Colloques en ligne

Yan Brailowsky

Mulier monstrosa, ou la femme scandale

« mulier formosa, is now become, mulier monstrosa supernè, half man half woman »
« mulier formosa est devenu mulier monstrosa supernè, moitié-homme moitié-femme »
John Williams, Sermon on Apparell1(1620)

D’une esthétique insulaire à une esthétique continentale

1Pour les théâtrophobes anglais du XVIe et de la première moitié du XVIIe siècle, le théâtre, la femme et les représentations de celle-ci sur scène constituent autant de scandales monstrueux. Le théâtre, d’abord, est considéré comme un divertissement qu’il faut surveiller et réprimer. Soumis à la censure des autorités royales, le théâtre est régulièrement menacé de fermeture par les autorités civiles de Londres, dominées par les Puritains soucieux de se débarrasser de ces fossés où règne la dégénérescence. Celle-ci est entretenue par les idolâtres et les criminels qui s’y agglutinent jour après jour pour y enfreindre chacun des Dix Commandements2. Le théâtre est l’antichambre de l’Enfer : on y vole, on y mélange les gens, on y confond les genres, on y fait commerce de la chair. En un mot : dans ce théâtre, la confusion règne, et l’on célèbre des aventures rocambolesques loin de la société ordonnée et dévote, « a godly society », que les Puritains appellent de leurs vœux.

2Dans ce théâtre païen et corrompu, un élément particulier ajoute au scandale : la femme, souvent accusée de tous les maux depuis la Chute. Les misogynes s’étaient déjà déchaînés contre les femmes au milieu du XVIe siècle dans de nombreux pamphlets nourris par les scandales (réels ou présumés) de la cour anglaise ou écossaise, notamment avec les frasques de Marie Stuart et les exactions de Marie Tudor3. Ces pamphlets donnèrent même lieu à des représentations dramatiques montrant de manière peu flatteuse le rôle joué par les reines d’Angleterre ou d’Écosse4. Après l’avènement de Jacques Ier en 1603, monarque qui se présente comme le parens patriae et dont le couronnement met fin à plus d’un demi-siècle de règnes féminins, la société anglaise affirme avec une véhémence renouvelée le modèle patriarcal. La femme est alors de plus en plus fréquemment reléguée au foyer, marginalisée, rappelée au rôle subalterne qui avait été institué par Dieu (Genèse 3:16).

3Pour ajouter de la confusion au scandale, les rôles de femmes étaient joués par des hommes travestis, dans le théâtre anglais, subvertissant la division des sexes. Pire encore, les dramaturges n’hésitaient pas à jouer de l’ambiguïté provoquée par ce travestissement, à l’instar de Shakespeare, qui met la pratique en exergue dans la pièce-dans-la-pièce du Songe d’une nuit d’été, où Flûte s’exclame : « Non, vraiment, ne me faites pas jouer une femme ; j’ai la barbe qui me vient » (I, 2)5, et qui exploite le même procédé dans de nombreuses autres comédies, notamment La Nuit des rois, où des jumeaux, un frère et une sœur, sont confondus en vertu du travestissement de la sœur, Viola.

4En 1642, en pleine guerre civile, les Puritains réussirent enfin à mettre un terme à ces trois scandales en décrétant la fermeture des théâtres. Lors de la Restauration de la monarchie et la réouverture des théâtres en 1660, la tradition androcentrique du théâtre anglais avait évolué, l’esthétique dramatique avait changé. En 1662, Charles II mit un terme à la tradition homosexuée du théâtre élisabéthain en octroyant un privilège royal à deux théâtres à la condition qu’ils aient recours à des comédiennes pour jouer les rôles féminins. Le roi prétendait ainsi supprimer les scènes à scandale, ces passages « profanes, obscènes ou calomnieux […] joués par des hommes habillés en femmes6 ». Ce faisant, le théâtre anglais reprenait les pratiques continentales.

5On observe ainsi une importante évolution dans le théâtre anglais au cours du siècle qui sépare 1560 de 1660. S’il existait des pratiques amateurs où les femmes pouvaient monter sur scène, notamment dans le cadre de représentations privées en province et lors des fêtes calendaires, ces activités théâtrales se distinguaient des pratiques professionnelles des théâtres publics londoniens7. Au XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, ce théâtre obéit à une esthétique essentiellement insulaire, non-aristotélicienne. C’est la période où dominait la « mongrel tragicomedy », la « tragicomédie bâtarde » dont parle Sir Philip Sidney8 qui ne respecte aucunement la règle des trois unités, où tous les rôles sont joués par des hommes ou des garçons. Contrairement aux revendications de Charles II en 1662, pour les contemporains de Shakespeare, cette tradition était un motif d’orgueil national. D’après Thomas Nashe, le travestissement se justifiait précisément pour des raisons morales. Dans Pierce Penilesse his Supplication of the Divell (1592), Nashe oppose la noblesse du théâtre anglais, où seul apparaissaient des hommes sur scène, aux pitreries lubriques des Italiens qui ont recours à des prostituées et des courtisanes pour jouer les rôles féminins :

Our Players are not as the players beyond the sea, a sort of squirting bawdy Comedians, that have Whores and common Courtezans to play women’s parts, and forbear no immodest speech, or unchaste action that may procure laughter, but our Scene is more stately furnished than ever it was in the time of Roscius, our representations honourable and full of gallant resolution, not consisting like theirs of a Pantaloon, a Whore, and a Zanni, but of Emperors, Kings and Princes, whose true tragedies […] they do vaunt.9
Nos Acteurs ne sont pas comme ceux du Continent, des espèces de Comédiens lubriques et postillonnants qui emploient des Prostituées et des Courtisanes ordinaires pour jouer les rôles féminins, et qui ne font preuve d’aucune retenue dans l’action ou la parole pour peu qu’elles provoquent le rire ; notre Scène est décorée avec plus de majesté qu’au temps de Roscius, nos représentations sont honorables et marquées par une noble fermeté ; contrairement à leur Pantalone, leur Prostituée, ou leur Zanni, nous avons des Empereurs, des Rois et des Princes […] dont on présente les véritables tragédies.

6En remplaçant la tradition anglaise par un système hétérosexué inspiré du Continent, la Restauration marquera donc deux ruptures. Une rupture politique, d’une part, mettant fin à la Guerre civile et au Commonwealth ; une rupture esthétique, de l’autre, avec l’adoption d’un fonctionnement théâtral venu d’ailleurs. On le verra, dans cette (r)évolution esthétique, la femme cristallise les peurs et les angoisses de la population, car c’est par elle que vient le scandale.

Le scandale : piège, esclandre et calomnie. Le théâtre, révélateur de scandale

7Le scandale est une conjonction de plusieurs éléments : un piège, un esclandre et une calomnie10. L’origine du terme se retrouve dans le récit biblique de la Chute, premier scandale de l’Histoire de l’humanité. Dans le jardin d’Eden, après que le serpent a tendu un piège à Ève, Dieu découvre le forfait des hommes et fait un esclandre ; par métonymie, depuis la Chute, la calomnie porte le visage d’une femme dans la plupart des emblèmes de la Renaissance. À cette définition du scandale s’ajoute la honte du corps, de la nudité, du corps devenu sexué, qui distingue justement le théâtre d’autres formes de représentation, comme la poésie, la peinture ou même la sculpture qui ne sont pas des formes artistiques incarnées. Autrement dit, ce qui distingue la scène des autres arts est la présence de corps réels, tangibles, avec tout ce que cela implique. Dans ce qui suit, on adoptera ainsi une approche phénoménologique du scandale, insistant sur la question de la réception, par le public, de ce qui fait scandale, ou de ce qu’il perçoit comme scandaleux.

8Dans ce cadre théorique, le théâtre peut être la chambre d’écho des questionnements d’une société, ou un miroir déformant qui montre ce qui fâche ou fait honte. Si les arguments des théâtrophobes accusent le théâtre d’idolâtrie et d’atteinte aux bonnes mœurs11, pour les défenseurs de l’art dramatique, comme Thomas Heywood, le théâtre peut au contraire révéler le scandale et édifier les foules. Ainsi, Heywood évoque, dans son Apology for Actors (1612), le cas de l’esclandre provoqué par des femmes meurtrières qui, témoins d’une représentation fictive de leur forfait sur une scène de théâtre, furent poussées à avouer bruyamment leur crime au cours même de la représentation :

It follows that we prove these exercises to have been the discoverers of many notorious murders, long concealed from the eyes of the world. To omit all far-fetched instances, we will prove it by a domestic, and home-born truth, which within these few years happened. At Lin in Norfolk, the then Earle of Sussex players acting the old History of Friar Francis, & presenting a woman, who insatiately doting on a young gentleman, had (the more securely to enjoy his affection) mischievously and secretly murdered her husband, whose ghost haunted her, and at diverse times in her most solitary and private contemplations, in most horrid and fearful shapes, appeared, and stood before her. As this was acted, a townswoman (till then of good estimation and report) finding her conscience (at this presentment) extremely troubled, suddenly screeched and cried out ‘Oh my husband, my husband! I see the ghost of my husband fiercely threatening and menacing me.’ At which shrill and unexpected outcry, the people about her, moved to a strange amazement, inquired the reason of her clamour, when presently unurged, she told them, that seven years ago, she, to be possessed of such a Gentleman (meaning him) had poisoned her husband, whose fearful image personated itself in the shape of that ghost: whereupon the murderess was apprehended, before the Justices further examined, & by her voluntary confession after condemned.12
Il s’ensuit que nous prouverons que ces exercices ont révélé de nombreux meurtres notoires, longtemps cachés aux yeux du monde. Pour ne pas citer les cas les plus farfelus, nous le prouverons par des cas familiers en Angleterre survenus au cours de ces dernières années. À Lin, dans le Norfolk, la compagnie du comte de Sussex jouait l’histoire de Friar Francis où l’on voyait une femme qui, insatiable et avide de posséder un jeune homme, avait (pour s’assurer de son affection) secrètement et malicieusement tué son mari, dont le fantôme la hantait, apparaissant devant elle à plusieurs moments dans ses plus solitaires et intimes méditations, adoptant des formes terribles et effroyables. Tandis qu’on jouait cette scène, une femme de la ville (jusqu’alors de bonne réputation) trouvant sa conscience (à la vue de cette scène) extrêmement troublée, s’écria soudain : « Oh, mon époux, mon époux ! Je vois le fantôme de mon mari me menacer avec acharnement et me défier. » À ces cris stridents et inattendus, les gens qui l’entouraient, étonnés, demandèrent la raison de sa clameur. Sans se faire prier, elle leur avoua aussitôt que, sept ans auparavant, pour posséder un jeune homme comme lui (désignant l’acteur), elle avait empoisonné son mari, dont l’effroyable visage avait été incarné par ce spectre. La meurtrière fut alors aussitôt arrêtée et, après un examen approfondi par les Juges et, grâce à ses aveux volontaires, elle fut reconnue coupable et condamnée.

9L’anecdote met en relief la capacité du théâtre à redonner vie à des fantômes, montrant aux spectateurs les parallèles entre la fiction dramatique et le monde réel, l’histoire et le présent, justifiant par contrecoup l’existence de l’art dramatique en exploitant le topos du theatrum mundi. Le théâtre n’était pas la cause du vice, au contraire : il pouvait représenter des crimes oubliés afin de mieux les dénoncer, voire remplacer le sermon religieux et le temple13. Preuve de son utilité : même les autorités de la ville pouvaient en profiter, puisque l’examen des juges aboutit à la condamnation d’une meurtrière. Quelques pages plus loin, Heywood évoque une autre histoire pratiquement identique qui aurait eu lieu à Amsterdam, pendant une représentation d’une troupe anglaise, au cours de laquelle une femme s’exclama également « Mon mari ! mon mari ! » après avoir vu son crime rejoué sur scène, avouant alors un meurtre commis douze ans plus tôt. On reconnaît là le procédé utilisé par Hamlet pour piéger Claudius dans la pièce de Shakespeare, jouée à Londres précisément douze ans avant la publication du traité de Heywood14.

La « femme » sur scène, agent provocateur : le travestissement

10Dans ce système de représentation où le théâtre est révélateur de scandale, la femme pouvait jouer le rôle d’agent provocateur. À travers le jeu et l’intrigue, d’abord, puisque les rôles féminins pouvaient être des rôles de victimes ou de séductrices, mais aussi par le travestissement, qui permettait de dédoubler les jeux de rôle, créant des pièges, favorisant les rumeurs, préparant l’esclandre.

11Dans ce système dramatique où la différence des sexes est pure façade, la différence entre la mulier formosa et la mulier monstrosa devient ténue, comme le suggère John Williams dans son Sermon on Apparell (1619), cité en épigraphe. Pour l’aumônier du roi Jacques Ier, le travestissement est un sacrilège qui dénature l’humanité tout entière :

he [God] had made natural faces, but the devil hath changed them. In a word, he had divided male and female, but the devil hath joined them, that mulier formosa, is now become, mulier monstrosa supernè, half man half woman, all (outwardly) of her new-maker, and these are the Creatures we go out to see.15
Dieu a fait des visages naturels, mais le diable les a transformés. En un mot, il a divisé l’homme et la femme, mais le diable les a confondus, ce qui fait que la belle femme est devenue une femme à la moitié supérieure monstrueuse, mi-homme, mi-femme, de toute évidence une création du diable, et ce sont de telles créatures que nous allons voir au théâtre.

12Cet argument n’était pas nouveau ; on le retrouve dès les années 1580, en plein essor du théâtre élisabéthain. Philip Stubbes s’en plaint dans son Anatomie of Abuses (1584), tout comme William Averell, dans A Marvellous Combat (1588), qui compare ces androgynes à des « monstres16 ».

13Pour ces Puritains, les arguments contre le travestissement tirent leur légitimité première du Deutéronome 22:5 : « Une femme ne portera point un habillement d’homme, et un homme ne mettra point des vêtements de femme; car quiconque fait ces choses est en abomination à l’Éternel, ton Dieu17 ». Comme avec les lois somptuaires, la défense de la division visible des sexes répondait aussi au besoin de défendre une identité et un système social divisé en castes et en corporations, et qui tentait de retarder l’avènement d’une société moderne, où la mobilité sociale devient possible. Celle-ci allait entraîner une révolution des mœurs, bienvenue pour les uns, honnie pour les autres. Au XVIIe siècle, cela donnera le Commonwealth, réactionnaire dans les mœurs, puis la Restauration, moralement progressiste, voire décadente.

14Si John Williams avait repris ces arguments éculés contre le travestissement en 1619, trois décennies après Stubbes ou Averell qui avaient été les témoins des débuts de la grande période du théâtre élisabéthain, et si le sermon de Williams fut ensuite publié par les imprimeurs du roi, Robert Barker et John Bill, c’est qu’il s’agissait là d’une œuvre de commande. En effet, Jacques Ier et ses évêques étaient excédés par une mode de travestissement qu’ils considéraient comme dangereuse, ainsi que le rapporte le 25 janvier 1619 John Chamberlain à Sir Dudley Carleton, alors ambassadeur britannique au Pays-Bas, qui évoque l’insolence vestimentaire des femmes :

yesterday the Bishop of London [John King] called together all his clergy about this town, and told him he had express commandment from the king to will them to inveigh vehemently and bitterly in their sermons against the insolence of our women, and their wearing of broad brimmed hats, pointed doublets, their hair cut short or shorn […] adding withal that if pulpit admonitions will not reform them he would proceed by another course.18
Hier, l’évêque de Londres [John King] a réuni tout le clergé autour de la ville, et lui a dit qu’il avait reçu du roi l’ordre exprès de vouloir qu’ils prêchent haut et fort contre l’insolence de nos femmes, et leurs chapeaux à larges bords, leurs pourpoints pointus, leurs cheveux courts ou tondus […] ajoutant que si des admonestations en chaire ne suffisaient pas, il prendrait d’autres dispositions.

15Peu de temps après, deux traités anonymes enfoncèrent le clou. Ainsi, Hic Mulier (1620) insiste sur les différences naturelles entre hommes et femmes, et le comportement que ces dernières doivent avoir, à grand renfort de références théâtrales :

Daughter or Wife, so is she a Masculine Woman that bereaves Parents of authority, Husbands of supremacy, or debords from the modesty required in her sex: she then, that dare presume to overrule her Husband (or sometimes for his own good beat him) although she neither paint, cut her hair, or be deformed with new invented fashions, is notwithstanding Hic Mulier.
She that spends more upon delicate cheer, or entertainment of a Sweetheart, in a month, then her Husband may allow her for a year, is Hic Mulier.
She who sitteth a gossipping till she be drunk, is Hic Mulier.
She whose tongue is able to set the whole world on fire, or whose looks, gesture, words, oaths, bewray her Luciferian pride, is Hic Mulier.19.
F
ille ou épouse, si elle est une femme masculine qui dérobe à ses parents leur autorité, aux maris leur suprématie, ou dont les débordements enfreignent la modestie exigée de son sexe ; celle qui prétend supplanter son mari (ou le bat pour son propre bien), même si elle ne teint ni ne coupe ses cheveux, ou ne se déforme par quelque nouvelle mode, est Hic Mulier.
Celle qui dépense plus en un mois pour entretenir ou divertir un favori, que ce que son mari lui accorde pour un an, est
Hic Mulier.
Celle qui reste assise à ragoter jusqu'à l’ivresse, est Hic Mulier.
Celle dont la langue est capable de mettre le feu au monde entier, ou dont les regards, les gestes, les paroles, les serments, révèlent son orgueil luciférien, est Hic Mulier.

16De même, l’auteur anonyme de Haec Vir, publié quelques jours plus tard, affirmait que le travestissement était source de scandale et de calomnie : « Et si la première inventrice de votre déguisement avait péri avec tous ses accessoires sur elle, le monde aurait été préservé des scandales et des calomnies, car d’un seul mal, il naît une infinité de maux20 ».

Une femme sur scène, agent provocateur : l’exemple de Mary Frith

17La « mode » du travestissement qui avait provoqué la colère du roi était sans doute outrancière ; mais elle couronnait de succès, pour ainsi dire, les provocations d’une femme, Mary Frith, également connue sous le nom de Moll Cutpurse et célèbre depuis plusieurs années. Mary Frith réunissait à elle seule tous les éléments du scandale : voleuse, maintes fois condamnée par les tribunaux, elle était aussi connue pour endosser des habits d’homme, ce qui était, en soi, scandaleux ; la langue bien pendue, elle colportait également des calomnies, ou en était le sujet, provoquant l’esclandre. On le voit dans la première pièce à la mettre en scène, The Roaring Girl de Thomas Dekker et Thomas Middleton, jouée et publiée en 161121.

18De l’avis des critiques, The Roaring Girl souffre de plusieurs défauts structurels. Mi-jeu, mi-improvisation, l’œuvre contient de nombreuses scènes méta-dramatiques qui  mélangent public et privé, l’éclat du scandale et la leçon de morale. Le titre même de la pièce suggère l’animalité et la brutalité d’un monde de voleurs (« roaring » pouvant alors être traduit par « rugissant »), et le scandale ou « uproar » provoqué par une femme du peuple qui usurpe l’autorité des hommes et ridiculise le bourgeois. L’action est dominée par Moll Cutpurse, ou « Marie Coupe-bourse », un sobriquet en partie grivois, car la voleuse s’avère également castratrice. Le frontispice de la pièce montre quelques-uns des attributs du personnage : une pipe, une épée, et un assortiment d’habits, dont certains nettement masculins, comme des hauts-de-chausses bouffants et un justaucorps de soldat. L’habit et, surtout, l’épée, auraient fait l’objet d’une réprobation générale, voire de poursuites judiciaires, puisque le port de l’épée n’était pas autorisé en ville, et le travestissement était également prohibé. Pris dans son ensemble, le personnage s’attaquait de front au phallocentrisme de la société jacobéenne.

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Source : Ashley 1159
Title of Work : The Roaring Girle. Or Moll Cut-Purse. As it hath lately beene acted on the Fortune-stage by the Prince his Players. [In prose and verse.] Written by T. Middleton and T. Dekkar.
Place and date of production : London : Thomas Archer, 1611.
Credit : © The British Library Board

19La pièce s’appuyait sur des faits réels, puisque Moll Cutpurse était un personnage connu à Londres à cette époque, et elle reparaît dans d’autres œuvres de l’époque, comme Amends for Ladies de Nathaniel Field (1618), The Witch of Edmonton du même Dekker (1621), The Court Beggar de Richard Brome (1640), Paul’s Churchyard de Sir John Berkenhead (1651 ou 1652), ou l’almanach de Samuel Shepherd, Merlinus Anonymous … for the year 165322. Autrement dit, Moll était déjà une légende de son vivant : « une femme connue pour sa mauvaise réputation, qui fréquentait les voleurs et les coupe-bourses23 ».

20Mary Frith était également emblématique, à l’époque, d’une certaine catégorie de femmes sans fortune qui peuplaient une ville en pleine expansion, fragilisant le tissu social. Pour toutes ces raisons, la population londonienne était curieuse de voir les aventures de cette fameuse Moll sur scène, un être hybride qui vivait dans la marginalité et suscitait la fascination. C’est, du moins, ce qu’affirme le Prologue de The Roaring Girl qui évoque les spectateurs aux yeux écarquillés :

A play expected long makes the audience look
For wonders […]
I see attention sets wide ope her gates
Of hearing, and with covetous listening waits,
To know what girl this roaring girl should be —
For of that tribe are many. One is she
That roars at midnight in deep tavern bowls,
That beats the watch, and constables controls;
Another roars i’th’ daytime, swears, stabs, gives braves,
Yet sells her soul to the lust of fools and slaves:
Both these are suburb roarers. Then there’s beside
A civil, city-roaring girl, whose pride,
Feasting, and riding, shakes her husband’s state,
And leaves him roaring through an iron grate.
None of these roaring girls is ours: she flies
With wings more lofty. Thus her character lies —
Yet what need characters, when to give a guess
Is better than the person to express?
But would you know who ’tis? Would you hear her name?
She is call’d Mad Moll; her life, our acts proclaim! (Prologue, v. 1–2, 13–3024)

Pour l’avoir longtemps attendue, le spectateur
Espère merveilles d’une pièce. […]
Je vous vois attentifs, impatients de savoir
Qui est cette enragée et quelle est son histoire.
Car il en est beaucoup de cette tribu. L’une d’elles,
Une chope à la main, vocifère aux chandelles,
Et, s’attaquant au guet, tient tête aux officiers.
Telle autre vocifère le jour : elle jure, frappe, provoque,
Mais vend son âme à la débauche des marauds et des sots.
Enragées de faubourg, toutes. Cette autre se drape
Dans sa mondanité : enragée de la ville,
Elle parade à cheval, vit sur un pied si haut
Qu’elle ruine son mari et lui laisse donner
Libre cours à sa rage derrière des barreaux.
Notre enragée à nous a un vol plus altier.
Mais pourquoi la décrire ? À quoi bon spéculer
Quand notre personnage est prêt à s’exprimer ?
Voulez-vous savoir qui elle est et comment elle se nomme ?
Écoutez donc l’histoire de Molly la Luronne.25

21Quand Moll apparaît peu de temps après sur scène, les personnages, tout comme les spectateurs, peuvent l’accueillir comme une célébrité. Conformément à la réputation de Mary Frith, Moll porte un mélange d’habits masculins et féminins : « Enter Moll in a frieze jerkin and a black safeguard » (II, 1, l. 274) « Entre Molly, vêtue d’un pourpoint et d’une jupe d’écuyère26 ». Le contraste avec les autres femmes est souligné de manière visible. Ainsi, une mise en scène de Jo Davies, au Swan Theatre de Stratford-upon-Avon avec la troupe de la Royal Shakespeare Company en 2014, établissait clairement une différence entre les deux « Marie » de la pièce27 : d’un côté se trouvait Mary Fitzallard, une jeune bourgeoise bien vêtue, de l’autre, Moll Cutpurse, voleuse et femme du peuple, les cheveux courts, tatouée et portant une fausse barbe et moustache, détroussant ou ridiculisant tous les hommes sur son chemin. Moll affirme au cours de la pièce sa prééminence parmi les voleurs et détrousseurs de Londres, rendant service à certains, hommes ou femmes, victimes de mâles autoritaires ou manipulateurs. Elle tend des pièges et se venge de ceux qui médisent sur elle et la traitent de femme de petite vertu ou de simple d’esprit. À la fin de la pièce, loin d’apparaître comme l’agent du diable et de la luxure, comme le voudraient les moralistes, Moll affirme son indépendance. Sans mari, sans attache, elle reste toujours prête à en découdre, suivant une sorte de code de gentlewoman voleuse.

22Malgré le titre racoleur de la pièce, l’intrigue n’est pas franchement scandaleuse, surtout eu égard aux intrigues complexes et hautes en couleur du théâtre anglais de l’époque. Le scandale dans la pièce est figuré par quelques cris et coups d’éclat, des pièges et des rumeurs savamment exploités. Ce qui est promis aux spectateurs est un vrai scandale après la représentation. D’après l’Épilogue, Moll elle-même devait faire son apparition sur scène :

The Roaring Girl herself, some few days hence,
Shall on this stage give larger recompense;
Which mirth that you may share in, herself does woo you,
And craves this sign: your hands to beckon her to you. (Epilogue, v. 35-38)
[…] Si pourtant nos efforts
Déçoivent votre attente, ici, dans quelques jours,
L’Enragée en personne vient à notre secours.
Pour partager ensemble les rires et les plaisirs,
Que vos mains la convoquent et la fassent accourir.28

23Une apparition de Moll, en chair et en os, aurait représenté un double scandale, d’abord parce que les femmes étaient interdites sur les scènes professionnelles, ensuite parce qu’elle allait ainsi mettre fin à la mimèsis sur laquelle reposait toute représentation théâtrale. Si l’on en croit l’Épilogue, la représentation de The Roaring Girl n’était donc qu’un simple pré-programme, introduisant une performance ou un happening, un véritable coup de marketing destiné à attirer un public avide de frissons, de nouveauté… et de scandale.

24La critique ne s’accorde pas sur l’ordre des faits. La véritable Moll a-t-elle gravi la scène à la fin d’une représentation, remplaçant ainsi le jeune comédien qui l’avait incarné sur scène ? L’Épilogue de la pièce imprimée faisait-il état d’une représentation sui generis, ou avait-il été ajouté pour la publication afin de préparer une future apparition de Moll ? On sait seulement que Mary Frith est bien montée sur scène après une représentation, attirant une grande foule, au grand dam des Puritains ; l’événement lui valut même d’être arrêtée. Le Consistory of London Correction Book note, le 27 janvier 1612, qu’elle confessa s’être exhibée en public, sur la scène du Fortune (un théâtre), habillée en homme, chantant une chanson et jouant d’un instrument29.

25Mary Frith avait ainsi provoqué un scandale après la pièce glorifiant ses faits d’armes, associant ainsi un parfum de scandale à une pièce qui contribua à renforcer sa notoriété. Au vu de sa célébrité et sa postérité littéraire, on comprend combien son exemple fit tache d’huile au cours des années suivantes, aboutissant à la controverse dans les années 1619-1620 qui vit le pouvoir prendre des mesures contre le travestissement. Toléré chez les hommes pour les besoins de la scène, le travestissement était interdit aux femmes en toutes circonstances30.

26Cette controverse fut de courte durée, et fut remplacée par une autre. Après la mort de Jacques Ier en 1625, Henriette Marie, reine consort de Charles Ier, allait elle aussi s’habiller en homme et porter une barbe dans une œuvre pastorale en français d’Honorat de Racan, Artenice, en 1626 ; en 1633, elle monta de nouveau en scène pour jouer dans un rôle parlant dans un masque de cour de Walter Montagu, The Shepherd’s Paradise31. Cela provoqua l’ire de théâtrophobes comme William Prynne qui, dans Histriomastix (1633), ajouta la définition suivante dans son index : « women-actors : notorious whores32 » « femmes actrices : des prostituées notoires », ce qui lui valut un procès, l’emprisonnement et d’avoir les oreilles coupées. Malgré ces critiques acerbes, l’appétit pour des femmes sur scène demeurait vivace parmi le peuple londonien. Celui-ci ne fut pas en reste, d’ailleurs, puisqu’à la même époque, des comédiennes étrangères aussi monstrueuses que Mary Frith vinrent à Londres, à en croire Prynne, qui fustigeait l’enthousiasme de la foule venue accueillir l’arrivée d’actrices françaises qu’il appelait « plutôt des monstres33 ».

   

27Pour Prynne et ses acolytes, le scandale et la femme étaient consubstantiels à la monstruosité du théâtre. Avec le cas de Mary Frith et sa représentation dramatique dans The Roaring Girl, le scandale du travestissement des femmes sur scène déclencha deux mouvements contraires au cours du siècle, les uns souhaitant que cette femme « libre » fasse des émules, les autres cherchant à couper court à ce que l’on pourrait appeler un proto-féminisme. Ce mouvement antithétique se déroula en plusieurs temps. Le coup d’éclat de Mary Frith déclencha une crise qui révéla sous une lumière crue les préjugés d’une époque. Cela fit réagir le pouvoir qui imposa l’orthodoxie. Mais le scandale de Molly Cutpurse fit tache d’huile, puisqu’après The Roaring Girl, Heywood publia son Apologie for Actors qui justifiait les scandales au théâtre, tandis que d’autres dramaturges exploitèrent le personnage de Moll, avant que les autorités ne tentent de réprimer officiellement la mode du travestissement. Après la guerre civile et la réouverture des théâtres en 1660, le travestissement fut de nouveau attaqué. Les autorités de la Restauration ordonnèrent l’embauche de comédiennes pour mettre un terme aux pratiques dévoyées et scandaleuses de la période élisabéthaine et jacobéenne. Il est difficile de ne pas remarquer qu’il y a quelque ironie à attribuer à une voleuse, parfois accusée de prostitution, l’impulsion qui permit aux femmes de monter enfin sur les scènes londoniennes… pour préserver les bonnes mœurs.