Scandales en Avignon : enjeux, nature et fonction
1Depuis sa création en 1947 avec La Tragédie de Richard II, une pièce de Shakespeare qui fit controverse sous le règne d’Élisabeth I, le Festival d’Avignon a eu une histoire jalonnée de scandales. Pour Jean Vilar, son fondateur, le théâtre a vocation à créer non pas du consensus mais du débat1. Constitutif de l’identité du festival, pré-requis d’un théâtre citoyen inspiré des modèles grec et shakespearien, le débat cimente la communauté festivalière d’Avignon et génère des codes qui lui sont propres. Comment glisse-t-on du débat au scandale ? La genèse du scandale est-elle à chercher du côté de la production et/ou de la réception du spectacle ? Le scandale est-il nécessaire en Avignon ? Force est de constater que loin de fragiliser le Festival, vitrine et laboratoire du théâtre contemporain au niveau international, le scandale l’informe : véritable outil de réflexion, il est l’occasion de faire régulièrement retour sur son histoire, sa nature et sa fonction.
2Il s’agira donc d’explorer les codes, les processus et les enjeux du scandale de théâtre avignonnais. Après avoir proposé quelques éléments pour une histoire du scandale au Festival d’Avignon, l’on s’interrogera sur les raisons du « syndrôme d’Avignon » ou « syndrôme d’un festival révolté2 », ainsi que sur son effet de relance, avant de procéder à une étude de cas : l’édition 2005, encore appelée « bataille » ou « querelle d’Avignon3 ».
Éléments pour une histoire du scandale au Festival d’Avignon
3Un scandale désigne un fait et ses effets, un phénomène (désordre, acte qui va contre le ou les usage[s]) et sa réception (son retentissement fâcheux dans l’opinion publique et les médias). Il n’est pas facile d’esquisser une histoire du scandale au Festival d’Avignon, parce qu’il n’est pas toujours évident d’isoler ce qui fait scandale de ce qui fait débat, de marquer la limite entre une proposition artistique audacieuse qui déplace et dérange les usages, stimulant des échanges animés, et un spectacle qui heurte le public avec violence et provoque à son tour une surenchère de violence dans la réception, voire un emballement médiatique qui confisque le débat. Comment placer le curseur entre l’outrance et l’outrage ? La frontière s’avère parfois ténue parce que son traçage dépend d’une multiplicité de facteurs plus ou moins subjectifs, ainsi que de leur configuration à l’instant t de la représentation. Ainsi, le spectacle Je suis sang (conte de fées médiéval) de Jan Fabre fait débat lors de sa création pour la Cour d’honneur du Palais des Papes en 2001, mais contribue à alimenter le scandale de l’édition 2005 où il est présenté à nouveau dans une version retravaillée, en dialogue avec l’Histoire des larmes, deuxième volet de cette trilogie sur le corps. En 2011, la première en France du spectacle Sur le Concept du visage du fils de Dieu de Romeo Castellucci fait débat en Avignon. Trois mois plus tard, lors du Festival d’Automne à Paris, il défraye la chronique, déclenche des manifestations d’hostilité qui vont jusqu’à interrompre momentanément les représentations qu’elles visent à empêcher4. Un même spectacle peut donc faire débat ou scandale en fonction des éléments du contexte dans lequel il est représenté : la nature du public ; le dispositif d’accompagnement déployé par les médiateurs culturels ; le lieu de représentation (à Avignon, la mythologie qui s’est développée autour de la Cour d’honneur du Palais des Papes, berceau et centre névralgique du Festival, en fait un lieu sensible) ; l’espace-temps dans lequel se situe la représentation (au Festival d’Avignon, chaque représentation est un événement dans le méta-événement que constitue une édition, laquelle s’inscrit dans une histoire dont l’origine remonte à 1947) ; le contexte politique (l’on songe à l’édition de 1968 ou encore à la grève des intermittents du spectacle qui aboutit à l’annulation du Festival d’Avignon en 2003). La combinaison de ces différents facteurs définit un seuil de tolérance au-delà duquel le débat le cède au scandale.
4L’on définira le scandale comme rupture ou tentative de rupture du contrat entre la communauté des spectateurs, ici des festivaliers, et la proposition artistique, qu’il s’agisse d’un spectacle ou d’une édition. Au Festival d’Avignon, il arrive constamment que des spectateurs quittent la représentation avec fracas, faisant sonner leur pas en colère sur les gradins métalliques et parfois entendre des commentaires désobligeants, selon un comportement codifié, particulièrement repérable dans la Cour d’honneur. Il arrive même que des salles connaissent de véritables hémorragies au cours d’un spectacle, mais sans que le processus de représentation soit inquiété. Il s’agit là de ruptures unilatérales et partielles du contrat, qui ne relèvent pas du scandale tel qu’on se propose de l’envisager ici, même si lesdits spectateurs se disent scandalisés. L’histoire du Festival ne comporte pas tant de scandales que cela, mais ils la marquent en profondeur parce qu’ils déclenchent toujours une remise en question.
5D’une certaine manière, le Festival d’Avignon naît sous le signe du scandale. Il est fondé en 1947, au lendemain de la deuxième Guerre Mondiale, par Jean Vilar qui se donne pour mission de participer à la reconstruction nationale par les arts et la culture. La notion de théâtre populaire pourrait paraître scandaleuse dans le contexte où Vilar en fait le pari : un « théâtre qui fait confiance à l’homme5 » alors même que cette guerre vient de démontrer la noirceur dont l’humanité était capable, un « théâtre élitaire pour tous », selon la formule d’Antoine Vitez, qui défie les catégories sociales après que la guerre en a fluidifié les frontières et remet en question le théâtre bourgeois et la « bonbonnière6 » qu’il prend pour écrin, dont l’architecture à l’italienne reflète le clivage hiérarchique de la société7. S’adressant à de vastes assemblées en plein air, le théâtre populaire vilarien naît donc d’une rupture avec le théâtre précédent. Par ailleurs, Vilar fonde le Festival avec Richard II, pièce historique qui fit scandale au temps de Shakespeare. Composée en 1595, à la fin du règne d’Élisabeth I, monarque célibataire qui n’avait pas d’héritier, l’œuvre fut censurée : l’acte IV de l’abdication/déposition de Richard II ne put être ni imprimé ni représenté jusqu’en 1608, cinq ans après la mort de la reine. Le débat politique auquel le théâtre citoyen de Shakespeare invitait est confisqué. Ironiquement, Vilar lui restitue cette fonction en fondant avec Richard II le théâtre citoyen dont il rêve pour Avignon.
6Trois éditions en particulier ont marqué une violente rupture politique, esthétique et symbolique du contrat entre communauté festivalière et proposition artistique : 1968, 2003 et 2005. En 1968, le slogan « Vilar, Béjart, Salazar » scande le scandale politique et esthétique. Alors que la première édition du Festival, « Une semaine d’art en Avignon », se fait sous le signe de la pluridisciplinarité artistique en programmant trois spectacles de théâtre, une exposition d’art contemporain et un concert de musique baroque, le slogan interroge, en apostrophant Béjart, l’entrée de la danse dans la Cour d’honneur l’année précédente. Le slogan aurait tout aussi bien pu associer « Vilar, Godard, Salazar », le cinéma ayant également fait son entrée dans la Cour en 1967 avec une projection de La Chinoise. Le Living Theatre, qui présente Paradise Now au cloître des Carmes, un lieu historique intégré à la carte urbaine du Festival l’année précédente, est expulsé d’Avignon par le maire. En effet, le spectacle avant-gardiste de la compagnie américaine déborde le périmètre du cloître, semant le désordre dans la ville. Le souci de Vilar est d’éviter que cette rupture de contrat ne contamine l’ensemble du Festival qu’il entend mener à son terme.
7L’édition 2003 est un cas particulier dans la mesure où le Festival sert de caisse de résonnance à la crise politique qu’engendre la réforme gouvernementale du statut des intermittents du spectacle. Premier festival des arts du spectacle vivant en France, Avignon fait entendre le malaise des intermittents qui provoquent son annulation. La rupture est ici d’ordre politique et symbolique. Elle est aussi esthétique en ce sens que l’art est réduit au silence, privé de toute forme d’expression. L’art, mais pas les artistes, qui multiplient les espaces-temps de débat dans une ville devenue forum des métiers du spectacle vivant. Le scandale de l’annulation du festival aura une portée immédiate et jouera également un rôle oblique, différé, dans la résolution du conflit. Lorsque Hortense Archambault achève son mandat à la direction du Festival en 2013, forte de son expérience de dialogue avec les intermittents et de sa connaissance de la profession dans toute sa diversité, la ministre de la Culture lui confie le dossier. Ainsi, dix ans plus tard, le Festival rebondit pour devenir acteur de la crise. Voici un exemple de l’effet de relance qui caractérise le scandale en Avignon.
8L’on reviendra ultérieurement sur l’édition 2005, pour en faire une étude de cas.
Les raisons du « syndrôme d’Avignon »
9Pourquoi le scandale est-il constitutif du Festival d’Avignon ? Le « syndrôme d’Avignon » est intimement lié au projet vilarien. Festival de création, Avignon est le lieu de la première confrontation entre l’œuvre et le public. Plus qu’une vitrine, c’est un laboratoire des arts du spectacle vivant, une plateforme d’expérimentation8, qui implique une prise de risque à tous les niveaux : négocier avec des lieux qui n’ont pas a priori été conçus pour cela ; faire émerger de nouvelles esthétiques fondées sur le dialogue des disciplines artistiques, l’hybridation des genres et des médias, et la porosité des frontières ; proposer un contrat de spectacle exigeant, qui table sur l’engagement physique, intellectuel, émotionnel et civique d’un spectateur « participant9 ».
10Loin de tout populisme et de toute démagogie, Vilar et ses héritiers s’attachent à ne pas proposer au public ce qu’il attend. En 1953, malgré les pressions du conseil municipal, Vilar refuse ainsi de transformer le Festival d’Avignon en festival Shakespeare qui ferait de Richard II une recette à succès. Il résiste à ce qu’il nomme « les Rentes » ou les « actions Shakespeare10 », arguant que la sécurité est l’ennemie du théâtre. En pariant sur la curiosité du spectateur comme moteur de son engagement11, Vilar entend lui faire découvrir de nouveaux horizons. C’est là tout le sens de son théâtre populaire : un théâtre exigeant, toujours à conquérir. Le Festival induit donc un déplacement, un décentrement du spectateur (les co-directeurs Archambault et Baudriller parlent des éditions de 2004 à 2013 en termes de « traversées »). De là à « trébucher sur un obstacle », comme le signifie l’étymologie du mot « scandale12 », il n’y a qu’un pas. Le pari vilarien consiste précisément à dépasser l’obstacle, quel qu’il soit, notamment par le débat.
11En Avignon, le débat est le ciment de la communauté festivalière qui partage et prolonge l’expérience esthétique par la discussion, la mise en perspective critique. Ce débat, qui se nourrit de la prise de risque des propositions artistiques, constitue lui-même une entreprise risquée. Pour Alain Crombecque, qui l’a dirigé de 1985 à 1992, le Festival est « le lieu de la parole, donc du danger13 ». Terrain conflictuel, champ de bataille, le Festival d’Avignon se construit sur un paradoxe : se rassembler pour se diviser.
Le scandale comme effet de relance
12« [Q]uand on se trouve face à un obstacle, que fait-on ? On ralentit, bien sûr. Or l’artiste ne ralentit jamais. Il accélère14 ». À la fois obstacle et réponse face à l’obstacle, le scandale naît de cette tension incompatible, irréconciliable entre deux vitesses, deux mouvements opposés. Il naît d’un écart irréductible et de la visibilité médiatisée de cet écart. Le scandale devient béance, qui menace de tout abolir, de tout engouffrer.
13Le consensus honni par Vilar pourrait certes constituer en soi un scandale, mais la rupture irrémédiable de la communauté festivalière met également le Festival en danger. En Avignon, le scandale provient d’un dysfonctionnement, d’un dérapage du débat qui s’enlise, s’enraye, d’une confiscation de la parole qui, subvertie, ne signifie plus. Régi par la peur, le discours patine, réduit à une association stérile de clichés, d’idées préconçues et de vérités assénées. Pourtant, en accord avec son étymologie (du latin scandere, escalader, avoir un mouvement d’ascension), le scandale contient en germe la possibilité de son propre dépassement. Conscient de cette disposition, le Festival va jusqu’à en penser la métaphore esthétique. Ainsi, en 2008, lors du spectacle d’ouverture Inferno de Romeo Castellucci, le danseur de façade Antoine Le Ménestrel escalade à mains nues le mur de la Cour d’honneur. Cinq ans plus tard, en 2013, la dernière édition imaginée par Archambault et Baudriller fait retour sur les dix ans de leur co-direction. Le spectacle Cour d’honneur créé par Jérôme Bel, dont le titre indique clairement la fonction de glose, enchâsse la même séquence d’escalade de la façade par Antoine Le Ménestrel. Dans ce spectacle méta-théâtral, lui-même emboîté dans un méta-festival, qui n’occulte pas la crise de 2005, l’ascension du mur mythique de la Cour, qui cristallise toutes les tensions du Festival, métaphorise cette capacité à sortir du scandale par le haut. Dans le cadre structurel de ce méta-événement, le scandale accentue à l’extrême sa fonction réflexive à tous les sens du terme : miroir déformant tendu au Festival d’Avignon, il contribue à informer son évolution. Le scandale n’y est pas vu comme une fin en soi mais comme un outil de réflexion, qui s’accompagne d’un effet de relance.
14Pour Romeo Castellucci, le scandale « impose un moment d’arrêt, de conscience15 ». Il déclare à propos de son spectacle Sur le concept du visage du fils de Dieu, qui illustre son « théâtre de questionnement, de l’inquiétude » : « Ce que je cherche, c’est à fendre en deux la conscience, à ouvrir une blessure pour que les questions puissent entrer profondément en nous16 ». Cette suspension momentanée n’est autre qu’une force d’ébranlement. Le scandale assume donc au Festival d’Avignon une fonction motrice et engendre une dynamique qui a pour effet de transformer un terrain conflictuel en lieu de renouveau.
Étude de cas : l’édition 2005 du 59e Festival d’Avignon
15Esthétique, politique et symbolique, l’édition 2005 se définit comme un méta-scandale. Revenir sur la « querelle d’Avignon » douze ans plus tard permet de mettre en perspective les mécanismes et effets du scandale. L’on envisagera successivement les différents enjeux de la querelle, avant d’analyser l’effet de relance qu’elle a eu sur le Festival.
16Les enjeux sont avant tout de nature esthétique. Celui par qui le scandale arrive est Jan Fabre, l’enfant terrible des scènes européennes17, qui défend une esthétique radicale et dont l’œuvre défie les catégories. En choisissant d’en faire l’artiste associé de la 59e édition, Archambault et Baudriller placent délibérément celle-ci sous le signe du carnaval et de la transgression, selon les termes employés par Baudriller à propos de Jan Fabre lors de la conférence de presse de présentation du Festival au Palais de Tokyo à Paris18. C’est d’abord contre l’esthétique de la violence, qui caractérise les spectacles de Fabre et au-delà, ceux de bon nombre d’artistes programmés, que le public, devenu voyeur, et les médias protestent. Selon Carole Talon-Hugon :
La polémique […] a été suscitée par la représentation d’objets, de situations, d’événements (meurtres, viols, massacres, cannibalisme, violence, sang, excréments et autres sécrétions corporelles, etc.) qui, hors du contexte de la représentation, provoquent des réactions affectives pénibles : crainte, aversion, peur, pitié, horreur, tristesse, répugnance, répulsion. Ainsi, dans Histoire des Larmes, Jan Fabre exhibe les sécrétions du corps humain (larmes, sueur, urine) ; dans Je suis sang, des hommes maladroitement circoncis au hachoir gémissent et glissent dans des flaques de sang ; la violence sexuelle hante Une belle enfant blonde de Gisèle Vienne ; Thomas Ostermeier met en scène Anéantis de Sarah Kane, pièce dans laquelle il est question de viol, d’yeux arrachés et mangés, d’enfant mort dévoré ; Anathème de Jacques Delcuvellerie exhibe tout ce qui, dans la Bible, est appel au meurtre.19
17Patrice Pavis parle quant à lui de « représentation de la calamité », métaphore de l’agonie des liens sociaux, infligée à une masse anonyme défaite, à la différence de la catastrophe tragique, qui frappe le destin de quelques personnages pour inspirer une compassion20. Si Je suis sang fait scandale en 2005, le phénomène est probablement imputable à l’« effet édition ». Ce qui, pris isolément, fait débat en 2001, devient intolérable dans un contexte d’accumulation.
18Outre cette surenchère de violence, le caractère inclassable des spectacles de Fabre, lui-même plasticien, sculpteur, chorégraphe, metteur en scène et performeur, pose problème à toute une partie du public et de la presse parce qu’il remet en question les catégories artistiques conventionnelles21. Les deux spectacles que Fabre présente dans la Cour d’honneur, l’Histoire des larmes et Je suis sang, convoquent danse, texte et musique, et ont pour effet de réactiver la vieille querelle qui oppose les défenseurs du théâtre de texte à ceux du théâtre d’image22. Pareille querelle divisa Ben Jonson et Inigo Jones au début du XVIIe siècle en Angleterre pour aboutir à la rupture scandaleuse de leur collaboration sur les masques de cour. Elle a resurgi tout récemment lors du Festival 2015 à propos du spectacle Retour à Berratham du chorégraphe Angelin Preljocaj dans la Cour d’honneur23. À travers cet éclatement de la forme théâtrale, Fabre provoque un questionnement sur l’objet même du Festival d’Avignon : qu’est-ce que le théâtre ? Vue par le prisme symbolique de la Cour, l’interrogation peut aller jusqu’à causer le vertige. En 2005, aucun des trois spectacles de la Cour – le troisième consistant en une lecture de poèmes de Guillaume Apollinaire par Jean-Louis Trintignant – ne semble revendiquer son appartenance au domaine du théâtre. Il n’est peut-être pas anodin que cette inquiétude s’exprime dans la foulée de la publication, en 2002, de la traduction française du célèbre ouvrage de Hans-Ties Lehmann, Le Théâtre post-dramatique, qui théorise la question des territoires artistiques dans le paysage contemporain.
19Dans cette édition 2005 se joue également un positionnement dans le champ artistique, en l’occurrence, ici, le statut d’avant-garde. Qu’il s’agisse de surenchère de la violence ou d’hybridation des genres, « les spectacles incriminés ont un très fort air de famille. Ils présentent des traits communs suffisamment saillants pour constituer une lignée artistique singulière24 ». Au-delà de Fabre qui, en tant qu’artiste associé, cristallise les accusations contre un parti pris d’avant-garde, cette catégorisation est élargie à la majeure partie de la programmation. Dès lors, le scandale devient politique.
20Les nouveaux co-directeurs du Festival se voient reprocher de promouvoir quasi-exclusivement des esthétiques avant-gardistes. Le concept de l’artiste associé favoriserait la programmation de chapelle, l’édition en circuit fermé. C’est donc le fondement même de leur projet qui se trouve mis en cause dans la mesure où il induit un changement structurel du Festival : la juxtaposition de spectacles le cède à une constellation autour de l’artiste associé. De là à interroger la compatibilité du projet d’Archambault et Baudriller avec la mission politique d’un Festival de théâtre populaire telle que l’a conçue Vilar, il n’y a qu’un pas : la cité d’Avignon est-elle toujours « un lieu commun du théâtre » selon l’expression de Bernard Dort25 ? L’enjeu politique se double d’un enjeu symbolique. Alors qu’Archambault et Baudriller revendiquent la continuité de l’héritage vilarien, une partie de la presse et du public font le constat d’une rupture, au point de réclamer le départ des co-directeurs. Le ministère procède à une évaluation dont le bilan s’avère positif pour le tandem dont le mandat sera d’ailleurs renouvelé deux fois.
21Les enjeux de la crise de 2005 s’avèrent donc multiples : thématiques, formels, structurels, esthétiques, politiques et symboliques. C’est l’identité même du Festival d’Avignon qui se trouve remise en question. Cette édition à deux vitesses, où « métaphysique de l’artiste » et « esthétique de la réception » ne parviennent pas à coïncider26, pointe également l’échec de la critique professionnelle à assurer sa fonction de médiation entre les œuvres et le public.
22Le scandale de ce « festival devenu une immense didascalie de lui-même27 » a fait émerger des questions qui ont informé les éditions suivantes. Archambault et Baudriller réaffirment l’ancrage de leur projet dans l’héritage vilarien à deux niveaux : la fonction laboratoire du Festival, associée à une réflexion approfondie sur l’accompagnement du public. Convaincus que le dialogue esthétique des arts sur scène doit se doubler d’un dialogue entre scène et salle, ils travaillent à donner au public les moyens de construire le débat. Pour éviter que celui-ci ne soit confisqué a priori, le programme ne catégorise pas les spectacles mais propose, pour chacun, un système de pictogrammes relatifs aux arts qu’ils convoquent. Toujours dans le souci d’encourager le dialogue des arts, les co-directeurs tisseront tout au long de leurs mandats des partenariats avec les institutions culturelles locales. Le Théâtre des idées et les Rencontres de l’école d’art pendant le Festival ; les rencontres mensuelles des Curieux et la réunion publique de bilan à l’automne, à quelques mois de distance de la conférence de presse de clôture, respectivement en amont et en aval de l’édition ; le guide et le foyer du spectateur ; la publication chez P.O.L, durant le second mandat des co-directeurs, d’un ouvrage qui retrace l’itinéraire parcouru avec le ou les artiste(s) associé(s) pour imaginer une édition – ces mesures font du spectateur un festivalier d’autant plus engagé qu’il a accès aux coulisses du Festival. Le choix de l’artiste associé à l’édition 2007 s’avère également significatif : Frédéric Fisbach a expérimenté le concept de « spectateur associé » au Théâtre de Vitry qu’il a dirigé de 2002 à 2006. La FabricA, lieu de création et de résidence pour les artistes rêvé par Vilar, inaugurée par Archambault et Baudriller en 2013, s’inscrit dans le prolongement direct de cette logique en associant étroitement le spectateur à la fabrication, au making of du Festival. Les co-directeurs (re)placent le spectateur au cœur du dispositif festivalier. Cour d’honneur, le spectacle de Jérôme Bel créé pour le méta-festival de 2013 en constitue une métaphore : dans ce lieu symbolique, la parole est donnée au spectateur qui, le temps d’une soirée, passe de l’autre côté de la rampe. Ce n’est pas un hasard si le Groupe Miroir naît dans ce contexte en 2006 : une cinquantaine de festivaliers se réunissent régulièrement tout au long de l’année pour préparer le Festival et écrire ce qu’ils nomment des « ressentis » sur les spectacles qu’ils ont vus, qui rendent compte de leur expérience à la fois individuelle et collective. Pour chaque édition ils impriment un « Cahier du Groupe Miroir » pour les archives municipales, le Festival d’Avignon et la Maison Jean Vilar qui l’archivent et le rendent accessible au public.
23L’effet de relance concerne également les universitaires, qui s’impliquent fortement dans l’analyse de l’édition 2005 pour dégager des pistes de réflexion et fournir des éléments de compréhension : en témoignent, entre autres, les travaux de la philosophe Carole Talon-Hugon, de Patrice Pavis, ou encore l’ouvrage collectif dirigé par Georges Banu et Bruno Tackels, Le Cas Avignon 2005, cités précédemment. Les médias tentent de dépasser l’immédiateté du scandale pour rendre à l’événement toute son épaisseur : par exemple, France Culture organise au Théâtre de la Bastille le 15 octobre 2005 une rencontre intitulée « Après Avignon, le théâtre à vif ». Sur le plan de la critique professionnelle spécialisée dans le domaine du théâtre, des alternatives se dessinent : outre l’initiative du Groupe Miroir, on peut citer Le Tadorn, critique indépendant qui crée son blog.
24L’effet de cette relance se mesure à l’aune de la réception réservée au spectacle de Castellucci en 2011, Sur le concept du visage du fils de Dieu. Le dispositif d’accompagnement du spectacle comme du public désamorce tout scandale au Festival d’Avignon, tandis que trois mois plus tard à Paris le Festival d’Automne n’en fera pas l’économie. Le contexte avignonnais incitait Hortense Archambault et Vincent Baudriller à anticiper, pour mieux le prévenir, un nouveau scandale : en avril 2011, une photographie de l’artiste américain Andres Serrano, Immersion, Piss Christ, fut vandalisée dans les salles de la collection Lambert par des catholiques intégristes. Dès lors, la direction du festival noua un dialogue étroit avec l’évêché autour de la nature et du sens du spectacle de Castellucci, de sa place dans la programmation, ce qui, de l’avis des différentes parties, contribua de manière non négligeable à éviter toute méprise qui aurait pu faire le lit du scandale.
25Esthétique, politique, médiatique, symbolique, le scandale peut être lié à un spectacle ou à une logique de programmation, à un artiste, au traitement non conventionnel du public, du lieu (surtout s’il est chargé d’histoire), d’une œuvre (surtout si elle est mythique), ces différents niveaux étant étroitement liés. Dans le cas du Festival d’Avignon, on peut parler de logique structurelle du scandale, puisque le scandale conduit à repenser régulièrement la raison d’être du festival et le devenir de l’héritage vilarien. La friction entre le phénomène du scandale et l’événement festival entraîne également une redéfinition de la notion de scandale, à la fois processus et résultat, en mettant en perspective sa nature, ses fonctions et ses effets, immédiats et différés.
26Au Festival d’Avignon, le scandale ne se réduit pas à une stratégie de positionnement dans le champ artistique qui dépendrait d’une logique d’agenda médiatique. En tout cas, le scandale en Avignon contient son propre dépassement, probablement parce que le Festival a toujours placé le spectateur au cœur du dispositif. Au-delà de l’emballement médiatique ponctuel et limité dans le temps, le scandale est récupéré in fine par la communauté festivalière étendue qui lui donne forme et sens et s’en inspire pour faire évoluer le Festival. Dans ce laboratoire des pratiques artistiques et culturelles qui interroge et décentre, le théâtre a pour corollaire le scandale, le théâtre, peut-être, est scandale. Loin d’être mortifère, en tout cas, le scandale est un signe de sa vitalité. Ce qui explique que, pour Jean Vilar, « tant que le théâtre est en crise, il se porte bien28 ».