Colloques en ligne

Izabeau Legendre

Le collectif féministe les Bêtes d’hier : l’art et la politique aux marges du champ culturel

1Plus que toute autre peut-être, la question des collectifs littéraires ouvre la porte à des analyses décentrées, ouvertes à des pratiques délégitimées, marginales. Rompant avec certains des codes les plus précieux du champ, les collectifs semblent, sauf quelques exceptions notables, presque absents de l’histoire littéraire. À l’inverse, on les trouve de moins en moins rares à mesure que l’on s’éloigne des centres de la légitimité littéraire. Un travail sur les collectifs devient donc, paradoxalement en rapport de leur relative rareté, un moyen intéressant de tracer les contours d’un champ, de forcer une mise au point tenant compte des périphéries.

2Cette analyse des Bêtes d’hier, un collectif d’artistes féministes ne participant que de façon distante et, pour ainsi dire, médiée, au champ littéraire, profite de ce décentrement. Il y est, en effet, plus question de la scène du zine, un espace culturel marginal occupant une place transversale aux champs littéraires, de la bande dessinée, des arts, voire de la politique ou de la musique, que du champ littéraire à proprement parler. Centrées autour de la publication de zines, mais inscrivant leur travail dans un ensemble beaucoup plus large de pratiques culturelles incluant artisanat, tatouage, herboristerie, et, en passant, littérature, les Bêtes d’hier ont acquis au fil des années, une place centrale dans la scène du zine de Montréal. Collectif ayant sa place parmi un réseau formé d’autres collectifs et instances spécifiques de la scène, les Bêtes d’hier représentent, dans une certaine mesure, un cas paradigmatique d’un collectif de zine.

3En prêtant attention à leur inscription dans la scène du zine d’abord, je soulignerai les aspects les plus importants de la démarche du collectif, en notant les modalités de son organisation dans un premier temps, et de son rapport à la notion de communauté dans un second. En filigrane, j’insisterai sur la façon dont les Bêtes d’hier inscrivent leur travail dans un questionnement plus large des rapports entre art et politique, et, plus précisément, du rôle que jouent les héritages parfois contradictoires des avant-gardes historiques et des contrecultures pour ses articulations contemporaines. Naviguant à trois niveaux d’organisation et de socialisation – la scène du zine, le collectif lui-même et la communauté – les Bêtes d’hier montrent bien comment dialoguent des pratiques culturelles délégitimées comme le zine avec l’art et la littérature, leur histoire et leurs institutions.

La scène du zine

4Les zines sont le plus souvent définis comme des petites publications imprimées, produites dans une perspective Do It Yourself (DIY)1. Autodistribués, les zines sont souvent imprimés à petits tirages, à l’écart des circuits de diffusion traditionnels ou grand public.

5Les premiers « fanzines » ont vu le jour dans les cercles d’amateurs de science-fiction américains pendant les années 1930 et 1940. Alors que les premières revues amateures ont commencé à publier non seulement le courrier des lecteurs et des lectrices, mais également leur adresse postale, il n’en fallut pas plus pour que les fans développent des réseaux de correspondance de plus en plus importants, développant leurs propres clubs et associations d’abord, leurs propres publications ensuite2.

6Les zines sont devenus le médium privilégié des nouvelles contrecultures, en particulier de la culture punk au courant des années 1970-1980, et du mouvement punk féministe Riot Grrrl à partir des années 1990, une influence qui se fait sentir encore fortement aujourd’hui. En plus d’une panoplie d’innovations formelles, liées notamment à l’utilisation de la photocopie, les punks contribuent à associer la culture du fanzinat aux principes politiques de l’anarchisme, une association bien présente dans les zines des Bêtes d’hier. Pour Stephen Duncombe, auteur d’une étude influente sur le fanzinat américain des années 1980-1990, période souvent considérée comme un âge d’or de la culture du zine, la relation des zines à l’anarchisme ne se manifeste pas seulement dans le contenu, mais jusque dans les modes d’organisation des différentes scènes :

« Anarchy has always played a starring role in punk rock and thus punk zines, and prominent zinesters […] have been active in the anarchist movement. More significant, however, are the homologies between the nascent philosophies of the zine scene and those of anarchism. On the most basic level, anarchism is the philosophy of individual dissent within the context of volunteer communities, and zines are the products of individual dissenters who have set up volunteer networks of communication with one another3. »

7Pour Tanguy Habrand, la production de zines et l’environnement culturel dans lequel elle se déploie, le fanzinat, se démarquent non seulement par leur héritage contreculturel, mais, plus encore, par leur positionnement face à l’institution éditoriale. Évoluant en marge du circuit du livre, les zines occupent, en ce sens, une place à mi-chemin entre l’édition « sauvage » (caractérisée par la transgression sur le plan juridique, notamment en ce qui a trait aux droits d’auteurs) et l’édition « sécante » (qui cherche à « véhiculer des conventions issues d’autres univers » et qui se caractérise par une rupture « commerciale », engageant des modes de distribution alternatifs4). Refusant la division du travail créatif, la production et la distribution de zines sont souvent prises en charge par une seule et même personne, un contexte qui suscite un éclatement des formats, une mise à distance des conventions auctoriales (anonymat, pseudonymes, noms collectifs) et un respect variable des droits d’auteurs et dépôts légaux.

8Bien qu’éclairant, il semble insuffisant d’aborder le fanzinat exclusivement au regard de son origine contreculturelle ou de sa relation avec le monde de l’édition. Les zines ne sont pas seulement le produit de transgressions délibérées de la culture « mainstream » ou de l’édition au sens traditionnel ; ils circulent dans une sphère de production qui leur est propre et qui, bien que faiblement structurée et fortement déterminée par le champ de production culturelle légitime, dispose de ses propres modes de production et de distribution5. Ces modalités encadrant production et distribution, supportées par des instances en partie spécifiques au fanzinat, structurent un environnement culturel aux marges des champs de l’art et de la littérature, la scène du zine.

9Le concept de scène appliqué aux pratiques culturelles a d’abord été utilisé par Will Straw dans le cadre d’études sur les scènes musicales en contexte urbain6. C’est à mon avis à Louis Jacob que l’on doit la définition la plus exhaustive et la plus précise du concept :

« Les scènes sont constituées bien sûr d’activités artistiques et sociales particulières, mais aussi d’objets culturels singuliers, transmis de façon vivante et sans cesse mis en circulation. Le modèle souligne et renouvèle l’étude des dimensions relationnelles et matérielles de la culture et fait ainsi entrer dans l’analyse des phénomènes de divers ordres : technologique, médiatique, institutionnel, expressif. Le modèle nous permet surtout de penser des moments d’effervescence et les lieux significatifs qui rayonnent ou qui ont un effet structurant dans l’espace urbain, autour, et parfois en marge des lieux institués de la création et de la diffusion artistique7. »

10Si, chez Straw, la notion est utilisée comme manière de voir les modes de socialité liés à des pratiques culturelles, cette longue définition de Jacob identifie davantage un ensemble d’instances, de lieux, d’acteurs et d’actrices, d’évènements, etc. Dotées de leur propre histoire, positionnées dans l’espace urbain et dans la production culturelle, les scènes culturelles sont des petites sphères de production culturelle parfois éphémères, et toujours faiblement instituées. En continuité avec les cultural studies et en particulier les études sur les subcultures et les contrecultures, le concept de scène peut ainsi être rapproché des notions de « champ » chez Bourdieu ou de « monde de l’art » chez Becker, mais appliqué aux pratiques culturelles se développant en marge des institutions culturelles légitimes8.

11En suivant la production et la distribution de zines, on peut ainsi esquisser un portrait de la scène rassemblant cet écosystème culturel. La scène du zine de Montréal est aujourd’hui structurée par un petit réseau d’institution à l’échelle locale au centre duquel se trouvent l’organisme Archive Montréal et la foire annuelle Expozine. Fondé en 1998, le premier se donne le mandat de promouvoir et de conserver les productions de la contreculture. Ses collections remontent jusqu’aux années 1960 et visent à combler les lacunes des Archives nationales, qui ont longtemps négligé les productions contemporaines9. En 2002, Archive Montréal met sur pied la foire annuelle Expozine dans l’optique de stimuler la production et l’échange de zines à Montréal. Aujourd’hui, la foire est comptée parmi les plus importantes d’Amérique du Nord et rassemble entre 250 et 300 exposant.es chaque année. La fondation d’Archive Montréal et d’Expozine au tournant des années 1990-2000 marque un tournant dans l’histoire récente du fanzinat montréalais. En attirant rapidement à la fois un grand nombre d’artistes et un important public, la foire devient le point de référence local et amorce un processus de légitimation et d’intégration au champ culturel.

12Cette intégration s’accompagne d’une certaine réciprocité. À partir du début des années 2000, un nombre grandissant d’acteurs et actrices du champ culturel québécois se sont ainsi engagé.es dans la scène du zine. Des librairies indépendantes présentent une offre de zines littéraires, les festivals de bande dessinée accueillent de plus en plus d’artistes autoédité.es, et Expozine se positionne graduellement en tant qu’« off-Salon du livre de Montréal10 ». L’Académie de la Vie Littéraire au Tournant du XXIe Siècle, une académie fantoche devenue peu à peu un incontournable du milieu littéraire, récompense des zines depuis 2009 lors de son gala annuel11.

13La foire annuelle Expozine et l’organisme Archive Montréal, les librairies indépendantes comme Le Port de Tête, Drawn & Quarterly et l’Euguélionne – ou encore la librairie anarchiste L’Insoumise – L’Académie de la Vie Littéraire et une certaine couverture médiatique forment ainsi un microcosme aux marges du champ culturel. À celles-ci on peut ajouter un certain nombre de foires annuelles spécialisées de moindre envergure (comme la foire LGBTQIA2+ Queer Between the Covers/Queer entre les couvertures), un grand nombre d’infokiosques et de points de distributions informels (parmi lesquels le projet Distroboto, organisé par Archive Montréal, qui recycle des machines distributrices de cigarettes en distributrices de zines, installées dans des bars et cafés). Des lieux de socialisation comme le restaurant coopératif Le Touski ou le restaurant Dépanneur le Pick-up, pour ne nommer qu’eux, tantôt organisent des petites foires d’artisanat où l’on retrouve des zines, tantôt servent carrément de point de distribution pour des artistes locaux.

14Cet environnement, développé à partir du tournant des années 1990-2000, est favorable à l’émergence de groupes, de collectifs, de réseaux, voire carrément d’organisations spécifiques. En prenant part à la scène du zine montréalaise, les Bêtes d’hier peuvent en ce sens compter non seulement sur un réseau de foires, de remises de prix, de librairies indépendantes et de points de distributions plus informels, mais également sur d’autres collectifs. Pour chacune de ses publications, elles collaborent ainsi avec des organisations comme la Coop Coup d’griffe, véritable nébuleuse au sein de la scène rassemblant dessinateurs, imprimeurs, éditeurs, musiciens, graphistes, etc. L’Atelier Universel de Reproduction et d’Assemblage (AURA), imprimeur et éditeur également important pour la scène montréalaise, figure aussi quasiment systématiquement parmi les collaborateurs et collaboratrices contribuant aux publications du collectif.

15Ce portrait serait incomplet s’il ne tenait pas compte des conventions – tant organisationnelles qu’esthétiques, voire, dans une certaine mesure, éthiques et politiques – qui sont en cours dans la scène formée par ce réseau d’instances. Les principes du DIY, déjà mentionnés, valorisent l’autonomie dans la production et la distribution, tout en encourageant le lectorat à basculer du côté de la production. En partie découlant de ces principes, et en partie déterminée par la position de la scène face au champ culturel, la valeur accordée à l’authenticité comme principe éthique et esthétique est également notable. S’il serait absurde d’affirmer que les zines sont, en essence, « plus authentiques » que les productions provenant des champs culturels, il est notable qu’en absence de moyens de légitimation à la hauteur de leurs investissements, un grand nombre de zinesters s’appuient sur l’authenticité comme valeur refuge. Duncombe remarque :

« Saying whatever’s on your mind, unbeholden to corporate sponsors, puritan censors, or professional standards of argument and design, being yourself and expressing your real thoughts and real feelings – these are what zinesters consider authentic12. »

16Mobilisée en opposition aux valeurs des industries culturelles et de la culture légitime, l’authenticité guide ainsi à la fois la production et l’appréciation des zines, tant sur le plan de leur contenu que de leur présentation matérielle.

17Des conventions comme celle-là constituent, au même titre que les modes de production et de distribution, le registre de ce que Becker nomme les « ressources » disponibles aux acteurs et actrices de la scène13. En participant à la scène du zine, les Bêtes d’hier peuvent ainsi mettre la main sur des ressources matérielles et organisationnelles – comme un réseau de distribution alternatif ou des artistes et artisan.es spécialistes de la confection de zines – mais également conventionnelles, comme des façons de travailler, de collaborer et, en définitive, d’apprécier et d’évaluer les zines. En faisant de la collaboration le principe même de leur démarche, les Bêtes d’hier, on le verra, s’appuient notamment sur ces ressources pour mettre de l’avant une jonction de l’artistique et du politique.

Le collectif des Bêtes d’hier : entre un « noyau dur » et un collectif élargi

18En juin 2017, les Bêtes d’hier organisaient un véritable événement pour une part importante de la scène du zine. Rassemblées sur le terrain de Kabane77 – un hangar du Mile-End squatté et revendiqué par une poignée de collectifs d’artistes – une centaine de personnes assistent à des performances, des lectures, des projections et des présentations d’œuvres d’art. L’occasion est la parution, après de longs mois de travail, de Catharsis. Le lancement en grande pompe reflète l’ampleur qu’a prise le projet : un livre de près de 200 pages rassemblant le travail de plus d’une vingtaine d’autrices et d’artistes et d’un grand nombre de groupes et de collectifs. Des acteurs et actrices de la scène du zine, des milieux militants et du champ culturel ainsi que des universitaires participent au projet. Abordant le rapport des femmes à la santé mentale, ce qui était à l’origine prévu comme un zine prend une ampleur inattendue qui impose le livre comme format14.

19Au fil des publications, la collaboration avec des artistes, autrices, militantes et artisanes est devenue un véritable leitmotiv pour les Bêtes d’hier. Si cette fois le collectif s’est quasiment vu dépassé par l’enthousiasme suscité par son dernier projet, la participation de collaboratrices parfois inattendues reste sa norme et une composante essentielle de son identité. Les Bêtes d’hier se définissent d’ailleurs, dans Catharsis, comme un collectif artistique d’abord intéressé par le rassemblement et l’échange :

« Par l’intermédiaire du fanzine, de la revue ou des ateliers, des fais-le-toi-même et des foires, les Bêtes d’hier se rameutent, qu’importe le médium. C’est avant tout l’idée de regroupement, la promotion de la solidarité et de l’échange des savoirs au cœur d’une perspective critique, féministe qui nous anime. Une manière de faire co-exister praxis et théorie, tout en gardant un pied ancré dans nos pratiques artistiques15. »

20Cette démarche, dont Catharsis est en quelque sorte l’apogée, est présente dès Plantes et ovaires et Dissections, les deux premiers zines signés par le collectif.

21Ces deux premières publications des Bêtes d’hier présentent une continuité claire. Le deuxième zine, Dissections, reprend et approfondit les réflexions sur l’herboristerie, la santé des femmes et le féminisme libertaire présentées dans le premier, Plantes et ovaires. Y sont intégrées des réflexions historiques et politiques sur la mise à l’écart des savoirs traditionnels des femmes par l’émergence de la médecine moderne. Les deux publications sont également semblables dans leur présentation matérielle : formats similaires, reliures cousues à la main, sobriété relative dans la mise en page, couvertures cartonnées sérigraphiées d’un dessin d’Amz Anger (membre fondatrice du collectif). À ceci près qu’étant relié sur son bord court, Dissections propose une expérience de lecture plus atypique, les textes étant alternativement orientés « portraits » ou « paysages ».

22Les deux zines juxtaposent des formes d’écriture variées, parfois au sein d’un même texte. Les textes rassemblant des informations sur les plantes sont accompagnés de textes littéraires ou de réflexions historiques ou politiques sur l’usage des plantes. On trouve ainsi, tant dans Plantes et ovaires que dans Dissections, plusieurs pages de fiches descriptives de plantes indiquant leurs propriétés, accompagnées de lexiques, d’illustrations. À leurs côtés, des textes plus théoriques sur l’histoire des femmes et de la médecine traditionnelle alliant conventions universitaires (dont des références bibliographiques), prises de position féministes et ancrage dans la vie quotidienne. Des textes plus littéraires, dont une suite poétique traversant Dissections, s’ajoutent en contrepoint.

23Dissections se démarque cependant clairement de son prédécesseur par une première ouverture du collectif à des collaboratrices externes. Si, contrairement aux publications suivantes, ces collaboratrices n’interviendront dans le processus éditorial et ne reviendront pas, pour la plupart, pour les publications suivantes, ce premier pas ouvre la porte d’une démarche qui traversera dès lors tout le travail du collectif.

24Les deux publications suivantes des Bêtes d’hier, De peaux en aiguilles en 2015 et Ne trouve que ces cris en 2016, donnent corps à cette démarche annoncée par Dissections. Sous-titré « Véganes tattoos et féminisme », le premier se donne comme objectif d’aborder « les sujets du véganisme et de l’éthique dans l’industrie du tatouage, le tout ancré dans une perspective féministe transinclusive16 ». Pour ce faire, le collectif a réalisé une série d’entrevues avec des tatoueuses féministes, queers et véganes d’Amérique du Nord et d’Europe. La transcription des entretiens côtoie des textes présentant des réflexions politiques, une introduction aux principes du véganisme, et un court essai sur les relations parfois tendues entre les principes et pratiques féministes et l’industrie du tatouage. Glissé dans la reliure cousue du zine, un tableau détachable présente une liste des produits nécessaires pour faire des tatouages (savons et désinfectants, stencils, matériel médical, etc.), le nom de marques et de fournisseurs certifiés véganes, et des recettes pour des solutions de rechange DIY.

25Dans les entretiens, chacune des tatoueuses aborde sa pratique et son rapport avec un univers majoritairement masculin et hétéronormé, où l’échange commercial fait obstacle au développement de relations personnalisées et intimes entre tatoueuse et tatoué.es. Le besoin de créer des communautés rompant avec l’industrie y est maintes fois exprimé, et mis en parallèle avec l’importance des communautés politiques anarchistes et anticapitalistes. Le zine se présente, en ce sens, à la fois comme un outil pour mettre en relation des tatoueuses en quête de groupes d’affinité, et comme une manifestation, un produit de cette mise en commun. Les textes y sont, par ailleurs, tantôt en français tantôt en anglais, une première pour le collectif et une bonne illustration des possibilités ouvertes par une inscription dans la scène du zine et un refus des conventions des champs culturels québécois et canadiens, strictement ségrégués sur le plan linguistique.

26Autre fait marquant, contrairement à Dissection, la réalisation de De peaux en aiguilles est en partie prise en charge par les collaboratrices rassemblées pour le projet. Les tatoueuses Katakan Kabin, Luci et Isa Pardi signent plusieurs textes et illustrations du zine. La dernière offre, par ailleurs, des tatouages lors d’une journée-bénéfice « Flash tattoo » au studio Mandrika pour financer la production du zine. Ce degré de participation illustre la teneur des collaborations que suscite le collectif : plus qu’un simple réseau de collaboratrices récurrentes, les Bêtes d’hier cherchent à mettre sur pied des projets à l’image de celles qui y participent, qu’elles invitent à prendre part à chaque étape de la réalisation de la publication.

27Ne trouve que ces cris suit le même principe, en se tournant cette fois du côté du champ littéraire. Si les publications du collectif entretenaient déjà un certain rapport à la littérature, ce n’est qu’en 2016 que les Bêtes d’hier mettent le pied dans le champ littéraire. La publication prend d’ailleurs une forme moins conforme aux conventions de la scène du zine et troque la désignation « zine » pour celle de « micro-revue ». Si on y retrouve des collaborateurs et des collaboratrices présent.es dès les débuts du collectif – les couvertures sont sérigraphiées dans les locaux de la Coop Coup d’griffe – l’initiative vient d’ailleurs. En effet, c’est le festival de poésie Dans ta tête, organisé par Catherine Cormier-Larose (co-organisatrice avec Mathieu Arseneault du Gala de l’Académie de la vie littéraire), qui invite les Bêtes d’hier. La postface de Ne trouve que ces cris, signée par le collectif, offre un regard rétrospectif sur le processus de création, un exemple probant du jeu sur les collaborations mis de l’avant par le collectif :

« C’est lors d’une retraite des Bêtes d’hier, alors que nous prenions quelques temps de recul pour réfléchir aux perspectives de notre collectif qu’est tombée la proposition de faire une micro-revue en collaboration avec le festival Dans ta tête. Spontanément, deux constats nous sont apparus : primo, oui, à fond, saisir l’occasion. Deuxio, la micro-revue permettrait de mettre en jeu l’essence même de notre collectif, c’est-à-dire, de questionner ce que peut être la/les réflexions féministes ou la prise de parole féministe17. »

28C’est là l’une des formulations les plus claires de la démarche s’étant imposée aux Bêtes d’hier au fil de leurs publications. Cette opportunité de « mettre en jeu l’essence même » du collectif est, on le voit, au cœur même de la démarche des Bêtes d’hier. Depuis Dissections, le travail soutenant chaque publication prend la forme d’une redéfinition du collectif, de son identité, de sa raison d’être ; un effort de redéfinition qui passe par un jeu de collaborations. À chaque occasion saisie, ce sont les contours d’un collectif « élargi » qui sont redéfinis. Et chaque fois, l’identité même du « noyau dur » au cœur du collectif semble remise en cause. Cette démarche ne transparait pas seulement dans les discours des éditrices, mais est également lisible dans les contributions des différentes collaboratrices rassemblées à chaque occasion sous la bannière des Bêtes d’hier. Ne trouve que ces cris est emblématique à cet égard, les textes rassemblés traitant, chacun à sa manière, du rapport à l’identité collective. Le texte de Maryse Andraos, « La marque de l’inconfort », est caractéristique en ce sens.

29Dans ce court essai littéraire, Andraos prend la prise de parole comme point de départ : « La parole ne nous appartient pas, elle n’est pas une chose qui nous serait propre, mais plutôt un espace pour lequel on lutte18 ». De là, un constat s’impose, celui des forces qui s’opposent à la prise de parole des femmes : « lorsqu’il m’est devenu impossible de mener cette lutte, le silence s’est imposé comme dernier refuge » (NTQCC : 10). Contrainte par une force à la fois invisible et concrète, la narratrice trouvera, malgré tout, dans l’écriture une façon de maîtriser le silence, de le transformer en prise de parole renouvelée. Le passage de l’individuel au collectif sert ici de clé. C’est que, contrairement à ce que suggère l’immédiateté de l’expérience, le phénomène est commun : « L’envie de disparaître, la honte d’avoir dit ceci, d’avoir fait cela, ne sont pas des maladies individuelles; ce sont des conditions sociales » (MI : 10). Et on retrouve, dans cette prise de conscience, les germes d’une identification à un sujet collectif et, partant, d’une action politique passant par l’écriture.

« Ce qui fait de moi un être humain, ce qui me relie aux autres, c’est le langage. En écrivant, non seulement je me permets d’exister, mais j’ouvre la possibilité que cette parole tisse des liens, fasse communauté. Par l’écriture, l’oppression cesse d’être une question individuelle, isolée, pour devenir un fait de collectivité […]
Je tente de prêter l’oreille aux voix qui hésitent, aux voix imparfaites. C’est peut-être le premier acte de solidarité (italiques dans l’original, NTQCC :12). »

30Les contributions comme celles de Maryse Andraos ou Isa Pardi et Luci sont d’autant plus intéressantes qu’elles deviennent, après leur première occurrence, récurrente. On retrouve ainsi le travail de l’écrivaine et des deux tatoueuses aux côtés de celui de la vingtaine d’autres collaboratrices dans les pages de Catharsis, en 2017. S’il apparait maintenant clair que le jeu entre le "noyau dur" du collectif et son extension en un collectif « élargi » est au cœur de la démarche des Bêtes d’hier, le cas de Catharsis ne manque malgré tout pas de surprendre par sa portée.

31D’abord, on le voit, le projet rejoint non seulement une grande quantité de nouvelles collaboratrices, mais suscite également l’intérêt du réseau formé par les publications antérieures. Le collectif accumule ainsi des collaboratrices au fil des publications. C’est vrai pour les autrices et les artistes, cela l’est également pour une panoplie d’instances inscrites ou gravitant autour de la scène du zine comme L’Atelier Universel de Reproduction et d’Assemblage (AURA), avec qui les Bêtes d’hier collaborent depuis leurs débuts, ou les imprimeurs Katasoho, l’un des seuls imprimeurs professionnels profitant d’une certaine réputation dans la scène du zine montréalaise.

32Comme pour les publications précédentes, l’ensemble est incorporé à même la réalisation du projet, à toutes les étapes menant à la publication du livre. Dans un texte signé des Bêtes d’hier introduisant Catharsis, le collectif revient sur son processus éditorial :

« En posant la question « ’’De quelles manières la dépression nous touche en tant que femmes, collectivement et socialement ? »‘‘, nous avons tenu trois rencontres non-mixtes, qui se sont déroulées avec une dizaine de femmes, dans l’idée de définir la santé mentale de manière plurielle et hétérogène. Par la suite, nous avons lancé un appel plus élargi à des contributions écrites ou artistiques autour de 4 thèmes : (1) Société/individu/politique, (2) care et relation d’aide, (3) art/création et (4) herboristerie19. »

33Le succès du cycle de rencontres et des appels de textes révèle l’importance du thème de la santé mentale à la fois pour le collectif que pour l’ensemble de sa communauté immédiate. Dans le même texte, les éditrices de Catharsis font allusion au contexte dans lequel leur propre souci pour la santé mentale des femmes est devenu pressant, signalant par là l’importance d’une série d’événements l’ayant marqué, à la frontière du personnel, du communautaire et du social :

« Le contexte post-grèves20, la disparition d’Hugo et nos propres petites crises nous avaient épuisées de différentes façons. Nous regardions avec une certaine impuissance l’effritement de nos communautés qui avaient été soudées par les luttes quelque temps auparavant. Alors que nous nous étions donné un certain temps de défrichage, la souffrance et son corollaire, le soin, nous paraissaient incarner des sujets qui permettraient de renforcer et intensifier nos solidarités et nos amitiés dans une perspective féministe21. »

34C’est peut-être là où Catharsis se démarque du travail du collectif jusqu’ici. En effet, si on retrouve au cœur du projet le même désir de créer et de nourrir des réseaux de collaborations et de redéfinir l’identité du collectif par la même occasion, il est ici également clair que le projet répond à un besoin plus large au sein de la communauté dans laquelle le collectif s’inscrit. Le besoin de rassembler répond ici directement à un contexte social, politique et historique dans lequel baigne une grande partie des milieux militants et artistiques de Montréal et du Québec. Les activités des Bêtes d’hier datant toutes de la période suivant immédiatement la grève étudiante de 2012, il est fort à parier que le désir de maintenir en vie les réseaux de solidarité nés de luttes politiques traverse implicitement le travail du collectif, et ce dès Plantes et ovaires. La perspective politique qu’il privilégie, mêlant anarchisme et féminisme, est trop fortement associée à la frange la plus radicale du mouvement étudiant du moment pour qu’il en soit autrement. Mais pour la première fois avec Catharsis, cet objectif devient explicite. En embrassant la souffrance et le soin dans une perspective politique, éthique et artistique, Catharsis témoigne, plus que les publications qui le précèdent, d’une inscription directe dans un ensemble dépassant largement le collectif, même au-delà du collectif « élargi » que les Bêtes d’hier ont réussi à rassembler autour d’elles. Du même coup, le livre dévoile l’importance, au-delà de la scène du zine et de l’organisation du collectif, d’un troisième ensemble de relations au centre du travail des Bêtes d’hier, la communauté.

Agencement de communautés

35La communauté est une dimension essentielle de l’histoire du fanzinat. La plupart des études approfondies abordent la question, et se distinguent entre elles notamment à leur façon de traiter des communautés rassemblées par les zines22. Cette insistance indique à mon sens deux choses. La première, c’est que la communauté est une valeur qui profite d’une forte capacité de mobilisation à l’intérieur de la scène du zine. La présence systématique de réflexions sur le groupe ou la communauté dans les études sur les zines ne relève pas d’une obsession strictement universitaire, bien au contraire. La seconde tient à la flexibilité même de la notion de communauté. Je suis, en ce sens, Raymond Williams pour qui la notion de communauté désigne toujours une vision idéalisée des relations sociales : « Communitycan be the warmly persuasive word to describe an existing set of relationships, or the warmly persuasive word to describe an alternative set of relationships23 ». En d’autres mots, la communauté sert à la fois de principe guidant l’organisation et de principe à partir duquel une opposition à des modes d’organisation jugés dominants et imposés de l’extérieur est concevable. La « communauté », c’est avant tout une façon d’inscrire des façons de faire et de se rassembler dans un horizon utopique.

36Dans la scène du zine, la communauté fonctionne comme convention, aux côtés des notions de DIY ou d’authenticité vues précédemment. L’association entre zines et communauté est, d’ailleurs, sans doute aussi ancienne que les zines eux-mêmes. On l’a vu, le fanzinat est né de rassemblements d’amateurs et d’amatrices de science-fiction s’étant progressivement émancipé d’une presse périodique qui peinait à répondre à leurs besoins. Dès lors, les zines vont être mis à profit pour encourager, faciliter et maintenir des réseaux de communication pouvant s’étendre à travers plusieurs pays. La récupération des zines par le mouvement punk au milieu des années 1970 n’y change rien. Des zines comme Punk, publié aux premiers jours de 1976 à New York, atteindront d’ailleurs rapidement une distribution internationale et des tirages se chiffrant à quelques dizaines de milliers d’exemplaires, malgré une circulation en marge des systèmes de distributions de l’institution éditoriale24. De la science-fiction amateure au punk, jusqu’aux zinesters actuel.les, l’idée de rassemblement, de regroupement, dans la perspective d’une formation de communautés en marge ou en opposition à la culture « mainstream » est au cœur de la pratique du zine.

37Cet horizon communautaire, fortement ancré dans l’histoire des zines, a cependant pris des formes différentes au fil du temps. En particulier, il a été considérablement changé par la structuration progressive des scènes au courant des années 1990 et 2000. Des productions d’abord collectives et périodiques, la plupart des zines deviennent alors le produit d’une seule personne et se présentent plutôt comme des œuvres à part entière, dégagées de toute périodicité.

38Avant la mise en place de foires annuelles, de centres d’archives et de bibliothèques parallèles et, surtout, avant l’intégration progressive d’une partie du fanzinat au champ culturel, le modèle du zine « typique » est calqué sur celui de la revue. Duncombe est très clair à ce sujet dans sa description du zine « typique » de la période 1980-1990 :

« A typical zine […] might start with a highly personalized editorial, then move into a couple of opinionated essays or rants criticizing, describing, or extolling something or other, and then conclude with reviews of other zines, bands, books, and so forth. Spread throughout this would be poems, a story, reprints from the mass press (some for informational value, others as ironic commentary), and a few hand-drawn illustrations or comix. The editor would produce the content him or herself, solicit it from personal friends or zine acquaintances, or, less commonly, gather it through an open call for submissions25. »

39Ces zines dont nous parle Duncombe, ce sont ceux qui précèdent ce qu’on pourrait appeler la période contemporaine du fanzinat. La plupart des zines de l’époque sont périodiques et gardent le même titre au fil des numéros. Tant par le réseau de collaborateurs et de collaboratrices qu’ils mobilisent que par la relative régularité de leur publication, ces zines sont des prétextes au rassemblement. Pour reprendre l’expression de Duncombe, « every zine is a community institution in itself26 ».

40Malgré les apparences, les zines des Bêtes d’hier sont, à plusieurs égards, bien différents de ces zines-institutions. Contrairement au fanzinat des années 1980-1990, la scène dans laquelle s’inscrivent les Bêtes d’hier ne concentre qu’un petit nombre de publications périodiques. Les zines collectifs sont aujourd’hui plus rares. Plutôt qu’un dialogue avec la revue ou le magazine, le zine contemporain se pense en rapport avec le livre, voire le livre d’artiste. Ce glissement en entraîne un autre, vers une individualisation des producteurs et productrices : c’est autour des artistes, plutôt que des titres, que sont rassemblées les différentes publications. Que ce soit par la proximité grandissante avec le champ culturel, où l’artiste individuel capte la plus grande part du capital symbolique, ou par la généralisation du modèle de la foire annuelle favorisant la vente en personne au détriment de l’échange postal qui structurait le fanzinat de Duncombe, l’auteur ou l’autrice de zine est amené.e à jouer, dans le paradigme actuel, un rôle beaucoup plus important. Un rôle plus important, peut-être même, que celui joué par les éditeurs et éditrices des zines périodiques des années 1980-1990. La structuration accrue de la scène, de plus en plus dotée de ses propres institutions, a sans doute également contribué à cette transition, en délestant le zine de sa tâche d’« institution communautaire », une tâche maintenant prise en charge par des instances plus pérennes.

41Mais plutôt que de mettre de côté la communauté, ces transformations la déplacent. Détaché de la production de zines, qui se fait désormais en solitaire, l’horizon communautaire n’est plus promis par la production, mais par la communication entre les artistes, puis avec leur lectorat, par le biais des zines. La « communauté incorporée » proposée par Piepmeier, en est une de mise en commun des intimités, où les zines servent de moyen de communication à mi-chemin entre le public et le privé, favorisant ainsi le développement de relations authentiques : « zines provide a kind of bodily engagement or a bodily surrogate that encourages intimacy, connectedness27 ». Rapprochée du champ culturel et en partie réorganisée par ses conventions, la scène du zine n’en perd pour autant pas de vue son héritage contreculturel, ou à tout le moins sa marginalité culturelle. Bien que l’artiste individuel ait progressivement pris le pas sur les zines collectifs, les communautés nourries par l’échange de zines persistent dans leur mise en cause des modes de socialisation associés à la culture dominante. Citant Cindy Crabb, l’autrice de Doris, un zine emblématique de la période marquée par le mouvement punk féministe riot grrrl, historiquement à cheval entre la période qui intéresse Duncombe et la période contemporaine, Piepmeier saisit bien cette reformulation du principe communautaire hérité des contrecultures : « It seems to me that zines counter the cultural imperative that Crabb voices in Doris #4, the imperative “to keep distant and distrustful, alienated, lonely and safe,” and they make visible the desire for community and human connection28. »

42Si la plupart des acteurs et actrices de la scène inscrivent leur production dans cet horizon communautaire, l’utilisation qu’en font les Bêtes d’hier reste particulière. Le collectif est ainsi sans doute le regroupement actif dans la scène du zine montréalaise qui pousse le plus loin l’exigence de former communauté. Dans un contexte où les zines collectifs sont plus rares, la façon de penser le zine collectif chez les Bêtes d’hier témoigne d’une capacité à naviguer entre deux paradigmes. Collectifs sans être périodiques, cherchant des collaborations dans leurs réseaux, mais également bien au-delà par des appels de contributions ouverts et un effort d’inclusion conscient, les membres du "noyau dur" réaffirment la pertinence du zine collectif tout en prenant acte de la façon contemporaine de faire des zines. Le travail de connexion et de mise en commun qui soutient, comme on l’a vu, leur processus créatif en témoigne.

43On retrouve également, à l’intérieur même des publications, la même résistance à l’individuation observée par Piepmeier. Cette résistance passe par le recours à des dispositifs, des opérateurs de communautés, parsemés dans les textes. J’en note deux, qui jouent un rôle particulier : la référence à des figures représentant la communauté auxquelles les membres du collectif et les collaboratrices s’identifient, et des mécanismes de mise en commun des identités et des intimités.

44Les figures-clés comme celles de la « sœur », des sorcières (auxquelles réfère le nom du collectif, les « Bêtes d’hier ») ou de la « fille triste29 » sont nombreuses dans les textes composant Catharsis.Je prends comme exemple le recours à la figure de la « fille triste » dans un second texte de Maryse Andraos publié par les Bêtes d’hier :

« Le pouvoir des filles tristes est bien celui de témoigner, d’écrire, de créer. Avant de m’identifier à elles, je les ai lues, entendues, regardées : [ce sont] elles qui m’ont aidée à vivre, et c’est pour elles que j’écris. […] Loin d’être faibles ou passives, les filles tristes sont des guerrières30. »

45De la même manière que la reconnaissance des « voix imparfaites » dans sa contribution à Ne trouve que ces cris, l’identification d’Andraos à la « fille triste » comme sujet politique amorce un processus menant à la formation d’une communauté. En se reconnaissant parmi d’autres, elle rassemble des individualités séparées sous les auspices d’un « nous » par le fait même caractérisé. D’un même mouvement, elle formule une opposition politique à la société dominante, tout en s’inscrivant dans une démarche à la fois artistique que politique : c’est « pour elles » qu’elle écrit. La jonction de l’affectif et du politique ainsi rendue possible prend la forme d’une éthique offensive du care, du soin. L’identification au sujet politique de la « fille triste » inscrit également la communauté dans un passé commun, en supposant un lien préexistant la rencontre. Ainsi l’autrice, connaissait déjà les « filles tristes » sans les connaitre et retrouve une origine à leurs côtés. Le recours à ces figures politiques reprend ainsi les différents aspects de la communauté. Ce ne sont plus les figures de l’artiste ou de l’artisane qui sont mobilisées, comme dans Plantes et ovaires et Dissections, mais celle, plus spécifique, de la fille triste. Cependant, les éléments constitutifs du rapport à la communauté restent les mêmes. D’autres visages, portés par de nouvelles collaboratrices comme Andraos, mais la même communauté, en perpétuelle redéfinition.

46Un autre opérateur effectue une mise en commun des individualités. Les publications des Bêtes d’hier ont en commun de reposer en bonne partie sur le partage d’expériences et de sentiments relevant de la plus grande intimité. C’est là que prend son sens la référence à la catharsis :

« Dans notre approche féministe, le geste cathartique incarne ce pouvoir d’énoncer, d’exprimer par l’affect, de rassemblement collectif et l’effet démultiplié du processus. Contrairement aux propos des Anciens et des psychanalystes, nous voyons dans la catharsis des ferments révolutionnaires, la puissance qui s’en déploie détient le potentiel d’ébranler les structures. Il y a au travers de ce livre un lieu commun que l’on partage, des lignes de forces pour ainsi dire, des lignes de fracture qui dressent les contours de notre rapport au monde31. »

47Si la catharsis peut être interprétée, contre la tradition, comme un « ferment révolutionnaire », c’est parce qu’elle est vécue collectivement. Plus qu’une simple décharge, elle est d’abord un partage d’affects. D’où la mise en parallèle de la démarche de guérison, suivant les blessures individuelles et collectives des grèves de 2012 et 2015, et de la catharsis comme puissante expérience collective. En ramenant leur livre à un « lieu commun que l’on partage », à des « lignes de fracture qui dressent les contours de notre rapport au monde », les membres du collectif soulignent en fait l’importance de la mise en commun des affects et des intimités pour l’élaboration d’une communauté à leur image. Comme pour les figures-clés représentant une image idéalisée de la communauté, cette mise en commun de l’intime comme catharsis renvoie aux éléments structurant le rapport à la communauté : mise en commun intentionnelle, définition d’une identité collective, opposition aux structures imposant des modes de socialisation inégalitaires.

48Le rapport à la communauté n’est ainsi pas seulement une modalité du discours, mais est directement opéré par le projet du livre lui-même. Poursuivant le recours à un sujet politique comme la « fille triste », cette mise en commun des intimités contribue à fonder la communauté rassemblée autour du collectif. En faisant de l’agencement de communautés l’objet de leur démarche, les Bêtes d’hier mobilisent leur collectif et s’emparent d’une convention de la scène du zine pour en déployer tout le potentiel artistique et politique.

Art et politique

49Du portrait esquissé des différents niveaux d’organisation et d’inscription du collectif de zines les Bêtes d’hier se dégage la complexité d’un rapport à l’art et à la politique mêlant héritage contreculturel et en particulier punk, références anarchistes, quête d’autonomie, recherche de modes de vie communautaire, création et diffusion de savoirs contre-hégémoniques et, en un sens, certaines velléités avant-gardistes. Les modulations du collectif vont en ce sens, que ce soit à l’intérieur de la scène du zine montréalaise – marquées par des collaborations avec quelques-uns de ses acteurs les plus importants comme la Coop Coup d’griffe ou l’atelier d’impression AURA – ou dans une communauté politique et culturelle plus large aux contours sans cesse redéfinis. Je veux, pour conclure, montrer comme ces nombreuses intersections entre la scène du zine, le collectif et la communauté renvoient, dans la démarche des Bêtes d’hier, à la recherche d’une jonction entre art et politique, et, en particulier, à un dialogue entre les héritages avant-gardistes et contreculturels sur lesquelles s’appuie le collectif.

50Ce croisement des références aux avant-gardes et aux contrecultures est à son plus clair dans un texte, intitulé « Bêtes d’hier : manifeste » et publié pour la première fois dans Dissections en 2014. Je cite l’essentiel de ce texte :

« On pourrait se demander longtemps si ça vaut la peine de faire des choses. De se mettre en action, de composer, de construire, d’entamer, d’inventer, de préserver. De prendre une portion de vide et de lui donner de la teneur en osant la création. Il faut vraiment avoir du front tout le tour de la tête pour décrire des sensations de façon inédite, pour se prononcer dans les profondeurs de l’anonymat, pour faire du bruit dans le silence de l’insécurité.
Le travail devrait nous libérer, la création devenir une force et les artisans, une armée. On nous a tellement enseigné que seules certaines personnes privilégiées obtiendraient des avantages en jouant, en écrivant, en chantant. Pour les autres, on sous-entend que la création est une perte de temps. Depuis que l’artiste s’est émancipé, son libre arbitre n’a fait écho qu’à son individualisme. Et que dire de l’artisan…
Le partage du savoir et l’autonomie dans l’apprentissage sont les vrais outils permettant de se libérer des rouages mécaniques qui ont supprimé notre savoir-faire, grossissant, éternellement, notre dépendance, du producteur au marchand, au consommateur.
Cette histoire-là, les Bêtes d’hier s’en informe et se la réapproprie.
Le réseau nous invite à réapprendre à nous engager les uns avec les autres sur une base égalitaire via une plateforme collective, une coopération de fanzines, d’ateliers, de livrets d’instructions, bref, à partager une culture qui nous appartient. Cette spécialisation et ce surpassement de soi bourdonnent à nos oreilles, alors que la multiplicité du savoir et l’échange de celui-ci, disons-le, devraient devenir un mode de vie32. »

51On retrouve, dans ce texte, un condensé des éléments structurant la démarche du collectif vus jusqu’ici. On peut y lire une référence à la scène du zine, et en particulier à certaines de ses conventions, comme une injonction à (ré)apprendre à faire les choses par soi-même dans une logique du Do It Yourself, ou encore la valorisation, par leur authenticité, d’alternatives aux formes d’art et d’expression culturelle promues par la culture dominante, marquée par l’individualisme des artistes et une consommation sous le signe de la dépendance.

52On y trouve également la métaphore de l’organisation du collectif sous la forme d’un « réseau » invitant « à réapprendre à nous engager les uns avec les autres ». En questionnant constamment les limites de leur collectif, les Bêtes d’hier, on l’a vu, remettent systématiquement en question leur identité, cherchant tantôt du côté des savoirs traditionnels comme l’herboristerie, tantôt du côté du tatouage végane et féministe ou encore chez des actrices du champ littéraire une partie de ce qui le définirait.

53Mais ce n’est pas seulement un désir frénétique d’apprendre et de redéfinir son identité qui guide les Bêtes d’hier. La communauté, comme horizon, guide sa démarche. Plus spécifiquement, ce travail sur les modalités du collectif s’inscrit dans la logique plus grande d’un partage d’une « culture qui nous appartient ». C’est cette recherche d’un « nous », d’une « culture » qui ouvre vers des « modes de vie » nouveaux, libérée des « rouages mécaniques » de la culture dominante qui alimente et justifie cette quête de savoirs et de collaborations inédites.

54Ce texte est cependant plus qu’une synthèse. Il présente également une façon d’intégrer la démarche du collectif à une fonte de l’artistique et du politique. C’est à mon avis le sens que prennent les nombreuses tensions entre, d’une part, une perspective avant-gardiste très proche de la théorisation qu’en a proposé Bürger, et, d’autre part, un répertoire clairement marqué par la contreculture. Pour Bürger, la critique des mouvements d’avant-garde historiques (il désigne par là en particulier le mouvement dada et le surréalisme) porte contre l’institution de l’art, en tant qu’elle opère une séparation entre l’art et la vie. Cette critique est simultanément un moment de révélation du statut de l’art dans la société bourgeoise moderne : « La protestation avant-gardiste qui vise à réintégrer l’art à la pratique de la vie fait apparaître le lien entre l’autonomie et l’absence d’impact social33 ». Voulant « transférer dans la pratique de la vie l’expérience esthétique34 », les avant-gardes historiques ont cherché les moyens, tant artistiques que politiques, d’affronter l’institution de l’art.

55Dans le manifeste des Bêtes d’hier, on retrouve le même déploiement de moyens esthétiques et politiques pour renverser ou remettre en cause le statut de l’art. On y cherche à « décrire des sensations de façon inédite » et à « se prononcer dans les profondeurs de l’anonymat » autant qu’à libérer le travail et à faire des « artisans, une armée ». L’artiste « émancipé » est empêtré dans « son libre arbitre », ne faisant « écho qu’à son individualisme ». Mais contrairement aux solutions proposées par les avant-gardes historiques, la perspective des Bêtes d’hier s’attaque non seulement à l’institution, mais à la définition même de l’art. C’est là où sont introduites des « solutions » contreculturelles au problème avant-gardiste de la séparation de l’art et de la pratique de la vie. L’art est fondu dans un ensemble plus large de pratiques créatives, dont l’artisanat, souvent défini en opposition à l’art, justement, sur la base de son utilité pratique. Réintégré à la vie, l’art devient, aux côtés « d’ateliers, de livrets d’instructions », l’une des manifestations de cette « culture qui nous appartient ». Ce n’est pas seulement l’art, mais le « savoir-faire », sa « multiplicité » et son « échange » qui vont ainsi « devenir un mode de vie ».

56En retournant aux publications des Bêtes d’hier, on voit bien que l’écriture et l’art perdent en quelque sorte de leur statut particulier. Écriture littéraire et arts visuels se mêlent à la confection de zines et de livres et, plus radicalement, à un large éventail de pratiques héritées des contrecultures comme la médecine alternative ou le tatouage DIY. Payant le prix de la destitution de l’art, les Bêtes d’hier mettent de l’avant un projet à la fois politique et culturel, fondé sur l’héritage combiné des avant-gardes et des contrecultures. Leur travail sur la notion de communauté, sur l’organisation de leur collectif, et, peut-être de façon plus parlante encore, leur inscription d’abord dans la scène du zine plutôt que dans le champ des pratiques culturelles légitimées, peut-être lu, il me semble, comme une solution convaincante au problème de la séparation de l’art et de la politique.