Colloques en ligne

Laurence Marie

« Othello à Paris, ou les scandales en série ? »

1Dans la version initiale de Racine et Shakespeare, datée de 1823, Stendhal évoque l’émeute provoquée par les comédiens anglais venus jouer Othello pour la première fois en langue originale, à l’été 1822 à Paris, au Théâtre de la Porte-Saint-Martin1. Les détails de ces troubles sont bien connus. L’est moins, en revanche, la manière dont Othello a été introduit et accueilli en Allemagne, puis en France, au cours des décennies qui ont précédé.

2Retracer la généalogie scénique d’Othello en dehors de l’Angleterre met en lumière d’importants enjeux liés à la notion mouvante et plastique de scandale théâtral. Les interrogations sont de trois ordres : anthropologique (sur l’effet, notamment moral, de la tragédie) ; esthétique (sur le renouvellement du genre tragique et l’acclimatation du théâtre shakespearien) ; et politique (sur la relation entre le contexte historique et ce qui peut, ou non, être montré sur scène).

Le meurtre en scène, entre effroi et fascination

3En Angleterre, aucune représentation d’Othello ne semble avoir suscité de controverse marquante entre les XVIIe et XIXe siècles. Ce n’est pas le cas en Allemagne et en France, où Shakespeare n’est pas joué avant la seconde moitié du XVIIIe siècle. À la différence d’Hamlet, de Macbeth ou de Roméo et Juliette, les premières adaptations d’Othello ont mis l’assistance en émoi. C’est le cas de la réécriture allemande par Friedrich Ludwig Schröder, jouée à Hambourg en novembre 1776, avec l’acteur Johann Franz Brockmann dans le rôle-titre, puis de la première française, donnée par Jean-François Ducis à la Comédie-Française en novembre 1792, avec l’acteur François-Joseph Talma.

4Le meurtre spectaculaire de Desdémone par Othello crée un choc et focalise l’attention des critiques. Ducis comme Schröder avaient pourtant prudemment remplacé l’oreiller avec lequel le héros étouffe son épouse par un poignard, arme létale jugée plus digne de la tragédie et offrant une solution plus expéditive, en une période où l’interdit horatien de verser le sang sur scène n’est plus appliqué strictement2. Ducis justifie le changement en ces termes : à la différence des Anglais (peuple « mélancolique » que seules les « actions atroces » font sortir de sa léthargie, selon traducteur La Place3, reprenant un cliché fort répandu), les spectateurs français n’auraient pas supporté de voir Othello presser et re-presser un oreiller sur la bouche de Desdémone4. Le seuil de tolérance du public dépendrait fortement des sensibilités nationales.

5Voici comment Schütze, spectateur de la représentation d’Othello donnée en allemand à Hambourg en 1776, décrit l’effet produit par la fin :

Les évanouissements succédaient aux évanouissements. […] des spectateurs quittaient le théâtre et d’autres étaient, le cas échéant, transportés dehors. […], le fait d’avoir vu et entendu cette tragédie excessivement tragique provoqua l’accouchement prématuré et fâcheux de nombreuses Hambourgeoises.5

6Dans la préface de son adaptation, Ducis, évoquant les représentations de 1792 à Paris, décrit une réaction émotionnelle et physique comparable :  

Jamais impression ne fut plus terrible. Toute l’assemblée se leva et ne poussa qu’un cri. Plusieurs femmes s’évanouirent. On eût dit que le poignard dont Othello venait de frapper son amante, était entré dans tous les cœurs. Mais aux applaudissements que l’on continuait de donner à l’ouvrage, se mêlaient des improbations, des murmures, et enfin même une espèce de soulèvement. J’ai cru un moment que la toile allait se baisser.6

7La description des effets spectaculaires que le spectacle produirait sur le public féminin mobilise des stéréotypes qui font écho à la réception de tragédies antiques : à propos des Euménides d’Eschyle, il est répété ici et là, sans fondement historique, qu’elles auraient provoqué des accouchements prématurés, voire fait mourir de peur des enfants7. Cette terminologie correspond à une stratégie d’exagération alors répandue chez les commentateurs.

8De fait, Schütze rédige ce commentaire près de quatorze ans après la représentation donnée à Hambourg, alors que la vogue du mélodrame est à son apogée (Misanthropie et Repentir de Kotzebue date de la même année 1790). De son côté, Ducis décrit la réception dans une préface destinée à justifier un dénouement macabre visant à régénérer la tragédie française par l’énergie primitive du théâtre antique8. Il prolonge de la sorte une théorie développée par Diderot dès 1757 à partir de Shakespeare et des Euménides, dont l’exemple encouragerait à montrer des scènes simultanées sur le théâtre pour « porte[r] dans les âmes le trouble et l’épouvante9 ».

9Dès 1793, le Journal encyclopédique souligne en ces termes l’ambiguïté du dénouement adapté par Ducis : « la catastrophe [excite] [l’]horreur », tout en étant « un plein succès ». Une parodie, Arlequin cruello, apporte une indication similaire sur la réception : « Au cinquième acte d’Othello, le Public cria plusieurs fois de baisser la toile, non que la pièce lui parût mauvaise, mais tant elle lui inspirait d’horreur, ce qui en augmenta le mérite10 ». La formulation paradoxale résume l’ambivalence propre au spectacle de la violence, tiraillé entre dégoût et fascination.

10Le spectaculaire étant mobilisé comme un argument promotionnel destiné à attirer les spectateurs, on peut s’interroger sur le caractère véritablement transgressif de la scène finale. Est-il permis de parler de scandale dans ces conditions ? Peut-être, si l’on s’appuie sur une définition a minima – l’expression verbale de la forte désapprobation du public11 – bien qu’on puisse douter de la sincérité de cette réprobation, tant le dénouement violent exerce une séduction morbide. Toujours est-il que cette indignation, feinte ou réelle, conduit à la fois Schröder et Ducis à modifier le contenu de leur adaptation et à se censurer au moins partiellement, ce qui constitue une conséquence fréquente du scandale.

11Le dénouement d’Othello suscite une controverse sur la source de l’horreur scandaleuse et sur le type de fin à privilégier dans une tragédie. Dès les années 1770, avant que la pièce ne soit jouée sur le continent européen, Baculard d’Arnaud s’appuyait déjà sur Othello dans un texte où il définissait l’horreur comme « la caricature, la charge de la terreur12 ». Les analyses des observateurs contemporains des premières représentations hors Angleterre, au début des années 1790, divergent quant aux raisons expliquant le caractère insupportable de l’effet horrifique et aux moyens de l’adoucir en vue de la transformer en une terreur jugée plus bienséante.

La couleur d’Othello

12D’abord, contre toute attente, la couleur de peau d’Othello, inhabituelle pour un héros tragique13, n’est pas ce qui fait couler le plus d’encre. À Hambourg, Brockmann joue le visage enduit de noir, mais ne paraît pas avoir provoqué de réaction autre que des regrets concernant l’expressivité amoindrie que cette couleur suppose pour le jeu d’acteur14. En France, en revanche, le teint du héros semble avoir pu contribuer au rejet exprimé par quelques spectateurs, choqués par le meurtre d’une femme blanche par un homme de couleur. Pourtant, Ducis avait anticipé le risque : il explique dans la préface s’être écarté « de l’usage du théâtre de Londres » et avoir doté son personnage d’un « teint jaune et cuivré, pouvant d’ailleurs convenir aussi à un Africain », notamment pour ne pas « révolter l’œil du public et surtout celui des femmes15 ».

13Si les critiques n’évoquent pas cet aspect du spectacle, ce point est exploité par deux parodistes. Le Maurico de Venise (1793, jamais représenté) semble être inspiré par des réactions racistes de spectateurs lors des premières représentations à la Comédie-Française. Othello est figuré par Arlequin, dont le visage est traditionnellement dissimulé derrière un masque sombre et qu’un personnage nomme « le plus noir Arlequin » :

Arlequin, montrant sa batte : Vois-tu bien ce poignard ?
Monotone [Hédelmone chez Ducis / Desdemone chez Shakespeare]: Il faut être bien noir ; un Français ne ferait pas ça (Note 1 : c’est ce que dit à haute voix une dame des premières loges au moment où Othello veut poignarder Edelmone).16

14Arlequin cruello, autre parodie représentée deux semaines après la création à la Comédie-Française joue sur des réactions similaires. Le père de Doucelmone chante à Cruello/Othello : « Dis-moi, par quel affreux pouvoir / Tu séduis une âme aussi blanche / avec un visage aussi noir ? », auquel Cruello répond par l’air « Oui, noir, mais pas si diable »17. Les deux parodies, c’est une constante du genre, moquent les innovations et alimentent leur comique par les préjugés xénophobes. L’Africain, figuré par Arlequin, représente la noirceur du démon, le marginal inquiétant qui ne suit pas les normes.

La mort ou la vie

15Les critiques, quant à eux, débusquent l’horreur indépendamment des contingences raciales. Voici ce qu’en dit un témoin anonyme : « Que le spectateur interroge son cœur : il verra que cette superbe scène lui a inspiré de la terreur jusqu’au poignard : le meurtre seul d’Edelmone lui a causé de l’horreur18 ». Le dénouement fait « plus de mal qu’il n’est utile », déplore à son tour l’Allemand Wittenberg19. Le processus cathartique (et, avec lui, toute tentative d’édification morale), serait contrarié, entravé par la souffrance ressentie par le spectateur face à la mort atroce de l’héroïne. Pour autant, aucun critique n’indique que les spectateurs auraient ri de ce spectacle insoutenable, alors que cela avait été le cas précédemment pour les adaptations d’Hamlet et de Macbeth par Ducis20. Tout porte à croire que l’absorption dans le spectacle a fait fonctionner à plein la confusion entre réalité et fiction et réduit le risque d’invraisemblance propre à toute mort en scène.

16Certains commentateurs jugent que la fin funeste de Desdémone n’est pas la vraie raison du mécontentement des spectateurs. L’horreur viendrait plutôt d’un dénouement « trop lent », un meurtre expéditif étant jugé plus acceptable. Pour le Journal des théâtres « Ce ne fut point la mort d’Hédelmone [Desdémone] qui occasionna ces cris, ces murmures ; ce fut sa longue agonie ». « Il y a » en effet, souligne Marmontel, « un point au-delà duquel le spectacle est trop douloureux »21. Ducis concède dans la préface avoir « tenu [le spectateur] trop longtemps dans les angoisses de la terreur et de l’espérance » : « son désir, trompé au moment du coup de poignard, s’était tourné en une sorte de désespoir, et avait révolté sa douleur même contre l’auteur de l’ouvrage22 ».

17Plusieurs commentateurs français et allemands réclament ainsi que Desdémone vive pour épouser son amant Othello23. Écoutant leurs récriminations, Ducis, comme Schröder avant lui24, modifie radicalement le dénouement lors de la reprise de la pièce, le 22 mars 1793. Il empêche le meurtre par l’intervention opportune d’un deus ex machina incarné par le doge : avec le geste arrêté, procédé visuel fréquent dans le théâtre de la seconde moitié du XVIIIe siècle25, le spectateur peut jouir de voir un crime sur le point de s’accomplir, avant de se trouver brusquement soulagé par un coup de théâtre qui escamote in extremis l’issue funeste. Plutôt que de dissimuler le meurtre derrière la scène et/ou de le raconter par un récit, il l’élimine totalement, faisant triompher l’amour afin de satisfaire « au caprice de quelques spectateurs26 ».

18Selon Ducis, le dénouement heureux peut advenir avec un minimum de modifications, grâce à « la disposition de [sa] pièce, qui [lui] rendait ce changement très facile ». Le dramaturge prend ses distances avec le modèle tragique défini par Aristote comme un ensemble organique formé d’un début, d’un milieu et d’une fin intimement liés27. Il considère son dénouement comme un fragment détachable, un postiche dépourvu d’une nécessité dramaturgique émanant de l’intrigue.

19Ce revirement pose la question du genre : Ducis transforme la pièce de Shakespeare en drame à fin heureuse, s’inspirant peut-être des modèles antiques – le dénouement sanglant n’étant pas nécessairement ce qui définit la tragédie28. Ducis est également marqué par l’esthétique du mélodrame : en témoigne son recours à la musique, avec la romance du saule composée par Grétry, « chant de mort d’une malheureuse amante »29.

Un monstre caché ou à découvert

20D’autres commentateurs français et allemands déplacent la question de l’horreur sur le plan des caractères : selon eux, le sentiment d’horreur vient du fait que Ducis choisit de révéler seulement in extremis la scélératesse du monstre Iago (nommé Pézare dans l’adaptation). Celui-ci incarne en effet le scandale au sens étymologique, le scandalum, « la pierre d’achoppement » qui pousse à « tomber dans le mal »30.Or, il faudrait, d’après ces commentateurs, suggérer sa duplicité bien plus tôt : si Othello apparaissait bien avant le cinquième acte comme une victime, comme un héros tragique ni bon ni méchant aveuglé par la manipulation d’un monstre, le public pourrait s’identifier à lui. Le commentateur allemand Lange ne dit pas autre chose : le public doit prendre en pitié Othello, et pas seulement Desdémone, afin de pouvoir accepter une fin malheureuse31.

21Mais Ducis ne partage pas cet avis. Pour lui, au contraire, la véritable horreur scandaleuse consisterait à dévoiler en amont la noirceur de Iago. En effet, « si les Anglais peuvent observer tranquillement les manœuvres d’un pareil monstre sur la scène, les Français ne pourraient jamais un moment y souffrir sa présence, encore moins l’y voir développer toute l’étendue et toute la profondeur de sa scélératesse ». Si le public avait seulement soupçonné sa perfidie,

c’en était fait du sort de l’ouvrage, et […] l’impression prédominante d’horreur qu’il eût inspirée aurait certainement amorti l’intérêt et la compassion que je voulais appeler sur l’amante d’Othello et sur ce brave et malheureux Africain. Aussi est-ce avec une intention très déterminée que j’ai caché soigneusement à mes spectateurs ce caractère atroce, pour ne pas les révolter.32

22Ducis ne refuse pas de montrer un personnage monstrueux parce qu’il ne passe pas l’épreuve des bienséances, mais pour une raison plus stratégique centrée sur l’effet à produire : la noirceur de Iago, en focalisant l’attention des spectateurs en état de choc, annihilerait toute capacité d’empathie pour les héros malheureux.

23Voilà qui fait écho aux propos du Pierre-Laurent Buyrette de Belloy en 1770 dans la préface à Gabrielle de Vergy, tragédie à fin funeste, rendue célèbre pour la scène où l’héroïne éponyme se voit présenter dans un vase le cœur sanglant de son amant (hors de la vue du public) : « Je ne veux souffrir l’horreur, qui est un tourment, que lorsqu’elle me conduit à l’attendrissement, qui est un plaisir ». Pour de Belloy, à la terreur doit succéder le pathétique, selon un processus de relâchement de la tension qui conduit au plaisir.

24De fait, certains spectateurs, séduits par l’esthétique du drame, aux effets fondés sur la contagion sensible, regrettent que le pathétique qui imprègne Zaïre de Voltaire n’ait pas davantage inspiré Ducis, alors que les deux intrigues sont comparables, Voltaire ayant lu l’Othello shakespearien lors de son exil londonien de 1726-1728 : « Ne fallait-il pas que la nation fût en délire pour supporter Othello, quand elle avait Zaïre ? Othello n’en est que la caricature grossière, l’ignoble et horrible parodie ; il fallait la reléguer sur les tréteaux de la foire33 ». Le dénouement tragique de Zaïre, à la création en 1732 et par la suite, n’avait pas provoqué un tel émoi : après un certain tumulte lors de la première, Voltaire fut ovationné à la quatrième représentation et la pièce s’imposa comme un succès de larmes34. La comparaison entre Zaïre et l’Othello de Ducis, écrit 60 ans plus tard, souligne que désormais il s’agit d’exploiter au maximum deux pôles opposés, l’extrême terreur et l’extrême pathétique, selon un équilibre précaire qui fonde l’esthétique contrastée du mélodrame.

Alternances entre fin funeste et fin heureuse

25Dans la version imprimée de janvier 1794, Ducis rétablit le dénouement funeste qu’il avait modifié et propose la fin heureuse comme variante. Il avait déjà soumis deux dénouements différents dans la version publiée d’Hamlet. Plus généralement, au cours de cette période où les règles sont mises en cause au profit de l’effet, il est courant de réécrire la dernière scène après avoir jaugé son effet lors des premières représentations35. De cette manière, Ducis affirme dans son Avertissement que « les directeurs des théâtres seront les maîtres de choisir [le dénouement] qu’il leur conviendra d’adopter36 », précepte que Talma reformulera ironiquement en ces termes : « la pièce finissait mal ou finissait bien, au choix des personnes, le Maure tuait ou pardonnait selon que, comme les Vestales antiques, le parterre inclinait ou levait le pouce37 ». Ce disant, Talma dénonce la tyrannie du public, qui semble régner sur les spectacles après la loi sur la liberté des théâtres du 13 janvier 1791.

26 Le dénouement heureux prévaut au Théâtre de la République pour les reprises de 1794, 1795 et 1796. Mais sur l’insistance de Talma, la conclusion tragique est reprise en novembre 1800 pour quatre représentations38. Voilà ce qu’écrivent alors Étienne et Martainville :

Le succès d’[Othello], où l’horreur est portée au plus haut degré, est un signe certain de l’influence que la Révolution a exercée sur nos théâtres, et sur le public qui les fréquente.
[…] La France, naguère distinguée par la politesse, l’urbanité de ses habitants, était changée en un vaste champ de carnage ; nos places publiques étaient inondées de sang, nos prisons encombrées de cadavres ; les pages sinistres de nos journaux remplies d’une nomenclature effrayante d’hommes moissonnés par le fer de l’ennemi, ou tombés sous le glaive du bourreau : tout, en un mot, avait jeté sur les esprits une teinte sombre et terrible, et on ne doit plus s’étonner si l’on voyait froidement au théâtre des horreurs dont la réalité même ne faisait plus frémir.39

27Pour ces commentateurs antirévolutionnaires et anti-shakespeariens, le fait que la fin funeste ne crée pas de remous, les spectateurs étant comme anesthésiés40, signale la dégénérescence des mœurs causée par la Révolution. Les troubles révolutionnaires ont selon eux sonné le glas de la « délicatesse » française. Alors que la scène finale d’Othello devrait provoquer l’indignation, elle n’appelle plus de réaction, l’accumulation d’horreurs ayant rendu les Français aussi impassibles que leurs flegmatiques voisins anglais. Qu’Othello ne fasse plus scandale est prétexte à critiquer un autre scandale, l’influence délétère de la Terreur, qui aurait corrompu les mœurs et les spectacles41.

28Le 6 mars 1809, la pièce, dotée de sa fin tragique, est jouée pour Napoléon et Joséphine. Elle suscite, de nouveau, l’indignation d’un observateur réactionnaire, l’abbé Geoffroy : « il faut se garder de donner à l’âme de pareilles commotions ; […] elles dessèchent le sentiment, elles calcinent le cœur. […] Renvoyons ce Maure en Afrique ; je ne crois pas que l’envie lui reprenne de venir nous faire peur à Paris42 ». Réactivant les préjugés racistes qui s’étaient manifestés lors des premières représentations, Geoffroy fait de l’Africain Othello un étranger porteur d’une violence moralement condamnable qu’il convient d’évacuer de la scène française.

29La fin d’Othello a probablement suscité un rejet qui a dépassé les cercles réactionnaires. En effet, Talma renonce complètement à la pièce dans sa version française, et celle-ci ne sera plus représentée au Théâtre-Français jusqu’en 1825. Ainsi, en 1822, au moment où les comédiens anglais viennent jouer à Paris, cela fait plus de 11 ans que l’adaptation de Ducis n’a pas été jouée sur les scènes françaises.

Le scandale de 1822 : Othello au prisme du patriotisme

30 La troupe anglaise qui présente Othello au Théâtre de la Porte-Saint-Martin à l’été 1822 n’hésite pas à montrer le héros éponyme asphyxiant son épouse avec un oreiller. Un tel étouffement n’avait jamais été montré sur une scène française. Malgré tout, selon ce que l’on en sait aujourd’hui, le scandale ne serait pas né de cette scène. Le public prend prétexte de la pièce pour lancer une véritable manifestation anti-britannique. L’affiche du spectacle mentionnant la reine d’Angleterre et le « très célébré Shakespeare » est considérée comme une double provocation, dans un contexte historique et politique tendu : le spectacle est donné après la défaite de Waterloo en juin 1815 et la mort de l’Empereur en mai 1821. Il a, en outre, lieu l’année où paraît une édition revue par Guizot de la traduction de Shakespeare par Le Tourneur, qui affirme préférer Shakespeare aux dramaturges français43. La pièce est jouée dans une salle comble et dans le plus grand désordre, de sorte que les acteurs doivent passer directement du IIIe acte au Ve. Au moment où Desdémone est étouffée par Othello, le public hurle : « à bas Shakespeare ! c’est un lieutenant de Wellington !44 ». La troupe se voit alors contrainte de jouer les représentations suivantes dans un petit théâtre situé rue Chantereine45. C’est dans ce lieu modeste que Stendhal et Talma pourront assister à Othello en langue anglaise. La censure partielle du spectacle et son déplacement dans un espace confidentiel semblent confirmer qu’il y a bien eu scandale, mais cette fois pour une raison extérieure à la pièce.

31Stendhal évoque l’affaire l’année suivante dans Racine et Shakespeare. Il s’adresse « sans crainte à cette jeunesse égarée qui a cru faire du patriotisme et de l’honneur national en sifflant Shakespeare, parce qu’il fut anglais », déplorant  que Othello soit devenu le prétexte à un esclandre politique. Il ne paraît pas choqué par l’étouffement de Desdémone. Mais l’anecdote qu’il invente à ce propos, et qui renvoie elle-même à un micro-scandale, est symptomatique du fait que la fin continue à susciter la réticence du public : pour souligner combien rare est l’illusion parfaite, Stendhal réactive le procédé du geste arrêté et raconte qu’un soldat, confondant réalité et fiction, aurait démis le bras d’Othello pour l’empêcher de tuer son amante. En outre, c’est à propos de cette pièce qu’il démontre, dans ce pamphlet contre les règles classiques et en faveur du romantisme, que l’unité de temps est une convention sans fondement : « Il est intéressant, il est beau de voir Othello, si amoureux au premier acte, tuer sa femme au cinquième. Si ce changement a lieu en trente-six heures, il est absurde, et je méprise Othello ». Faisant écho aux commentaires antérieurs, il reprend l’idée que la vraisemblance, ainsi que l’empathie envers Othello, exige une durée excédant celle accordée à la tragédie classique.

32En 1825, dans un contexte moins défavorable à l’Angleterre, l’intérêt pour le dénouement d’Othello se trouve ranimé : une troupe anglaise joue l’Othello de Shakespeare en anglais, alors que celle du Théâtre français représente l’adaptation de Ducis, dans sa version tragique. Dans cette dernière, Talma y est vêtu comme un général vénitien du XVIe siècle plutôt que comme un Nord-Africain46, probablement pour diminuer le troublant exotisme du héros. Les réactions exacerbées du public, en particulier féminin, sont soulignées par quelques journaux prompts à genrer les émotions et à placer les émois du côté des femmes47, sans toutefois que le topos des accouchements prématurés ne soit convoqué cette fois encore.

33La pièce anglaise n’est pas censurée, mais le meurtre, rendu plus insupportable par un étouffement et une agonie qui se prolongent durant une longue minute, suscite de vives critiques48. En dépit de cette scène scandaleuse – ou probablement grâce à elle – c’est bien la pièce anglaise qui aurait attiré le plus de monde49, son homologue française ayant dû paraître bien fade en comparaison. Les versions subséquentes d’Othello données à Paris au XIXe siècle, en anglais et en français (dont celle d’Alfred de Vigny en 1829), n’ont quant à elles pas suscité de polémique marquante50.

    

34Pour autant, 1825 ne marque pas la fin du scandale Othello au théâtre51. Par la série de commotions dont il est à l’origine et qui n’a pas son équivalent pour les autres adaptations de Shakespeare, Othello demeure un cas à part dans la réception de Shakespeare et du théâtre anglais. Répulsion et fascination morbide apparaissent inextricablement mêlées dans le processus de réception tel qu’il est décrit par les spectateurs, le scandale répondant dès le XVIIIe siècle à une stratégie promotionnelle particulièrement efficace. Et le fait que, par exemple, deux Othello avaient initialement été programmés au festival d’Avignon 2020 (Otelas, adapté par le Lituanien Oskaras Korsunovas et Othello astrologue d’Olivier Py et Enzo Verdet) rappelle que le débordement des pulsions et le rejet de l’étranger constituent plus que jamais des questions d’actualité, au théâtre et ailleurs.