Colloques en ligne

Jean-François Hamel

Le demain joueur du Comité d’action étudiants-écrivains : genèse d’un collectif littéraire d’agitation et de propagande

1Même si Maurice Blanchot prend soin de situer sa réflexion sur « un fond de désastre, qui va bien au-delà de la ruine1 », La Communauté inavouable nous paraît aujourd’hui chargé d’une puissance inaugurale, comme s’il avait contribué à frayer, au-delà de lui-même, un espace inédit de pensée et d’écriture, voire à esquisser les contours d’une « communauté qui vient2 ». Pourtant, cet opuscule qui se présente comme une relance de la méditation de Jean-Luc Nancy sur la « communauté désœuvrée3 » constitue d’abord et avant tout un exercice de mémoire et d’amitié. En effet, glissant de la « communauté négative » esquissée dans les écrits de Georges Bataille à la « communauté des amants » inscrite au cœur de La Maladie de la mort de Marguerite Duras, Blanchot revient de manière cryptée sur deux expériences collectives qui ont infléchi sa trajectoire politique et qui s’attachent l’une et l’autre à des lieux de sociabilité spécifiques. La première expérience se déroule à Paris pendant la guerre, rue de Lille, chez Denise Rollin, quand Bataille, qu’il vient à peine de rencontrer, organise une série de réunions et de discussions, de l’automne 1941 au printemps 1943, y lisant des passages de L’Expérience intérieure alors en chantier4. Ces rencontres, dont Bataille a cru un temps qu’elles donneraient naissance à un « Collège socratique », ont approfondi la rupture de Blanchot avec ses convictions politiques des années trente et l’ont éloigné des milieux de l’extrême droite. La deuxième expérience s’amorce à la fin des années cinquante, quand Blanchot intègre le cercle des amis de la rue Saint-Benoît, se rapprochant de Dionys Mascolo et de Robert Antelme, qu’il retrouve fréquemment au domicile de Duras et dont il partage pendant une décennie les engagements antigaullistes, anticolonialistes et antistaliniens. À leurs côtés, Blanchot rompt le devoir de réserve qu’il s’est imposé sous l’Occupation et se positionne publiquement, dans le contexte de la guerre d’Algérie, à l’extrême gauche de l’échiquier politique5. Par son architecture, le diptyque de La Communauté inavouable se donne ainsi à lire comme la remémoration tardive, de la rue de Lille à la rue Saint-Benoît, des amitiés politiques les plus marquantes de Blanchot, qui l’ont amené, jamais seul, toujours à plusieurs, au plus près de ce qu’il nomme « l’exigence communiste6 ». Mais, pour qui s’intéresse à la « possibilité d’être-ensemble7 » promise par la notion de communauté, le cœur de l’essai se trouve à la cheville des deux parties, dans les trois pages fulgurantes consacrées au soulèvement français de mai et de juin 1968. Comme en un roman d’apprentissage, l’écrivain, jusque-là confiné aux appartements de ses amis, descend dans la rue pour affronter le dehors et se mêler à la foule anonyme. Sous la forme d’une « utopie immédiatement réalisée », il affirme avoir éprouvé dans ces semaines insurrectionnelles « une manière encore jamais vécue de communisme8 ». Ce n’est pas faire violence à l’essai de Blanchot que de l’interpréter comme une transcription théorique de son engagement militant au sein du Comité d’action étudiants-écrivains, dont on sait qu’il fut l’un des animateurs de mai 1968 à février 1969. Tout porte en effet à croire que la morphologie et la sociabilité de ce collectif littéraire d’agitation et de propagande, né dans les premiers jours de la grève générale, se trouve à l’origine de certaines des thèses plus paradoxales de La Communauté inavouable. C’est la genèse de cette cellule révolutionnaire éphémère que les prochaines pages voudraient reconstituer, au risque de dissoudre l’amitié dans « la pire des histoires, l’histoire littéraire9 ».

Un communisme d’écriture au service du Mouvement

2L’aventure du Comité d’action étudiants-écrivains commence par un tract distribué dans le Quartier latin le 18 mai 1968, au cours de la phase ascendante du soulèvement, quand les occupations d’usines et de lieux publics succèdent aux manifestations de rues10. Le papillon ronéoté, sans doute produit par le Comité révolutionnaire d’agitation culturelle, installé à l’Institut de philosophie dès les premiers jours de l’occupation de la Sorbonne, transcrit une déclaration collective de solidarité avec le mouvement des étudiants parue dans Le Monde la veille de la première nuit des barricades : « Il est d’une importance capitale, peut-être décisive, que le mouvement des étudiants sans faire de promesse, et au contraire en repoussant toute affirmation prématurée, oppose et maintienne une puissance de refus capable, croyons-nous, d’ouvrir un avenir11». Le tract annonce par ailleurs la création d’une « Commission » associant écrivains, étudiants et travailleurs, qui se réunira à partir du 20 mai à l’annexe Censier pour « débattre des rapports entre les maisons d’édition et l’université de demain, de la réforme des études littéraires sclérosées, du rôle d’une littérature révolutionnaire12 ». Selon les règles de la Sorbonne occupée, adoptées quelques jours plus tôt, les commissions sont des groupes de travail et de discussion, avec président, rapporteurs et secrétaire, dont les décisions sont soumises au vote de l’Assemblée générale qui se tient quotidiennement dans le grand amphithéâtre13. Or le 20 mai, la soixantaine d’écrivains, d’intellectuels et de journalistes qui répondent à la convocation fondent non pas une « commission littéraire », destinée à fonctionner à l’intérieur de la citadelle étudiante, mais un « comité d’action », comme il en existe déjà des centaines à cette date dans les lycées, les universités, les usines et les quartiers. Ces cellules d’agitation et de propagande, sans appareil ni plateforme, se veulent une expression de la démocratie directe, en rupture aussi bien avec la logique groupusculaire de l’extrême gauche qu’avec les stratégies parlementaires de la gauche institutionnelle ; ces comités refusent toute organisation hiérarchique et toute délégation de la parole au motif que « la révolution est une chose que l’on fait soi-même, qu’on ne laisse pas aux autres le soin de faire14 ». Aussitôt constitué, le Comité d’action étudiants-écrivains est contesté. Le lendemain de sa réunion inaugurale, le 21 mai, une délégation menée par Jean-Pierre Faye prend d’assaut l’hôtel de Massa, siège de la Société des gens de lettres, et fonde l’Union des écrivains, regroupement professionnel voué à la défense de l’écrivain comme travailleur. Au terme d’âpres discussions, auxquelles prend part l’équipe de la revue Tel Quel, le 23 mai, le Comité d’action étudiants-écrivains se sépare de l’Union des écrivains et se replie sur son noyau dur : les amis de la rue Saint-Benoît (Antelme, Blanchot, Duras et Mascolo) et plusieurs surréalistes de la revue L’Archibras, dont Jean Schuster et Georges Sebbag, ainsi que le jeune romancier Jacques Bellefroid. Au fil des semaines, leur viendront en renfort l’écrivain Michel Leiris, l’éditeur Maurice Nadeau, le sociologue Jean Duvignaud, l’historien et militant Daniel Guérin, la romancière Christiane Rochefort, l’artiste Jean-Jacques Lebel, le journaliste Philippe Gavi. Tous se mettent « au service du Mouvement », selon le sous-titre du bulletin qu’ils publieront en octobre 1968, et défendent, au moins jusqu’en février 1969, « la puissance de refus » qui caractérise le soulèvement de mai.  

3Au regard des collectifs qui se disputent le pôle de l’avant-garde dans un champ littéraire bouleversé par la crise politique, le positionnement du Comité ne manque pas d’étonner15. D’abord, parce que ce groupe constitué pour une large part d’écrivains consacrés et d’intellectuels reconnus décide de faire grève de la littérature, non seulement durant le soulèvement, mais encore jusqu’au printemps suivant, se démarquant ainsi de Tel Quel et de l’Union des écrivains, qui persistent à défendre le potentiel révolutionnaire de la littérature. À l’automne 1968, dans un texte intitulé « Tracts, affiches, bulletin », Blanchot décrète l’incompatibilité de l’engagement insurrectionnel et de la vocation littéraire. À ses yeux, les seules écritures en mesure de provoquer « l’autorité, le pouvoir, la loi » sont celles qui envahissent la voie publique : « les tracts distribués hâtivement dans la rue », « les affiches qui n’ont pas besoin d’être lues mais qui sont là comme défi à toute loi », ainsi que les « bulletins » qui se vendent à la criée dans les manifestations16. Au régime de singularité de la littérature, qui s’arraisonne à l’autorité d’une signature, le Comité réplique par un « communisme d’écriture » fondé sur la rédaction collective et la publication anonyme de textes militants, disséminés dans l’espace public, qui exige de chaque écrivain qu’il révoque « les habitudes et les privilèges traditionnels de l’écriture17 ». L’interdit qui pèse sur la littérature est tel que Mascolo regrette que « ce malheureux nom d’écrivain entre dans la désignation du Comité18 ». Les positions idéologiques du groupe ne sont pas moins atypiques. Alors que les collectifs concurrents hésitent à adopter des stratégies subversives en regard des formes traditionnelles d’organisation, Tel Quel s’alignant sur les positions du Parti communiste, l’Union des écrivains s’efforçant d’actualiser une forme de syndicalisme littéraire, le Comité affiche, lui, une intransigeance anarchiste et rejette toute représentation : « Nous poussons le refus jusqu’à refuser de nous intégrer aux formations politiques qui affirment refuser ce que nous refusons19 », explique Duras. « Aucune organisation ne saurait aujourd’hui prétendre représenter seule l’exigence révolutionnaire », ajoute Blanchot, qui juge que « les appareils des formations et des partis » ne peuvent conduire qu’à la « mort politique20». Autrement dit, à l’encontre des logiques qui prévalent d’ordinaire dans le champ littéraire, ce sont les écrivains qui détiennent l’autorité la plus grande et le capital symbolique le plus important qui, dans la situation de crise générée par le soulèvement, se montrent les plus enclins à mettre en cause le régime de singularité de la littérature et les modes collectifs d’intervention politique des intellectuels. Cette double rupture avec l’autorité sociale de la littérature et avec les formes usuelles de mobilisation des écrivains s’exprime dans le titre littéral du bulletin, Comité, qui signale une volonté d’effacement, non seulement des individus, mais de l’identité même du groupe.  

4Cela dit, par sa radicalité libertaire, le Comité paraît, de tous les collectifs littéraires de l’avant-garde de l’époque, le plus en phase avec un mouvement de contestation qui critique l’art et la politique comme sphères d’activités autonomes, séparées de l’expérience quotidienne et réservées aux détenteurs d’une parole légitime. Cet ajustement du Comité à la conjoncture insurrectionnelle, qui s’exprime notamment par une proximité idéologique avec le Mouvement du 22 mars, ainsi que par une revendication d’anonymat partagé avec de nombreux acteurs de la contestation culturelle, loin de traduire un quelconque opportunisme, résulte d’une longue séquence de réflexions théoriques et d’expériences pratiques menées par Blanchot et Mascolo, dont l’amitié repose sur une commune « passion politique21 ». Ensemble, ils n’ont en effet cessé de redéfinir les pratiques et les visées de l’engagement des écrivains, dans une rivalité constante avec le modèle incarné par Jean-Paul Sartre et l’équipe des Temps modernes. Si les deux principaux animateurs du Comité d’action étudiants-écrivains font connaissance aux éditions Gallimard sous l’Occupation, leurs écrits n’entrent véritablement en dialogue que dix ans plus tard, quand Mascolo publie ses deux grands essais, Le Communisme, en 1953, et sa Lettre polonaise sur la misère intellectuelle en France, en 1957, dont Blanchot rend compte dans La Nouvelle Revue française. La guerre d’Algérie et le retour du Général de Gaulle leur donnent l’occasion de collaborer au sein de la revue Le 14 Juillet, fondée par Mascolo et le surréaliste Jean Schuster en 1958, et de rédiger, toujours avec Schuster, la « Déclaration sur le droit à l’insoumission », en 1960, dont les surréalistes figureront parmi les premiers signataires. Comme le suggèrent les temps forts de cette amitié politique, la genèse du Comité d’action étudiants-écrivains en tant que collectif littéraire d’agitation et de propagande se situe au point de convergence de trois histoires distinctes : l’histoire des intellectuels, marquée depuis la Libération par l’hégémonie du marxisme et depuis les révoltes de Hongrie et de Pologne par le discrédit de la figure du compagnon de route ; l’histoire récente de l’avant-garde surréaliste et de ses engagements politiques, avant et après la mort d’André Breton ; enfin, l’histoire de l’extrême gauche française, dont la critique des communismes autoritaires s’accompagne au cours des années soixante d’une lente réhabilitation de la tradition anarchiste et de certaines de ses formes de sociabilité militante.

La communauté négative des intellectuels révolutionnaires

5Toute l’œuvre de Dionys Mascolo se laisse lire comme une interrogation en actes de la figure de l’intellectuel révolutionnaire. Sa première publication, sous le pseudonyme de Jean Gratien, est une longue préface à une anthologie des discours de Saint-Just, aux éditions de La Cité universelle, en 1946, créées par Marguerite Duras et Robert Antelme. L’inspirateur de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 apparaît à Mascolo comme « le seul homme au monde avant Lénine dont l’action ait été la parfaite, la fidèle, immédiate expression de la pensée en lui22 ». Le romantisme révolutionnaire de Mascolo se heurte toutefois au dogmatisme du Parti communiste, auquel l’enthousiasme de la Libération l’a poussé à adhérer. Membre de la cellule 722 de Saint-Germain-des-Prés, Mascolo s’oppose à l’intervention du Parti en matière artistique, entrant en polémique ouverte avec la Commission des intellectuels, en particulier avec Jean Kanapa, qui est en voie d’imposer, avec Laurent Casanova, un jdanovisme à la française23. Dans ce combat idéologique, Mascolo s’inspire du romancier Elio Vittorini, avec lequel il publie un entretien dans Les Lettres françaises à propos de sa lettre au secrétaire général du Parti communiste italien, Palmiro Togliatti, dans laquelle il soutient que « seule la culture autonome enrichit la politique et aide à son action24 ». Ces prises de position, jugées trop libérales, vaudront à Mascolo son exclusion en 1950, à l’instar de Duras et d’Antelme, eux aussi suspectés d’entretenir des activités fractionnelles. Cette mésaventure ne restera pas sans suite tant il est vrai que Mascolo n’écrira plus, pendant des années, que pour contester aux intellectuels du Parti le monopole de l’exigence communiste. En 1953, il publie aux éditions Gallimard son œuvre maîtresse, Le Communisme, un pavé libertaire de cinq cents pages, qui définit une politique de la littérature hétérodoxe : l’écrivain communiste n’est pas celui qui rend raison de la lutte des classes ou qui se fait compagnon de route, mais celui qui, par sa libre exploration du langage, se range « aux côtés de ceux qui n’ont pas la parole, dans le troupeau des hommes condamnés à l’animalité de se taire25 ». Le panthéon communiste est mis sens dessus dessous : Mascolo ne célèbre que des écrivains extérieurs au Parti, en l’occurrence Georges Bataille, Raymond Queneau, Michel Leiris et Maurice Blanchot. Eux seuls, explique-t-il, « n’acceptent pas, en parlant, de perdre de vue ce qui manque, ce qui se tait, ce qui n’est pas connu », allant jusqu’à s’exclure de « la catégorie des possesseurs privés des moyens d’expression26 ». Sans surprise, Le Communisme s’attire les foudres de L’Humanité, Kanapa n’y voyant qu’un « nouveau révisionnisme à l’usage des intellectuels27 ». En revanche, Colette Audry et Maurice Nadeau en font l’éloge dans Les Temps modernes et Les Lettres nouvelles, de même qu’André Breton qui exprime dans Médium son entière solidarité : « nous faisons rigoureusement nôtres ses conclusions28 ». Quant à Sartre, sans se prononcer sur le fond du débat, il n’hésite pas à railler la réaction indignée des communistes : « Il faut plus d’une hirondelle pour faire le printemps, plus d’un Kanapa pour déshonorer un parti29 ».   

6Avec Le Communisme, Mascolo parvient non seulement à esquisser, à égale distance d’Aragon et de Sartre, une figure de l’écrivain révolutionnaire qui ne soit ni militant du Parti ni compagnon de route, mais à découpler, comme il s’en félicitera des années plus tard, « l’exigence communiste vivante » et « l’organisation qui canalise et neutralise cette exigence30 ». Cependant, l’impératif d’une action collective s’impose toujours à lui avec force. Un an après la Toussaint rouge, en 1955, il met sur pied le « Comité d’action des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord », dont l’appel regroupe trois cents signataires et entraîne le rapprochement du groupe surréaliste et des amis de la rue Saint-Benoît31. Après les révoltes de Pologne et de Hongrie, en 1956, il crée un « Cercle international des intellectuels révolutionnaires », qui fédère les revues Les Lettres nouvelles, Arguments, Socialisme ou barbarie et Le surréalisme même autour d’un projet de « démocratisation de la pensée socialiste32 ». L’échec de ces rassemblements lui inspire enfin une Lettre polonaise sur la misère intellectuelle en France, qui paraît aux Éditions de Minuit en 1957, dans laquelle il décrit avec amertume la « diaspora de l’intelligence française à l’intérieur d’elle-même33 ». Cette Lettre polonaise, Maurice Blanchot y répond dans sa chronique de La Nouvelle Revue française comme si elle lui avait été adressée. Sous le titre « La puissance et gloire », il explique que la dispersion des intellectuels ne doit pas être surmontée, mais accueillie comme la condition de leur action. C’est par leur extériorité à tout pouvoir, par leur refus de la « puissance » et de la « gloire » que les écrivains peuvent relayer dans l’espace public « une parole déracinée et dépossédée » : « Dans notre “misère intellectuelle”, il y a donc aussi la fortune de la pensée, il y a cette indigence qui nous fait pressentir que penser, c’est toujours apprendre à penser moins qu’on ne pense, à penser le manque qu’est la pensée et, partant, à préserver ce manque en l’amenant à la parole34 ». En somme, Blanchot rappelle à Mascolo ce qu’il écrivait dans Le Communisme, à savoir que l’intellectuel ne doit s’attacher à aucune communauté, sinon celle qui témoigne de « la faculté de négation générale des hommes35 ». Quelques mois plus tard, en octobre 1958, Blanchot franchit le pas et brise le silence politique auquel il s’astreignait depuis la Libération. Il adresse un texte intitulé « Le refus » à la revue Le 14 Juillet, que Mascolo vient de fonder en opposition au putsch d’Alger qui provoque la fin de la Quatrième République. Il y décrit les traits de la communauté négative qu’il ne cessera plus de rechercher en compagnie de ses amis de la rue Saint-Benoît : « Les hommes qui refusent et qui sont liés par la force du refus, savent qu’ils ne sont pas encore ensemble. Le temps de l’affirmation leur a précisément été enlevé. Ce qui leur reste, c’est l’irréductible refus, l’amitié de ce Non certain, inébranlable, rigoureux, qui les rend unis et solidaires36 ».  

7Dès ce moment, à l’orée de la Cinquième République, Blanchot et Mascolo, avec le soutien indéfectible des surréalistes, s’attachent à créer un « mouvement de résistance intellectuelle », hors des appareils et des partis, qui aura pour mission de propager la « contestation du pouvoir37 ». Pendant l’été 1960, en prévision de l’ouverture du procès du réseau Jeanson de porteurs de valises, Mascolo et Schuster rédigent à quatre mains les premières versions d’une « Adresse à l’opinion », que l’intervention de Blanchot transformera en une « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie38 ». Outre qu’elle propose une extension inédite du droit de résistance à l’oppression, la « Déclaration » marque un tournant dans la rhétorique collective des intellectuels en ceci que ses signataires n’adressent à leurs concitoyens ni injonction ni obligation ; ils veillent sur le droit de désobéir, sans en faire un devoir. La « Déclaration » n’énonce aucun impératif d’action, aucune maxime généralisable ; elle se porte à la défense d’une liberté plus essentielle que la loi. Comme l’écrit Blanchot, « le droit est un pouvoir libre dont chacun, pour lui-même, vis-à-vis de lui-même, est responsable et qui l’engage complètement et librement : rien n’est plus fort, rien n’est plus grave39 ». Malgré la censure, la « Déclaration » connaît un tel retentissement, en France et à l’étranger, qu’elle paraît à plusieurs « ouvrir un chapitre nouveau dans l’histoire mouvementée des rapports entre les intellectuels et le Pouvoir40 ». C’est en tout cas le sentiment de Blanchot, qui explique dans une lettre à Sartre, en décembre 1960, que la portée de la « Déclaration » vient de ce que les intellectuels ont exercé pour la première fois leur « pouvoir de décision » sous la forme d’un « pouvoir sans pouvoir » et qu’ils ont ainsi fait l’expérience d’une nouvelle « manière d’être ensemble » au sein d’une « communauté anonyme de noms41 ». C’est pour prolonger la « force impersonnelle » du « Manifeste des 121 » que Blanchot, dans la même lettre, demande expressément à Sartre de saborder Les Temps modernes et de se joindre à lui dans le projet d’une « revue de critique totale42 ». Cette « revue internationale », qui restera à l’état de projet, Blanchot et Mascolo y travailleront jusqu’en 1965 avec deux objectifs principaux. D’une part, dans les termes de Louis-René des Forêts, ils veulent exprimer « les rapports nouveaux de la responsabilité littéraire et de la responsabilité politique43 » inaugurés par la « Déclaration » ; d’autre part, comme l’explique Mascolo, ils espèrent aussi, en marge des organisations révolutionnaires, « réaliser quelque chose de l’idée communiste, au moins par un “communisme d’écriture”44 ». Aussi peut-on dire que dès le milieu des années soixante, l’imaginaire à travers lequel le Comité d’action étudiants-écrivains se représentera et justifiera ses prises de position publiques est pour l’essentiel constitué.

Le grand surréalisme comme communisme de pensée

8L’idée d’un « communisme d’écriture », si fréquente sous la plume de Blanchot et de Mascolo qu’il est hasardeux d’en attribuer l’invention à l’un ou à l’autre, semble trouver ses origines dans leur commune fascination pour le surréalisme. À la Libération, quand fait rage le débat sur la responsabilité des écrivains, la révolution surréaliste a du plomb dans l’aile. L’Histoire du surréalisme de Maurice Nadeau, qui paraît en 1945, date la fin du mouvement du déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, ajoutant que « si le surréalisme aboutit, malgré lui, à une magnifique explosion artistique, il mène aussi à un cul-de-sac idéologique » : « Il doit être “surmonté et dépassé” par ses continuateurs45 ». Dans Les Temps modernes, se souvenant de l’affaire « Front rouge », Sartre présente pour sa part le surréalisme comme une maladie infantile de l’engagement, jugeant que sa volonté de destruction, à l’origine de son alliance avec le communisme, est demeurée « utopique et abstraite46 ». En août 1945, dans le premier numéro parisien de L’Arche, Blanchot entre dans le débat en publiant « Quelques réflexions sur le surréalisme », qui s’oppose fermement à l’un et l’autre verdict. Si le surréalisme ne fait plus école, juge-t-il, c’est qu’il s’est propagé à large échelle, chaque écrivain possédant désormais « une vocation surréaliste » : « Le surréalisme s’est évanoui ? C’est qu’il n’est plus ici ou là, il est partout. C’est un fantôme, une brillante hantise47 ». Quant à ses relations avec le Parti communiste, elles constituent « un exemple des engagements profonds que la littérature ne peut s’empêcher de prendre dès qu’elle prend conscience de sa liberté la plus grande », le refus de l’asservissement de l’art poussant tôt ou tard à se mettre « au service de la révolution48 ». Autrement dit, la politique du surréalisme constitue le meilleur antidote à la naïveté des Temps modernes : « la littérature la plus dégagée est en même temps la plus engagée, dans la mesure où elle sait que se prétendre libre dans une société qui ne l’est pas, c’est prendre à son compte les servitudes de cette société et surtout accepter le sens mystificateur du mot liberté49». Dans Le Communisme, Mascolo défendra à son tour l’héritage politique du surréalisme, le désignant comme le seul mouvement intellectuel du XXe siècle français à reconnaître le « fondement éthique de toute expression, le “communisme” de toute poésie50 ». Sa Lettre polonaise reviendra à la charge en affirmant que la grandeur du surréalisme tient à ce qu’il a posé « en principe que l’esprit solitaire n’est rien, que “la poésie doit être faite par tous” » et qu’à ce titre « révolution et poésie ne font qu’un51 ». En somme, Blanchot et Mascolo politisent un distinguo avancé par Georges Bataille à la Libération. Si le « surréalisme des œuvres » appartient au passé, le « grand surréalisme », qui porte « l’affirmation d’un espoir de briser la solitude », n’a rien perdu de son actualité : « Les livres aujourd’hui sont en ordre sur les rayons et les tableaux ornent les murs. C’est pour cela que je puis dire que le grand surréalisme commence52 ». Cette dynamique avant-gardiste, qui appelle à s’affranchir des œuvres pour éprouver une « existence au-delà de soi53 », impulsera l’aventure du Comité d’action étudiants-écrivains.

9Si les surréalistes répondent présents à la plupart des convocations de la rue Saint-Benoît au cours des années cinquante et soixante, c’est après la mort d’André Breton que les relations s’intensifient entre les groupes et que les signes de connivence se multiplient. En l’absence d’un successeur doté de la même autorité intellectuelle, la disparition du principal animateur et théoricien du surréalisme permet à Mascolo et à Blanchot, avec la bénédiction de Schuster, de s’approprier son héritage et d’en promouvoir une interprétation conforme à leur politique de la littérature. Dans La Quinzaine littéraire, en octobre 1966, Mascolo publie « Le surréalisme, demain », où il soutient « l’impossibilité que le surréalisme ne survive pas à Breton ». Toujours en guerre contre le « mythe de l’artiste solitaire et génial », il explique que l’« œuvre véritable » de Breton n’appartient ni à sa personne ni au corpus des textes arborant sa signature : « Breton aura donné l’exemple impérissable d’une activité intellectuelle de groupe, d’une écriture collective, d’un communisme de pensée54 ». Dans La Nouvelle Revue française, en avril 1967, Blanchot fait paraître « Le Demain joueur », où il accomplit le même geste interprétatif, si ce n’est par son insistance sur le thème du désœuvrement. À ses yeux, le surréalisme ne fut « ni système, ni école, ni mouvement d’art ou de littérature », mais une « pure pratique d’existence » se manifestant comme « une œuvre d’amitié55 ». Ensemble, continue Blanchot, les surréalistes ont formé une « pluralité étrange », réfractaire à toute unification, comme un « champ magnétique » momentanément partagé, qui ne se cristallisa jamais en une configuration destinée à durer.

« Ce qui distinguerait donc le groupe [surréaliste] des autres groupes — cellules, sectes religieuses, séminaires d’études, associations littéraires ou philosophiques, collèges réunis autour d’un nom ou d’une tendance, ou encore groupes ne se formant que pour donner lieu momentanément à des névroses de groupe et pour les étudier —, c’est bien ce trait : être à plusieurs, non pour réaliser quelque chose, mais sans autre raison (du reste cachée) que de faire exister la pluralité en lui donnant un sens nouveau. Un sens que trahissent tous les mots par lesquels s’indique le mouvement de rassembler, de réunir : ‘‘collectivité’’, ‘‘association’’, ‘‘religion’’ et ‘‘groupe’’ tout le premier. Disons : le surréalisme, une affirmation non pas collective, mais plurielle ou multiple56. »

10En une manière de post-scriptum, dans les dernières pages du « Demain joueur », Blanchot explicite les maîtres-mots de sa théorie, achevant ainsi de décrire la structure collective qu’incarnera le Comité d’action étudiants-écrivains deux ans plus tard. Premièrement, le groupe comme affirmation plurielle se consacre au désœuvrement, refusant de produire une œuvre vouée à demeurer « inoffensive, innocente, indifférente » et que « l’idéologie en cours » pourrait reléguer à l’« espace cloisonné57 » de la littérature. Autrement dit, la pratique du désœuvrement incarne, dans la continuité des avant-gardes historiques, une protestation contre l’autonomie esthétique, qui tend à isoler la littérature du continuum de l’expérience et à la priver de sa portée politique. Deuxièmement, un tel groupe promeut non la constitution d’un nouvel ordre, d’une nouvelle loi, mais le désarrangement de tout ordre et de toute loi, selon une « force neutre » et un « mouvement subversif » qui l’ouvrent à l’« expérience de l’expérience58 », c’est-à-dire au péril et à l’échec. Par sa dynamique inchoative, cette pluralité entend au demeurant résister à sa propre cohésion, comme si elle était suspendue entre une phase originaire de formation et une phase terminale de dissolution59. Troisièmement, le jeu, l’aléa, la rencontre désignent les contours d’un nouvel espace entre les individus, où la distance prime la proximité, « lieu de tension et de différence où tout rapport est d’irréprocité60 ». L’amitié s’y déploie hors de toute entente préalable, comme « rapport sans rapport61 », ainsi que l’écrira Blanchot dans La Communauté inavouable. Chacun de ces traits définira la forme de vie insurrectionnelle du Comité d’action étudiants-écrivains. Sa pratique du désœuvrement obligera chaque écrivain à sortir de soi, à se défaire de son autorité et à rompre avec la littérature ; ses interventions dans l’espace public exprimeront une critique radicale qui n’aura d’autre finalité que l’accentuation indéfinie de la crise, repoussant tout arrangement avec le pouvoir ; la production et la distribution de tracts, d’affiches et de bulletins, que Blanchot associe au « communisme d’écriture », se voudront enfin au service d’un espace public pluriel, mobilisé par le jeu et la rencontre des paroles d’outrage, sans horizon de réconciliation. Enfin, rien n’illustre mieux l’influence de ce grand surréalisme sur le Comité d’action étudiants-écrivains que le témoignage de Duras, rédigé à la fin de l’été 1968, qui présente le collectif comme un « assemblage » hétérogène et improbable. Par son « opacité fondamentale », avance-t-elle, le Comité ne révèle sa raison d’être que dans ses moments d’inaction, quand son « refus sauvage » se renverse en une passivité désœuvrée : « C’est dans ces temps morts que le Comité existe de la façon la plus incontestable — pourquoi ferait-on obligatoirement quelque chose ? — et que son secret est le plus près d’affleurer62 ». Un quart de siècle plus tard, dans La Communauté inavouable, Blanchot dira dans le même esprit que les « comités d’action sans action » avaient pour objectif unique et contradictoire d’« organiser l’inorganisable63 ».

Un comité d’action à l’ombre du drapeau noir

11Avec le surréalisme d’après-guerre, le Comité d’action étudiants-écrivains partage en outre des convictions anarchistes, qui contribuent également à expliquer son ajustement à la crise du printemps 1968. On connaît la participation des surréalistes, dès le début des années cinquante, au journal Le Libertaire, organe de la Fédération anarchiste, dans lequel Breton déclarait que le surréalisme s’était reconnu et se reconnaissait encore « dans le miroir noir de l’anarchisme64 ». Quinze ans plus tard, quand s’amorce l’agitation étudiante, le mouvement surréaliste manifeste précocement sa solidarité avec les Enragés de Nanterre, en distribuant dès le 5 mai un tract intitulé « Pas de Pasteurs pour cette rage ! », où il se déclare « à la disposition des étudiants pour toute action pratique destinée à créer une situation révolutionnaire dans ce pays65 ». Le Comité d’action étudiants-écrivains, au sein duquel militent plusieurs surréalistes, lui emboîte le pas trois semaines plus tard, en diffusant un tract en faveur de « l’esprit d’anarchie » qui anime la révolte des étudiants et leur « lutte contre la société capitaliste66 ». Mais le Comité ne se satisfait pas d’adopter les mots d’ordre des Nanterrois. En se désignant dès sa constitution comme un comité d’action, il prend fait et cause pour la multiplication horizontale de collectifs autonomes d’agitation et de propagande, aux dépens de la centralisation verticale des luttes au sein d’une organisation révolutionnaire. Comme l’a très tôt noté Daniel Guérin, militant du Comité, que les étudiants invitent à animer un débat sur l’autogestion dans la Sorbonne occupée, la « révolution de mai 1968 » a contribué à diffuser à large échelle le répertoire d’action de l’anarchisme, permettant aux « libertaires » de « sortir de leur insularité67 » après des décennies d’hégémonie communiste. De toute évidence, au-delà de son ancrage dans l’histoire des démêlées des intellectuels avec le Parti communiste et dans l’histoire de l’avant-garde surréaliste, la configuration collective qu’adopte le Comité témoigne d’une redécouverte de l’anarchisme et de ses formes de sociabilité. Le confirme la stratégie interstitielle du Comité, qui substitue à l’horizon du grand soir l’exigence d’une expérimentation présente des valeurs révolutionnaires. C’est cette sociabilité préfiguratrice, typique des collectifs affinitaires, que Blanchot décrit avec emphase dans une lettre à Mascolo en décembre 1968. En défendant ici et maintenant la « liberté absolue », au point de ne pas être liés par leurs décisions antérieures, les comités d’action procurent à leurs militants, explique Blanchot, le sentiment de se trouver « à la fin des temps », dans une « sorte d’éternité d’immanence », comme si la rupture révolutionnaire avait d’ores et déjà eu lieu et que s’était en même temps réalisée la société sans classe. Deux ans plus tard, à l’occasion d’une polémique avec Sartre, Mascolo expliquera que les « formes insurrectionnelles » du mouvement de mai ont une fois pour toutes affranchi les intellectuels de la « patience » imposée par les organisations ouvrières, leur permettant d’expérimenter au sein des comités d’action l’abolition immédiate de toute hiérarchie et de toute autorité :

« Quant à l’échec de mai qui serait dû à son radicalisme, à son refus de l’organisation […], il faut redire ceci : en raison même de ce radicalisme, un futur éloigné, ce qu’il ne sera question de ‘‘réaliser’’ à l’échelle de toute la société que beaucoup plus tard, a été là préfiguré, en un moment postrévolutionnaire qui transforma l’idée en quelque chose de vécu, l’événement prenant valeur d’exacte prophétie68. »

12Selon cette politique libertaire du désœuvrement, qui rend inopérante la dialectique des moyens et des fins au cœur de l’imaginaire communiste, il importe moins d’œuvrer à la transformation future du monde que d’expérimenter collectivement la vie nouvelle en prenant conscience, toujours à nouveau, que « la révolution est derrière nous69 ». Si La Communauté inavouable se souvient du soulèvement de mai non seulement comme « une forme de société incomparable », mais comme une « utopie immédiatement réalisée70 », c’est bien parce que les militants du Comité d’action étudiants-écrivains ont éprouvé en commun la vie révolutionnaire en s’installant dans la « rupture du temps71 », comme en un moment de suspens de l’histoire, arraché aussi bien au passé qu’à l’avenir. À la manière des surréalistes, le Comité s’est obstinément refusé à « devenir loi, institution, fermeté proférable », s’efforçant d’être à la hauteur de la radicalité révolutionnaire de son temps, c’est-à-dire de « ce pouvoir de suspens et d’interruption qui fait de l’époque moins ce qui dure que l’intervalle déréglant la durée72 ».