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François Dussart

Poétique de la liturgie dans La Honte d’Annie Ernaux

1C’est souvent à travers le blasphème ou l’ironie1 que la religion est présente dans l’œuvre d’Annie Ernaux. Ces modalités provocatrices délivrent une sorte de sauf-conduit qui permet à l’écrivain, à l’intellectuelle de gauche, empreinte d’une éducation chrétienne qu’elle rejette mais qui, en grande partie, la constitue2, de s’aventurer dans une zone intime, maternelle3, à la fois repoussante et attirante, qui se manifeste aussi dans les pratiques de dévotion superstitieuse souvent racontées4. Dans La Honte (1997), la religion fait le lien entre le pensionnat catholique du centre-ville d’Yvetot et la maison. Elle joue – dans ce texte inclassable5 dont certains passages sont des scènes initiatiques courtes mais très denses6 – un rôle ambigu puisqu’elle structure et en même temps déstabilise cet « univers7 » dont le livre entreprend de reconstruire « la cohérence et la puissance8 ».

2C’est avec ces implications qu’il faut entendre que les paroles en ce temps-là quotidiennement répétées du Credo, du Notre Père, de la consécration et plus largement de la messe, mais aussi certains textes bibliques et des récits de vie de saintes ont profondément marqué l’auteure de L’Événement et de Mémoire de fille. Cette liturgie au sens large, déposée en elle – à la racine de son style9 – par les prières, rituels, prophéties et hagiographies, lui offre la matière d’une poétique, en ouvrant l’enquête idéologique ou socio-historique sur une autre parole, fragmentaire et mythique. Loin de tout pittoresque, il faut prendre au sérieux, dans ce livre qui réfléchit sur l’origine et la possibilité même de l’écriture littéraire, l’évocation d’autres livres ; entre autres, d’un « Missel vespéral romain […] dont la conservation au travers des déménagements n’est pas anodine » (H, p. 220). Ce livre sacré aurait décidé – au même titre que Jane Eyre, Une vie, Autant en emporte le vent ou les feuilletons de « La Vie en fleurs » (H, p. 238) – de sa vocation littéraire et lui aurait inspiré « cette chose folle et mortelle10 » (H, p. 224) : cette idée que l’écriture pourrait comporter une dimension sacrificielle qui transformerait l’écrivain en martyre et en rédemptrice. Dans l’œuvre d’Ernaux, toujours partagée entre le contrôle de « l’écriture plate » (Pl, p. 442) et l’abandon d’une « “écriture libre” sans finalité, du moins avouée, lucide » (ÉC, p. 134), en dépit de la volonté répétée d’une description objective et historique, désenchantée, se donne bel et bien à lire une écriture fantasmatique et poétique, dans laquelle les notions chrétiennes de péché, de salut, de communion ou encore de transsubstantiation fonctionnent comme des syllepses cachées dans la narration fragmentaire des souvenirs d’enfance.

3Nous ne nous contenterons donc pas de nous mettre à l’écoute de simples échos du passé. Nous montrerons que la liturgie revisitée informe le texte et qu’elle délivre l’écriture d’Ernaux des entraves d’un « parcours raisonné » lié « au logos (au signifié) » pour lui superposer ou lui préférer « une vérité immanente et empirique, qui se donne dans l’immédiateté et l’évidence, et qui est liée au statut de l’écriture (au signifiant)11 ».

La scène

4Au début de La Honte, Annie Ernaux raconte une scène traumatique de son enfance, lorsque, alors âgée de onze ans et demi, le dimanche 15 juin 1952, elle a empêché son père de tuer sa mère dans « la cave12 » (H, p. 213-214), une pièce qui, comme son nom ne l’indique pas, se trouvait au rez-de-chaussée de la maison familiale, entre la salle du café et une remise (H, p. 229 et VL, p. 21). La description de cet acte est bouclée en deux pages que l’écrivain place en incipit. Le reste de l’ouvrage, où figurent plusieurs autres scènes13, est le fruit d’un travail de documentation, d’enquête et de montage, entrepris par la narratrice adulte pour « atteindre sa réalité d’alors » (H, p. 224).

5Comme la scène proustienne – mais en décapant son amplification indéfinie dans une ascèse de l’essentiel et en préférant le raccourci abrupt à la digression élégante –, la scène de La Honte « joue […] un rôle […] de pôle magnétique pour toutes sortes d’informations et de circonstances annexes » formant « autour de la séance-prétexte un faisceau d’événements et de considérations capables de lui donner une valeur pleinement paradigmatique14 ». Florence de Chalonge souligne que « [l]a scène […] convient à l’évidence aux phases d’exposition, et [que] sa place dans les incipit peut être manière de fondation pour l’histoire15 », avant de rappeler la « qualité originaire » qu’elle a chez Freud, pour qui « elle est le lieu et le scénario où se jouent […] l’organisation fantasmatique de tout être humain confronté au mystère de ses origines16 ».

6Si l’incipit de La Honte peut paraître énumérer les faits sèchement à la manière d’un procès-verbal, le texte en réalité les met en scène en une « hypotypose […] : les objets sont mis en mouvement de sorte qu’ils frappent l’œil autant que l’esprit, et ouvrent d’une certaine manière le textuel sur le figural17 ». En reprenant les catégories de Genette, on peut dire que la scène du meurtre évité est, contrairement aux apparences, moins « dramatique » que « typique18 » : en dépit de sa violence, elle n’a pas « un rôle crucial dans la diégèse » – La Honte n’étant ni un roman ni même un récit à proprement parler –, mais elle « participerait plus de la construction de l’univers », « [c]e type de scène étant sans doute un des lieux essentiels où se lisent les partis pris esthétiques d’un auteur19 ».

7Si l’auteure refuse un hypothétique diagnostic psychanalytique de son traumatisme (H, p. 221), elle n’en procède pas moins elle-même, souvent, d’une façon très analytique, en s’ouvrant au langage des rêves20 ou aux associations imprévues, à toute une poétique du « court-circuit21 ». La dimension de scène primitive22 du récit inaugural a été notée par plusieurs commentateurs : tout se passe comme si la petite fille, le 15 juin 1952, avait surpris ses parents en train de faire l’amour23. Ernaux réécrit d’ailleurs au début de La Honte le célèbre incipit de Passion simple (1992) : l’évocation du film crypté regardé sans décodeur (H, p. 220-221 et PS, p. 659), mais délestée cette fois de son caractère pornographique pour ne plus signifier qu’une chose : l’indicible est le noyau même de l’écriture.

8À cette lecture de la scène originaire24 s’ajoute l’aspect théâtral25 de l’incipit de La Honte, qui est ainsi une « scène » dans tous les sens du mot : la comédienne enfile son costume, on ferme les portes du théâtre de poche, on ajuste « les volets », la scénographie de la cuisine « minuscule » est rigoureusement définie. Le huis clos de la « dispute » (H, p. 213) et les gestes de chaque personnage activent la dimension de mélodrame grand-guignolesque et de fait divers des journaux à sensation26.

9Le cœur horrifique de la scène se détache nettement avec la diatypose de la « serpe » et du « billot », fixant la vision insoutenable du geste paternel. Dans la raréfaction des éléments qu’entraîne la narration minimaliste et fragmentaire, le moindre détail paraît chargé de sens, comme s’il recelait l’énigme du texte27. C’est surtout le retour d’un détail, et l’incongruité, le brusque changement de registre, qui permettent de dire l’indicible. C’est alors au lecteur d’épingler sur le récit de la cave telle notation apparemment documentaire qui intervient dans un autre passage. La reprise des mots « serpe » et « billot » l’oriente vers un tel rapprochement, lorsque la brutalité banale avec laquelle le père tue les animaux, loin d’être un simple exemple définissant un « usage du monde » (H, p. 231), donne à la scène un relief inattendu : le père sait « tuer et préparer les bêtes qu’on mange avec des gestes très sûrs : un coup de poing derrière les oreilles du lapin, des ciseaux ouverts enfoncés dans la gorge du poulet maintenu entre les jambes, un coup de serpe tranchant la tête du canard sur le billot » (H, p. 232). Comme un contrepoint aux représentations héroïques, ce canard, qui ne s’arrêtait plus de cancaner28, donne une image ironique et violente de la mère dont « la rudesse, la hargne et la criaillerie » (H, p. 236) ont bien failli s’arrêter net dans la cave. Le topos de l’animal substitué dans les scènes de sacrifice – de l’Isaac biblique à l’Iphigénie de Racine en passant par l’Agneau de Dieu29 dans l’imaginaire chrétien – prend ici un aspect très concret.

La Cène

10Ce feuilleté de sens d’un texte en quête de « signes30 » trouve un matériau de prédilection dans l’homonymie. La scène initiale se présente ainsi sous les auspices de la Cène – ce que laisse d’ailleurs entendre avec insistance la périphrase « la scène du dimanche31 », ou sa variante « le dimanche de la scène » (H, p. 232) –, le repas que Jésus-Christ prend avec ses apôtres la veille de la Passion et au cours duquel il institue l’Eucharistie. Ce cœur liturgique de la messe catholique est un événement à l’occasion duquel les fidèles ne se contentent pas de commémorer le sacrifice de l’Agneau de Dieu32 à l’aide de pain et de vin, mais croient le revivre réellement en mangeant son corps et en buvant son sang, conformément au mystère sacré de la transsubstantiation.

Ce faisant [c’est-à-dire en écrivant], je vise peut-être à dissoudre la scène indicible de mes douze ans dans la généralité des lois et du langage. Peut-être s’agit-il encore de cette chose folle et mortelle, insufflée par ces mots d’un missel qui m’est désormais illisible, d’un rituel que ma réflexion place à côté de n’importe quel cérémonial vaudou, prenez et lisez car ceci est mon corps et mon sang qui sera versé pour vous33. (H, p. 224)

11C’est donc cette liturgie du sacrifice christique – énoncée dans le « missel34 » – qui aurait inspiré à Annie Ernaux l’idée de faire de la littérature une sorte d’oblation, de don de soi aux lecteurs, ou, pour reprendre des formules de L’Événement, « une expérience humaine totale » (Év, p. 318), « une expérience vécue d’un bout à l’autre au travers du corps » (Év, p. 319).

12La réécriture du rituel entrecroise en l’occurrence le Credo au livre d’Ézéchiel, en modifiant le texte liturgique35 : « Lisez » remplace « mangez et buvez ». Lire, ici, c’est manger le livre, comme dans Ézéchiel, lorsque Dieu ordonne au prophète : « Mange ce rouleau36 ». Et le texte ainsi consommé fait mal au ventre, nous dit la Bible, mais « dans [la] bouche il [est] doux comme du miel37 ». Ce qu’Ernaux suggère à travers ces références scripturaires, c’est que ni l’écriture ni la lecture ne sauraient être quelque chose d’extérieur et d’inoffensif. Elles font bien plutôt l’objet d’une totale assimilation, mentale et organique, des mots – entre amertume et délectation.

13L’intertexte liturgique « prenez et mangez-en tous », ainsi transformé, permet aussi d’entendre en écho « prenez et lisez-le tous38 » : ce qui s’exprime alors ici, c’est le désir que ce texte « dangereux pour [elle], comme une porte de cave qui s’ouvre » (SP, p. 875) devienne en quelque sorte le plus public possible, qu’il soit proclamé sur la terre entière et accompagné des trompettes du Jugement dernier, qu’il oblige tous les lecteurs à entrer dans la cave du sacrifice, dans le « lieu horrifié – juin 52 » (SP, p. 861). Que l’écriture selon Ernaux comporte une telle ambition ou une telle menace, on le lit en toutes lettres dans Mémoire de fille, dans le cadre d’une réflexion sur la nécessaire expiation de l’autobiographe dévoilant des événements intimes impliquant des personnes réelles et vivantes au moment de la publication, « [à] moins, en y réfléchissant, qu’il ne s’agisse du désir pervers de [s]’assurer de leur existence pour les compromettre dans [s]on entreprise de dévoilement, pour être leur Jugement dernier » (MF, p. 38). L’écrivain donne ici une image ambivalente d’elle-même, entre descente aux enfers et ascension glorieuse, entre humiliation et fantasme de toute-puissance39.

14L’expérience réelle40 est moins racontée que présentifiée dans une communion de l’auteur et du lecteur. Celui-ci est ainsi convié à – ou contraint de – participer à la transsubstantiation, un terme qu’Ernaux utilise dans L’Écriture comme un couteau, en prenant précisément pour exemple la scène de la cave. Elle veut par cette image « essayer […] d’exposer ce paradoxe41 » qui consiste à employer un « je » qui est à la fois elle-même et « un autre moi42 » :

[J]e sens l’écriture comme une transsubstantiation43, comme la transformation de ce qui appartient au vécu, au « moi », en quelque chose existant tout à fait en dehors de ma personne. Quelque chose d’un ordre immatériel et par là même assimilable, compréhensible, au sens le plus fort de la « préhension » par les autres (ÉC, p. 112).

15Cette déclaration éclaire dans un même mouvement la notion chère à Annie Ernaux de « je transpersonnel44 » et l’injonction faite au lecteur de boire le sang de l’écrivain en lisant son livre. Cette image belle et étrange d’un évangile autobiographique écrit avec le sang même de l’auteur ne nous rappelle pas seulement que la métaphore, contrairement à ce qu’Annie Ernaux affirme régulièrement, est bel et bien présente dans son écriture. Elle nous permet de préciser tout simplement ce qu’est une métaphore. Dans ce pain qui devient le corps du Christ tout en restant du pain, dans ce texte qui devient le sang de l’écrivain « versé pour [nous] » sans cesser d’être un texte, nous retrouvons ce que Paul Ricœur, lecteur d’Aristote, dit de cette figure : « La métaphore présente en court-circuit la polarité des termes comparés », mais « l’élément commun à la métaphore et à la comparaison c’est l’assimilation qui fonde le transfert d’une dénomination, autrement dit, la saisie d’une identité dans la différence de deux termes45 ». C’est le pouvoir de la littérature qui est ainsi mis en lumière, cette manière de transformer le réel en quelque chose d’autre, sans qu’il cesse totalement d’être réel. La vie réelle serait à la fois conservée et transformée dans l’acte mystique de l’écriture46.

16Le choix de ce mot « transsubstantiation », plutôt que « métamorphose », par exemple, n’est pas hasardeux. La référence au mystère sacré fait sens, dans ses différentes occurrences, par la référence insistante au corps et par la volonté d’un partage fusionnel.

Les trois Elisabeth et la « couronne moutonnée »

17Alors que la narratrice dépouille, aux Archives de Rouen, les journaux de 1952, se produit une coïncidence stupéfiante. Dans le « numéro » du week-end du drame, « samedi 14-dimanche 15 juin » (H, p. 223), un fait divers est mentionné : « Après 10 jours de recherches le corps de la petite Joëlle est retrouvé près de la maison de ses parents. Elle avait été précipitée dans une fosse d’aisances par une voisine qui a avoué son crime » (ibid.). Le raccord avec la scène initiale se fait avant tout par la reprise du verbe « [se] précipiter », qui, dans sa première occurrence, jouait déjà sur la figure étymologique, en synthétisant, d’une manière très compacte, le thème de la chute, du péché originel dont la honte semble ineffaçable – comme si la petite fille allait se fracasser le crâne « au bas » de cet escalier dans une image archétypale de catastrophe47. La deuxième occurrence du verbe « précipiter » suggère que la narratrice s’identifie à la petite victime de cet infanticide, dont le corps a été retrouvé au moment même où avait lieu la scène. L’auteur du crime devient une « voisine », il y a là tout un réseau de substitutions où l’on reconnaît pourtant sans peine la maison familiale avec ses « dépendances » et sa « fosse d’aisances » à l’extérieur.

18L’art du montage se révèle plus complexe encore. La petite Joëlle fait partie d’un paradigme plus vaste, puisqu’une autre fille est tuée lors d’un célèbre fait divers de l’été 1952 qui encadre le récit de La Honte : c’est Elizabeth Drummond, assassinée avec son père Sir Jack Drummond et sa mère Lady Ann, dans ce qui est appelé couramment « l’affaire Dominici48 ». Sur cette jeune Anglaise et ses deux parents, « des gens aisés » (H, p. 217), la narratrice projette explicitement son propre trio familial fusionnel : « Je m’imaginais morte avec mes parents au bord d’une route » (ibid.). Cette image de massacre permet une sorte d’accomplissement total de la scène initiale. Bien que peu de lignes lui soient consacrées, l’importance de ce fait divers dans l’onde de choc du traumatisme de juin 52, et dans l’élaboration du roman familial qu’est d’une certaine manière La Honte, est fondamentale, comme en témoignent plusieurs passages de L’Atelier noir49. On s’aperçoit en les lisant qu’Annie Ernaux est très consciente de l’intérêt des raccords, des effets du montage « parallèle », et de la nécessité d’associer au récit autobiographique une dimension romanesque et fantasmatique, pour faire éprouver au lecteur sa vision du monde en 52. Le souvenir seul ne suffit pas, comme le dit une formule décisive : « Le “souvenir”, ou l’image, est une photo, rien de plus. On ne peut y faire de “fouilles”, c’est insignifiant, alors que, q[uel]q[ue] part, ma vie me paraît signifiante » (AtN, p. 103). L’« archéologie » (AtN, p. 130) de soi-même passe donc par la corrélation des images et l’émotion qui naît du court-circuit poétique – que la jonction se fasse dans l’enchaînement syntagmatique ou à distance.

19Elizabeth Drummond fait elle-même partie du réseau des trois Elisabeth du livre, les deux autres étant la jeune reine d’Angleterre Elisabeth II (H, p. 219) et une jeune fille de la petite bourgeoisie qui refuse de se lier d’amitié avec la narratrice pendant le voyage à Lourdes auquel est en grande partie consacré le dernier chapitre (H, p. 260-261). Une erreur sur l’année du couronnement d’Elisabeth II met en relief le primat de l’association symbolique sur l’exactitude historique. Ernaux intègre en effet la carte postale représentant la jeune reine dans la liste des souvenirs de 1952, puisque celle-ci fait partie des « traces matérielles de cette année-là » et lui « a été offerte par une petite fille d’amis havrais de [s]es parents, qui était allée en Angleterre […] pour la fête du couronnement » (H, p. 219). Or, ce couronnement a eu lieu – c’est un fait historique – non pas en 1952, mais le 2 juin 1953. La chronologie ainsi recréée permet d’associer, sous une apparence d’objectivité, des éléments reliés en fait par la logique de l’inconscient.

20Ce n’est pas seulement le prénom de la jeune reine, c’est aussi sa coiffure – laquelle, liée à d’autres détails, lui donne tant d’élégance qu’elle n’a pas besoin de couronne pour manifester sa royauté – qui motive sa présence dans le récit : « le visage de profil, regardant au loin, les cheveux noirs, courts, coiffés en arrière, la bouche grande, épaissie par un rouge foncé » (ibid.) s’opposent radicalement au portrait de la narratrice dont « [les] cheveux ont poussé en trois mois, formant une sorte de couronne moutonnée, retenue par un ruban autour de la tête » (H, p. 218). Cette description de la photo floue de Biarritz avec le père en août 5250 précède presque immédiatement le profil de médaille d’Elisabeth II. « [D]ans les styles de coiffure proposés [dans la rubrique “Pour vous mesdames” de Paris-Normandie] ne figurait pas ma permanente en couronne, semi-défrisée, de la même photo [de Biarritz] » (H, p. 223). Cette coiffure sur laquelle le texte insiste – provinciale, improbable, hors-mode, voire indescriptible – relie, grâce au motif de la couronne, et pour mieux les opposer, l’« enfant dans la croissance, grande, plate et robuste » (H, p. 261) – et qui, à côté de sa mère, a l’air « droite, les bras collés le long du corps, essayant de rentrer [s]on ventre et de faire ressortir [s]a poitrine absente, boudinée dans un maillot de bain en laine tricotée » (H, p. 258) – aux images royales de la féminité qu’incarnent Elisabeth II et aussi la mère, « flamboyante » (VL, p. 36) sur la plage d’Étretat, dans « sa robe bleue à fleurs rouges et jaunes » (H, p. 258). Comme le résume la narratrice : « Je n’étais nulle part encore au milieu des corps féminins du voyage » (H, p. 261).

21C’est pour conjurer le malaise de ce manque radical de place que la jeune fille aurait pris fantasmatiquement celle de sa mère au fond de la cave – pour la supplanter autant que pour la protéger en se substituant à elle sur le billot –, s’offrant alors en victime au père. C’est cette substitution qui permet de comprendre l’identification de la narratrice à une figure christique dont la composante sacrificielle n’est que le revers d’une médaille sur l’avers de laquelle éclate la royauté de l’écrivain tout-puissant, sauveur et juge. C’est en couplant le sacrifice à la transsubstantiation qu’Ernaux fait de la liturgie eucharistique la métaphore de sa poétique voire de son ethos d’écrivain. Si la chaîne signifiante qu’elle œuvre à « décomposer et remonter » (H, p. 224) dans « l’atelier noir » de La Honte obéit largement à des rouages inconscients, elle n’est pas pour autant arbitraire, et aucun des éléments de son paradigme ne fournit la clé d’une lecture unique. La transformation du Christ humilié en Messie glorieux n’est à cet égard pas plus décisive que la projection d’Elisabeth II sur Elizabeth Drummond. C’est cette circulation des signifiants et cette réversibilité générale des figures de l’auteure que résume, dans une certaine mesure, le syntagme « couronne moutonnée » – nouvelle médaille qui associe à l’emblème royal l’image du jeune mouton, de la victime sans tache que symbolise l’Agneau mystique. Le fait que la photo où apparaît cette coiffure soit « très floue » permet paradoxalement à la narratrice, qui la regarde « jusqu’à perdre toute pensée », de « passer dans le corps et la tête de cette fille qui a été là51 » – cette auto-transsubstantiation étant l’une des formes de l’hallucination lucide qui autorise la compréhension et le partage de l’expérience.

   

22La poétique de la liturgie permet donc de mieux saisir le rôle de la religion catholique dans l’œuvre d’Annie Ernaux. Il y a là une herméneutique travaillant le montage et la polysémie, tout un vivier de mots et d’images propres à générer et à évoquer l’expérience littéraire, en en soulignant la sacralité, le mystère et l’ambiguïté. Dans les prières et les rituels, l’auteure de La Honte semble avoir trouvé en définitive l’idée d’une transsubstantiation transpersonnelle permettant aux lecteurs de comprendre à leur tour leurs traumatismes, et peut-être, par procuration, de s’en délivrer.

23C’est à une telle lecture herméneutique et créative qu’invitent les blancs typographiques, la pratique généralisée des scènes-réponses et la « plasticité considérable52 » du signifiant. Si l’on peut affirmer que l’écriture d’Annie Ernaux est poétique, c’est aussi qu’un livre comme La Honte « dans son entier fonctionne comme signifiant, dans sa structuration, […] celle de sa typographie, de son aspect visuel, de l’organisation des séquences, de son rythme53 ». C’est aussi que « le blanc trace le lieu du silence54 » et que les respirations y sont essentielles, fût-ce dans la lecture silencieuse55. L’intertextualité liturgique donne l’ampleur du projet et autorise le mélange stylistique de grandeur et de prosaïsme qui définit peut-être le sublime.