Colloques en ligne

Marielle Silhouette

Les Tisserands de Gerhart Hauptmann de 1892 à nos jours. Réflexions sur une pièce scandaleuse

1Dans sa poétique du drame moderne, Drogue Faust Parsifal (Droge Faust Parsifal, 1997)1, le metteur en scène allemand Einar Schleef qualifiait Les Tisserands d’équivalent allemand des Perses et des Troyennes2. Avec cette pièce, Gerhart Hauptmann avait réussi, selon lui, à restituer la tragédie antique au présent comme aucun autre auteur ne devait le faire de façon aussi conséquente après lui. À la façon des Soldats (Die Soldaten, 1776) de Jakob Michael Reinhold Lenz, de L’Éveil du printemps (Frühlings Erwachen, 1891) de Frank Wedekind, de Purgatoire à Ingolstadt (Fegefeuer in Ingolstadt, 1924) et Pionniers à Ingolstadt (Pioniere in Ingolstadt, 1928) de Marie-Luise Fleißer ou encore des Physiciens (Die Physiker, 1962) de Max Frisch, la pièce en cinq actes de G. Hauptmann possédait, à son sens, une valeur profonde pour le théâtre contemporain par cette présence d’un chœur d’exclus3 et par la force de sa langue fondée sur un dialecte silésien transformé en une parole artistique4.

2Dans la mise en scène que Volker Lösch donna de la pièce en 2004 au théâtre de Dresde (Staatsschauspiel Dresden), un chœur de chômeurs ajouté au spectacle s’en prenait violemment aux hommes politiques de l’époque, invectivant le ministre-président de la Saxe (Georg Milbradt, CDU) et le chancelier Gerhard Schröder dont la nouvelle réglementation en matière de chômage, dite réforme Hartz, traversait alors sa quatrième phase. Plus largement, le chœur amateur attaquait le monde politique et économique, le programme du spectacle appelait même à l’internement des « représentants des grands partis » qui devaient être mis « au travail à coups de fouet » et soumis « à la torture », les « délinquants » parmi eux devaient être punis plus durement encore, « déportées en Sibérie ou même gazés »5. La représentation causa un scandale sans précédent, le procureur de Dresde, Andreas Feron, engageant une procédure pour « incitation à la haine »6, assisté de l’éditeur Felix Bloch, détenteur des droits de la pièce, et de la journaliste Sabine Christiansen, attaquée violemment dans le spectacle comme représentante de l’establishment7. L’interdiction de représentation qui pesa durablement sur cette mise en scène réactiva le contexte de création de la pièce 112 ans plus tôt alors que, sous le coup de la censure exercée par la police de Berlin, elle dut être donnée en 1892 à guichets fermés dans le cadre de la Scène libre (Freie Bühne). À la première représentation publique, le 25 septembre 1894 au Deutsches Theater, l’empereur Guillaume II résilia sa loge dans ce théâtre, en signe de sa profonde réprobation.

3De la dramaturgie à la représentation, la pièce s’inscrivait dans une relation conflictuelle au pouvoir dont les organes de censure s’employaient à contenir la portée scandaleuse, suscitant ainsi de virulents débats sur la liberté de l’art. Les clivages étaient également nombreux au sein du public avec des lignes de partage parfois étonnantes d’un point de vue politique.

4Rédigée à la fin de l’année 1891 dans une version dialectale (De Waber), la pièce de G. Hauptmann décrivait en cinq actes la révolte des tisserands silésiens en 1844, en alternant les scènes autour de destins singuliers et de moments collectifs, avant l’insurrection écrasée dans le sang. La pièce devait être à l’origine représentée en 1892 au Deutsches Theater, alors dirigé par Adolph L’Arronge, lequel y avait déjà créé, du même auteur, Âmes solitaires (Einsame Menschen, 1890) le 23 mars 1891 et Collègue Crampton (Kollege Crampton, 1891) le 16 janvier 1892. Mais, en mars 1892, la police de Berlin signifia au directeur du Deutsches Theater l’interdiction de la représentation pour les motifs suivants : « Il y a à craindre que les descriptions fortes que l’on trouve dans ce drame ne manquent pas de gagner en vie et de faire plus forte impression à la représentation, et qu’elles se voient alors discutées avec enthousiasme dans la presse, devenant ainsi un point de cristallisation pour la partie sociale-démocrate de la population de Berlin, si encline aux manifestations. Les enseignements et les doléances sur l’exploitation et l’aliénation du travailleur, exercées par le fabricant dans la pièce, risquent de transformer cette caractérisation tendancieuse en une propagande exemplaire »8. Deux ans après la levée, en 1890, des fameuses lois antisocialistes édictées en 1878, le danger que pouvait constituer, dans la population, la diffusion par le biais du théâtre d’une représentation de la misère ouvrière faisait encore l’objet, on le voit, d’une censure forte de la part du pouvoir. La version réalisée en 1892 en haut-allemand, donc non dialectale, et présentée à nouveau aux autorités en 1893 n’y changea rien, l’interdiction fut renouvelée malgré les déclarations de l’auteur lui-même : Hauptmann rejetait en effet violemment le qualificatif d’œuvre de propagande sociale-démocrate qu’il jugeait dégradant pour son art et il insistait à l’inverse sur ce sentiment chrétien et plus largement humain que l’on appelle la pitié9.

5La création de la pièce eut finalement lieu, à guichets fermés, le 26 février 1892, au Neues Theater dans le cadre de la Scène libre (Freie Bühne), créée en 1889 à Berlin par les directeurs de théâtre, éditeurs et auteurs (Otto Brahm, Theodor Wolff, Maximilian Harden, les frères Hart, Paul Schlenther) sur le modèle français du Théâtre-Libre d’Antoine10. Les cinquante acteurs, issus de dix théâtres différents, choisis pour figurer les tisserands ne furent pas, selon les critiques, à la hauteur de ce chœur d’un genre nouveau11, et la mise en scène de Cord Hachmann reçut un accueil mitigé de la part d’un public composé pour l’essentiel de représentants de la bourgeoisie libérale et cultivée. Dans son article intitulé « La révolte des tisserands silésiens entre poésie et réalité », paru le 13 février 1892 dans le Magazine littéraire (Magazin für Literatur), le critique Paul Marx parlait de la force révolutionnaire de la pièce dans laquelle les « personnages ne parlaient pas et n’agissaient pas comme des hommes de 1848, mais comme des prolétaires modernes qui ont lu Marx et Engels »12. De son côté, le critique du Berliner Lokal-Anzeiger soulignait, dans un article daté du 28 février 1893, la dimension proprement nouvelle de cette dramaturgie, ni pièce, ni drame13, c’était, selon Isidor Landau du Berliner Börsen-Courier, un « vaste tableau des conditions relevant plus de la peinture et de la narration que du drame »14. Le critique du Berliner Tageblatt, Otto Neumann Hofer, observait, partagé, la substitution du personnage principal par un « héros collectif »15. Mais au-delà des faiblesses formelles, l’opinion générale saluait la force de la description du milieu et des caractères, propre à susciter la pitié chez le spectateur16.

6Dans la préface à la version française publiée en 1893 chez Charpentier et Fasquelle, après la création au Théâtre-Libre le 29 mai 189317, le traducteur Jean Thorel mettait de la même façon l’accent sur cette dimension propre à balayer tout reproche politique en ces temps bouleversés par les attentats anarchistes. Thorel avait en même temps remplacé les chants des tisserands par des vers de Maurice Vaucaire (« À bas l’patron et la patrie/ Qui nous tient sous les barreaux !/ Les contremaît’ sont nos bourreaux…), contribuant ainsi à faire de Hauptmann un auteur révolutionnaire et anarchiste 18. Dans sa préface, il fustigeait toutefois les « sectaires du socialisme » qui voyaient dans l’œuvre un « drame socialiste ». « Nous ignorons, poursuivait-il, si M. Hauptmann a jamais adhéré à aucun parti révolutionnaire, et cela nous importe peu, car si vraiment la représentation publique des Tisserands peut inciter à la haine et aux luttes violentes, ce serait uniquement parce que la pièce ne serait pas comprise des spectateurs. M. Hauptmann a écrit, non un plaidoyer socialiste, mais une œuvre bien plus profonde, bien plus belle, et ajoutons-nous, bien plus utile : il a écrit le drame de la misère […] On n’a pas encore trouvé de meilleur moyen d’exciter la pitié que de montrer la souffrance »19. Au-delà des considérations proprement éditoriales de prudence à l’égard des autorités, on imagine combien cette interprétation pouvait être comprise comme passéiste. Mais à Berlin comme à Paris, le naturalisme achoppait ici sur le hiatus propre à la composition de son public : sa description du milieu, sa dénonciation des injustices sociales, sa voix donnée à ceux qui, jusque-là, n’avaient pas droit de cité dans l’ordre du drame, buttaient ici contre l’impasse politique d’une peinture de la misère déroulée devant un public bourgeois.

7La représentation donnée le 15 octobre 1893 dans la mise en scène d’Emil Ludwig, au Viktoria-Theater, devant le public d’ouvriers de la Neue Freie Volksbühne, puis celle, réalisée le 3 décembre 1893 au Théâtre national (Nationaltheater) dans la mise en scène de Max Samst pour la Freie Volksbühne, auraient pu constituer un véritable danger pour le pouvoir. Les membres de ces associations, issues de la social-démocratie, voyaient en effet dans cette pièce un drame contemporain révolutionnaire20, mais au-delà de leurs divisions21, ils n’étaient pas forcément en accord avec les chefs du SPD, même s’ils cherchaient comme eux à rendre « l’art au peuple », selon la devise affichée plus tard sur le fronton de leur théâtre, la Volksbühne, érigée en 1913 (« die Kunst dem Volke »). Et surtout ils ne voyaient pas forcément d’un bon œil la fin de la pièce : la mort de Hilse, le tisserand qui ne voulait rien savoir de la révolte, le révolté de la révolte, qui se remettait à son métier avant de tomber abattu sous les coups d’une balle perdue22. Si la critique soulignait encore, mais sans regret cette fois, la transformation du peuple des tisserands en héros dont chaque personnage représentait un trait23, la difficulté du dialecte, transformant la scène en une sorte de Babylone, desservait le propos et l’unité de l’œuvre24. Seules les attaques en provenance de la presse conservatrice permettaient encore de croire à la dimension politique de la pièce : « face à cette philippique remplie de haine et de colère », écrivait ainsi le critique du Gegenwart, « les accusations terribles de Karl Marx écrites en lettres de feu semblaient presque idylliques »25.

8La polémique rebondit à la reprise de la pièce, le 25 septembre 1894, au Deutsches Theater, en guise d’ouverture à la nouvelle direction d’Otto Brahm. En octobre 1893, le tribunal administratif avait en effet repris l’un des arguments de l’avocat de Hauptmann et décidé qu’au regard de « la cherté des places et du nombre très réduit de places bon marché » dans ce théâtre, le public serait composé, pour l’essentiel, de « membres de ces classes sociales peu enclines aux violences et au trouble de l’ordre public »26. Le vrai scandale n’eut pas lieu dans le public, car la représentation fut un vrai succès, confirmé jusqu’en 1900 avec quelque 250 reprises27. Mais l’Empereur, désormais dans l’incapacité d’interdire la pièce, n’eut d’autre moyen de marquer son désaveu complet que, comme on l’a dit, de résilier sa loge. Curieusement, il contribua ainsi à entretenir le scandale politique, épaulé en cela par les milieux conservateurs, qui continuaient de fustiger le drame ‘social-démocrate’.

9Mais au sein du SPD, cette vision était tout sauf évidente : dès 1891, Wilhelm Liebknecht avait remis en question cette idée selon laquelle « soufflerait sur la scène des Jeunes Allemands [les naturalistes] le mouvement socialiste ou même social […], l’Allemagne combattante, écrivait-il, n’avait pas le temps de faire de la poésie »28. Face à ce refus de recourir à la sphère artistique comme instrument du combat politique, Franz Mehring, directeur de la Freie Volksbühne à Berlin de 1892 à 1895, annonçait à son tour que « l’art naturaliste ne connaissait pas d’issue à la misère qu’il se plaisait à décrire »29. Le journal Die Neue Welt, un supplément illustré des journaux sociaux-démocrates, déclarait la guerre au naturalisme après le congrès de Gotha de 1896, qualifiant ses descriptions de la réalité de « sales » et « vulgaires »30.

10Jusqu’en 1914, la pièce fut représentée régulièrement et Max Reinhardt lui-même la donna en 1910, avec les élèves de l’école de comédiens qu’il avait créée cinq ans plus tôt à son avènement à la direction du Deutsches Theater. Et pourtant, à ses débuts comme metteur en scène, il avait tourné le dos au naturalisme, lassé des rôles de vieillards qu’il avait dû jouer dès 1894, à son arrivée dans ce même théâtre au sein de la troupe d’Otto Brahm. Il avait de surcroît été fortement marqué par la représentation de la pièce, la même année, et par la réaction du pouvoir. Mais surtout il avait cherché ensuite, dans ses premières mises en scène, à remplacer la grisaille naturaliste par les couleurs de la scène, et la recherche d’une reproduction du réel, fondée sur le naturel et le vraisemblable, par la force de création et de suggestion du plateau. Comme devait l’indiquer le critique Herbert Ihering dans un article rétrospectif daté de 1947, il s’agissait pour Reinhardt, dans ce travail engagé en 1910 avec ses élèves-comédiens, de « montrer à la jeune génération comment jouer une œuvre majeure de la littérature allemande, sans considération des modes et des expérimentations en matière de style »31. Ce propos d’un des grands critiques de la République de Weimar mérite d’être souligné, car ardent défenseur de Brecht dès ses débuts (Baal, Tambours dans la nuit, Dans la jungle des villes), Ihering pouvait sembler à mille lieues de Reinhardt d’un point de vue politique et esthétique. Pourtant l’hommage, rendu ici sous la forme d’un souvenir, deux ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans un journal créé par l’administration militaire soviétique (Sowjetische Militäradministration in Deutschland, SMAD), prenait la valeur d’un programme de réhabilitation du metteur en scène qui avait marqué si fortement la scène berlinoise de 1905 à 1933 et dont les théâtres, à l’exception de la Komödie, se trouvaient désormais dans ce secteur. En 1921, Ihering avait de la même façon rendu hommage à la mise en scène des Tisserands, réalisée la même année par Karl-Heinz Martin au Großes Schauspielhaus de Berlin32. Là encore, Ihering avait souligné l’importance de la pièce au-delà de son actualité, deux ans après l’écrasement de la révolution spartakiste et l’avènement de la République de Weimar au sortir du grand conflit. Ce qui unissait profondément le public « aux opinions politiques [pourtant] variées », c’était moins « la révolution actuelle d’un programme, c’était la révolution éternelle du sentiment. La révolution comme appel, comme protestation, comme haine violente, c’[était] le poème saisissant de Heine, Les Tisserands silésiens. La révolution de l’amour humain, l’indignation de la pitié, c’[était] le drame de Hauptmann »33. Là encore, le propos pouvait surprendre de la part d’un critique dont les opinions politiques se situaient clairement à gauche, mais la force de l’actualité en Allemagne, au sortir de la Première Guerre mondiale, avait conféré une tout autre dimension à la révolte des tisserands silésiens : la puissance du collectif était désormais posée en d’autres termes depuis les tranchées et les millions de victimes du grand conflit, et, en Allemagne, elle avait de surcroît été largement mise à l’épreuve par la guerre civile qui avait déchiré le pays en 1918 et 1919. Face à la multiplication des pièces d’actualité sur les scènes allemandes dans cette période, et la présence quotidienne des conflits dans la rue, la pièce de Hauptmann entrait soudainement dans l’histoire. De ce point de vue, la représentation donnée en 1928 par Leopold Jessner au Théâtre national de Berlin (Staatstheater) pouvait signifier une évolution nouvelle, car le metteur en scène s’attirait régulièrement les foudres des nationalistes et des conservateurs par ses adaptations radicales des classiques, les attaques visant dans un même geste le juif et le social-démocrate. Dans sa mise en scène des Tisserands, Jessner accentuait la distance par une figuration simple et précise et renonçait totalement au pathos de la révolution, encore sensible dans les représentations données au Großes Schauspielhaus au sortir de la guerre. Comme le montre Günther Rühle, Jessner mettait l’accent sur les symboles, soulignant ainsi le désespoir du collectif en colère : la scène de pillage dans la maison du fabricant Dreißiger était ainsi concentrée sur le personnage d’une femme de tisserand qui déchirait, en sanglotant, la nappe dorée sur la table de la salle à manger34. Le temps n’était plus à la figuration militante, mais à la mise au jour distanciée de l’action et des conditions. Dans ces tableaux épiques, le symbole venait souligner plus encore le hiatus entre les classes sociales35.

11Au plus près de nous, la représentation donnée par Volker Lösch à Dresde en 2004 eut le mérite, considérée d’un point de vue objectif, de réactiver le potentiel scandaleux de la pièce et de reprendre ainsi le fil de l’histoire allemande dans ses processus d’unification. Quinze ans après la chute du Mur et quatorze ans après l’unification, le théâtre posait après Einar Schleef la question du collectif, exclu, grondant aux portes du palais36, alors qu’en 1989, les fameuses manifestations du lundi, à Leipzig, Dresde et dans d’autres villes de RDA, avaient réuni les opposants au régime et au SED dans des cortèges et des rassemblements pacifiques aux cris de « Nous sommes le peuple ». Quand Volker Lösch faisait appel à des comédiens amateurs et chômeurs pour figurer des tisserands modernes, et qu’il leur proposait de faire de la scène une tribune de colère, il rentrait dans la tradition de l’agit-prop pour écrire ce que le directeur administratif du théâtre de Dresde, à l’époque, qualifiait de « biographie est-allemande collective »37. En 2015, V. Lösch représentait ainsi, dans ce même théâtre, la pièce de Max Frisch, Le Comte Öderland (Graf Öderland, 1951) à laquelle il avait rajouté la mention « Nous sommes le peuple ! », engageant sur le plateau le débat entre les membres du mouvement Pegida (les ‘Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident’, Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes) et leurs opposants38.

12Ce recours systématique au chœur de citoyens à partir de sa mise en scène de L’Orestie en 2003 entrait dans la lignée des propositions développées par Einar Schleef depuis au plus tard 1986 et sa mise en scène de Mères au théâtre de Francfort-sur-le-Main : dans ce collage d’extraits issus des Sept contre Thèbes d’Eschyle et des Suppliantes d’Euripide, Schleef avait réuni 60 comédiennes non professionnelles venues de pays différents pour figurer le chœur et il les avait fait parler dans leur langue propre tout en multipliant la dimension rituelle par les mouvements des corps39. Simultanément, il démontait la structure du théâtre à l’italienne, prolongeait la scène par un immense praticable traversant la salle jusqu’à la régie et il reculait les premiers rangs sur les marches, imposant ainsi la structure de l’arène antique. Mais contrairement à V. Lösch qui voulait systématiquement briser la routine du théâtre institutionnel en transformant les planches en tribune, Schleef, en digne héritier de Brecht, avait la conscience de l’impasse que constituait cet usage de la scène. Face à la capacité du théâtre à tout « enthéâtrer »40, il cherchait à redonner à ce dernier sa pleine puissance esthétique, refusant de ne voir en lui qu’un simple instrument idéologique. Le combat de Schleef pour la réactivation de la tragédie antique relue à l’aune de Nietzsche et de La Naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique, était dirigé contre ce « trou à rats »41 qu’était selon lui le théâtre à l’italienne, aspirateur d’énergies par la focalisation du regard sur une perspective centrale. Schleef s’employait à une figuration rituelle de l’individu et du collectif dans leurs modalités de réalisation et leur relation profondément agonale. Sur une  scène fortement géométrisée, le chœur, à la façon de la musique pour Wagner, reprenait la portée dionysiaque de l’excès dans une scénographie de la constellation42, et il suscitait ainsi dans le public, par l’énergie développée, des modalités de résistances, au sens propre du terme allemand, d’un ‘être debout contre’ (Widerstand), dans une vision nietzschéenne de l’esthétique comme « physiologie appliquée »43. Ses mises en scène jusqu’à la Pièce de sport (Ein Sportstück) de Jelinek en 1998 au Burgtheater donnèrent lieu à des scandales retentissants, signe que cette réactivation du culte tragique comme relation agonale de l’individu et du collectif, tous deux également malades et exclus devant les portes du palais, interrogeait profondément et durablement le public.

13Schleef ne mit jamais en scène Les Tisserands mais, en 1987, Avant l’aube (Vor Sonnenaufgang, 1889), pièce dans laquelle le personnage féminin retrouvait tous ses droits perdus, selon lui, depuis le classicisme allemand44. Il y a lieu malgré tout de s’interroger sur le potentiel scandaleux, pour la scène contemporaine, de cette pièce sur la révolte ouvrière et sur cet élément que les critiques d’hier soulignaient pour le déplorer : la substitution du personnage principal par un collectif advenant à la parole sur un mode polyphonique, autrement dit se donnant moins comme un tout unifié que comme un ensemble complexe, perpétuellement en mouvement et fondamentalement agonal dans sa structure. La pièce engageait bien, en ce sens, une réflexion en creux sur les mécanismes de l’aliénation propres à un système économique. Elle portait plus largement sur la constitution de l’État envisagée dramaturgiquement, selon la proposition de Schleef, sous la forme d’une scène primitive « aux portes du palais » où individu et collectif, tous deux également exclus et en révolte, se trouvent pris simultanément dans leurs conflits réciproques. De ce point de vue, comme Schleef l’écrivait à juste titre, quand il observait dans les mises en scène modernes la reprise affadie des canons formels qu’il avait développés, la question du chœur restait entière sur la scène contemporaine, elle constituait un sujet politique explosif, et il y avait lieu de poursuivre sa réflexion et ses recherches dans le sens d’un « antiréalisme de la protestation »45.

14Dans une Allemagne unifiée depuis 22 ans à la création des Tisserands, en 1893, et depuis 14 ans pour la mise en scène de Lösch en 2004, les modalités de représentation de cette aliénation, par les multiples modes d’exclusion et de déclassement rencontrés, faisaient de cette pièce un document à la fois sur cette réalité et l’expression du collectif révolté. Il est de ce point de vue à souligner combien la figuration du collectif évoluait, dans les mises en scène de V. Lösch, entre 2004 et 2015, depuis les chômeurs déclassés jusqu’aux membres de Pegida, des exclus aux excluants. On voit combien les mécanismes d’aliénation restent actifs et combien leur dénonciation demande à être repensée à chaque époque. L’industrie du scandale, caractéristique de la postmodernité, pose de façon radicale la question des modes de création d’un scandale durable, autrement dit propre à porter la contradiction dans le public et dans la société. Une chose est certaine : un théâtre de consolation dont le moteur serait la pitié ne saurait étouffer le scandale de même qu’un théâtre de l’effroi, voire de la terreur, pour la représentation d’un fait social scandaleux, ne suffit pas à garantir que le scandale durera. En ce sens, les propositions d’Einar Schleef restent d’une actualité brûlante pour la scène et la société contemporaines.