Les camaraderies contemporaines du collectif Inculte
1À quoi peut bien encore servir un groupe littéraire ? À l’ère de la spectacularisation de l’écrivain, de la multiplication des prix littéraires, l’auteur a-t-il encore besoin de groupe pour émerger, se légitimer ou être consacré ? Je voudrais essayer de répondre à cette question à travers l’exemple du collectif Inculte, qui rassemble une dizaine de romanciers, philosophes, traducteurs1 depuis 2004, d’abord réunis autour d’une revue puis d’ouvrages collectifs, ainsi que la maison d’édition du même nom. Les membres du collectif décrivent en effet Inculte comme une aventure amicale et désintéressée et tendent à dénier toute ambition tactique au groupe. Ils donnent pour preuves de ce refus la rareté des groupes littéraires dans le champ contemporain et surtout le rejet des gestes de distinction les plus différenciants des avant-gardes du siècle précédent : pas de leader, pas de manifeste, pas d’adversaire. Il nous semble malgré tout que la forme-collectif continue de jouer comme mode de présence et stratégie de visibilité dans le champ contemporain, mais selon d’autres modes que l’avant-garde, dépendant de l’évolution du champ et du statut socio-économique de l’écrivain. Pour montrer cette évolution, un peu paradoxalement, j’aimerais remonter encore plus loin dans l’histoire littéraire et lire Inculte non pas à la lumière de l’avant-garde du XXe siècle, mais du cénacle du XIXe siècle. Il ne s’agit pas de faire d’Inculte un cénacle, mais de décrire cette expérience sous les termes d’une camaraderie littéraire renouvelée. L’expression, inventée par Henri de Latouche dans un article pamphlétaire paru en 1829, visait à dénoncer la connivence qui existait entre les écrivains des cénacles romantiques. Anthony Glinoer, dans son ouvrage La Querelle de la camaraderie littéraire. Les romantiques face à leurs contemporains, a étudié ce moment d’histoire littéraire dont le temps fort se situe entre 1824 et 1839. Il a analysé en détail les formes et les manifestations de cette camaraderie qui résulte d’abord d’un changement de statut et de position sociale de l’auteur, passant du système fondé sur le clientélisme et le mécénat à celui du marché des biens culturels. L’expansion démographique de la population intellectuelle ainsi que le développement des journaux génèrent une « endogamie entre la presse et la littérature2 » qui provoque des « manifestations de connivence critique3 » ou des « panégyriques croisés4 », selon une logique de don et de contre-don qui entretient la confusion entre instances de production et de légitimation. Ces « démonstrations de solidarité5 » revêtent encore d’autres formes : elles s’écrivent dans le paratexte, les préfaces et les dédicaces, dans les éloges et les poèmes célébrant les réunions cénaculaires ; elles se jouent encore dans les événements artistiques et les lieux publics, dont la bataille d’Hernani constitue l’exemple le plus fameux. Pour rendre cette notion opératoire dans la description du contemporain, il nous faut effectuer une double opération conceptuelle : l’extraire de sa gangue polémique d’une part et de son contexte historique d’autre part. L’enjeu est alors de reparamétrer le concept de « camaraderie littéraire » pour en étudier les nouvelles formes, manifestations, lieux et types de sociabilité par lesquels il se déploie. De même qu’elle s’est développée au début du XIXe siècle en raison d’un changement de condition de l’écrivain et de l’intellectuel, le statut et la situation socio-économique de l’écrivain au début du XXIe siècle engagent de nouveaux modes et de nouveaux lieux de gratification symbolique, social et économique. Le développement du marché culturel et de sa dimension événementielle dans un contexte de surproduction produisent ainsi une lutte vive pour la visibilité au sein du champ. La professionnalisation du métier d’écrivain, autour du système de bourses et de résidences, ainsi que l’essor d’internet configurent également de nouveaux modes d’apparition de l’auteur sur la scène littéraire. Ce sont ces nouvelles formes de camaraderie littéraire que nous souhaiterions analyser à travers l’exemple d’Inculte, dans un propos panoramique, au risque d’être descriptif.
Le collectif comme lieu de formation et de « galvanisation6 »
2La matrice collective a été, pour les Incultes, une étape importante de leur formation de romanciers. Pour la plupart primo-romanciers au moment où ils entrent dans le groupe, ils développent leurs capacités d’écriture et leurs savoirs de lecteur à travers la revue Inculte, qui joue un rôle décisif dans cet apprentissage.
La revue Inculte comme lieu de formation
3Par sa périodicité, la revue a conduit les jeunes écrivains du groupe à un effort d’écriture soutenu et régulier. En tant que geste collectif, elle a joué comme lieu de galvanisation, la mise en commun des textes servant à la fois de « prise d’assurance7 », pour reprendre les mots de Maylis de Kerangal, mais aussi de vecteur d’émulation. Elle a permis à ses jeunes auteurs d’intensifier leur présence dans le champ, en les faisant exister au sein d’un réseau d’écrivains et en leur conférant une certaine visibilité. C’est ce qu’expliquait notamment Mathieu Larnaudie, en 2016, lors de la soirée « Écrire en collectif » au Triangle à Rennes, revenant sur son entrée complexe au sein du champ littéraire et les vicissitudes éditoriales qu’il a connues à ses débuts :
[…] mon premier éditeur n’a pas publié mon deuxième texte et il a fallu attendre cinq ans pour le publier. Au cours de ces cinq années-là, on a fondé Inculte et moi j’ai continué à travailler à Inculte, j’ai continué à écrire, à faire lire et je n’ai pas été lâché dans la nature. Ça a été vachement important pour moi8.
4Inculte a d’une certaine manière facilité l’accès au champ des membres de son comité de rédaction, en particulier pour ceux qui n’avaient pas encore publié de livre au moment où ils y entrèrent, à l’image d’Alexandre Civico et d’Hélène Gaudy, dont le premier roman sort durant les premiers mois de participation à la revue. Sur le plan de l’écriture, l’activité revuiste a ouvert un espace d’expérimentation esthétique et d’approfondissement théorique. Invités à lire et commenter l’œuvre d’autres auteurs, les Incultes développent une forme de réflexivité déterminante dans leur formation d’écrivain. C’est ainsi dans la doublure des textes lus que s’inventent, s’amorcent, se différencient les poétiques de ses membres. Certains des articles publiés dans Inculte s’achèvent ainsi par des remarques autoréflexives approfondissant le projet littéraire de ses auteurs, à l’image d’Arno Bertina à la fin de son texte sur Pierre Parlant et de Mathieu Larnaudie recensant La Haine de la démocratie de Jacques Rancière :
« Arno Bertina : « Prendre en charge l’ordinaire et l’amener jusqu’à un point de non-retour. […] Non pour proposer aux insatisfaits un produit de substitution (la littérature comme évasion), mais bien pour détruire la tranquillité fallacieuse de l’ordinaire, et inviter à changer totalement de mode de vision9 ».
Mathieu Larnaudie : « Émettre quelques contre-mots d’ordre ; […] injecter du multiple et de l’effraction dans l’espace commun de la langue ; perturber le sens, l’ordre du discours, la distribution du sensible ; convoquer les énonciateurs incultes, non-initiés, non-autorisés, quelconques […]10. »
5Travaillant les enjeux profonds des œuvres des deux auteurs, la question d’un réalisme merveilleux chez Arno Bertina, celle de la part politique de l’écriture chez Mathieu Larnaudie, ces passages constituent ainsi de petits arts poétiques esquissés à l’infinitif. Inculte semble ainsi avoir étendu l’empan littéraire de ses auteurs, en ouvrant des « pistes littéraires11 » (Maylis de Kerangal) ou en élargissant leur « champ d’expériences12 » (Hélène Gaudy), et permis à ses auteurs de s’autoriser, pour reprendre un verbe souvent utilisé chez eux : s’autoriser à mener des projets littéraires ambitieux, s’autoriser à hybrider l’écriture à des matières considérées comme non-littéraires, par leur degré de technicité ou par leur trivialité. La participation au collectif a ainsi joué pour beaucoup d’entre eux un rôle moteur dans l’écriture de leur œuvre, à l’image d’Une île, une forteresse d’Hélène Gaudy. La mention « Inculte » semble en effet intervenir à chaque étape de sa réalisation. Le collectif constitue d’abord le « déclencheur objectif du livre13 », selon les mots d’Hélène Gaudy, qui s’est intéressée à Terezin pour la première fois dans le cadre de sa participation à la monographie Inculte consacrée à l’œuvre de Sebald14, dont le roman Austerlitz prend cette ville pour décor. Alors en séjour à Prague, l’écrivaine s’était rendue une première fois à Terezin, avant d’y retourner une deuxième fois et de démarrer son projet sur cette ville tchèque, ancien ghetto juif durant la Deuxième Guerre mondiale. L’expérience Inculte a ensuite en partie déterminé les choix esthétiques du livre, comme l’explique la romancière :
« Sur un plan personnel, écrire depuis dix ans des textes courts pour la revue puis les ouvrages collectifs d’Inculte m’a permis d’expérimenter d’autres voix, de sortir de la forme romanesque, pour mieux y revenir aussi. De me lancer dans des textes plus hybrides, où l’on fait rentrer l’histoire, la politique, où l’on se frotte à d’autres domaines. Sans ces expériences, je n’aurais certainement jamais écrit Une île, une forteresse15. »
6L’activité collective a ainsi ouvert un champ d’expérimentation décisif pour son autrice, lui permettant de s’emparer, en inculte, de différents savoirs et de mêler, comme elle le fait dans son livre, observations de terrain, notations historiques et géographiques, entretiens avec des témoins, fragments autobiographiques. Sa contribution au deuxième volume des Devenirs du roman, « Sur les lieux : construire, fabriquer, se repérer, arpenter », contient des extraits du futur récit et apparaît comme un point d’étape réflexif dans l’écriture de son récit, deux ans avant sa publication. Enfin, le texte est publié au sein de la maison d’édition Inculte en 2016, après un travail de relecture menée par Mathieu Larnaudie, à la fois éditeur et membre du collectif.
Bibliothèque partagée et pratiques d’entre-lectures
7La camaraderie Inculte, amorcée avec l’activité revuiste, engage deux gestes importants, que nous souhaiterions analyser : la constitution d’une bibliothèque partagée et l’instauration de pratiques d’entre-lectures. Oliver Rohe confiait ainsi à Thierry Guichard : « C’est par Inculte que les lectures importantes me sont venues, comme Claude Simon, Faulkner...16 ». Pour Hélène Gaudy, qui n’a pas suivi de cursus universitaire en lettres, la participation au collectif semble même avoir constitué une sorte de supplétif :
« Quand je suis arrivée, je sortais de mes études qui en plus n’étaient pas des études de lettres, donc je n’ai pas étudié ces auteurs à la fac, ce qui est le cas de la plupart [des auteurs Incultes]17. »
8Maylis de Kerangal présentait même, lors d’une émission sur France culture, la lecture de Claude Simon comme un « prérequis18 » à la participation au collectif, un rite d’initiation tacite pour ses membres. Loin de constituer un acte de lecture ritualisé et unanime, ces gestes de transmission et de circulation obéissent plutôt à des logiques informelles, se font au gré des affinités interpersonnelles et selon des rythmes et des modes d’appropriation propres à chaque membre. Mais ils sont indissociables de pratiques d’écriture, collectives et individuelles, dont ils ont été tantôt l’aboutissement tantôt le déclencheur. Les dossiers de la revue, consacrés à Sebald (n° 1), Deleuze (n° 14) ou David Foster Wallace (n° 18), les monographies Inculte (Face à Pynchon, Face à Lamarche-Vadel, Face à Sebald), dont certains articles sont écrits par des membres du groupe, tout comme, dans une moindre mesure, le calendrier de publication des rééditions de L’Arc19, dessinent en creux ce parcours de lecture électif et collectif. Ils composent un autoportrait du lecteur Inculte et constituent un geste d’affiliation symbolique du groupe qui joue en retour sur les œuvres individuelles de ses membres.
9La constitution de cette bibliothèque collective est inséparable des pratiques d’entre-lectures des œuvres des membres d’Inculte. Mathieu Larnaudie décrit ainsi en premier lieu le collectif comme un « compagnonnage de lecture20 ». Dans « Pratique du soupirail », un texte écrit à l’occasion de la publication de l’ouvrage collectif consacré à Arno Bertina, Oliver Rohe raconte les conditions de naissance de cette amitié par lecture mutuelle :
« L’amitié profonde qui nous lie depuis plus de dix ans, Arno Bertina et moi-même, a ceci de particulier qu’elle est née après que nous nous sommes lus. Les mots que nous nous étions à l’époque échangés à propos de nos livres respectifs échappaient me semble-t-il à la complaisance, au souci légitime du réconfort, qui parfois vient avec l’amitié. J’ai la conviction que nous avons su garder intacte, exempte de flatterie comme de sévérité malveillante, la qualité du jugement que nous portons mutuellement sur nos textes21. »
10Le titre même de cette contribution, qui esquisse un imaginaire littéraire de la bohème, dit bien l’ancrage historique de cette pratique d’entre-lectures. Elle est au cœur de la sociabilité cénaculaire, qui s’inscrit, d’après Anthony Glinoer et Vincent Laisney, dans « la grande tradition romantique des lectures en cercle restreint avant publication22 ».Dans La Querelle de la camaraderie littéraire, Anthony Glinoer précise leur fonctionnement :
« Le cénacle devient de ce fait un lieu de galvanisation : chaque lecture, sorte de rite de passage pour les jeunes poètes, s’achève sur un concert d’exclamations louangeuses et de congratulations, parfois surjouées, donnant une quantité infinie de blé à moudre aux ennemis de la « camaraderie littéraire »23. »
11Si les pratiques de lecture incultes sont bien loin de ces rituels théâtralisés des cénacles du XIXe siècle, privilégiant la lecture silencieuse et solitaire aux déclamations orales et collectives, se fondant davantage sur la discussion et le commentaire que sur le « concert d’exclamations », elles n’en jouent pas moins un rôle décisif de formation, de galvanisation et d’entraide précieux. Ces actes de lecture interviennent à différentes étapes de la production du texte : depuis sa phase d’écriture, jusqu’à sa publication. Mathieu Larnaudie revient ainsi sur l’importance de cette phase de lecture avant publication, à travers l’exemple de son roman Strangulation relu par Arno Bertina qui palliait ainsi les insuffisances éditoriales de Gallimard. Les lectures après publication s’insèrent quant à elle dans toutes sortes de pratiques et de sociabilités, qui font du collectif un vecteur de visibilité pour ses membres au sein du champ littéraire.
Posts, postfaces et remerciements : camaraderie critique du collectif Inculte
12Les pratiques d’entre-lecture, loin de se cantonner à la sphère privée des discussions et des échanges de mails, s’exposent aussi dans le texte et hors du texte, engageant des effets de légitimation et de publicité réciproques. Cette camaraderie scripturale et critique se rend d’abord visible dans les marges du livre (dédicaces, remerciements, postfaces…), campant les contours d’une communauté Inculte dans le paratexte. L’ami est ainsi parfois le destinataire du livre : Arno Bertina dédicace Je suis une aventure à Oliver Rohe et Claro Black Box Beatles à Mathias Énard. Il est plus souvent mentionné dans les remerciements, qu’ils soient collectifs ou individuels. Arno Bertina remercie ainsi, à la fin de Je suis une aventure, les « Incultes qui m’ont fait boire24 », Hélène Gaudy les « éditions Incultes, pour les expériences partagées25 » dans Une île, une forteresse, Mathieu Larnaudie « tous les membres du collectif inculte26 » à l’occasion de Notre désir est sans remède, tandis que Claro rend hommage aux « Incultes, mes inévitables27 » dans Tous les diamants du ciel. C’est encore sous le signe de l’amitié qu’Arno Bertina place la postface écrite pour Pôle de résidence momentanée de Mathieu Larnaudie, intitulée « Habiter un espace incertain : l’amitié ». Publié en 2007, ce récit est le deuxième livre de Mathieu Larnaudie, paru cinq ans après le premier, suite à des difficultés éditoriales qui ont retardé la trajectoire d’émergence de l’écrivain. Arno Bertina est, au moment où paraît l’ouvrage, un auteur légitimé, dont le premier roman a été remarqué et dont le plus récent, Anima Motrix, paru chez Verticales, marque une nouvelle étape de sa trajectoire, qui lui vaut notamment de faire la une du Matricule des Anges en novembre 2006. La postface vient ainsi épauler le texte et son auteur. Elle constitue à la fois un acte de commentaire et d’interprétation et un geste de légitimation, Arno Bertina disposant alors d’un niveau de reconnaissance supérieur à celui de Mathieu Larnaudie. Toutes ces marques d’amitiés littéraires s’inscrivent dans une histoire longue dont Anthony Glinoer a analysé les commencements. Dans son étude des cénacles, le chercheur montre en effet comment les « marques paratextuelles28 » accordent une place de plus en plus importante au camarade et à l’ami, au détriment des figures du mécène et du protecteur qui tendent à s’estomper à l’ère post-révolutionnaire. Si ces jeux de renvois et d’hommages sont devenus habituels depuis l’époque romantique, s’ils se font peut-être moins enflammés et engagent des effets de reconnaissance moins décisifs, ils continuent d’inscrire l’œuvre produite dans le sillage d’un réseau d’auteurs et de « manifester à l’extérieur la solidarité29 » qui anime le collectif. Cette solidarité se manifeste aussi à travers les commentaires, les citations et les hommages que les Incultes s’adressent les uns aux autres dans leurs livres, dans la presse ou sur internet. Elle fonde ce qu’Anthony Glinoer a appelé, pour le contexte cénaculaire du XIXe siècle, une « camaraderie critique » dont le contemporain offre le cadre renouvelé. Elle peut aller de la simple mention ou citation de l’œuvre d’un membre du collectif, au commentaire plus détaillé.
13Cette camaraderie critique peut encore prendre la forme de la chronique littéraire. Il s’agit alors d’accompagner la publication du livre d’un autre membre du collectif et d’améliorer ainsi son exposition. Cependant, alors que la connivence critique reposait largement, au XIXe siècle, sur la collusion entre journalistes et écrivains, elle se manifeste plutôt sur les pages personnelles des membres du collectif, blogs ou posts Facebook, dessinant sur la toile la trame numérique de leur amitié. Sans doute soucieux d’éviter les accusations de favoritisme et de copinage, les Incultes, lorsqu’ils se font chroniqueurs dans la presse à l’image de Claro, Mathias Énard ou Maylis de Kerangal pour Le Monde des livres, ne s’attardent pas sur les œuvres de leurs camarades du collectif. Sur son blog, « Le Clavier cannibale », en revanche, Claro leur accorde une place plus importante, comme si le support numérique et sa dimension personnelle autorisaient plus aisément de telles manifestations de solidarité. Claro promeut ainsi les productions collectives dans des billets à l’emphase volontairement hyperbolique, qui manifeste de façon quasi parodique cette amitié littéraire30. Plusieurs billets de blog sont aussi consacrés aux œuvres individuelles des membres du collectif, en particulier aux textes de Maylis de Kerangal. Au-delà de l’activité critique, l’auteur intervient pour défendre l’écrivaine des attaques qu’elle subit lors de la réédition d’À ce stade de la nuit en 2015. Intitulé « Millet : zéro nuance de gris », le billet de Claro publié 12 janvier 2016 est ainsi une réponse à l’article de Richard Millet « Pourquoi la littérature de langue française est nulle », publié cinq jours plus tôt dans Le Point et qui ciblait particulièrement l’autrice d’À ce stade de la nuit, qualifiée notamment de « Zola femelle31 ». Claro lui répond en suivant la même veine pamphlétaire, recourant volontiers à l’attaque ad hominem (« sexiste, raciste, réac32 ») et au registre obscène (« S’imaginer au sommet de la dénonciation et de la vérité, alors qu’on racle la cuvette en se torchant avec ses pages33 »). Cet épaulement numérique de l’écrivaine réactive les mécanismes de solidarité qui ont cours traditionnellement au sein des groupes littéraires en contexte polémique. Les pages Facebook des écrivains sont l’autre lieu où se joue cette camaraderie en ligne. Celle d’Arno Bertina par exemple fait la part belle aux publications des autres membres du groupe, même si leur recension est loin d’être exclusive et exhaustive. La rentrée littéraire 2019 est ainsi pour lui l’occasion de commenter la sortie de deux ouvrages de ses camarades, Atmore Alabama d’Alexandre Civico et Un monde sans rivage d’Hélène Gaudy. Les deux posts, publiés respectivement le 26 juillet34 et 10 juillet35, sont agrémentés d’une photographie de l’auteur tenant à la main le livre commenté, comme une façon de rappeler les pratiques d’entre-lectures du groupe, renforcées par les likes d’autres membres du collectif. Prises dans le bus ou dans la rue, elles rejoignent l’idéal bertinien d’un acte de lecture à l’air libre, engageant le corps de son lecteur et mené dans un lieu public plutôt que recroquevillé dans la sphère privée du bureau ou de la chambre. Prises sur le vif, elles accentuent l’impression d’une critique spontanée et enthousiaste et déjouent la pesanteur de l’hommage. D’autant plus, pour le livre d’Alexandre Civico, que sa recension se fait sur le mode humoristique, par une accumulation de hashtags mimant les codes de Twitter ou d’Instagram, et déjouant ainsi, par l’ironie, l’accusation de connivence (« #moicestpaspareiljesuispistonné »). En répétant le mot « pépite » à deux reprises pour qualifier le roman et en citant certains de ses extraits, Arno Bertina participe à la promotion de ce livre en voie de publication et ouvre du même coup l’espace d’une critique en live où se dessine, en commentaire, une communauté de lecteurs en cours ou à venir, accompagnée de quelques interventions de l’auteur. Le réseau social offre ainsi ponctuellement un espace de visibilité aux livres des camarades, en reprenant d’ailleurs certaines techniques de promotion éditoriale, comme le teaser, appuyées par l’effet d’autorité du pair et l’enthousiasme de l’ami. Loin de remplacer la mobilisation physique des membres du collectif, la mobilisation numérique l’encourage et la renforce, en annonçant les manifestations auxquels ils participent.
Festivals, résidences et rencontres en librairie : topographie de la camaraderie Inculte
14Les changements intervenus ces vingt dernières années dans les politiques culturelles ont profondément affecté le statut social de l’auteur. Toute une série de dispositifs tend à se développer au tournant des années 2000, accélérant la professionnalisation du métier d’écrivain et son autonomisation vis-à-vis de l’éditeur et de la forme-livre. Cette évolution parachève le long combat mené par les créateurs et marque un changement dans les politiques culturelles qu’a bien analysé Lionel Ruffel dans Brouhaha. Les mondes du contemporain, d’une « approche monumentale et somptuaire » à des « approches micropolitiques », qui favorisent « l’inscription des artistes et pourquoi pas des écrivains dans un tissu social donné36 ». Si l’écrivain a perdu de sa centralité dans le champ intellectuel et médiatique, sa présence se trouve paradoxalement décuplée : homme « des proximités37 », pour reprendre une expression de Dominique Viart, l’auteur est de plus en plus sollicité, pour une rencontre, en librairie ou à l’université, une résidence, un festival ou un atelier d’écriture. Sa professionnalisation s’affirme ainsi, paradoxalement, hors de l’œuvre et aux dépens du livre, au risque de faire de l’écrivain un simple animateur culturel ou social. Dans ce nouvel état du champ, le collectif joue comme garantie supplémentaire de visibilité, par les événements qui lui sont consacrés et qui tendent à la création d’un auteur-collectif, parce qu’il peut servir de label pour des écrivains en voie de légitimation ou de reconnaissance et parce qu’il constitue un réseau de mobilisation sur la scène littéraire. Trois lieux nous semblent caractéristiques de cette cartographie Inculte : les rencontres en librairie, les résidences et les festivals.
Les rencontres en librairie : entre épaulement et promotions communes
15Les rencontres en librairie constituent aujourd’hui un rituel important dans la promotion d’un livre. Essentiellement individuelles, elles portent parfois la trace d’une implication collective dans le cas des membres d’Inculte, en particulier lorsqu’elles sont organisées à Paris. Elles sont et ont été un moment important de la sociabilité du collectif, déterminant parfois une première rencontre entre futurs membres. Par la suite, elles apparaissent comme un lieu de cristallisation d’une camaraderie Inculte et un moment de rendez-vous ou de retrouvailles pour ses membres. Pour un groupe peu institutionnalisé comme Inculte qui se refuse à des formes de structuration trop nettes, elles constituent ainsi un rituel de sociabilité important, où se manifeste et se renoue l’intensité du réseau Inculte. Elles sont en outre l’occasion d’exposer deux pratiques Incultes que nous avons analysées précédemment : la constitution d’une bibliothèque partagée38 et l’instauration de protocoles d’entre-lectures à l’occasion de promotions communes39.
Résidences partagées
16Les résidences constituent le deuxième lieu de cette cartographie Inculte. Depuis leur essor au tournant des années 2000, elles constituent en effet un vecteur de professionnalisation important pour les écrivains dont les ventes de livres restent bien souvent insuffisantes pour assurer la survie économique. Les Incultes, qui entrent dans le champ au tournant du siècle, sont contemporains de cet essor. Au-delà de ces enjeux individuels, la résidence est aussi le lieu où peut se manifester la camaraderie Inculte, que ce soit dans leur attribution, leur déroulement ou leurs implications, esthétiques notamment. Nous prendrons l’exemple de la résidence au centre culturel « Le Triangle » à Rennes. C’est d’abord Mathieu Larnaudie qui en est l’invité en 2016. Sur les trois soirées qu’il organise, deux comptent des membres du collectif parmi les invités : Arno Bertina lors d’une rencontre intitulée « Écrire la politique », le 3 février 2016, et Alexandre Civico et Hélène Gaudy pour une soirée estampillée Inculte, « Écrire en collectif », le 2 mars 2016. C’est Arno Bertina qui prend la suite de Mathieu Larnaudie en 2017, puis Oliver Rohe et Emmanuel Ruben. De 2017 à 2019, les trois auteurs, dont deux appartiennent au collectif, se succèdent ainsi pour des résidences de trois à quatre mois. Ce programme est motivé par un projet littéraire proposé par les écrivains, bientôt rejoints par l’ancien résident, Mathieu Larnaudie, et intitulé « Le Blosne, mode d’emploi ». Exposé au cours de plusieurs soirées réunissant les différents auteurs, il vise à l’écriture d’un livre décrivant, en compagnie de ses habitants, le quartier dans lequel est implanté « Le Triangle » et ses différentes strates historiques, sociales, urbanistiques et culturelles. Cette camaraderie de la résidence se manifeste ainsi d’au moins trois manières au Triangle : par les invitations réciproques des Incultes aux différents événements proposés, par l’attribution successive de résidences à des membres du groupe, favorisée par les liens qui les unissent, et enfin par la réalisation d’un projet d’écriture collectif qui, s’il n’est pas l’émanation du collectif à proprement parler, n’en réunit pas moins trois de ses membres et se trouve destiné à une publication chez Inculte.
Un collectif de festival
17Les festivals occupent une place majeure dans la géographie littéraire actuelle. Pour ces auteurs, ils ont d’abord été un des lieux décisifs de la sociabilité Inculte. Au début des années 2000, la plupart des écrivains qui composeront le collectif par la suite sont alors primo-romanciers. Les festivals sont un rite d’entrée dans le champ et un lieu de rencontre avec les pairs où se constitue un premier réseau Inculte, entre les tables rondes, les tables de signatures et les chambres d’hôtel. Arno Bertina, Oliver Rohe et François Bégaudeau érigent même leur rencontre à la « Fête du Livre de Bron » en 2004, en événement fondateur de leur amitié et, dans une certaine mesure, du collectif. Interrogé par Aurélie Adler sur « la façon dont s’est constitué la revue à ses débuts40 » lors de la journée d’étude Auteurs en scène, Arno Bertina mentionne d’emblée cet épisode emblématique :
« C’est une de mes trois ou quatre meilleures soirées de copains alors que je ne les connaissais absolument pas. On était dans le hall d’un hôtel « Formule 1 », dans une zone où sortir ce n’est pas possible. On a ri comme des baleines ce soir-là et toute la nuit. Il y avait quelque chose de très gamin et de très fort qui se passait. Et puis il y a une deuxième soirée comme ça à Paris et, en fait, la proposition d’Oliver est venue tout de suite après41. »
18Soirée fondatrice également parce qu’elle condense les éléments principaux de la posture Inculte à venir : de jeunes écrivains réunis pour une manifestation culturelle, un éloge de l’amitié littéraire avec, en arrière-fond, un imaginaire de l’ivresse et de la « marrade ». Les festivals jouent donc dans un premier temps comme un lieu de rencontre et de recrutement des membres du comité de rédaction. Par la suite, l’institutionnalisation du collectif engage des logiques de regroupement et d’invitations partagées. Portés par une reconnaissance grandissante, certains Incultes passent même du statut d’invité à celui d’organisateur, activant ainsi des mécanismes de solidarité avec leurs camarades par le biais des invitations. Les Rencontres de Chaminadour sont sans doute l’exemple le plus éloquent de cette camaraderie festivalière. Entre 2015 et 2017, trois Incultes se succèdent à la tête de ces rencontres, Maylis de Kerangal d’abord, puis Mathias Énard et Arno Bertina. À chacune de ces éditions, plusieurs Incultes font partie de la programmation : Maylis de Kerangal invite en 2015 Arno Bertina, Claro, Mathias Énard, Oliver Rohe, tandis que Mathias Énard sollicite l’année suivante Maylis de Kerangal, Hélène Gaudy, Mathieu Larnaudie et Arno Bertina qui lui-même fait venir Hélène Gaudy, Maylis de Kerangal, Mathieu Larnaudie et Oliver Rohe en 2017. Cette continuité Inculte dans la présidence favorise une présence renforcée du collectif dans la programmation année après année. À un moment de ralentissement de l’activité collective qui suit la fin d’Inculte, les festivals fonctionnent à certains égards comme manifeste ou comme signature commune. Ils prolongent la revue et les ouvrages communs et ancrent sur la scène littéraire la posture Inculte. Le groupe y dresse en acte et en chair son autoportrait collectif, illustrant par son humeur et la complicité de ses auteurs l’esprit potache expérimenté dans la revue. C’est aussi l’occasion pour le collectif, plutôt rétif à l’archive ou à la mythologisation, de mettre en récit son histoire, que l’on songe à sa participation au Salon du livre de Paris de 2019 pour fêter les quinze ans de la maison d’édition ou au festival du premier roman de Chambéry, dont il est l’invité d’honneur en 2017. Le festival joue aussi comme lieu d’affiliation symbolique où le collectif énonce ses devanciers. L’édition 2015 que Maylis de Kerangal a consacrée à l’œuvre de Claude Simon est emblématique de ce geste. Chacun à leur tour, les Incultes revenaient sur leur lecture de son œuvre, faite d’impulsions collectives et d’appropriations individuelles, en particulier lors de la rencontre « Découverte de Simon et apport de sa langue42 » qui réunissait Claro, Oliver Rohe et Mathias Énard, ce dernier faisant du romancier l’un des dénominateurs communs du groupe43.
La camaraderie comme posture : humour potache et humeur festive
19Dans les différents lieux de présence du collectif, la camaraderie est l’occasion d’une véritable scénographie collective, reléguant les considérations stratégiques et congédiant l’esprit de sérieux au profit d’un esprit de bande festif44 englobé sous le terme « potache ». Son emploi est massif pour décrire Inculte et circule parmi toutes les instances qui co-construisent sa posture. Ce sont d’abord ses membres qui l’utilisent pour désigner l’activité collective, que l’on songe par exemple à son emploi répété par Arno Bertina et Mathieu Larnaudie durant l’entretien pour la journée d’étude « Auteurs en scène ». Il se diffuse dans la presse et devient l’un des qualificatifs principaux du collectif :
« De là une allure d’auberge espagnole, où voisinent humour potache et grand sérieux45 » (Labyrinthe)
« Le premier est un numéro spécial en forme d’anticipation des résultats de l’élection présidentielle : potache et humoristique46 » (Le Magazine littéraire)
« […] la revue littéraire et philosophique Inculte, dont le sérieux côtoie toujours l’esprit potache47 » (Le Monde)
« Le mélange des voix et des genres, de l’approche universitaire et du ton potache, de la pensée et de la fiction, pour traquer le réel sous toutes ses formes contemporaines - y compris les plus corrompues -, voilà ce qui réunit ces trentenaires48 » (Le Nouvel Observateur)
20Il est également sollicité par la critique universitaire pour rendre compte du projet Inculte :
« Le groupe revendiquait volontiers une certaine tonalité potache49 »
« Ce collectif à géométrie variable prône le mélange des voix et des genres, en conciliant l’exigence de pensée et la dérision carnavalesque : c’est une gourmandise de savoir, potache et désinvolte […]50 »
21Le mot renvoie donc d’abord à un imaginaire étudiant51, tout à fait en phase avec la trajectoire sociologique des Incultes. Il témoigne à la fois d’une certaine irrévérence et d’une forme de légèreté, d’un goût de la provocation qui participent de l’effet de génération d’Inculte et du rajeunissement symbolique offert par le collectif. Le mot « potache » englobe en fait toute une série de tonalités humoristiques qui s’exposent dans ses différents modes d’intervention. Elle est pleinement à l’œuvre dans les textes où le groupe s’auto-représente, en particulier dans la contribution « 10, rue Oberkampf », qui ouvre les Devenirs du roman. Le dispositif reproduit la spontanéité des échanges entre les membres du groupe, ponctués de saillies humoristiques, running gag52 et plaisanteries au premier degré53, comme une façon d’alléger le sérieux de la discussion littéraire. Cette humeur potache se donne encore à voir lors des apparitions publiques du collectif, des festivals aux tables rondes, des rencontres en librairie aux colloques universitaires. Elle se prolonge sur les réseaux, en particulier dans les interactions entre les membres d’Inculte sur Facebook. Mathieu Larnaudie écrit par exemple le 24 janvier 2016 : « Plus que jamais, la littérature est une expérience des limites. Par exemple, celle d’utiliser un coupe-ongles comme tire-bouchon54 ». En indiquant sur son post qu’il est « avec Mathias Énard », le romancier réactive la tradition éthylique des groupes littéraires, tout en jouant de façon burlesque avec la conception blanchotienne de la littérature. Le billet, publié durant le festival « Le Goût des autres » au Havre, montre bien le lien entre camaraderie numérique et camaraderie physique, entre la scénographie des réseaux et celle des festivals. Cette disposition humoristique d’Inculte entre en résonance avec la tradition des groupes littéraires, et des avant-gardes en particulier, du cercle Zutique à Dada, de l’Oulipo au Surréalisme. À la manière des Fumistes et des Incohérents, le nom « Inculte » sonne comme un éloge de la provocation et de l’immaturité. Le collectif se tient loin, certes, de la stratégie du scandale des mouvements du XXe siècle, qui passe notamment par la performance, de la serata futuriste au cabaret dadaïste en passant par les happenings surréalistes où se mêlent lectures et bagarres, insultes au public, attaques ad hominem et mystifications. Rejet du bon goût, éloge de l’idiotie, art de la provocation, emprunt aux formes populaires et esprit ludique, constituent toutefois les points de contact de la posture du collectif avec cet héritage historique. Chez Inculte, le potache serait ainsi le nom d’un scandale avant-gardiste rejoué en mode mineur, une manière de poursuivre son ambition profanatrice, sans mimer les formes d’intervention des groupes du siècle précédent.
Conclusion
22Hors du contexte cénaculaire et de l’esprit de polémique, la camaraderie se révèle un outil précieux pour analyser la dimension stratégique, les bénéfices sociaux et symboliques des regroupements en littérature contemporaine. Le collectif Inculte réinvente des mécanismes de solidarité propres aux enjeux, aux possibles et aux configurations du champ actuel. Pour ses auteurs, il a joué un rôle important, en particulier dans les phases d’émergence et de légitimation, comme lieu de formation et de galvanisation d’abord, puis comme vecteur d’intégration au champ littéraire par la constitution d’un réseau et l’accès à différentes opportunités éditoriales. Si d’autres logiques deviennent prépondérantes pour les phases de reconnaissance et de consécration, la camaraderie Inculte continue de s’exposer dans les ouvrages collectifs, aux marges du texte ou sur les scènes littéraires. Dans cette topographie amicale, internet complète et prolonge les interventions publiques et les publications imprimées des Incultes. Si le groupe n’a pas fait de la toile un lieu décisif de sa poétique et de sa production commune, au contraire d’autres groupes contemporains55, il n’en bâtit pas moins une partie de sa posture d’amitié littéraire sur les réseaux sociaux, en particulier Facebook. En cela, la camaraderie se donne également à voir comme posture, les Incultes exposant une amitié littéraire faite notamment d’humour potache et d’une humeur festive, par laquelle ils se réaffilient aux groupes littéraires des siècles précédents.