La langue de l’entretien. Annie Ernaux dans Les mots comme des pierres
1Que ce soit pour les médias, pour l’université ou pour l’élaboration de ses propres livres, Annie Ernaux s’est très souvent livrée à l’exercice de l’entretien littéraire et s’y est largement illustrée. Cependant cette forme, lorsqu’elle se réalise dans des conditions médiatiques, n’a semble-t-il pas fait l’objet d’un investissement actif de la part de cette auteure. L’écrivaine paraît le plus souvent s’y prêter de bonne grâce, mais sans y apporter sa marque personnelle. Au contraire, certains reportages à son sujet, comme celui de Timothy Miller pour la série Histoires d’écrivains1, ont été évoqués d’une façon plutôt malicieuse dans ses livres2. Plus récemment, le choix d’intituler Le Vrai Lieu la réécriture des entretiens télévisés réalisés par Michelle Porte3 témoigne d’une volonté de définir l’écriture comme le seul espace d’authenticité de son existence en tant qu’auteure.
2 Malgré ce traitement par Annie Ernaux, les entretiens donnés dans des circonstances assez éloignées de l’écriture n’en restent pas moins perçus comme des modalités non négligeables de la production, certes paratextuelle, de cette écrivaine. Le film de Michelle Porte, Les Mots comme des pierres, diffusé le 4 novembre 2013 sur France 3, constitue un document de choix à la fois parce qu’il s’inscrit, par sa signature, dans une lignée de documentaires prestigieux consacrés à des écrivains4 et parce qu’il présente une archive originelle de ce qui deviendra Le Vrai Lieu, livre intégré aux œuvres complètes de l’auteure. La langue de l’entretien, surdéterminée par les conventions sociales qui s’y attachent, met en évidence une intellectuelle capable d’expliciter les choix stylistiques de son écriture ainsi que leurs implications sociopolitiques, afin de présenter à un public de masse, plus ou moins connaisseur des écrits d’Annie Ernaux, la richesse et la profondeur d’une œuvre devenue référence de nos jours.
3Ainsi, les conflits de langues perceptibles dans l’écriture d’Annie Ernaux vont se trouver réactivés par la situation d’énonciation de l’interview, inscrite dans les contraintes de ce que Dominique Maingueneau définit comme un « genre routinier5 ». L’exercice se révèle d’autant plus complexe qu’il peut apparaître comme une régression car il impose de passer d’une écriture littéraire appartenant aux « genres institués de mode (4) », – celle par laquelle Annie Ernaux a élaboré son identité d’auteure par le choix d’une énonciation singulière – à une forme d’expression relevant des « genres institués de mode (2)6 », qui répondent à un cahier des charges prédéfini. À première vue, c’est le conformisme de la situation qui frappe le téléspectateur : Annie Ernaux se plie aux conventions linguistiques d’usage au risque que celles-ci viennent contredire l’ethos auctorial7 qui se dégage de ses livres. Cependant, le choix de s’exprimer d’une manière apparemment commune – aux divers sens du terme – permet à cette écrivaine de rendre compte de sa recherche d’une langue narrative faite de la synthèse des différents idiomes qui traversent son écriture. Par-delà l’enjeu de cohérence entre ethos discursif au sein du récit publié et image publique de l’auteure, le documentaire devient le lieu d’une création à part entière, dans laquelle Annie Ernaux trouve l’occasion d’enrichir la palette de ses écritures. Observer cet échange entre la création littéraire proprement dite et ses reformulations médiatiques permet de mieux cerner la posture8 singulière qui fait de cette écrivaine une figure reconnue par les acteurs du champ littéraire et par le grand public.
Se conformer aux attentes du public
4Le documentaire de Michelle Porte se situe dans la catégorie la plus élevée des formes télévisées consacrées aux écrivains : il ne s’agit pas d’une interview en plateau dans le cadre d’une émission qui a sa logique propre ; au contraire, dans le documentaire, tous les moyens de la télévision sont mis au service de l’œuvre d’un écrivain à faire connaître, dans un format relativement long (52 minutes), selon des modalités à adapter au sujet. Ce type de film s’inscrit plus ou moins consciemment dans la tradition littéraire de la visite au grand écrivain, qu’il perpétue en la renouvelant.
5L’un des enjeux sous-jacents de ce type d’entretien sera donc d’inscrire l’auteure filmée dans les lieux communs de l’imaginaire collectif du grand écrivain afin de justifier la reconnaissance sociale qui lui est attachée. Cette mise en scène des stéréotypes – l’auteure et ses chats, l’auteure à sa table de travail, les rayonnages bien chargés de sa bibliothèque… – est assurément le fait de Michelle Porte. En escamotant le contexte énonciatif de l’échange, la réécriture du Vrai Lieu fera disparaître ces images. Le lecteur familier d’Annie Ernaux, qui connaît son irritation à l’idée de ces « signes extérieurs » censés manifester le « véritable écrivain9 », comme si l’écriture ne suffisait pas, peut en effet en être agacé. Cependant, à partir du moment où celle-ci accepte de participer au tournage de ce type de séquence, elle devient aussi l’auteure de ces « images-signes », dont la fonction est de marquer son « inscription fantasmatique dans une lignée littéraire10 ». Du point de vue des mécanismes de reconnaissance dans le champ de la littérature, cette manière de se présenter est loin d’être illégitime, et ce d’autant plus qu’elle reste en cohérence avec ce que le lecteur peut savoir de l’auteure par ses textes11.
6Par-delà les spécificités de la langue audiovisuelle, la langue orale mise en œuvre dans l’entretien par Annie Ernaux se montre elle aussi très conforme à celle que l’on peut attendre d’une écrivaine de cette stature. Celle-ci se situe dans l’histoire littéraire en s’inscrivant dans la posture proustienne de l’auteure pour qui la seule vie authentique est celle offerte par la littérature :
Je n’arrive pas à vivre réellement quand je n’ai pas de projet de livre en tête. Ou que ce projet est trop flou. C’est une période de recherche, mais en même temps, ce n’est pas la vraie vie pour moi. La vraie vie, c’est quand je suis vraiment dans un livre, qui doit se faire, qui va se faire12.
7Le syntagme « la vraie vie » sera glosé, ensuite, dans Le Vrai Lieu, par une explicitation de la référence au Temps retrouvé qu’elle sous-entend13. Ce commentaire a été coupé au montage par Michelle Porte, probablement parce que les bibliothèques en arrière-plan suffisent à signifier cette culture, qui transparaît par ailleurs dans la manière dont Annie Ernaux parle de son expérience de l’écriture.
8Cette formation intellectuelle se manifeste aussi par le réinvestissement d’un certain vocabulaire sociologique hérité de Pierre Bourdieu : « acculturation » (35e min.), « domination » (40e min.), « aliénation » (40e min.). De même, son discours porte la trace de la critique féministe, avec l’emploi d’expressions comme « vertus prétendument féminines » (10e min.) ou « reproduction non choisie » (34e min.). Son propre parcours est subsumé par des mécanismes de généralisation – l’emploi du pronom impersonnel, du pluriel à valeur générale, du présent gnomique – qui aboutissent à une description théorique de la mutation sociale, dans laquelle l’expérience personnelle prend valeur d’exemple :
C’est ça, la grande douleur des enfants qui se séparent culturellement de leurs parents. C’est que les parents veulent que leurs enfants soient plus instruits, donc plus heureux, soient « mieux qu’eux ». – « Tu seras mieux que nous », c’est une phrase que… – Et en même temps, cette évolution fait qu’ils sont perdus en cours de route. Ils souhaiteraient qu’on s’instruise, qu’on fasse des choses formidables, et en même temps, qu’on reste identique à l’enfant14.
9Si le grand écrivain est celui qui permet de prendre de la hauteur par rapport à l’expérience commune et qui sait en parler brillamment, alors Annie Ernaux peut être considérée comme étant de ceux-là tant l’étendue de sa culture en littérature et sciences humaines est mise en évidence dans ce documentaire.
10Cette langue assez savante pourrait dérouter le premier lecteur de cette écrivaine, celui dont Lyn Thomas a analysé le profil dans les années 1990 en montrant qu’il s’agit souvent de personnes en situation de s’identifier à l’écrivaine par leur statut de transfuges de classes ou par une expérience amoureuse comparable à celle de l’auteure. Selon cette étude, dans les lettres envoyées à Annie Ernaux, « le statut de lecteur critique est moins important que l’expression de l’émotion15 ». Pour ce lecteur, l’auteure, telle que la migration de classe l’a produite, lorsqu’elle s’exprime en entretien, peut se révéler décevante parce qu’elle relègue au second plan la jeune fille de milieu populaire au centre des récits publiés. Cependant, Lyn Thomas n’a trouvé dans l’échantillon de lettres observé aucune critique de l’expression orale, déjà très experte, d’Annie Ernaux à la télévision. Le fossé ressenti entre ces deux facettes identitaires se manifeste, malgré cela, à propos de son apparence physique : « Le choix d’un ensemble porte en lui les mêmes dangers que celui d’une métaphore, en ce qu’il exprime la distance entre celui qui le porte et ses origines populaires16 ». Mais en 2013, le lectorat d’Annie Ernaux s’est transformé. Travaillant selon une méthodologie comparable, Francine Dugast-Portes a montré qu’à partir de la publication des Années, si ses lecteurs manifestent encore une « adhésion fondée sur la similarité […], l’Histoire est beaucoup plus souvent mentionnée que les trajets purement individuels17 ». Or, le documentaire de Michelle Porte constitue l’une des conséquences de la portée prise par l’œuvre d’Annie Ernaux à partir de la publication de ce récit : « En 2008, à la sortie de son livre Les Années, Annie Ernaux est reconnue par une presse quasi unanime comme un des écrivains majeurs de notre époque18 ». Le téléspectateur du film, probablement lecteur de cette écrivaine, est donc davantage sensible à un discours de type analytique qui tend à produire du collectif à partir de l’expérience individuelle.
11En outre, le caractère didactique de cet entretien avec Annie Ernaux peut contribuer à la réussite authentique de ce genre discursif. Approfondissant la distinction entre conversation et entretien, Jean-Benoît Puech souligne l’importance de tout ce qui peut apparaître comme formel dans cette seconde forme d’échange :
L’entretien qui imite la conversation avec l’insistante volonté d’en restituer la vérité et le naturel supposé est asservi à une pensée finalement puérile de l’échange entre pairs, entre pairs supérieurs, membres d’une élite qui s’entendraient à demi-mots […] et qui incarneraient au fond la présence pure, nullement troublée par un langage consciencieux, qui apporte avec lui la distance, l’altération et l’altérité19.
12Ainsi, le choix de ne pas aller dans le sens de la proximité affective, en mettant en scène un échange plus proche du naturel, contribue au refus de la connivence sociolinguistique auquel Annie Ernaux s’est toujours montrée profondément attachée. Lorsqu’elle revient sur tel ou tel de ses livres, celle-ci reprend systématiquement à nouveaux frais le récit auquel elle se réfère, en explicitant les circonstances et les rapports entre les personnages :
Un dimanche, où l’épicerie était ouverte, ma mère est sortie avec sa cliente et elles se sont mises à parler dans la rue. Dans mon souvenir, j’ai neuf ou dix ans. Ma mère disait que ma sœur, quand elle était mourante, a dit qu’elle était heureuse, qu’elle allait voir le Bon Dieu, le Bon Jésus et la Sainte Vierge. C’était quelque chose de terrible d’entendre ça, parce qu’au fond c’était une sainte. Et si elle était une sainte, moi j’étais le démon. J’étais le démon. D’autant plus que ma mère, oubliant que j’étais là, dit à cette femme : « Elle était plus gentille que celle-là ». Et celle-là, c’est moi20.
13Le récit du moment où l’existence de sa sœur lui a été révélé, présenté dans L’Autre Fille, est repris dans ses éléments indispensables à la compréhension de la situation, ainsi que les paroles rapportées et la chute de l’anecdote, qui se répète à l’identique (AF, p. 14-16). De même, le lien de telle ou telle réflexion à un livre de sa bibliographie se trouve systématiquement explicité, de sorte que le lecteur novice n’est jamais exclu de l’échange.
J’ai raconté tout cela dans un de mes derniers livres, qui s’appelle L’Autre Fille21.
Ça a été cette façon plus distanciée, dans le livre La Place, puisque c’est de ce livre‑là que je suis en train de parler, je dirais une écriture plate22.
14L’allusion est toujours éclairée, ce qui maintient l’entretien ouvert à l’auditeur extérieur, quel que soit son degré de connaissance de l’œuvre d’Annie Ernaux.
Parler comme on écrit
15Cette capacité à préserver dans l’échange la place d’un récepteur placé en tiers de l’énonciation, mais qui est le principal destinataire du dialogue, est fondamentale pour la pratique de l’entretien littéraire, dont la fonction première est d’introduire à l’œuvre d’un écrivain, ou de la prolonger. Il importe donc que l’auteur parle de telle sorte que sa parole s’inscrive dans une continuité par rapport à ce qu’il a écrit.
16Avec Annie Ernaux, la fonction métatextuelle de ce type d’échange trouve sa légitimité par le lien qu’elle entretient avec la présence de nombreux commentaires, au sein des récits, destinés à expliciter les choix stylistiques de l’auteure. Lorsque celle-là explique les enjeux de l’écriture plate adoptée à partir de La Place, elle reprend les mêmes termes que ceux qu’elle a utilisés dans le récit.
Je dirais une écriture plate. Mais en fait, ce n’est pas une écriture plate au sens que je vais « écrire platement ». C’était plutôt, simplement l’écriture de la réalité, du constat. Et ça demandait de gommer la violence apparente. Mais non pas la violence intérieure. Mais non pas l’émotion intérieure. C’était de me plonger dans le monde de mon père, mais avec juste les mots nécessaires pour faire ressentir les limites de ce monde, les espérances de ce monde, la vie réelle23.
17En quelques phrases, Annie Ernaux rappelle les commentaires énoncés dans le récit en leur ajoutant la réponse qu’elle donne aux critiques qui lui ont reproché d’« écrire platement ». Elle restitue ainsi plusieurs années de débat dans la critique de réception par rapport à ce choix d’une écriture qui refuse de privilégier les enjeux esthétiques de l’écriture au détriment de la mise en évidence des enjeux sociologiques24.
18En outre, la langue adoptée par cette écrivaine en entretien est une langue que l’on peut qualifier de classique et qui entre en résonance avec la « langue narrative […] classique » qu’elle revendique dans L’Écriture comme un couteau (p. 131). Dans cet échange avec Frédéric‑Yves Jeannet, le classicisme que s’attribue Annie Ernaux correspond à une synthèse des registres associés au français populaire et oral et des registres plus savants de la linguistique et de la sociologie. Au contraire, dans l’échange télévisé, les extrêmes lexicaux sont neutralisés par la rareté à la fois de mentions d’expressions populaires et de mots empruntés aux sciences humaines. Les enjeux sociologiques de phrases citées dans les récits sont reformulés par l’auteure en entretien, à l’aide d’un vocabulaire qui reste dans un registre moyen, accessible à tous, et qui privilégie l’expérience à la théorie :
Mon père disait aussi, comme je l’ai rapporté dans La Place : « Les livres, c’est bon pour toi. Moi, je n’en ai pas besoin pour vivre ». Évidemment, c’était une phrase qui me rejetait, moi aussi, puisque ça voulait dire qu’entre lui et moi, il y avait un espace qu’on ne pourrait pas combler. C’est ça, le fossé. À un certain moment de la vie avec ses parents, c’est quelque chose d’une grande solitude et de la souffrance25.
19La langue employée par Annie Ernaux en entretien correspond aux traits distingués par Stéphane Chaudier pour définir la prose classique du XXe siècle : une volonté de clarté dans la désignation des référents, des phrases relativement courtes, au schéma propositionnel varié, un lexique adapté la situation évoquée, des figures de style sobres et mesurées26. Cette manière de s’exprimer contribue à inscrire l’écrivaine dans la tradition scolaire et littéraire qui a promu cet ensemble de traits linguistiques comme caractéristiques de la langue nationale reconnue. Mais elle a avant tout l’intérêt de permettre que tout auditeur, quels que soient sa culture et son niveau social, puisse s’identifier à ses propos. Par ce choix d’une voie moyenne, la parole d’Annie Ernaux devient le lieu où les expériences sociales peuvent être confrontées et où peut être dépassée l’ignorance mutuelle des différents milieux sociaux, conformément au projet politique qui sous-tend son écriture.
20Cependant, cette sobriété linguistique est constamment vivifiée par l’émergence dans le discours d’images parfois inattendues, souvent très concrètes, qui donnent de la vigueur à un propos qui pourrait sans cela paraître un peu lisse ou allant de soi. Avec Annie Ernaux, le recours à l’image n’est jamais simple. Son écriture revendique avant tout le refus de la métaphore comme marque de littérarité. Cependant, Francine Dugast-Portes a montré qu’il y a, dans ses romans, des « métaphores […] d’autant plus remarquables […] qu’elles contrastent avec un contexte neutralisé27 ». Dans le cadre de l’entretien télévisé, ces images sont justifiées par rapport à l’héritage culturel et linguistique de la mère de l’auteure.
C’était une femme à scènes, à grandes scènes. Grandes scènes vis-à-vis de mon père, quelquefois aussi – même assez souvent – vis-à-vis de tout ce qu’elle ressentait comme autoritaire, une autorité qui était injuste. Tout de suite, elle avait cette expression : « monter sur ses grands chevaux »28.
21Grâce à la présence insistante de la mère dans la mémoire d’Annie Ernaux, la métaphore n’est plus l’apanage de l’écrivaine qui revendique la littérarité de ses écrits, mais le révélateur d’un rapport au réel dont les singularités sont mises en évidence par les analogies. L’avant-propos au Vrai Lieu met en avant les images produites dans l’urgence imposée par la caméra comme l’une des révélations apportées par cet échange : « En effet, c’est une autre vérité que celle des textes publiés, voire d’un entretien écrit, qui émerge de la parole filmée. Une vérité qui jaillit de façon brutale, affective, dans les images » (VL, p. 12)). Ces expressions ont été réutilisées pour structurer les chapitres du livre : « Ma mère, c’est le feu », « Sortir des pierres du fond d’une rivière », « Dans le vif »… Cet ensemble de métaphores survenues spontanément dans l’échange apporte un renouvellement aux commentaires habituels d’Annie Ernaux sur son œuvre. Il constitue autant d’inédits précieux pour le lecteur fidèle de cette auteure.
Parler pour créer
22Par conséquent, ce documentaire peut aussi être regardé comme un lieu de création authentique dans lequel l’écrivaine se livre à des formes de parole inattendues par rapport à ce que le lecteur connaît déjà de ses écrits.
23Premièrement, parce qu’elle filme la parole en train d’advenir, Michelle Porte nous donne à voir ce que l’écrit publié tend à masquer : la formation de l’image ou de l’expression significative. Le titre Les Mots comme des pierres, qui peut dès le premier abord susciter un sentiment d’étrangeté, est le fruit d’une élaboration que le film montre en direct : « Ma vision et ma représentation, c’est de sortir des… de sortir des mots comme des pierres du fond… d’un puits, ou d’une rivière29 ». Cette comparaison vient enrichir les multiples images frappantes, telle « l’écriture comme un couteau » (ÉC, p. 36), qui illustrent et résument le rapport d’Annie Ernaux à l’écriture. Mais, dans le cadre du documentaire, elle montre par les hésitations et les reprises comment l’image naît des profondeurs de la pensée d’une auteure qui vient d’affirmer son rapport matériel au langage et sa réticence à aborder le réel de façon abstraite.
24Mais surtout, ce film réalisé selon une approche caractéristique du travail que Michelle Porte a déjà mis en œuvre dans des documentaires consacrés aux « lieux30 » de Marguerite Duras et de Virginia Woolf, donne l’occasion à Annie Ernaux de s’exprimer d’une manière assez nouvelle à propos de sa maison. Contrairement à ce que montre l’analyse de Michèle Touret concernant le café-épicerie de son enfance, la maison ne fait plus l’objet d’un « mouvement de déprise31 » mais, au contraire, d’un mouvement d’appropriation qui conduit l’auteure à affirmer : « C’est mon lieu. C’est mon lieu principal maintenant32. » Une telle affirmation venant d’une femme qui écrit est loin d’être anodine. Elle donne à mesurer le chemin parcouru par les écrivaines depuis Virginia Woolf. Conformément à ses habitudes d’écriture, Annie Ernaux caractérise peu le lieu où elle est interviewée. Les images sont censées combler ce vide au profit d’un discours sur les événements et les personnes qui ont marqué la maison.
Je ne peux pas m’empêcher de venir à la fenêtre. Avant, quand je suis arrivée ici, il y avait une énorme tranchée. Onze ans de travaux. Et puis, je me souviens, c’est un matin. Je regarde, et l’eau était là. C’est exceptionnel de voir arriver l’eau. Que ce soit cette surface, maintenant qui soit le reflet du temps météorologique. Et puis, il y a l’Oise qui passe en boucle, devant le plan d’eau. Ça apaise énormément33.
25Le paysage, magnifiquement filmé par Michelle Porte, ne fait donc pas l’objet d’une description lyrique mais d’une évocation d’un souvenir qui dévoile le caractère artificiel de cet espace géographique produit par l’aménagement de la ville nouvelle de Cergy. La coexistence des temps du passé, du présent de narration et du présent d’énonciation donne à entendre la spécificité du regard de cette écrivaine sur le monde, en ce que l’expérience présente est sans cesse travaillée par le souvenir qui la questionne et la révèle.
26Mais le documentaire donne aussi à entendre une Annie Ernaux plus profondément ancrée dans la nature que ce que ses livres donnent à percevoir. Une sensibilité, plus discrète habituellement chez cette auteure, à la présence de l’eau, ainsi qu’à la terre et aux animaux s’affirme par l’évocation de la maison : « J’ai besoin de la terre. Ce que ça suppose : les insectes, les araignées. J’aime les araignées, oui ! Je crois que c’est lié à mon enfance, bien sûr34 ». Alors que nous connaissons bien l’attachement d’Annie Ernaux aux aspects modernes de la ville nouvelle, celle-ci affirme que c’est « d’avoir retrouvé une proximité avec tout ce qui est de la terre » qui l’a fixée dans ce lieu. Cette fibre terrienne sera appuyée davantage encore par la reprise d’une phrase coupée au montage, qui par sa précision lexicale témoigne de la connaissance des réalités du jardin de la part de cette auteure : « Il y avait un carré de fraisiers, de très vieux groseilliers, une bordure de corbeilles d’argent, comme chez mes parents. Ce sont des choses douces et qui bouleversent » (VL, p. 15). Par la présence de son jardin, la maison devient le lieu où peuvent se rejoindre l’enfance et la vie adulte ; elle ouvre l’espace à l’écriture de la mémoire si subtilement explorée par cet écrivain.
27Le documentaire Les Mots comme des pierres a donc constitué pour Annie Ernaux l’occasion de s’inscrire dans la lignée des grands écrivains destinés à marquer la mémoire collective, tout en affirmant des choix d’écriture et un regard sur le monde qui font la singularité de son œuvre. La langue de l’entretien tel que le pratique cette auteure touche le spectateur par une simplicité classique qui la rend accessible à tous et rend l’expérience évoquée partageable par le grand public. Par-delà le commentaire attendu de l’œuvre publiée, une sensibilité très touchante se révèle, qui se manifeste par les mots, mais aussi par tous les signes non verbaux (un tremblement de la voix, la gestuelle des mains, un haussement des sourcils, un silence évocateur…). L’ensemble de ces signes trahit l’émotion très vive au fondement d’une œuvre dont l’enjeu aura été de donner une portée collective aux expériences traversées subjectivement.