Cinématographie de l’écriture chez Annie Ernaux
Une attitude cinématographique de l’écriture
1L’expression « cinématographie de l’écriture » est empruntée à Jean Cléder1. Elle désigne le résultat littéraire d’un détournement des techniques cinématographiques. Il est question, à proprement parler, des « adaptations littéraires » – contrairement au sens habituel qu’on donne à cette expression où elle désigne les adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires. Il s’agit, selon Jean Cléder, de voir « de quelle manière la littérature s’approprie le cinéma ». L’expression « cinématographie de l’écriture » peut donc recouvrir de nombreux types d’emprunts aux procédés cinématographiques dans la littérature : « processus, figures et modules (montage, cadrage, ralentis, déplacement de foyer de perception, etc.)2 ». Cependant, pour le présent article, on l’entendra dans un sens un peu différent qui sera celui d’une certaine « allure » ou « attitude » cinématographique de l’écriture.
2Chez Annie Ernaux, la dimension cinématographique de l’écriture n’est pas à chercher dans d’hypothétiques emprunts à des effets propres à la fiction cinématographique – et pour cause, puisque de fiction, il n’est pas question. En revanche, l’énonciation marquée des textes d’Annie Ernaux rappelle plutôt celle de certains films documentaires. C’est, en effet, tout un faisceau de caractéristiques dans l’écriture d’Annie Ernaux qui nous invite à voir ce lien de parenté avec le cinéma documentaire : une narratrice, cherchant parfois à s’effacer, regarde et écoute la vie quotidienne, d’une place précise, distanciée, toujours un peu extérieure aux événements qu’elle observe. Bien sûr, cette description convient mieux aux journaux « extimes » que sont Journal du dehors, La Vie extérieure et Regarde les lumières mon amour, qu’aux autres récits fondés sur la mémoire de la narratrice. Cependant, la dimension perceptive reste très présente dans les récits de « mémoire » où il s’agit toujours, selon elle, de « revoir par la mémoire » (Év, p. 293). Cette perception visuelle et auditive des scènes – c’est son terme – remémorées est particulièrement présente dans son dernier ouvrage en date, Mémoire de fille.
3Si cette parenté entre énonciation littéraire et énonciation filmique peut être avancée, il serait sans doute imprudent d’en conclure à un emprunt conscient au cinéma de la part de l’auteure. On peut certainement parler d’emprunt pour la photographie dont Annie Ernaux revendique l’influence, comme support (L’Usage de la photo, Écrire la vie) ou modèle d’écriture vers lequel tendre (dans L’Écriture comme un couteau, elle reconnaît avoir voulu « faire des sortes de photographies de la réalité quotidienne, urbaine, collective », ÉC, p. 23). Il est plus rarement fait allusion au cinéma dans son œuvre, excepté à travers quelques titres de film, souvent simplement cités pour les drames qui s’y jouent et qui ont marqué la mémoire de la narratrice, parce qu’ils faisaient écho à ce qu’elle vivait au moment de leur sortie. Cependant, dans L’Atelier noir, une note un peu énigmatique fait explicitement référence au cinéma. Il y est question justement de cette attitude distanciée que l’auteure recherche dans l’énonciation :
Réflexion technique :
La distance, la séparation pour un œil extérieur, objectif, elle est dans la conduite, les paroles, d’eux [mes parents] et de moi (à la limite, purement cinéma ou théâtre). (AtN, p. 22)
4Cette note révèle une intention capitale : l’énonciation doit marquer une distance, et cette distance est celle d’un « œil extérieur, objectif », « à la limite, purement cinéma ». Ce marquage singulier de l’énonciation sera en effet opéré dès La Place et jamais abandonné. Comme son journal d’écriture nous le confirme, elle ne cessera de chercher à « découvrir le style de la distance approprié au sujet » (AtN, p. 39). Avec La Place, Annie Ernaux prend ses distances, pourrait-on dire, avec la fiction et, dans un certain sens, avec la « littérature ». Notons que sa volonté de rester « au-dessous de la littérature » (F, p. 560) indique aussi un écart, une position de retrait. Cette place « au-dessous » de la littérature, c’est sans doute dans une position énonciative proche du cinéma qu’elle la trouvera. Notons par ailleurs que dans cette note, l’observation possède une dimension visuelle (« un œil ») mais également auditive (« les paroles »).
Regarder, écouter et saisir
5Dans les textes d’Annie Ernaux, la narratrice se présente comme le témoin d’événements vécus qu’elle se remémore ou d’événements extérieurs observés. Dans les deux cas, qu’il s’agisse de faits observés « en direct » ou de souvenirs, la narratrice se place dans une position d’observation et d’écoute.
6Dans les journaux, à la manière de Perec (Tentative d’épuisement d’un lieu parisien), la narratrice observe les gens qu’elle croise dans des endroits récurrents : la gare Saint-Lazare, le RER, Paris, le supermarché… Mais elle écoute aussi beaucoup. Elle est attentive aux voix isolées entendues dans la rue (« Venue du haut d’un immeuble qui borde la place, une voix a crié : “Rachid ! Rachid !” », JDD, p. 501) ou dans les supermarchés : « Une voix de femme, dans le haut-parleur [...] » (JDD, p. 522) ; elle entend d’abord « Une voix » qu’elle décrit comme « jeune, enjôleuse » avant de découvrir que c’est celle d’un « type roux, à demi chauve, avec d’énormes lunettes de myope, de petites mains grasses » (JDD, p. 504). Ajoutons que cette attitude perceptive de la narratrice est associée à une volonté de capter et de restituer, telles quelles, les observations faites. En attestent ces phrases isolées, détachées de leur contexte, et restituées entre guillemets. Une de ces phrases entendues sert même de titre au dernier des journaux de ce type : Regarde les lumières mon amour – phrase prononcée par une jeune femme se penchant vers sa petite fille en poussette, sur le tapis roulant du centre commercial (RLL, p. 40). De même, dans les autres récits, certaines phrases entendues par la narratrice dans sa jeunesse sont également retranscrites entre guillemets, gage d’authenticité : ce sont, par exemple, les expressions précises entendues de la bouche de sa mère ou de son père et souvent détachées de tout contexte (« “on m’aurait acheté ma santé !” », F, p. 564) mais cela peut aussi être une expression qu’elle a elle-même utilisée : « Je me rappelle une phrase que j’ai eue : “Tu vas me faire gagner malheur” » (H, p. 214). Les citations de paroles entendues sont parfois signalées par des italiques : « (…) elle dit de toi elle était plus gentille que celle-là » (AF, p. 16).
7Visuellement aussi, la narratrice est attentive aux mots écrits sur tout support : son regard isole une phrase lue par-dessus l’épaule d’un étudiant (« Phrase qui se détachait sur la copie que relisait un étudiant dans le R.E.R. […] : “La vérité est liée à la réalité” », JDD, p. 510), repère des graffitis sur les murs (« Sur les murs de la salle où un professeur explique Proust, à la fac de Nanterre : / Jouir sans entraves / Sexualité libre / Amour libre / Étudiant tu dors tu perds ta vie / Imposons l’égalité économique », JDD, p. 526), détaille des enseignes (« “Hôtel Champlain”, “École supérieure de secrétariat” », JDD, p. 531) ou des panneaux, dans Regarde les lumières mon amour (en caractères gras) : « La consommation sur place est interdite. / Merci de votre compréhension. / La vie. La vraie. Auchan » (RLL, p. 27) etc. Notons que dans les récits où elle a recours à sa mémoire, cela se manifeste aussi sous forme de visualisation (dans Mémoire de fille) : « Même sans photo, je la vois […] », « Je vois une provinciale […] », « […] je vois la silhouette […] », « Je vois ma mère […]», « Je la vois, je ne l’entends pas » (MF, p. 23-24) ; « Je la vois l’après-midi [...] », « Je la vois le dimanche soir [...] » (MF, p. 48), « Je la vois dans l’éclairage cru de la chambre [...] » (MF, p. 49).
8À travers ces phrases entendues ou lues et retranscrites entre guillemets ou par des italiques, à travers « la persistance de ces images » (MF, p. 41) remémorées, c’est une capacité de restitution fidèle des sons et des images qui est affichée. C’est donc l’attitude perceptive liée à la capacité d’enregistrement, chez Annie Ernaux, qui nous invite déjà à parler de « cinématographie de l’écriture ».
9Par ailleurs, l’enregistrement est aussi présent dans d’autres procédés littéraires. Ainsi, le style particulier de la prise de note permet-il de signifier la captation sur le vif, où la note est comme prise simultanément à l’événement. Parmi les traits caractérisant la prise de note, on peut retenir : la variation des espaces blancs qui peut être attribuée au rythme irrégulier de l’écriture d’un journal abandonné puis repris, selon les occasions, incitant la prise de note3; l’utilisation d’abréviations ou de symboles renseignant sur l’urgence de la prise (« = »4; « / »,5) ; le style presque télégraphique, supprimant le superflu par des phrases nominales, elliptiques, comme dans cet extrait où la description de sa mère hospitalisée, réduite au minimum compréhensible, alterne avec les manifestations de la narratrice (« Soir. Je l’ai vue, elle dormait, bouche ouverte. Sonde. Ses mains bougeaient. Je pleurais », JNS, p. 639, ou « Rêvé que je dérobais […] », SP, p. 713, « Écrire cela : […] (Pensé : […]) », SP, p. 720) ; l’énumération, comme chez Perec, qui atteste un recensement brut des faits, garantissant en quelque sorte au lecteur que l’auteur n’a pas opéré de transformation littéraire sur ceux-ci. Notons cependant que l’énumération témoigne d’une « concertation » (Annie Ernaux parle de textes « concertés ») dans la mesure où certaines révèlent un classement a posteriori. Et si l’on y regarde bien, comme chez Perec, la subjectivité est toujours présente. L’énumération se marque énonciativement de plusieurs manières : par un retrait visuel du texte, comme cette liste d’actions liées à l’amant de la narratrice dans Passion simple6, ou/et par l’absence de majuscule en début de paragraphe. L’énumération porte souvent sur des « images », dans les textes d’Ernaux. Chaque image – il s’agit parfois d’expressions entendues – fait alors l’objet d’un paragraphe. Il peut être question des images que la narratrice a gardées de sa mère, dans Une femme : « Images d’elle, entre quarante et quarante-six ans : un matin d’hiver […] /un été, au bord de la mer […]/à l’église […]/elle avait des robes vives […]/[etc.] » (F, p. 571-572). Dans L’Autre Fille, ce sont des images que la narratrice a retenues du jour où elle s’est blessée au genou : « J’ai fixé tôt les images de ce moment […] je suis sur une chaise longue […] je vois les images confuses […] je suis dans mon petit lit [etc.] » (AF, p. 30-31). Plus loin, la narratrice se sentant « débordée par la profusion des images » de Lillebonne, se livre à une énumération de celles-ci : « la salle de café avec le billard […]/ la cuisine séparée de l’épicerie par une porte vitrée [etc.] » (AF, p. 68-69).
10Une autre caractéristique littéraire liée à la notion de point de vue authentifie également cette prise de note sur le vif d’un point précis, distancié, permettant de faire le rapprochement entre prise de note et prise de vue. Il s’agit de tous ces empêchements de voir et d’entendre qui caractérisent le point de vue physique et le point d’écoute de la narratrice, en raison de la position qu’elle occupe, comme une caméra (et un micro) placée à un endroit précis et n’ayant pas, dès lors, accès à tout. Il s’agit de ces ratages, en quelque sorte, propres à la caméra documentaire. Ratages qui attestent eux aussi d’une véritable « esthétique de l’enregistrement7 ». Pour l’obstacle à la vue, parmi d’autres exemples, il y a cette scène où la narratrice qui doit passer un examen médical à l’hôpital Cochin, en orthopédie, se trouve dans un des trois boxes qui séparent la salle d’attente du cabinet du médecin. Elle entend ce qui se dit dans les autres boxes et dans le cabinet, sans avoir accès à l’image. Elle ne peut que se livrer à des conjectures à partir de ces voix off imposées par le hors-champ [nous soulignons dans le texte les interprétations de la narratrice] :
Dans l’un d’eux, un couple chuchote fort, l’homme se demande, d’une voix plaintive ce qu’il doit enlever, la femme donne son avis. On entend aussi clairement les paroles du chirurgien avec le patient qu’on vient d’extraire du box, aussitôt rempli par une autre personne. « Vous pesez combien ? – 86 kilos. » Un silence. Le chirurgien réfléchit ou il fait bouger les membres de sa patiente. Puis il commente le cas en termes scientifiques, sans doute à l’usage d’internes et d’une secrétaire dont on entend la machine à écrire. Quand la consultation se termine visiblement, je commence à éprouver de l’angoisse. (JDD, p. 513)
11En ce qui concerne le point d’écoute, c’est aussi une question de distance qui empêche la narratrice de Journal du dehors d’entendre tout ce que se disent un directeur de galerie et une visiteuse. Elle ne peut saisir que quelques phrases de leur conversation : « “Une toile d’une telle sensualité.” […] Maintenant ils parlent à voix basse. L’homme, plus distinctement : “Et regardez la tache rouge au milieu, c’est extraordinaire… On ne met pas une tache rouge en plein milieu…” » (JDD, p. 505-506). Un univers sonore bruyant, comme le métro, peut aussi être un obstacle aux paroles que la narratrice tente de capter : « Sur la ligne Mairie d’Issy, une femme avec un foulard sur la tête […] Brusquement, elle s’adresse à sa voisine : “Rien que des drogués, et ils sont méchants vous savez !” Ses propos deviennent indistincts. On comprend seulement [nous soulignons]“vous savez, ce ministre juif qui a relâché tous les gens en prison” » (JDD, p. 504). Il arrive même que la narratrice partage avec un autre personnage l’impossibilité d’entendre certaines paroles, en raison du bruit du train. L’absence des mots est, cette fois, marquée par les points de suspension, comme gommée du texte :
« Tu crois qu’on a le temps d’aller à … (inaudible).
- Comment ?
- Tu deviens sourde !
- Non non. »Un grand et gros garçon d’environ dix-huit ans est assis en face d’une femme, sa mère sans doute, dans le train pour Paris. Des lèvres énormes, de petits yeux.
« …
- Hein
- Tu vois, tu deviens sourde ! »
Elle se penche davantage pour saisir les paroles. Il exulte : « Tu deviens sourde ! » Il a de grosses cuisses écartées sous son imper, un sourire de maître. (JDD, p. 511-512)
12L’extériorité du point de vue (focalisation externe) est une spécificité de la caméra, qui est toujours constitutivement extérieure au sujet filmé. Dans La Vie extérieure, une scène presque identique combine une réduction du point de vue perceptif (le son ne parvient pas) et du point de vue cognitif de la narratrice (elle déduit qu’il s’agit d’une fille et sa mère comme elle déduisait, dans l’extrait précédent qu’il devait s’agir de la mère du garçon) :
Deux femmes sont montées au Parc-des Expositions. S’assoient l’une en face de l’autre. Une jeune, brune et jolie, une blonde, la cinquantaine, un peu tassée dans son siège. Au ton agressif de la jeune, il s’agit d’une fille et d’une mère. « Tu nous invites au restau ce soir ? » La mère hésite : « Non... On doit aller à …(incompréhensible). » La fille triomphe : « Tu vois ! Tu n’es pas franche ! Tu n’avais qu’à le dire tout de suite ! » La mère se tait. (VE, p. 31)
13Quant à la dimension « enregistreuse » de l’écriture, elle apparaît dans les propos de l’auteure, quand elle s’exprime sur son travail (entretiens) et dans ceux de la narratrice, dans ses interventions métatextuelles. L’utilisation récurrente du verbe « saisir » ou de ses dérivés dit cette volonté d’enregistrement. Ce verbe partage un sens commun avec ceux utilisés dans le cinéma comme « capter » ou « prendre » (dans « prise de vue »). Il est question de saisir ce qui passe, c’est-à-dire l’instant, la vie. C’est le projet de tout film documentaire. Dans un entretien, elle explique, pour sa pratique du journal intime, qu’il n’y a pas de projet autre que la « saisie d’un moment8 ». Dans Mémoire de fille, la narratrice-auteure utilise aussi cette expression : « [...] il n’y a qu’une chose qui compte pour moi, saisir la vie, le temps, comprendre et jouir » (MF, p. 145). Pour Journal du dehors, elle utilise également ce verbe [nous soulignons] : « même désir de saisir mon époque à travers des notations au jour le jour sur le monde extérieur tel que je le traverse, dans sa quotidienneté9 ». Dans L’Atelier noir, elle cherche « la forme la plus apte à saisir la vérité » et se désole de ne pas la trouver (AtN, p. 73). Quant aux textes basés sur la mémoire, c’est le terme « sauver » qui revient plusieurs fois, connotant, lui aussi, la captation dans l’effet produit. Ainsi, dans L’Occupation, une intervention métatextuelle de la narratrice donne-t-elle la raison d’être du livre que le lecteur a entre les mains : « Écrire a été une façon de sauver ce qui n’est déjà plus ma réalité […] » (Oc, p. 910). On peut lire par ailleurs que cette entreprise de sauvetage dépasse largement le cadre d’un seul livre, pour s’appliquer à tout ce qu’elle écrit. Dans L’Écriture comme un couteau, l’auteure fait de ce geste sa principale motivation, qui consiste à garder des traces en écrivant. La comparaison avec l’enregistrement est flagrante ici : « Sauver de l’effacement des êtres et des choses dont j’ai été l’actrice, le siège ou le témoin, oui, je sens que c’est là ma grande motivation d’écrire. C’est par là une façon de sauver aussi ma propre existence » (ÉC, p. 124-125). « Sauver » est aussi le mot qui revient deux fois pour conclure l’entreprise de fixation de la mémoire que peut constituer Les Années (LA, p. 1084-1085). Elle va jusqu’à utiliser l’expression « retenir la vie », lorsqu’il s’agit de sa mère mourante : « Quand j’écrivais sur elle après les visites, est-ce que ce n’était pas pour retenir la vie ? » (JNS, p. 653)10. Son grand intérêt pour la photographie témoigne également de cette volonté de garder des traces. Il est d’ailleurs remarquable que les photos décrites dans L’Usage de la photo sont celles d’un désordre (vêtements laissés ici et là après l’amour), trace par excellence d’un passage qui risque l’effacement, puisque tout désordre est condamné à être rangé. Notons que cette volonté de garder intact le désordre du passage de l’amant était déjà présente dans Passion simple : « J’aurais voulu conserver tel quel ce désordre où tout objet signifiait un geste, un moment […] » (PS, p. 663). Elle utilise aussi, dans le journal intime qui a servi de support à Passion simple, le verbe « fixer » qui n’est pas étranger au langage photographique : « J’écris ces détails pour me souvenir, fixer les choses […] » (SP, p. 742).
Dire « je », mais éviter le « moi »
14À côté de l’attitude perceptive de la narratrice et de sa volonté de saisir, c’est-à-dire d’enregistrer, il y a une autre caractéristique littéraire qui peut être comparée à celle d’un dispositif d’enregistrement de film documentaire : la place assumée de la narratrice. À l’instar de certains documentaires audiovisuels qui assument la présence d’une équipe technique (par la voix hors-champ du réalisateur, la présence du micro dans le champ, etc.), la narratrice prend souvent soin d’indiquer le lieu, la date, voire l’heure et la place précise qu’elle occupe au moment où elle observe et prend note : « Dans le R.E.R., un type saoul, derrière, au fond, répète haut : “Je n’ai pas peur moi. […]” » (JDD, p. 523, nous soulignons) ou « Lundi 12 novembre / Après-midi. À l’entrée d’Auchan […] » (RLL, p. 21). Les nombreuses interventions métatextuelles sont aussi une manière littéraire d’afficher sa présence, ce qui n’est pas sans rappeler l’attitude réflexive de certains documentaristes sur leur travail au moment même où ils sont en train de filmer. On pense en particulier à Alain Cavalier :
Au sol, des caisses fermées et empilées de morues : 65 euros les 10 kg. Une femme noire en longue robe à fleurs s’arrête devant, hésite, s’en va.
[Dilemme. Vais-je ou non écrire « une femme noire », « une Africaine » – pas sûr qu’elle le soit – ou seulement « une femme » ? (…)](RLL, p. 21)
15Cette intervention donne l’impression d’une simultanéité avec l’événement observé, parce qu’elle est insérée dans la description, même si elle a peut-être été écrite après coup. Une autre intervention métatextuelle témoigne de l’écriture sur le vif : « Il fait un temps splendide comme en novembre. Ce n’est plus novembre cependant [paragraphe suivant :] 15h30. Il est arrivé quand je finissais d’écrire “cependant” » (SP, p. 733-734).
16Annie Ernaux, dans L’Écriture comme un couteau, confirme cette simultanéité des réflexions pendant l’écriture : « Les notations qui figurent dans mes livres depuis La Place me viennent au fur et à mesure que j’écris, elles ne sont pas raboutées au texte, avec lequel elles entretiennent d’ailleurs un lien étroit, avec ce texte-là, pas un autre » (ÉC, p. 144).
17Concernant la discrétion de cette présence, elle se lit dans une volonté d’effacement parfois et, plus exactement, d’une recherche d’un « je » qui ne serait pas un « je ». Ses nombreuses hésitations entre l’emploi du « je » ou du « elle » dans L’Atelier noir, sa recherche d’une énonciation « objective », attestent ce souci d’effacement. Au lieu de choisir entre deux positions antagonistes, elle finira par opter pour une position intermédiaire, inédite : elle choisira le « je », (« C’est le elle pour le moi qui ne me va pas », AtN, p. 62) mais en prenant de la distance : « Il suffit de me mettre dans une voix, dans la “distance” » (AtN, p. 90). Déjà dans L’Écriture comme un couteau, après avoir dit qu’elle voulait « sauver », elle ajoute : « Mais cela ne peut se faire sans cette tension, cet effort […], sans une perte du sentiment de soi dans l’écriture, une espèce de dissolution, et aussi avec une mise à distance extrême » (ÉC, p.125).
18Ce « je » dépersonnalisé, en quelque sorte, lui permet aussi de se dédoubler, d’être extérieure à elle-même : « […] peut-être la distance : se voir comme une autre femme déjà » (AtN, p. 80). « Puis-je parler de moi comme d’une personne extérieure ? » (AtN, p. 101). Un peu plus loin dans le texte – c’est-à-dire un peu plus tard (en 1994) – elle se dit « spectatrice » d’elle-même (AtN, p. 122). Dans l’entretien qu’elle nous avait accordé, en 2012, dans le cadre d’une thèse11, elle reprend une formule qu’elle avait déjà utilisée, celle d’un « je transpersonnel12 » pour définir ce « je » qu’elle observe à distance :
Je dirais que le « je » est pour moi « transpersonnel », c’est-à-dire à la fois éloigné du « moi », « autre » donc et habité par les autres, de plus en plus proche du « nous » et du « on » qui deviendront d’ailleurs les pronoms des Années. La tentation de l’impersonnel absolu est une tentation de mon écriture…
19Remarquons que ce « je » observé est aussi un « je » qui observe. Cette dépersonnalisation du « je » observant ressemble à ce qu’on appelle l’« œil » de la caméra, qui désigne davantage un regard dépersonnalisé que l’œil physique du documentariste. La présence d’une équipe, dans un film documentaire, se traduit, en effet, le plus souvent, par la présence d’un regard (et d’une écoute) que l’on ne peut pas attribuer à une personne précise.
Ne pas porter un regard surplombant
20L’attitude distanciée, jamais surplombante, de la narratrice par rapport aux êtres observés rappelle également l’attitude de certains films documentaires, respectueux du sujet filmé, gardant toujours une certaine distance et, surtout, filmant à « hauteur d’homme ». Plutôt que de parler de narrateur, on pourrait utiliser le terme d’énonciateur, qui permet de dépersonnaliser encore cette « instance » qui regarde et écoute.
21Cette place non surplombante de l’énonciateur offre une place au lecteur/spectateur. L’expression de Barthes reprise par Rabatel, « Je suis celui qui a la même place que moi13 » devient, pour ces œuvres, « je suis celui qui a une place ». Il n’est plus question de s’identifier à un personnage, mais d’assumer une position extérieure de lecteur/spectateur, par la place qui est proposée. Cette identification au point de vue de l’énonciateur est aussi une caractéristique cinématographique particulièrement présente dans le documentaire : il s’agit de ce qu’on appelle l’« identification primaire » (identification à la caméra) que l’on distingue de l’« identification secondaire » (identification au personnage).
22De plus, par cette place proposée, c’est un autre rapport qui s’installe entre l’auteur et le lecteur. En effet, le lecteur n’est plus soumis à un énonciateur tout-puissant, mais il est mis en présence d’un énonciateur discret qui se contente de lui faire partager son point de vue distancié sur ce qu’il observe lui-même, sans être sûr de tout comprendre. La place d’énonciateur tend à installer le lecteur sur un pied d’égalité, sans jamais chercher à le dominer ni à dominer celui qu’il observe par un point de vue surplombant.
23Dans notre entretien, déjà évoqué, voici comment Ernaux justifie cette attitude non surplombante :
Écrire dans la distance est une posture, ou un choix, qui me vient peut-être de ma situation de transfuge dans le monde social (ma mémoire est dans le monde dominé et par mon acculturation et mon mode de vie je me trouve dans un autre, dominant, dont je suis l’observatrice plus ou moins mal impliquée). En un sens, l’écriture de la distance résout cette contradiction. Elle m’installe aussi dans une sorte de lieu où je suis une non-personne, un vide où l’Autre peut s’installer. Mais tout cela, du processus d’écriture, est difficile à mettre en mots. Peut-être devrais-je me fonder sur des phrases qui ont jailli de moi à certains moments, comme, dans Journal du dehors, « Je suis traversée par les autres comme une putain ».
24La présence d’interventions métatextuelles a aussi pour effet de ne pas « surplomber » le lecteur, non seulement parce que ces réflexions sur l’écriture affichent la volonté de partager un point de vue mais aussi parce qu’elles révèlent une narratrice peu sûre d’elle, hésitante, cherchant à comprendre son propre geste d’écriture. Par cette attitude, la narratrice fait partie de ces « narrateurs déstabilisés » identifiés par Dominique Viart, dans la littérature contemporaine : « le narrateur-auteur intervient fréquemment dans le texte, mais il le fait pour manifester ses doutes, son malaise, ses perplexités14 ». La publication des journaux intimes (« Je ne suis pas sortie de ma nuit » et Se perdre), correspondant à la matière brute ayant servi à deux récits déjà publiés (Une femme et Passion simple), ainsi que la publication plus tardive du « journal d’écriture » (L’Atelier noir), reflètent également une certaine disposition à se présenter au lecteur, sans fard, dans une fragilité assumée. Ernaux dit, citant Rousseau, qu’il lui fallait « fournir toutes les pièces » (ÉC, p. 39). Elle reconnaît que cela fut difficile à faire. Publier son journal d’écriture, alors qu’il n’était pas destiné à la publication a été « une sorte de défi : révéler l’élaboration hasardeuse, souvent difficile de mes livres et par-dessus tout, peut-être, à quel point l’écriture peut être une obsession, un mode de vie… » (entretien).
Ni cinéma, ni littérature
25La comparaison entre l’écriture d’Annie Ernaux et le dispositif d’un certain cinéma documentaire n’aurait pas beaucoup de sens si l’on se contentait de pointer quelques procédés communs. La « cinématographie de l’écriture » doit être comprise ici comme une dimension cinématographique – en l’occurrence documentaire – de l’écriture, produisant une autre forme de littérature. La volonté de saisir, geste comparable à l’enregistrement cinématographique, n’aboutit pas seulement à restituer quelques paroles entendues ici et là. Son travail d’écrivain ne doit pas être réduit à la capacité de l’auteur à « enregistrer » ou, dit autrement, à sa mémoire exceptionnelle.
La transformation, ou plus simplement l’utilisation, l’incorporation des notes, quelles qu’elles soient, est dépendante de la structure du texte, de sa « voix » et on voit bien, je crois, dans L’Atelier noir, que rien n’est possible tant que tout cela, y compris le mode d’énonciation, « je » ou non, n’est pas trouvé. Cela m’amuse beaucoup quand on me félicite pour ma mémoire, les souvenirs ne sont qu’un matériau inerte, une sorte de dictionnaire, tant que la forme ne les emporte pas dans son mouvement. Bien entendu, en écrivant, d’autres éléments interviennent et il y a cette « évaluation » de l’image du souvenir : son sens, son possible développement ou non, à peu près comme un cinéaste le fait dans une prise de vue, une scène. (Entretien)
26Il s’agit de donner une forme à l’écriture, c’est-à-dire, selon Annie Ernaux, de faire de la « fiction », mais au sens étymologique du terme : étymologiquement, fiction vient de fingere qui signifie d’abord « façonner », selon le dictionnaire Gaffiot (« forger » nous dit Jacques Rancière15). Tous ses textes, y compris les journaux, sont des textes « concertés » (ÉC, p. 23). Et la recherche d’une écriture « plate » (Pl, p. 442) fait partie de ce travail de mise en forme. Quand nous l’avions interrogée sur son expression « écriture de la distance », la comparant à un dispositif cinématographique, elle faisait ce commentaire :
C’est d’abord une attitude que je veux avoir par rapport au sujet du texte, c'est-à-dire une observation la plus objective possible, un regard non empathique qui permette d’échapper à l’expression d’un vécu spontané. Ensuite, c’est trouver l’écriture – le « style de la distance » – qui fasse juste « voir », comme au cinéma, pas n’importe lequel, celui qui est avare de dialogues, de psychologie, celui qui suscite l’émotion et la réflexion par le comportement des personnages. Tout le temps que j’ai écrit La Place, je pensais à La Strada. Et quand j’ai vu le film de Christian Mungiu, Quatre mois, trois semaines deux jours, j’ai eu l’impression que c’était ce que j’avais voulu faire dans L’Événement.
27Notons que les films qu’elle cite sont des films de fiction. En effet, si la manière présente des filiations avec le cinéma documentaire, l’objectif d’Annie Ernaux n’est pas de faire du document. Dans L’Atelier noir, elle dit ne vouloir faire ni de la fiction (au sens classique) ni du document (AtN, p. 53). Elle s’est aussi expliquée là-dessus :
Ni fiction ni document, cela voulait dire, veut toujours dire, que je récuse une matière inventée, imaginée, que la réalité, telle que ma mémoire et mon observation me la fournissent, est cette matière d’écriture mais en même temps il me faut trouver une forme (autre sens de fiction) pour cette matière, et cela va au-delà du choix d’éléments qu’implique aussi tout documentaire ou témoignage.
28Autrement dit, il ne n’agit pas simplement d’imiter le cinéma, mais de trouver une autre forme de littérature en s’inspirant de ce que le cinéma permet de faire. Sous l’expression « cinématographie de l’écriture », Jean Cléder désigne aussi les formes d’hybridation entre la littérature et le cinéma où il s’agit de « d’utiliser des opérations cinématographiques pour les incorporer à l’écriture littéraire et la rendre capable d’analyser de nouveaux aperçus de l’expérience que ni le cinéma ni la littérature n’avaient encore, séparément, réussi à isoler16 ».
29Un passage de Regarde les lumières mon amour, illustre cette recherche d’une écriture singulière qui revendique la dimension visuelle de la textualité :
Je passe devant l’étal presque désert de la poissonnerie [...] Au sol, des caisses fermées et empilées de morues : 65 kg les 10kg. Une femme noire en longue robe à fleurs s’arrête devant, hésite, s’en va.
[Dilemme. Vais-je ou non écrire « une femme noire », « une Africaine » – pas sûr qu’elle le soit – ou seulement « une femme » ? Je suis devant un choix qui, singulièrement aujourd’hui, engage la lecture qui sera faite de ce journal. Écrire « une femme », c’est gommer une caractéristique physique que je ne peux pas ne pas avoir vue immédiatement. C’est en somme « blanchir » implicitement cette femme puisque le lecteur blanc imaginera, par habitude, une femme blanche. C’est refuser quelque chose de son être et non des moindres, sa peau. Lui refuser textuellement la visibilité. Exactement l’inverse de ce que je veux faire, de ce qui est mon engagement d’écriture : donner ici aux gens, dans ce journal, la même présence et la même place qu’il occupent dans la vie de l’hypermarché. Non pas faire un manifeste en faveur de la diversité ethnique, seulement donner à ceux qui hantent le même espace que moi l’existence et la visibilité auxquelles ils ont droit. Donc j’écrirai, « une femme noire », « un homme asiatique », « des ados arabes » quand bon me semblera.(RLL, p. 21-22)
30Déjà, en 1948, Claude-Edmonde Magny pointait cette spécificité du cinéma et défendait la thèse de l’évolution des techniques romanesques par « l’imitation, consciente ou non, des procédés du film17 ». Elle prenait pour exemple, surtout, la capacité (nature ?) cinématographique de montrer sans dire. C’est par l’influence du cinéma que Magny expliquait l’évolution du roman américain et, dans une moindre mesure, celle du roman français. Elle a constaté, notamment chez Hammet, l’apparition d’une esthétique nouvelle et singulière qu’elle a appelé la « technique objective ». Magny associe ce mode de narration au behaviorisme. Le behaviorisme, explique-t-elle, se définit « par un parti-pris de tenir pour seul réel, dans la vie psychologique d’un homme ou d’un animal, ce qu’en pourrait percevoir un observateur purement extérieur, représenté à la limite par l’objectif d’un appareil photographique […]18 ». Annie Ernaux utilise les mêmes termes dans L’Atelier noir quand elle dit refuser désormais toute psychologie (explication): « Une sorte de behaviorisme, ce que j’appelle moi l’écriture objective » (AtN, p. 33).
31Dans L’Atelier noir, elle dit « rêver d’une autre énonciation : la phrase nominale, personne ne parle ici » (AtN, p. 72). La singularité de son écriture tient dans un paradoxe que connaît le cinéma documentaire : la recherche d’une écriture qui soit à la fois restitution d’une réalité et forme produisant de l’émotion :
Mon grand désir, c’est d’avoir une écriture quasi transparente, qui fait que les choses sont là, que le « style » ne les occulte pas aux yeux du lecteur, et en même temps une écriture sensible, presque émotive… (Entretien)
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