Colloques en ligne

Bruna Filippi

La politisation du scandale : la destruction du théâtre de Tordinona (1697)

Le temple de Venus, rebelle à Dieu, est tombé :
Aux quelques restes des scènes infâmes
Désormais réduits en cendre, le Tibre fait injure,
On n’écoutera plus les douces Sirènes
Tendre des pièges à l’honnêteté d’autrui
Avec des vers impurs et des paroles obscènes…
Pasquino Zelante1

1C’est ainsi que commence un poème satirique qui a été affiché sur la statue de Pasquino, lors de la démolition du théâtre de Tordinona. A Rome, le torse mutilé et déformé de « Pasquino en Parione » (Pasquino du quartier Parione), était devenu, depuis le début du XVIe siècle, le réceptacle des lamentations des lettrés opprimés qui y déversaient leur ironie et leurs railleries sur les nouvelles du jour. Il était inévitable qu’il accueillît les invectives d’une plume anonyme acérée contre la décision de démolir un théâtre2.

2La Congrégation des réformes du 20 août 1697, réunie en présence du pape Innocent XII, avait en effet décidé, avec son consentement, de détruire le seul théâtre public de Rome, le Tordinona. Le ministre du duché de Modène, De Gubernatis, relate l’affaire ainsi :

 « le même jour, on a commencé à abattre les loges : le lendemain, à la requête des parties intéressées, on a interrompu la démolition, mais hier et aujourd’hui on a continué à lagaillarde, c’est pourquoi il [le théâtre] va terminer ses jours avec une double fièvre tierce ».3

3Cette résolution drastique n’est que la conclusion d’une longue lutte, qui a duré plus de vingt ans, entre les autorités ecclésiastiques et les gérants de ce théâtre. Une lutte ponctuée de fermetures, d’interdictions et de sanctions, afin de bannir de Rome « cette école publique d’intempérance », comme dit le père Giovanni Paolo Oliva, qui précise ainsi ses effets nocifs :

«... où l’on aurait enseigné aux Vierges à conclure des mariages interdits, aux épouses à trahir la chambre nuptiale, aux hommes mariés à massacrer leur femme, aux Cavaliers à engager des duels rigoureusement interdits ; où l’on se serait moqué de l’habit religieux ; où on aurait bafoué ceux qui conservent des mœurs honnêtes ; où on aurait ri de la Piété comme d’une tromperie pour ignorants; où enfin l’on aurait déclaré avec des mots sales, avec des maximes impies, en faisant triompher les méchants, qu’il n’y a pas d’homme qui ne soit un diable, que celui qui ne vacille pas dans sa Foi et ne se lie pas aux Athées ne saurait réussir dans ses entreprises. Catacombes et Scènes ! »4

4On trouve dans cette liste toutes les infamies que l’on peut attribuer à ce lieu de perdition et que les jésuites ont l’habitude d’énumérer. Et, pourtant ces réprimandes ne s’inscrivent pas dans le même cadre que les conflits du début du siècle avec les comédiens de l’Arte, ou que les tentatives de compromis du milieu du siècle, avec le principe « evitandum majus malum» sur lequel Giandomenico Ottonelli fondait sa définition de la tolérance5. Cette nouvelle campagne contre le théâtre reprend les arguments traditionnels, mais elle répond à des motivations différentes : ce qui est en jeu, c’est la légitimité d’un espace de divertissement public dans une ville comme Rome, à cause de la probité et de la dévotion de ses habitants, que le souverain pontife ne se lasse pas de proclamer. C’est donc dans la relation entre l’espace public du théâtre et la spécificité politique de la ville du pape qu’il faut inscrire ce geste radical de destruction. Nous voudrions explorer ici cette piste en analysant d’abord la portée culturelle et politique de l’ouverture de ce théâtre, pour ensuite dégager les spécificités de la ville de Rome. Les nombreuses dispositions, interdictions et interventions de l’autorité papale contre ce lieu de scandale nous permettront de mieux saisir la relation controversée de l’Église avec le théâtre et la dynamique qui aboutira à la démolition et donc à l’effacement de la mémoire urbaine de ce lieu considéré comme une véritable « pierre de scandale ».

« A la mode de Venise »

5Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, ce ne sont plus les grands œuvres de cour mais plutôt les drames en musique qui s’imposent comme modèle théâtral en Italie : ces melodrammi6« à la mode de Venise », joués dans des théâtres publics, qui se sont diffusés rapidement dans les plus grandes villes italiennes après l’ouverture, en 1637, à Venise, du premier théâtre musical public, le San Cassiano. La construction d’un théâtre public, où les représentations sont organisées par des « entrepreneurs », qui veulent retirer un profit économique de leur activité, est une véritable épreuve de force : pour maximiser leur gain, ils cherchent à contourner les restrictions imposées par l’Église qui interdit les représentations pendant l’année et ne les autorise que pendant le carnaval. Pour Rome, l’ouverture d’un théâtre public est un défi, qui joue un rôle important dans la bataille culturelle que la papauté mène contre l’inéluctable processus de sécularisation du monde moderne.

6Depuis le début du XVIIe siècle, la Contre-réforme a perdu de sa rigueur première, qui a laissé place à une conception religieuse moins rigide et à une dynamique politique à visée de plus en plus internationale. Dans la deuxième moitié du siècle, après les pompes baroque des Barberini, la ville du pape doit se confronter à de nombreux changements dans la vie culturelle : l’importance croissante des familles nobles et de leur mondanité ébranle les efforts du pape pour sacraliser la ville7. L’aristocratie capitoline trouve une occasion d’imposer sa manière de vivre avec l’ouverture d’un « théâtre public », car cette innovation démantèle l’ensemble du système théâtral, en introduisant non seulement les représentations payantes, mais aussi la présence des femmes sur scène et la création de nouvelles formes de sociabilité pour les spectateurs.

7Le transfert de l’ancienne prison dans un nouveau siège, via Giulia,donne l’occasion à l’archiconfrérie de saint Jérôme de la Charité, qui gérait l’ensemble des édifices de la prison de Tordinona, d’envoyer en 1666 une supplique  au pape Alexandre VII pour demander le droit « dans la partie la plus grande de ladite prison, de faire et, une fois fait, de louer, un théâtre où l’on puisse donner des représentations publiques8 ». Naturellement, le pape refuse, mais la demande est acceptée par son successeur, Clément IX, en 1667. Le nouveau pape est Giulio Rospigliosi, passionné de théâtre, lui-même dramaturge, qui avait longtemps animé, avec ses melodrammi, le théâtre Barberini, à l’époque d’Urbain VIII9.

8Le 9 novembre 1669 le nouveau théâtre destiné à « jouer des Comédies », est loué au comte Jacques d’Alibert, secrétaire et conseiller de la reine Christine de Suède, qui avait obtenu, l’année précédente, la licence du pape pour construire un théâtre « pour des comédies publiques qui peuvent être jouées toute l’année indifféremment ».10 La restauration du lieu est confiée, en 1669, à l’architecte Carlo Fontana qui construit une salle dont le plateau est tourné vers le Tibre et où le public est accueilli dans six étages de loges. Le même architecte, en 1671 et 1690,  intervient pour agrandir le plateau en bâtissant, du coté du Tibre, un grand arc qui permet d’ouvrir le fond de la scène et de faire voir aux spectateurs le fleuve et les batailles navales qu’on y représente souvent11. Pendant le carnaval de 1671, le Tordinona est inauguré avec deux représentations (Scipione l’Africano, dédié à Christine de Suède ; Novello Giasone, dédié à Maria Mancini Colonna), qui provoquent un grand concours de cardinaux et de princes entourés de leur cour. Naturellement, la première promotrice et animatrice du projet, la reine Christine, y assiste avec toute sa cour12.

Rome, entre ville mondaine et ville sainte

9À l’aube de la modernité, Rome est une ville atypique, très différente de n’importe quelle autre ville d’Italie et d’Europe. C’est une ville avec trois âmes. C’est d’abord le centre de l’Église catholique dont le chef exerce son autorité politique et spirituelle sur tous les chrétiens. C’est ensuite la capitale de l’État pontifical, dont le souverain règle la vie de ses sujets. C’est enfin une municipalité où la scène politique, sociale et économique, a été longtemps dominée par les familles nobles, les Colonna, Borghese, Barberini, Cibo, Caetani, etc13.

10C’est aussi une ville de contrastes : un centre urbain sans faubourgs ni périphérie, entourée par l’Agro où les terrains sont laissés en pâturage, avec très peu d’habitants. La campagne pénètre jusqu’à l’intérieur des remparts, arrivant aux abords d’une agglomération riche en palais, églises et couvents, avec des places somptueuses et des fontaine magnifiques, dans un tissu urbain composé des maisons basses et malsaines où le people vit dans la plus grande misère et la soumission. La topographie est modelée par les grandes familles nobles, qui acquièrent du pouvoir quand un oncle devient cardinal et qui triomphent quand celui-ci est élu comme souverain pontife et nomme à son tour un « cardinal neveu ». Le « népotisme » est un système de gouvernement qui concentre le pouvoir dans la famille du pape : il a pour finalité principale l’enrichissement et l’ascension sociale de la famille. Son âge d’or se situe entre 1621 et 1692, année où Innocent XII en décrète l’abolition14. C’est le népotisme qui, en multipliant les palais princiers et les palais de cardinaux, a contribué à la gloire des familles papales, qui s’entouraient d’architectes et d’artistes afin d’exhiber leur puissance. Il a aussi créé une ambiance de conflits et de rivalités entre les cardinaux, avec, pour effet bénéfique, le développement du patronage artistique, qui devient un moyen d’affirmer sa suprématie15.

11L’État de l’Église est une monarchie élective. Giovanni Francesco Comandone, secrétaire secret du pape Jules III, dans son Discorso sopra la corte di Roma, en 1554, définit ce système politique comme un « mélange de toute forme d’état », à savoir la monarchie (le pape–roi), la république aristocratique (le Collège Sacré des cardinaux qui est une sorte de Sénat), et la république populaire (l’élection des magistrats qui peuvent être choisis dans toutes les conditions)16. Ce mélange de formes politiques dans la constitution de l’État, avec le mélange de groupes sociaux et de nations dans les organismes de la cour, faisait de Rome, aux yeux de Comandone, non une ville, mais plutôt « une cohabitation d’étrangers semblable à un marché » tempérée toutefois par « une conjonction des parentés17 ». La structure élective (le Collège des cardinaux ou Sacré Collège) perd son caractère de Sénat, vers la fin du XVIe siècle, et devient essentiellement un corps électoral pour la désignation du pape, ce qui confère un rôle de plus en plus important aux conclaves et, par conséquent, aux politiques d’alliance entre les familles non seulement romaines mais de toute l’Italie.

12Comme une riche historiographie le signale, il n’existe pas, à Rome, de lieu physique qu’on puisse définir comme une « cour », et le pape n’a pas une résidence unique, ni même une demeure privilégiée. Au XVIIe siècle, il réside tantôt au Vatican, tantôt au Quirinal, et il occupe aussi de somptueuses villas aux abords de la ville, où la cour se transfère pour de longues périodes. L’espace de la cour est ainsi polycentrique, dispersé entre les cours des cardinaux, des princes et des ambassadeurs, qui sont autant de cercles dans lesquels se disperse ou se concentre le pouvoir politique18. La coexistence de la cour du pape avec ces cours « mineures », qui peuvent influer grandement sur la physionomie de la ville et la répartition du pouvoir, favorise des formes d’autonomie et de résistance à l’intransigeance papale. Et ces cours de princes et de cardinaux sont des lieux où s’épanouit la vie théâtrale.

13Le P. Oliva rappelle quelles sont les marges de liberté autorisées par l’Église, à Rome :

« On dressait uniquement dans les Maisons des Grands, quelques Scènes pour y jouer des sujets pleins de décence, avec des mélodies angéliques jouées par des musiciens de bonnes mœurs. On montrait dans les Palais des Princes quelques Machines ingénieuses et quelques Apparitions innocentes. »19

14A part le théâtre Barberini, construit, en 1633, il n’y avait officiellement dans la ville du pape que des théâtres éphémères que l’on dressait chaque année, à l’occasion du carnaval, dans les maisons des grands. La vie théâtrale était tout à fait prospère et elle était animée par de nombreuses Comedie secretissime. Une enquête récente sur la présence des compagnies de la Commedia dell’Arte a démontrée la grande diffusion, depuis le milieu du XVIe siècle, des pièces et des lieux de représentation, au point qu’on a pu parler, pour Rome, de « ville-théâtre ». Bien que cette enquête parle de la « capitale invisible du théâtre », un théâtre payant a été ouvert, depuis 1549, par Giovanni Andrea dell’Anguillara et, depuis 1604, par Giuseppe Cesare, via del Corso, où se rassemblait le cénacle du Chevalier d’Arpin20.

15Dans la deuxième moitié du siècle, après l’ouverture du Tordinona, on a commencé à  construire des théâtres stables et payants dans les palais des nobles et aussi dans les collèges : entre 1670 et 1690, se succèdent le théâtre Borghese, le théâtre Colonna, le théâtre Bernini21 –, le théâtre Capranica, le théâtre Ponfili. etc., et, dans les collèges, celui du Séminaire romain (1674) et celui du collège Clementino. L’édification de lieux fixes a favorisé le développement de formes de mondanité où les privilèges et les clientèles s’affichaient. A chaque représentation, le public était configuré par les rapports de force entres familles nobles, cardinaux et ambassadeurs.

16Comme l’on sait, dans la ville du pape, les représentations théâtrales étaient permises seulement pendant le carnaval et totalement interdites pendant les jubilées et la vacance du siège, à la mort du pape, ainsi que pendant tous les rites et cérémonies de la cour pontificale : la chinea, le possesso, les canonisations, les nombreuses processions – celles du Rosaire, de Via Crucis –, les entrées solennelles de princes ou de personnalités étrangères, etc. Elles étaient soumises chaque fois à la permission du gouverneur, sauf pour les ambassades, qui étaient exonérées.

17A Rome, la papauté n’a cessé, depuis le concile de Trente, de multiplier les formes d’une sacralisation de la ville qui se fonde sur la superposition de la Rome chrétienne et de la Rome païenne22. A coté du Carnaval profane, a donc été inventé un « carnaval sanctifié », avec le pèlerinage pénitentiel aux sept églises, l’exposition du Saint Sacrement des 40 heures, en même temps qu’un défilé de chars, le mascherate, sur le Corso, et qu’une course d’animaux. Avec un calendrier si chargé, il est clair que les représentations se raréfient. Il suffit de rappeler que dans la courte existence du Tordinona (26 ans), se sont succédés pas moins de six papes au Saint-Siège : Alexandre VII, Clément IX, Clément X, Innocent XI, Alexandre VIII et Innocent XII. D’où une alternance d’ouvertures et de fermetures du théâtre, d’attitudes de permission et de rigueur. A la mort de chaque pape, le scénario politique change, avec la décadence de l’ancienne famille papale au profit d’une nouvelle, ainsi que la reconfiguration des rivalités et la création des nouvelles alliances23. Entre 1671 et 1697, se succèdent au pouvoir les familles Chigi, Rospigliosi, Altieri, Odescalchi, Ottoboni et Pignatelli. Chaque famille au pouvoir profitait du théâtre et, normalement, le cardinal neveu devenait le promoteur et l’animateur des représentations au Tordinona. C’est le cas du duc de Zagarolo Rospigliosi, de Paluzzo Altieri degli Albertoni et d’Antonio Ottoboni.

18Bien différente est la relation que ce théâtre entretient avec deux papes, Innocent XI et Innocent XII, qui mènent contre lui une lutte acharnée. Le scandale de la présence des femmes sur la scène du Tordinona, en 1673 et 1674, avait exaspéré le nouveau pape, élu le 21 septembre 1676. Il a tout de suite interdit aux femmes de jouer et de chanter, même dans les théâtres privés. Il a interdit la vente de billets pour tous les spectacles publics et il a voulu empêcher également les spectacles privés, en décrétant que les musiciens et les chanteurs qui y avaient joué n’auraient plus le droit de chanter dans les églises. C’est à la suite de ces interdictions que la reine Christine de Suède va accueillir dans son palais Riario 76 cantatrices de melodrammi et que les autres nobles de Rome ont fait venir en ville des chanteurs étrangers qui pouvaient se passer de chanter dans les églises. Pour la vente des billets de théâtre, les nobles avaient recours à des expédients pour faire passer pour privés et gratuits des spectacles qui étaient en réalité publics et payants. Depuis l’ouverture du Tordinona, les théâtres privés des familles nobles ont commencé à vendre des loges et plus le pape lançait ses interdictions, plus les prix augmentaient.

19En 1677, le pape tonne contre le scandale des loges, considérées comme des lieux de promiscuité et de dépravation. Il fait appel au gouverneur et le contraint d’envoyer un notaire au théâtre afin d’obliger les gérants à enlever les cloisons entre les loges pour permettre le passage, et à mettre à découvert les loges des dames. Car il était courant, au Tordinona, d’avoir, à coté de chaque loge, une salle où dames et cavaliers se rencontraient, où l’on servait aux entractes des acque conce (chocolat, boissons froides et chaudes, fruits candis et autres sucreries), où l’on conversait et jouait aux cartes. Ce pape était connu pour son rigorisme, son hostilité au luxe des cardinaux, aux dépenses de la famille papale et aux privilèges. Ce que ses dispositions visent, ce sont toutes les formes de sociabilité qu’un tel espace pouvait promouvoir. C’est ainsi qu’il interdit progressivement tous les spectacles, ne consentant, en 1680, qu’aux spectacles de marionnettes où, comme lui-même le précise, il n’y a pas d’homme « en chair et os » qui puisse pêcher24.

20L’élection au Saint Siège de Pietro Vito Ottoboni (Alexandre VIII), en 1689, malgré son âge avancé et la courte durée de son pontificat, apporte une bouffée d’air frais pour le théâtre public. En 1690, au Tordinona, on met en scène, pour la première fois, une pièce musicale étrangère, l’Armida de Quinault, sur une musique de Lulli, représentée à Paris, à l’Académie Royale de musique, en 1686. Toutefois, l’événement le plus éclatant est la fête que, le dernier jour du carnaval, le prince Antonio Ottoboni, neveu du pape, organise dans le parterre du théâtre, à la mode de Venise, son pays. Après la fin de la  pièce, le parterre est fermé au public et on arrange la salle pour un bal. Le public descend des loges ; au même moment, descendent du plafond des chandeliers de cristal couverts de bougies allumées et on allume encore des flambeaux disposés entre chaque loge. L’illumination achevée, la toile de scène se lève, des masques arrivent jusqu’au bord du plateau, une symphonie s’élève et le bal commence par une marche lente d’hommes et de femmes, ouverte par le prince de Tourenne avec la princesse Ottoboni, suivis de tous les seigneurs et dames, admirés depuis les loges par les cardinaux et d’autres prélats qui ne voulaient pas danser25. Malgré le scandale de cette nouveauté, le successeur d’Alexandre VIII au Saint Siège, Innocent XII, n’a prohibé aucun spectacle et, en 1691, il a même donné des fonds pour les travaux de restructuration du Tordinona.

21En 1697, après le melodramma du carnaval, il suit les admonestations de son secrétaire, Angelo Fabroni, et de quelques prélats français : il décide la démolition du Tordinona et la fermeture de tous les théâtres de la ville. A propos des scandales du Tordinona, l’évêque de Nocera, Mgr Battaglini écrit dans ses Annali une relation sur cette démolition qui termine ainsi :

« Si le pape voulait tolérer discrètement la représentation de quelque opéra, il pouvait le faire sans blâme, comme en son sein, l’Eglise tolère les péchés des fornicateurs, mais avec la pratique régulière du concubinage, à laquelle est comparable le théâtre stable et durable de Tordinona qui scandalise les chrétiens, il ne pouvait pas montrer la même tolérance. »26

L’Église et le théâtre

22Au XVIIe siècle, l’Église considère le théâtre de trois façons. Elle pose un regard bienveillant sur le théâtre pro fide représenté dans les collèges gérés par les religieux, ou bien dans les congrégations religieuses (qui, souvent, jouent aussi dans les églises). Elle jette un regard hostile au théâtre contra fidem des comédiens de l’Arte, auxquels elle a manifesté une opposition acharnée depuis leur apparition au milieu du XVIe siècle. Elle a pour le théâtre extra fidem (le théâtre commercial) un regard moralisant qui flétrit moins la communication théâtrale proprement dite mais plutôt le comportement du public.  

23En cette fin de siècle, l’Église propose, sur la question du théâtre, un discours bien différent de celui qu’elle tenait au début, lorsqu’elle condamnait les comédiens infâmes et leurs paroles obscènes. Le monde catholique qui luttait contre le théâtre contra fidem, en lui opposant le théâtre pro fide, semble ici changer clairement de stratégie.

24Le point de départ des polémiques sur le théâtre contra fidem était toujours l’individu. La condamnation du théâtre se focalisait sur la relation entre la scène et le spectateur, en tant que manière singulière de communiquer. Les analyses des religieux du XVIe siècle (S. Carlo Borromeo) étaient centrées sur « ce que l’on dit ». A partir du début du XVIIe siècle, les discourspassent à des arguments apparemment plus tolérants, où il s’agit à la fois de la « manière de faire » et du « sens des moyens » mis en jeu au cours de la représentation. Dès lors, le danger du théâtre est lié à la totalité des sens impliqués dans la réception de la représentation. Comme le précise le jésuite Bernardino Rossignoli, dans les spectacles « s’ouvrent toutes les portes des sens27 ».

25C’est dans ce cadre polémique que Ottonelli élabore le principe « ad evitandum majus malum »qui lui permet de définir la « Permission comparative, ou Tolérance » envers le théâtre des comédiens, en l’accompagnant de toute une série d’exemples de « restriction mentale » pour permettre aux chrétiens de garder la pureté de l’âme, malgré l’emprise émotionnelle de la représentation sur le spectateur. Naturellement, Ottonelli opposait au jeu impudique des comédiens « le jeu théâtral digne de l’homme chrétien [qui] doit causer étincelles et ardeurs de pitié dans l’âme du spectateur »28, lequel mérite une « Scène en or » et un « Plateau d’ivoire »29.

26Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, les polémiques ne visent plus les contenus de la représentation théâtrale, ni les formes impudiques de la communication. Elles ne s’occupent plus tant de pureté de l’âme, ni des moyens d’atteindre le salut. Elles se situent plutôt extra fidem, et la religion ne devient qu’un prétexte, parce que le conflit concerne principalement les comportements sociaux des spectateurs à l’intérieur d’un espace nouveau, dont les règles de gestion sont commerciales et les logiques laïcisées (elles sont artistiques et non plus religieuses).  

27Dans cette perspective, les enjeux deviennent directement politiques et la dynamique du conflit reflète les rapports de forces entre les différentes composantes sociales en présence. À Rome, à l’époque du Tordinona, on trouve des moyens de contourner les interdits du pape en faisant jouer le pouvoir de la famille ou les privilèges de la position politique, par exemple ceux des ambassadeurs qui, en tant qu’étrangers, ne dépendent pas des décisions du pape. L’histoire de ce théâtre permet donc de saisir les stratégies – de compromis ou de contournement – mises en œuvre par les défenseurs du théâtre, tout autant qu’elle permet de mettre à jours des contradictions au sein même de la papauté.

    

28Pour conclure, on pourrait considérer la démolition du Tordinona comme l’un des derniers recours d’une Eglise qui a du mal à affronter les transformations en cours dans la société, car la rupture entre religion et morale, qui s’est accusée au long du XVIIe siècle, a induit des mutations décisives dans les croyances. Avant cette rupture, le principe essentiel de l’union entre morale et religion n’était pas mis en cause, parce qu’il restait admis que les deux avaient la même source, puisque la référence à Dieu organisait à la fois une révélation historique et un ordre du monde et que la religion gouvernait les conduites.

29L’effondrement de l’unité de l’Église et la fragmentation des croyances ont déstabilisé les conduites et dessiné un monde partagé en camps adverses : entre les deux camps opposés – Rome et la Réforme – une nouvelle axiomatique de la pensée et de l’action s’installe, qui définit une troisième position : une éthique autonome qui a pour cadre de référence l’ordre social. L’éthique formule un ordre des pratiques sociales et relativise les croyances religieuses. Jouant le rôle alloué jadis à la théologie, la science des mœurs détrône l’idéologie religieuse en prétendant désormais détenir la vérité sur les conduites humaines et en affirmant le primat épistémologique de l’éthique dans la réflexion sur la société. La vie sociale et l’investigation scientifique se libèrent ainsi des inféodations religieuses.