésie Wallonie-Bruxelles, organisé à Namur en juin 2012. Le groupe, rejoint entretemps par Héloïse Husquinet (1990), étudiante en histoire, et Julie Fraiture (1990), amie de la précédente et étudiant la peinture à l’Académie des Beaux-Arts de Liège28, découvre plus activement les rouages du milieu poétique ; il sera présent à cet événement chaque année jusqu’en 2015. En mars 2013, via les mêmes réseaux, Chromatique est appelé à siéger dans le jury du concours de poésie « Les voix du poème… » organisé par le Kiwanis Namur Comté en collaboration avec la Maison de la Poésie de Namur ; il sera également juré à l’occasion des deux éditions suivantes. Surtout, la rencontre avec les animatrices de la Maison de la poésie de Namur va permettre à Chromatique de gagner en visibilité et en capital symbolique : elles vantent le projet à Éric Brogniet, alors directeur de l’institution et membre de l’Académie royale de langue et de littérature française de Belgique. Celui-ci entreprend de porter la candidature des jeunes poètes à la cuvée 2012 du prix Georges Lockem qui, depuis 1974, récompense annuellement « un poète belge de langue française, âgé de 25 ans maximum, soit pour un manuscrit, soit pour un ouvrage édité pendant l’année précédant l’année d’attribution29 ». En mars 2013, à sa grande surprise, le groupe Chromatique est convié au Palais des Académies et se voit décerner le prix Lockem. Sur le site de l’institution, le jury, composé par Éric Brogniet, Jacques Crickillon et Claudine Gothot-Mersch, justifie son choix en indiquant que « Ce collectif représente un incontestable ferment d’éveil à la poésie au sein de l’Université de Liège et de la vie culturelle liégeoise. Leur revue imprimée et leur page Facebook démontrent aussi une édition en prise avec notre temps et démultiplient leur influence positive sur un certain nombre de jeunes30. » Rétrospectivement, les membres du groupe estiment de façon unanime que leurs compositions n’ont pas été prises en compte par les membres du jury : elles ne sont pas plus évoquées dans l’entrefilet sur le site de l’Académie qu’elles ne l’ont été ce soir-là. Le choix, en cela, peut apparaître stratégique : misant sur la contemporanéité du projet (en agitant le motif de la « page Facebook », qui n’a jamais été la plateforme la plus représentative de Chromatique) et reproduisant le thème éculé de « l’influence positive » sur la jeunesse (ce qui est surprenant – en tout cas de la part d’Académiciens – dans la mesure où les poèmes publiés dans la revue misent volontiers sur l’ivresse, l’hédonisme, l’ironie et la désinvolture et revendiquent, parmi d’autres, l’héritage de Ducasse, de Baudelaire et de la beat generation), le jury du prix Lockem 2012 parvient mal à dissimuler le fait qu’il vise moins à honorer un projet appréhendé à distance qu’à servir ses propres intérêts en cherchant à vivifier à peu de frais l’image d’une Académie semblant toujours en décalage avec son époque. Peu importe, au fond : le groupe se voit auréolé d’un prestige nouveau, prend sa revanche sur les doutes qui avaient accueilli ses premières expérimentations et se trouve à la tête d’une petite somme de 850€ dont les membres se demandent dans un premier temps comment ils vont l’utiliser.  

Hit the words, jazz !

15La solution se rencontre une nouvelle fois en dehors des circuits habituels du milieu littéraire : férus de jazz, eux-mêmes musiciens pour certains (T. Creppe, G. Gilissen), les membres de Chromatique décident d’investir l’argent du prix dans l’organisation d’une soirée de poésie. L’événement est programmé en novembre 2013, dans un café d’étudiants faisant face à l’Université (La Diode, sis au 12 place Cockerill), sous le nom Hit the words, jazz !, détournement du célèbre titre de Percy Mayfield. Le choix du lieu est à la fois tout à fait pragmatique (en ce qu’il est effectué par des habitués du quartier) et original, dans la mesure où il rompt avec les institutions liégeoises habituellement dévolues aux lectures de poésie et/ou aux performances slam (L’Aquilone, la Zone, la Casa Nicaragua, L’An vert, etc.) et permet en cela d’investir un espace singulier et de se l’approprier, sans devoir composer avec la tradition. L’événement rassemble un nombre important de participants (plus d’une centaine) ― poètes amateurs, étudiants, curieux et égarés ―, appelés à lire des extraits de leurs productions personnelles et de leurs auteurs favoris ou simplement à assister aux interventions qui se succèdent sur un fond de jam assuré par des amis du groupe, qui attirent eux-mêmes une partie du public. Les six membres de Chromatique prennent eux aussi place derrière le micro, trouvant en cela un nouveau moyen de faire circuler leurs productions au sein d’un milieu hétéroclite, en marge des lieux habituels. Le succès de ce projet va encourager le groupe à creuser le sillon de ce qu’Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel nomment « la littérature exposée31 », en cherchant à développer les soirées et performances poétiques : nouant un partenariat avec le café dans lequel s’est tenu le premier événement, le groupe va articuler la gestion de la revue à l’organisation de soirées Hit the words, jazz ! ; la programmation de ces dernières coïncidera désormais avec le lancement des numéros ultérieurs de Chromatique (en mars 2014, juillet 2014, novembre 2014, mars 2015 – exceptionnellement au café La Dame de Pique à Namur – et juillet 2015, date du dernier événement).

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G. Gilissen, soirée Hit the words, Jazz !, nov. 2013

16Le prix Lockem et la réussite des premières Hit the words, jazz ! dotent le groupe Chromatique d’une réputation flatteuse et les autorisent à jouer sur plusieurs tableaux : la reconnaissance de l’Académie leur confère une certaine légitimité au sein d’un milieu poétique qui peut apparaître conservateur et à l’écart duquel ils se sont jusqu’alors tenus ; tandis que le versant événementiel du projet les rend visibles au cœur d’une vie culturelle alternative vivace, dont ils apparaissent comme des animateurs potentiels. Plusieurs portes s’ouvrent alors, qui permettent au groupe d’étoffer à la fois sa palette d’activités et son réseau de confrères, partenaires et médiateurs. En septembre 2014, Chromatique, qui avait déjà été convié à participer au dernier numéro du Fram, compte parmi les invités d’une journée de lectures à la Maison de la poésie Jacques Izoard, à l’occasion de laquelle Eugène Savitzkaya leur donne carte blanche : l’événement est chargé sur le plan symbolique, dans la mesure où il voit un poète consacré adouber une jeune garde qui, contrairement à de nombreux écrivains liégeois (de Serge Delaive à Antoine Wauters, en passant par Pascal Leclercq et Ben Arès), ne se réclame ni de lui ni d’Izoard.

17La place de la performance dans l’activité de Chromatique accroît et se systématise alors : en plus des soirées qu’ils mettent sur pied à la Diode, les membres du groupe se voient notamment confier l’organisation d’une performance à la Société Libre de l’Émulation, le 24 octobre 2014, et décident à cette occasion de plonger l’assistance dans le noir pendant qu’ils lisent leurs productions ; ils sont invités par Olivier Pé, professeur à l’ESA Saint-Luc, à intervenir lors d’une séance d’occupation artistique de l’An Vert, petite salle d’une ASBL accueillant des ateliers d’arts et d’essais, par ses étudiants ; en février 2015, ils sont programmés au café-concert le Blues-Sphère et en profitent pour organiser une nouvelle soirée micro-ouvert.               

18Ce développement du volet performance infléchit les logiques de rassemblement et les lignes de force de Chromatique. Le petit cercle d’étudiants qui se rassemblait dans l’arrière-salle d’un café pour s’adonner à des exercices d’atelier d’écriture s’est mué, en quelques années, en groupe littéraire primé par l’Académie et en petit réseau d’animateurs de la vie culturelle liégeoise. Peu à peu, pour des raisons pratiques, la revue perdra une part de sa dimension artisanale : la confection collective est abandonnée au profit d’une forme de centralisation, déléguée à Jonathan Creppe, frère de Thibaut et étudiant en graphisme à l’ESA Saint-Luc, qui se propose d’assurer la mise en page ; le groupe a dès lors moins de raison de se rassembler de façon hebdomadaire. La fin de la période universitaire favorise également un détachement progressif : les déménagements de P. Dagonnier et L. Druart rendent les réunions moins évidentes, et le temps vient parfois à manquer pour maintenir l’équilibre entre l’organisation des événements et une écriture régulière susceptible de nourrir une publication périodique. La multiplicité des projets et la distribution des rôles relatifs à ces derniers tend également à faire apparaître des points de dissensions qui ne concernent que les membres du collectif et qui, progressivement, ont raison de ce dernier. En juillet 2015, la sixième soirée Hit the words, Jazz !, qui célèbre la sortie du 17e numéro de la revue, sonne le glas de l’aventure. Le groupe Chromatique avait vécu.

    

19Après ce parcours historique qu’il s’agirait d’étoffer en d’autres lieux par une approche poéticienne des productions du groupe, il reste à se demander ce que l’approche de ce cas permet de saisir. Le groupe Chromatique peut évidemment s’appréhender, dans le sillage des formes cénaculaires, comme un laboratoire qui a permis à ses membres de se rôder en poésie et de mettre leurs expérimentations à l’épreuve du regard de leurs confrères et consœurs ― plusieurs d’entre eux maintiennent aujourd’hui une activité poétique, littéraire ou artistique, qui prolonge, directement ou non, cette expérience collective. Il ne s’agit pas de forcer la dimension novatrice de ce projet, en faisant comme si ce qu’il proposait était inédit ou comme si son absence de perspective avant-gardiste l’érigeait paradoxalement en représentant d’une néo-avant-garde nihiliste et réfractaire à l’héritage massif du XXe siècle ― ce qui serait aussi forcé qu’intenable. Il faut toutefois souligner combien le Groupe Chromatique entretenait un rapport singulier à l’idée d’expérimentation, partagé entre le besoin de renouveler une pratique poétique dans un espace où elle leur semblait obsolète et le refus de s’engager dans une perspective révolutionnaire esthétiquement ou politiquement. Soulignons aussi la façon dont ce collectif fonctionnant, comme son nom l’indique, à la juxtaposition d’individualités et revendiquant celle-ci comme seul principe fondateur ― réfutant, en cela, tout vecteur de collectivité (discours concerté et cohésif, programme, esthétique et idéologie partagées, revendication d’influences et de repoussoirs communs, etc.) et ne cherchant ni à penser les formes et enjeux de la collectivité ni à contester ceux-ci à un moment où il font l’objet de discours multiples et complexes ― est néanmoins parvenu à imposer une image de groupe littéraire (un groupe paradoxal, certes, sorte de couteau de Lichtenberg qui a pour principe d’affirmer une collectivité sans rouages collectifs). Surtout, la réussite de ce projet paraît significative en ce qui concerne le milieu poétique belge : après que leurs premières tentatives n’ont pas été immédiatement reconnues, les membres ont eu le mérite de se doter de moyens d’exister et de faire circuler leurs textes, en misant sur un mode de production et de diffusion parallèle ; c’est leur démarche, plus que leurs œuvres, qui a été saluée par une institution aussi prestigieuse que l’Académie, dont on a vu qu’elle cherchait dans Chromatique l’incarnation de valeurs qui pouvaient correspondre à sa propre axiologie. Consacrés officiellement parce qu’ils sont « en prise avec [leur] temps » et qu’ils exercent une « influence positive » sur la jeunesse, les membres du groupe ont été instrumentalisés par les représentants d’une institution apparaissant en quête de renouvellement et encombrée par son incapacité à générer de nouveaux dispositifs et expériences littéraires. Révélateur malgré lui d’un certain malaise au sein du sous-champ de la poésie belge, le projet Chromatique a eu la subtilité d’exploiter cette instrumentalisation et de la renverser : loin du Palais des Académies, hors des salons feutrés, le groupe s’est donné les moyens de secouer un peu les structures du milieu poétique liégeois, de le décentrer et de le renouveler, fût-ce temporairement. C’est ainsi que les soirées Hit the words, Jazz !, où des individus extérieurs au sérail ont pu lire, chanter ou rapper leurs textes et où des litres de bière ont coulé, étaient inauguralement financées par l’Académie royale ― que la jeunesse, on l’imagine, doit aussi remercier pour son influence positive.