Colloques en ligne

Florence de Chalonge

 Itératisme et écriture transpersonnelle : Une femme d’Annie Ernaux

1L’œuvre d’Annie Ernaux présente une certaine « inflation de l’itératif », un certain « itératisme », pour reprendre le néologisme de Genette à propos de Proust1. Certes, son récit minimaliste ne nous entraîne pas dans le vertige des digressions proustiennes, mais il semble que cette présence constante touche à bien des aspects formels et thématiques importants de l’œuvre. D’abord, et à l’évidence, l’itératif est à rapporter aux usages du présent d’habitude et de l’imparfait de répétition que l’auteure adopte volontiers. Ensuite, on sait cet emploi propre à animer les récits de vie, de type autobiographique, particulièrement ceux, dit Lejeune, qui, reculés dans le temps, se consacrent à l’enfance2. Si Annie Ernaux récuse l’appartenance de ses livres « à un genre précis, roman et même autobiographie. Autofiction ne [lui] conv[enant] pas non plus3 », l’itératif qui procède « par assimilation et par abstraction4 » peut servir une écriture qu’elle décrit comme étant « transpersonnelle5 ». Abandonnant le « fictif » pour le « véridique », le je d’Écrire la vie ambitionne en effet de dépasser les contours stricts de la personne dans la mesure où l’écrit ne représente pas pour Annie Ernaux le moyen d’une construction identitaire, mais cherche à fixer, au-delà du soi, « les signes d’une réalité familiale, sociale ou passionnelle6 ». « Ce n’est pas parce que les choses me sont arrivées à moi que je les écris, c’est parce qu’elles sont arrivées, [et] qu’elles ne sont donc pas uniques » (VL, p. 108), précise l’auteure. En ce qu’il repose sur des « rapports de similitude7 », l’itératif peut décrire ce commun qui intéresse Ernaux. Enfin, d’un point de vue thématique, il sert l’expression de la vie ordinaire sur lequel repose le caractère ethnographique d’Écrire la vie et organise efficacement la représentation d’un quotidien en évitant les innombrables répétitions dont il est fait8.

2Mais c’est aussi d’une autre manière qu’on peut se demander pourquoi l’écriture transpersonnelle d’Annie Ernaux est à ce point itérative. L’itératisme est-il à mettre en relation avec l’affaiblissement de la narrativité qui s’y manifeste ? Dans Passion simple, l’auteure prend soin d’indiquer au lecteur : « Je ne fais pas le récit d’une liaison, je ne raconte pas une histoire […] avec une chronologie précise […]. J’accumule seulement les signes d’une passion, oscillant sans cesse entre “toujours” et “un jour”, comme si cet inventaire allait me permettre d’atteindre la réalité de cette passion » (PS, p. 667). Au lieu de raconter, l’auteure accumule, inventorie, tandis que l’oscillation entre « toujours » et « un jour » marque pour elle la tension irrésolue entre l’itératif et le singulatif. Il est vrai que Passion simple fait partie (avec L’Occupation) de ce qu’Annie Ernaux appelle des « analyses », mais plus généralement, une fois que le roman est derrière elle, l’auteure qualifie d’« explorations » ce qui ne reçoit pas davantage de sa part le nom de récit, mais celui de « texte » (ÉC, p. 23), d’un texte qui s’appuie principalement sur l’énumération, le portrait ou la scène. Or, avec Danielle Chatelain, on peut poser la question de savoir si le plus souvent l’itératif « participe […] activement au déroulement chronologique de la narration » ou si, à la manière de la description, il ne présente pas plutôt les faits « sous la forme de tableaux synthétiques et immobiles9 ».

3Publié en 1987, Une femme est l’un des grands livres « auto-socio-biographiques10 » de l’auteure. Relevant de l’écriture transpersonnelle, il a moins pour ambition de « retrouver » le « moi » passé de la mère que de « le perdre dans une réalité plus vaste, une culture, une condition, une douleur, etc. » (ÉC, p. 23). C’est ce texte qui nous conduira à examiner les manifestations de l’itératif en relation avec l’énonciation, l’énumération et la qualification, pour les liens qu’ainsi il entretient avec le singulatif, avant d’envisager l’intégration de la séquence itérative dans la progression narrative.

4Dans les premières pages d’Une femme, l’auteure définit une sorte de pacte de lecture : il faut reconnaître à son texte une « nature littéraire », dans la mesure où les « mots » sont seuls détenteurs de « la vérité sur [l]a mère », mais ce « littéraire » est à comprendre en son sens étymologique, puisque Annie Ernaux entend en rester, selon sa formule célèbre, « au-dessous de la littérature » (F, p. 560) : elle ne s’autorisera ni la fiction, ni, pour reprendre une expression de La Honte (1997), « la jubilation du style » (H, p. 238). Pour servir cette « vérité », Annie Ernaux entend combiner deux attitudes : d’un côté, et parce qu’il s’agit de prendre en compte le lien qui l’unit à sa mère – « la seule femme qui ait vraiment compté » (F, p. 560) – son « premier mouvement, en parlant d’elle, c’est de la fixer dans des images sans notion de temps » ; « pour moi, ma mère n’a pas d’histoire. Elle a toujours été là », précise-t-elle : le mieux serait alors « d’évoquer en désordre des scènes dans lesquelles elle apparaît » (p. 560) et de « conserver de [sa] mère des images purement affectives […] sans leur donner de sens » (p. 573). On trouvera certaines de ces « [i]mages d’elle, entre quarante et quarante-six ans », au milieu du livre (F, p. 571-576), où la force de l’impact imageant est le plus souvent modulée par l’itération (« à un repas de communion, elle a été saoule et elle a vomi à côté de moi. À chaque fête, ensuite, je surveillais son bras allongé sur la table, tenant le verre, en désirant de toutes mes forces qu’elle ne lève pas » [F, p. 572, c’est nous qui soulignons]). Mais Annie Ernaux a aussi, et surtout, pour projet de « saisir la femme qui a existé hors [d’elle] » et d’inscrire la mère dans le temps de la vie personnelle et sociale. De la naissance à la mort, en passant par l’enfance, le mariage, les déménagements et les deuils, les épisodes marquants de l’existence d’« une femme » sont déroulés dans une continuité temporelle qui présente pour unique accident celui survenu « un soir de décembre 79, vers six heures et demie », le jour où « elle a été fauchée sur la Nationale 15 par une CX qui a brûlé le feu rouge » (F, p. 587). Cet événement seul fait rupture : après, « [e]lle a changé », insiste Annie Ernaux (F, p. 588). Le livre se présente donc, ainsi que l’a voulu l’auteure, « à la jointure du familial et du social, du mythe et de l’histoire » (F, p. 560).

5Comme La Place, le livre du père, Une femme, construit sur un retour en arrière, présente une structure circulaire. Il s’ouvre sur l’annonce de la mort de la mère, enchaîne avec l’épisode de son enterrement et fait place à une période de deuil à l’issue de laquelle l’auteure prend la décision d’« écrire sur [sa] mère » (F, p. 560). Le livre finit lorsqu’il rejoint le moment de la mort évoqué à l’ouverture pour un épilogue nous ramenant au présent de l’écriture, en février 1987, alors que « dix mois » (F, p. 596) ont passé.

Itératif et énonciation 

6Le prologue d’Une femme – qui va de l’annonce de la mort jusqu’au repas d’inhumation dans un restaurant d’Yvetot11 – offre un contraste au regard du reste du livre en s’interdisant presque tout « effort d’abstraction ou de synthèse12 », typique, selon Genette, de l’itératif. La mort de la mère reste un événement éminemment singulier. Il est ici rapporté d’après les faits, et en leur chronologie ; étape par étape, la séquence déroulée au passé composé est rattachée à l’énonciation, quoiqu’elle présente les caractéristiques de l’« écriture plate » de l’auteure qui refuse l’« “émouvant” » et le « “passionnant” » (Pl, p. 442). Cette mort, décrite à travers les rituels des obligations sociales auxquelles elle conduit, ne présente aucun caractère exceptionnel : la sobriété et le banal dominent à chaque instant la relation des faits. Quand on en arrive à l’épisode du repas, on trouve l’un des rares énoncés à caractère itératif13 de ce prologue :

Le service était lent, nous parlions du travail, des enfants, quelquefois de ma mère. On me disait, « ça servait à quoi qu’elle vive dans cet état plusieurs années ». Pour tous, il était mieux qu’elle soit morte. C’est une phrase, une certitude, que je ne comprends pas. (F, p. 559 ; c’est nous qui soulignons).

7Dans cet exemple, où la parole est rapportée au moyen d’un discours narrativisé (« nous parlions du travail, des enfants »), l’adverbe de fréquence « quelquefois14 » vient indiquer la dimension itérative de l’action lorsque la conversation porte sur la mère, soulignant le caractère paradoxal de ce relatif silence en de telles circonstances. Toujours du point de vue aspectuel, la réplique présente ici un statut ambigu : introduite par un verbe de parole à l’imparfait, elle renvoie plutôt à une idée partagée (« pour tous ») qu’à un véritable énoncé proféré (d’autant plus que le locuteur est un « on »). Mais en raison des guillemets, le lecteur hésite : la phrase a-t-elle été dite en l’état (l’imparfait apparente plutôt la réplique à un indirect libre, c’est-à-dire à un discours transposé) ou s’agit-il de l’expression exemplaire du sentiment éprouvé par tout un chacun ? Le commentaire maintient l’ambiguïté : le propos s’apparente à la fois à « une phrase » et à « une certitude », toutes deux jugées incompréhensibles par l’auteure.

8On voit que la parole censément dite n’est pas réellement singulative (sans sujet défini, l’énoncé garde un caractère impersonnel ou, pour reprendre le vocabulaire d’Ernaux, transpersonnel). D’une manière générale, les répliques et les mots isolés par les guillemets sont chez Annie Ernaux le lieu d’un commun, d’un sociolecte, ou l’expression d’un lieu commun, loin de la manifestation singulière d’une pensée ou d’un caractère. Par ailleurs, Une femme n’accorde aucune place au dialogue ; le texte se contente de faire saillir des répliques isolées par l’usage de guillemets. Ces prises de parole sont en fait quasi exclusivement celles de la mère. Ainsi, après la mort du père, alors que la mère est venue habiter chez sa fille à Annecy, on voit comment le dialogue entre mère et fille ne prend pas : « De loin, elle m’a crié : “Tu n’es pas en retard !” D’un seul coup, je me suis dit avec accablement, “maintenant je vais vivre toujours devant elle” » (F, p. 583 ; c’est nous qui soulignons).

9Au « tu » que la mère adresse à sa fille, le « je » ne répond pas. À la place, l’apostrophée parle en elle-même (« je me suis dit ») : aucune interaction verbale n’a lieu, mais parce que c’est « devant elle », sa mère, que la fille devra désormais vivre, c’est en elle qu’elle s’effraie de cette exposition permanente, comme si l’intériorité devenait le seul moyen de se soustraire à ce face-à-face.

10Dans Une femme, l’absence de dialogue peut être mise au compte du refus par l’auteure de la fiction à laquelle la littéralité présumée de ces échanges ne manque pas de faire signe15. Mais il faut noter qu’en ce qui concerne les relations avec sa mère, l’auteure confiait à Michelle Porte : « En un sens, on se comprenait, elle et moi, sans rien dire » (VL, p. 41). Il y avait entre la mère et la fille, pense Annie Ernaux, une façon d’exister dans les « choses tues » (ibid., p. 44). On peut alors éprouver une sorte d’ironie tragique lorsque l’auteure se désole du comportement de sa mère atteinte de la maladie d’Alzheimer. L’entendant un jour « parler avec des interlocuteurs qu’elle seule voyait », elle écrit, catastrophée, « sur un morceau de papier, “maman parle toute seule”» (F, p. 591 ; c’est nous qui soulignons) ; pour le lecteur, on peut dire, en quelque sorte, que cela a été toujours plus ou moins le cas.

Itératif et qualification

11À la suite du prologue, s’ouvre la période de deuil. Celle-ci est retranscrite sur le mode fréquentatif à partir d’une unité qui sert de repère temporel et chronologique à l’itération : sa durée est fixée (« une semaine ») et la diachronie précisée (c’est la semaine qui « suit » l’enterrement) :

Dans la semaine qui a suivi, il m’arrivait de pleurer n’importe où. En me réveillant, je savais que ma mère était morte. Je sortais de rêves lourds dont je ne me rappelais rien, sauf qu’elle y était, et morte. Je ne faisais rien en dehors des tâches nécessaires pour vivre, les courses, les repas, le linge dans la machine à laver. Souvent j’oubliais dans quel ordre il fallait les faire, je m’arrêtais après avoir épluché des légumes, n’enchaînant sur le geste suivant, de les laver, qu’après un effort de réflexion. Lire était impossible. Une fois, je suis descendue à la cave, la valise de ma mère était là, avec son porte-monnaie, un sac d’été, des foulards à l’intérieur. Je suis restée prostrée devant la valise béante. C’est au-dehors, en ville, que j’étais le plus mal. Je roulais, et brutalement : « Elle ne sera plus jamais nulle part dans le monde ». Je ne comprenais plus la façon habituelle de se comporter des gens, leur attention minutieuse à la boucherie pour choisir tel ou tel morceau me causait de l’horreur
Cet état disparaît peu à peu. (F, p. 559 ; c’est nous qui soulignons).

12Dans cette séquence itérative dont le temps est compté, l’espace de la peine est toutefois mieux structuré que sa temporalité. Ce que Genette appelle la « spécification16 » d’une unité itérative, c’est-à-dire le « rythme des récurrences », se suffit ici d’un « souvent » qui contraste avec le semelfactif « une fois ». On apprend que l’orpheline pleure « n’importe où » (et non pas « n’importe quand ») celle qui « ne sera plus jamais nulle part dans le monde » : l’antithèse du tout et du rien trouve l’expression spatiale d’un partout chaotique (« n’importe où », c’est-à-dire aussi là où il ne faudrait pas pleurer, là où l’on se surprend à pleurer)qui contraste avec l’absolu du « nulle part ». Mais le deuil se vit également dans un décor plus circonstancié à travers la séparation entre le dedans et le dehors (« au dehors », c’était là où elle était « le plus mal », explique l’auteure) que deux lieux représentent : chez elle, « la cave » ; en ville, « la boucherie ». En réalité, en cette période de deuil, la fille habite les espaces contigus de la morgue par où la mère est passée (la boucherie est devenue un insupportable étalage de chairs mortes) et du caveau dans lequel désormais elle repose (par analogie, la cave est l’endroit où elle a surpris la valise de sa mère « béante », telle une tombe non encore refermée). On voit que le cimetière est ici renvoyé à un non-lieu du monde. Il n’est pas même l’un de ces espaces « autres », « hétérotopiques », définis par Foucault17 : souvenons-nous que la mère est désormais « nulle part dans le monde ».

13Annie Ernaux nous livre ici non pas un récit itératif à proprement parler, mais plutôt un autoportrait, celui d’une femme en deuil, orpheline de mère. On trouve là l’une des vocations de l’itératif, celle du « portrait moral » comme l’indique Genette, en évoquant La Bruyère18. Il reste que l’auteure ne se représente pas en procédant à une quelconque introspection. C’est à partir de son comportement, et non de l’altération de son caractère, que son portrait est brossé ; elle fait intervenir, comme à l’accoutumée, les choses concrètes de la vie. C’est ainsi que l’atroce banalité du quotidien décrit désormais l’extraordinaire douleur de la perte. Le brusque décousu des activités routinières – faisant surgir ce qu’elle appelle « des instants de vide » (F, p. 559) – montre que la mort, qui partout cherche à s’insinuer, grippe les automatismes les plus simples, les confrontant à l’absurde des occupations humaines : « Je m’arrêtais après avoir épluché des légumes, n’enchaînant sur le geste suivant, de les laver, qu’après un effort de réflexion » (loc. cit.).

14Ici l’itératif a une fonction qualifiante : à l’aide de ces récurrences, soutenues par un imparfait qui, si l’on en croit Ducrot, possède à lui seul le pouvoir de « transformer l’événement en qualité19 », le sujet est qualifié dans cet « état » si particulier dont Annie Ernaux nous dit qu’il fut passager. Deux semaines plus tard (« [i]l y aura trois semaines demain que l’inhumation a eu lieu »), elle pourra se mettre à l’écriture, et regarder quelques photos de sa mère (F, p. 559).

Itératif et énumération

15Dans le passage ci-dessus, on remarque que figure une courte énumération. On lit : « Je ne faisais rien en dehors des tâches nécessaires pour vivre, les courses, les repas, le linge dans la machine à laver » (F, p. 559 ; c’est nous qui soulignons). Par contraste avec l’itératif, l’énumération a tendance à singulariser en désignant. Au plus près de la chose, le mot en offrirait un équivalent (là réside, comme le dit Philippe Hamon, « l’utopie […] de la langue comme nomenclature20 »). Mais cette singularité est mise à mal par l’usage du pluriel, d’un pluriel numéral d’abord (l’énumération suppose le nombre), mais également du pluriel induit par la répétition (« les courses, les repas »). Sans penser, ainsi que le soutient Danielle Chatelain (s’appuyant sur la grammaire structurale d’Otto Jespersen), que le pluriel est à lui seul le signe d’un itératif21, on peut toutefois affirmer que les pluriels associés à l’imparfait soutiennent ici l’idée d’une récurrence.

16Un autre exemple nous montre combien l’écriture d’Annie Ernaux combine étroitement itération et énumération (comme alternative à la description proprement dite, relativement absente chez l’auteure) :

Elle n’avait jamais le temps, de faire la cuisine, tenir la maison « comme il faudrait », bouton recousu sur moi juste avant le départ pour l’école, chemisier qu’elle repassait sur un coin de table au moment de le mettre. À cinq heures du matin, elle frottait le carrelage et déballait les marchandises, en été elle sarclait les plates-bandes de rosiers, avant l’ouverture. Elle travaillait avec force et rapidité, tirant sa plus grande fierté de tâches dures, contre lesquelles pourtant elle pestait, la lessive du gros linge, le décapage du parquet de la chambre à la paille de fer. (F, p. 574 ; c’est nous qui soulignons).

17Le passage débute par une mention temporelle présentée sous une forme négative : « Elle n’avait jamais le temps ». Ce temps manquant est déployé en une courte série itérative. Il y a les moments où il faut faire ce qu’il y a à faire alors qu’on n’a pas le temps de le faire (c’est-à-dire « juste avant le départ de l’école » ou « au moment de mettre [le chemisier]») et les moments où l’on fait ce qu’il y a à faire alors que ce n’est pas le moment de le faire, « à cinq heures du matin » ou « avant l’ouverture » du café-épicerie. Cette rapide déclinaison du temps n’organise pas cependant un véritable emploi du temps : si les deux premières unités se font pendant (c’est « juste avant » ou « au moment de »), « à cinq heures du matin » est mis étrangement en regard avec « en été » : il faut attendre la fin de la phrase pour trouver son véritable symétrique « à l’ouverture ». On s’aperçoit alors que ce n’est pas seulement le parallèle des temps, mais également celui des faits qui sous-tendent la logique itérative (frotter, sarcler). L’énumération donne ensuite à l’action une certaine ampleur : le dur travail domestique devient la « lessive du gros linge » et le « décapage du parquet » ; de même, tenir la maison faisait appel à la couture et au repassage.

18Si l’on pense que l’itération opère une mise en ordre du temps, en ce qu’elle cherche, comme le dit Danielle Chatelain, à « reconstruire la “réalité” de manière intelligible22 », instaurant parallèles, analogies et différences, la liste, quant à elle, opère plutôt une sorte de mise à plat du monde du fait que son principe d’ordre est la succession (les listes pouvant d’ailleurs accueillir la plus grande disparate). Pour Bernard Sève, le « paradoxe » de la liste réside en cette « abondance pauvre » : « construire est autre chose qu’additionner, et la liste est seulement additive. En s’allongeant elle s’affaiblit, parce que son caractère additif (et non pas construit) apparaît de plus en plus nettement23 ». Les courtes listes d’Annie Ernaux ne sont pas guettées par ce paradoxe et un équilibre entre l’itération qui construit et l’énumération qui additionne est trouvé. Par ailleurs, dans Une femme, la longue liste égrenante, celle qui se contente du mot seul et enkyste24 la narration, est absente : c’est bien l’itération qui est ici le corollaire d’un régime de narrativité faible.

Itératif et progression narrative

19L’itération est un réglage du narratif et du temporel. Du côté de la narration, on peut se demander si au cœur de la définition première qu’a proposée Genette de l’itératif en 1972 – « raconter une seule fois (ou plutôt en une seule fois) ce qui s’est passé n fois25 » –, le vocable « raconter » est à prendre au pied de la lettre. L’itératif est-il toujours « récit itératif » ? On ne peut répondre par l’affirmative qu’à la condition, comme le fait Genette, qui prend Proust pour exemple, de donner à la phrase itérative inaugurale de la Recherche, « Longtemps je me suis couché de bonne heure », qualité de récit26. Dans le Nouveau discours du récit, Genette réaffirme que « Je marche, Pierre est venu sont pour [lui] des formes minimales de récit27 », quand d’autres conceptions de la narrativité ne peuvent se satisfaire de la présence d’un seul acte ou événement28. Ainsi, la narratologie de Françoise Revaz ne verrait dans la phrase de Proust qu’un « énoncé actionnel », car dans ce cadre, toute « suite d’actions » ne fait pas récit, lequel repose sur une « mise en intrigue » (selon le terme forgé par Ricœur pour repenser le muthos aristotélicien) créée par une « tension interne entre le nœud et le dénouement »29 : c’est la distinction qu’on peut établir entre relater et raconter.

20De même, en ce qui concerne la temporalité, on peut poser la question de savoir si l’itératif peut toujours être distingué de la description ou de la scène (encore appelée « description d’actions » par Jean-Michel Adam30), et si c’est à l’aide des mentions fréquentatives qu’on y parvient le plus souvent.

21Un nouvel exemple, emprunté à la vie de la mère, illustre ces difficultés :

Sous l’Occupation, la Vallée s’est resserrée autour de leur épicerie, dans l’espérance du ravitaillement. Elle s’efforçait de nourrir tout le monde, surtout les familles nombreuses, son désir, son orgueil d’être bonne et utile. Durant les bombardements, elle ne voulait pas se réfugier dans les abris collectifs à flanc de colline, préférant « mourir chez elle ». L’après-midi, entre deux alertes, elle me promenait en poussette pour me fortifier. C’était le temps de l’amitié facile, sur les bancs du Jardin public elle se liait avec des jeunes femmes mesurées qui tricotaient devant le bac à sable, pendant que mon père gardait la boutique vide. Les Anglais, les Américains sont entrés dans Lillebonne » (F, p. 569-570 ; c’est nous qui soulignons).

22Ici, deux variations divisent un temps qui se construit sur une alternance. Que faisait la mère « sous l’Occupation » ? Ce sont les bombardements qui organisent ses activités en décidant d’un emploi du temps logiquement partagé entre deux unités itératives : il y a premièrement ce qu’elle fait « durant les bombardements » ; deuxièmement, « entre deux alertes ». Dans le premier cas, la mère reste chez elle, en dépit du danger ; dans le second cas, et si c’est « l’après-midi », nous dit le texte en introduisant une restriction supplémentaire (brisant la symétrie entre les deux options), elle promène sa fille en poussette au Jardin public. Cette deuxième activité prend alors plus d’importance que la première et se prolonge en une courte scène : le « temps de l’amitié facile » y est figuré par la présence « de jeunes femmes mesurées qui tricotaient devant le bac à sable » (en une sorte d’hypallage, la mesure des rangs tricotés s’applique au caractère modéré et raisonnable de ces jeunes femmes, contrastant avec le tempérament volcanique de la mère). Quel est ce statut de cette scène ? Est-elle itérative ? On comprend bien (l’imparfait le suggère) qu’elle a dû se produire plusieurs fois, mais il semble que l’accent soit plutôt mis ici sur l’image produite, et non sur la répétition. C’est comme scène figurée qu’elle marque l’esprit du lecteur31.

23Les « déterminations32 » temporelles (de début et de fin) raccordent cette séquence à la vie de la mère en respectant une chronologie marquée par l’histoire : l’Occupation fait ici suite à l’évocation de « L’exode » – où la mère, partie enceinte à Niort à bicyclette, était revenue méconnaissable « un mois » avant son accouchement, tant elle était sale (F, p. 569) ; elle se termine avec la Libération, que représente l’« entrée » des Alliés dans la ville.

24Par la synthèse qu’il opère, l’itératif produit une rationalisation des faits qui, cette fois, et plus conventionnellement, repose sur un découpage temporel de l’action (à la différence de la semaine qui avait suivi l’enterrement de la mère où l’espace organisait le temps de la vie éplorée). Cette « sorte de classement paradigmatique des événements33 » n’interdit pas mais intègre la présence singulière d’images retenues comme telles par le lecteur.

25Dans Une femme, la vie de la mère s’est écrite à partir d’un agencement chronologique de périodes dont l’importance a été confiée à l’itérativité qui sait « intensifi[er] la valeur des événements34 ». Mais en raison de leur accointance avec le descriptif, ces séquences itératives restituent le temps en morceaux séparés, plus ou moins bien ajustés les uns aux autres. Il faut dire, qu’à la différence du récit proustien, chez Annie Ernaux, l’itératif n’intègre pas le passage du temps : les tranches de vie sont livrées une par une.

26À suivre les propositions de Françoise Revaz selon lesquelles un texte peut présenter « des “degrés” de narrativité divers », on peut penser qu’Une femme est plus narratif qu’une simple « chronique » mais que ce pavement temporel concourt à l’éloigner du « récit » proprement dit35. Or, dans cette histoire à peine dramatisée (on se souvient qu’un seul événement fait rupture : l’accident de voiture), ce qui s’apparente plutôt à une simple « relation36 » des faits s’exempte rarement de l’itération.

   

27L’écriture transpersonnelle d’Annie Ernaux prend appui sur une domination de l’itératif. Plus ou moins saillant, le singulatif qui demeure s’inscrit dans l’énonciation (par la réplique ou la citation), la qualification (celle du portrait ou de la scène) ou l’énumération (ce degré zéro du descriptif). Un dernier exemple, emprunté aux relations ambivalentes de la mère envers sa fille, illustre à merveille, dans l’admirable concision du style de l’auteure, l’intégration du singulatif à l’itératif :

Elle me battait facilement, des gifles surtout, parfois des coups de poing sur les épaules (« je l’aurais tuée si je ne m’étais pas retenue ! »). Cinq minutes après, elle me serrait contre elle et j’étais sa « poupée ». (F, p. 500)

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