Colloques en ligne

Barbara Havercroft

(Auto)citation et initiation sexuelle dans Mémoire de fille d’Annie Ernaux

1Dans Mémoire de fille (2016), Annie Ernaux revisite l’expérience traumatisante de sa première nuit avec un homme, un événement bouleversant qui la laisse abandonnée, victime de mépris, puis de sa propre honte. À l’été 1958, la jeune Annie D., telle « une pouliche échappée de l’enclos, seule et libre pour la première fois » (MF, p. 29), quitte le cocon familial pour travailler en tant que monitrice dans une colonie de vacances à Sées, où elle se donne entièrement, corps et âme, à H., le moniteur-chef qui la rejette brutalement par la suite. Elle aura par la suite à subir d’autres humiliations pareilles aux mains de différents moniteurs, qui l’exposeront bientôt au mépris de toute la colonie. Pendant presque deux ans après son séjour à S., Annie D. endurera la honte et le trauma de cette expérience sexuelle initiatique, souffrant d’aménorrhée, de boulimie et parfois même de cleptomanie. Mémoire de fille consiste en fait en un projet double : la narration de cette histoire douloureuse et l’histoire de cette narration. En effet, le discours métatextuel occupe une place prépondérante dans ce texte émouvant et ce, dès le tout début du récit où Ernaux avoue que dans son œuvre, ce texte particulier avait « toujours manqu[é] », avait été « [t]oujours remis. Le trou inqualifiable » (MF, p. 17). Commence alors la recherche difficile d’une forme capable de représenter la fille de 58, afin de « saisir et comprendre le comportement de cette fille, Annie D., son bonheur et sa souffrance, en les situant par rapport aux règles et aux croyances de la société d’il y a un demi-siècle » (MF, p. 36).

2Certes, le défi est énorme, mais Ernaux y répond de façon magistrale, en recourant à un grand nombre de stratégies discursives. Pour « déconstrui[re] la fille qu’[elle a] été » (MF, p. 56), pour « cass[er] le sortilège qui la retenait prisonnière depuis plus de cinquante ans » (MF, p. 79), Ernaux tisse une toile énonciative complexe aux multiples procédés : l’oscillation pronominale constante entre le « je » et le « elle »1 ; la modalisation de ses énoncés, allant de la certitude au doute ; les sauts temporels perpétuels entre le passé et le présent, autant d’analepses et de prolepses ; le discours métatextuel soutenu sur l’acte d’écrire ce texte si poignant ; l’emploi fréquent du mode interrogatif, là où il lui manque des réponses ; l’énumération, technique scripturale chère à l’auteure ; les références abondantes aux chansons, livres et films qui l’ont marquée ; des citations provenant de sources multiples, que ce soit des extraits de lettres, de son agenda, de son journal, ou bien la citation de clichés ou certains intertextes. C’est sur ce dernier procédé énonciatif – l’emploi de la citation – que je me pencherai dans cette analyse, dans le but d’examiner le rapport étroit entre la citation et l’engagement féministe et éthique qui sous-tend la mise en mots de ce récit. Pour ce faire, il conviendra d’étudier trois pratiques citationnelles différentes dans Mémoire de fille, en l’occurrence l’intertextualité, la citation de la parole d’autrui et, enfin, la citation de ses propres lettres, envoyées à divers destinataires à l’époque. La citation joue un rôle capital dans Mémoire de fille et plus particulièrement dans la représentation de la fille naïve et vulnérable d’antan, dont l’initiation sexuelle fut un trauma d’abus.

3Que la citation joue un rôle prépondérant dans l’œuvre d’Annie Ernaux, voilà ce qui relève peut-être d’une évidence. On n’a qu’à penser à certains exemples marquants de ce procédé discursif pour en saisir la portée. Comment oublier la célèbre phrase injurieuse de L’Événement, proférée par le jeune chirurgien à sa patiente en pleine hémorragie ? Chargé du curetage de son utérus, le médecin lui crie : « Je ne suis pas le plombier ! » (Év, p. 311), comparant implicitement le flot de sang à une fuite d’eau à colmater, tout en faisant preuve de misogynie et de préjugés envers la classe ouvrière. L’usage de l’autocitation dans La Honte est tout aussi parlant. Au début du texte, suivant sa description de « la scène » de violence familiale, Ernaux commente les réactions de son père face à l’événement épouvantable : « [Mon père] répétait, “pourquoi tu pleures, je ne t’ai rien fait à toi”. Je me rappelle une phrase que j’ai eue : “Tu vas me faire gagner malheur” » (H, p. 214). L’emploi de cette expression normande permet à l’auteure non seulement d’exprimer sa grande douleur dans un registre connotant ses origines ouvrières, mais il lui donne également l’occasion d’évoquer le contexte de la répétition paternelle, où l’énoncé répété du père vise peut-être à atténuer sa propre culpabilité, face à l’effroi de sa fille. Enfin, prenons un dernier exemple, où la citation joue un rôle de premier plan : le titre du beau texte consacré à la lutte de sa mère contre la maladie d’Alzheimer, à savoir « Je ne suis pas sortie de ma nuit », dernière phrase écrite par la mère. En se servant de cette citation comme titre de son propre livre, Ernaux se l’approprie, doublant ainsi les référents du « je » et de « ma nuit ». En effet, ce « je » du titre renvoie à la fois à l’auteure et à sa mère, « la nuit » connotant aussi bien la sombre souffrance de la fille que la maladie mortelle de la mère.

4Dans La Seconde Main ou le travail de la citation, Antoine Compagnon affirme que la citation crée une « constellation sémantique » composée de « [r]épétition, mémoire [et] imitation2 ». Elle mobilise deux discours ou deux textes dans lesquels surgit un même énoncé, « l’objet d’échange3 » et elle agit également comme « greffe4 », comme « un corps étranger5 » au sein du texte qui l’accueille. Toujours selon Compagnon, « [l]’acte de citation est une énonciation singulière : une énonciation de répétition ou la répétition d’une énonciation (une énonciation répétante), une ré-énonciation ou une dénonciation6 ». Compagnon insiste aussi sur la force et le dynamisme de la citation7, qui fait résonner deux sujets d’énonciation – le sujet cité et le sujet citant – et un même énoncé, engendrant ainsi une polyphonie discursive et un « potentiel sémantique8 » renouvelé. Comme je le montrerai, cette capacité critique que possède la citation, en tant que répétition où la réénonciation devient dénonciation, se révélera capitale dans la tentative de la narratrice de « désincarcér[er] » (MF, p. 79) la fille de 58.

5Toutes ces opérations citationnelles se manifestent dans Mémoire de fille, où le choix des intertextes est tout sauf anodin. Ils sont très nombreux dans ce récit, mais je me limiterai à une brève discussion de trois exemples, dont un qui survient avant la nuit initiatique et deux après. Vers le début du texte, la narratrice adulte se sert d’un intertexte clé lors de sa tentative pour saisir l’état d’esprit de la fille de 58 qui arrive à la colonie inexpérimentée et romantique, désireuse « de faire l’amour mais par amour seulement » (MF, p. 29). C’est dans ce contexte que la narratrice cite un passage des Misérables sur la première nuit de Cosette et de Marius, un extrait que la fille de 58 connaissait par cœur : « Sur le seuil des nuits de noce un ange est debout, souriant, un doigt sur la bouche. L’âme entre en contemplation devant ce sanctuaire où se fait la célébration de l’amour » (MF, p. 29-30). Cet extrait, qui établit un parallèle évident entre la situation de la jeune Annie, si impatiente de connaître et de faire l’amour, et celle des amants des Misérables, met également en relief son innocence, sa naïveté et sa vulnérabilité. Pour la fille de 58, la première nuit avec l’homme aimé est « une expérience [à la fois] sacrée » (MF, p. 30), idéalisée et hautement romantique, ce dont les références à l’ange et au sanctuaire dans la citation d’Hugo témoignent. Il n’est donc pas étonnant qu’Annie D. invente le nom « l’Archange » (MF, p. 55 et p. 63) pour faire référence intérieurement à H., exposant ainsi son initiation sexuelle comme un acte de révérence religieuse.

6Si cette citation intertextuelle souligne l’extrême naïveté d’Annie D., une autre référence sert à exprimer éloquemment la douleur de l’abandon. Encore une fois, l’intertexte crée un parallèle entre le sort d’Annie D. et celui d’une autre femme, en l’occurrence Violette Leduc, qui a en commun avec elle d’avoir été séduite et ensuite abandonnée par son amant, et ce, la même année qu’elle, en 1958. Citant une lettre envoyée par Leduc à Simone de Beauvoir, la narratrice fait siennes les paroles et la blessure de Leduc : « René Gallet n’a pas écrit, il n’est pas venu, ce qui m’avait été donné m’a été repris tout de suite. Je désire mourir » (MF, p. 91). Citer ces énoncés épistolaires de Leduc, c’est non seulement chercher de la consolation, du réconfort auprès d’une autre écrivaine souffrante, c’est aussi mettre sa propre situation en rapport avec la collectivité des femmes, dont plusieurs ont connu un destin analogue. La narratrice insiste sur ce geste de relier l’individu à la collectivité féminine dans un énoncé métatextuel suivant la citation intertextuelle, où elle commente la réaction de la fille de 58 à la lecture de la lettre de Leduc : « Comme si la fille de dix-huit ans […], seule et désespérée, l’était moins – presque sauvée même – parce que ces femmes […] étaient plongées au même moment dans la déréliction » (MF, p. 91). Ainsi la narratrice recourt-elle simultanément à l’intertextualité et à la métatextualité pour mettre en lumière l’importance d’une communauté de femmes et celle d’un « imaginaire qui vient […] briser la singularité et la solitude de ce qu’on a vécu par la ressemblance […] avec ce que d’autres ont vécu au même moment » (MF, p. 91).

7Autre renvoi intertextuel hautement significatif, Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, que lit Annie D. en avril 1959, provoque une réaction profonde et complexe chez elle, voire un tout autre type d’éveil que celui engendré par son initiation sexuelle à la colonie9. Cette lecture se révèle si cruciale dans la compréhension qu’a la fille de son expérience à S. et du fonctionnement des rapports de genre sexuel en général que la narratrice consacre deux pages à l’énumération, sous forme de liste, des effets profonds de ce texte sur sa vie et sur sa conception d’elle-même. La citation intégrale de deux phrases du Deuxième Sexe est primordiale en ce qui concerne la façon dont la fille conçoit sa propre initiation sexuelle et la manière dont elle procédera par la suite. La première de ces deux citations a trait à la description qu’offre Beauvoir de la perte de la virginité : « La première pénétration est toujours un viol » (MF, p. 110). Après mûre réflexion, la fille de 59, se trouvant dans l’impossibilité d’employer le substantif « viol » pour qualifier sa propre expérience avec H., reste dans l’indécision. Cela dit, la rencontre avec le texte de Beauvoir lui fournit « les clés pour comprendre la honte » (MF, p. 110), même si cette compréhension « ne donne pas le pouvoir de l’effacer » (MF, p. 110). Alors qu’elle a hésité à endosser la première citation du Deuxième Sexe, la fille de 59 assume entièrement la deuxième, considérant les paroles de Beauvoir à l’aune de son propre avenir : « Nous pensons qu’elle [la femme] a à choisir entre l’affirmation de sa transcendance et son aliénation en objet » (MF, p. 110). Déclarant qu’elle « a fait sienne » l’affirmation de Beauvoir, la fille de 59 est déterminée à se conduire dorénavant « [e]n sujet libre » (MF, p. 110). Comme la narratrice le constatera plus tard dans le texte, cette découverte décisive de la philosophie de Beauvoir lui a donné la volonté d’oublier H., tout autant que le courage de reconnaître sa propre honte d’avoir été un « “objet sexuel” » (MF, p. 135).

8En plus de recourir aux intertextes dans sa tentative de retrouver la fille brisée de 58, Ernaux utilise un grand nombre de citations, qui font réentendre ses propres paroles, ainsi que celles de son entourage de l’époque. Si les propos cités se rangent dans plusieurs catégories, ce sont les injures dont Annie D. fut l’objet qui sont les énoncés les plus révélateurs quant à son état désespéré en 1958. Dans son livre Excitable Speech: A Politics of the Performative, la philosophe américaine Judith Butler se penche longuement sur la nature et le fonctionnement des injures, ces paroles performatives qui blessent le destinataire à travers leur seule énonciation. Se servant des théories de Louis Althusser sur l’interpellation et de John Austin sur les actes de langage, Butler s’interroge sur une possible agentivité pour le sujet injurié, pris dans un état de vulnérabilité : « [C]omment, dans la mesure où c’est faisable, l’agentivité linguistique émerge-t-elle de cette scène de vulnérabilité qui ouvre à de nouvelles possibilités10 ? ». D’après Butler, lorsque le sujet reçoit une injure, il reçoit aussi, paradoxalement, la possibilité d’une « existence sociale11 », que ce soit sous la forme d’une riposte à l’injure ou d’une répétition du même terme blessant dans un autre contexte, où l’injure est sujette à la resignification provoquée par la citation12. Cet accent sur la répétition discursive n’est d’ailleurs pas sans rappeler la définition même de l’agentivité que propose Butler dans Gender Trouble13, à savoir la variation dans la répétition14. Comme Butler le constate à propos de l’injure, « la parole est devenue citationnelle, rompant avec les contextes antérieurs de son énonciation et acquérant de nouveaux contextes pour lesquels cette parole n’était pas prévue15 ». L’injure peut donc être réutilisée, citée dans un nouveau contexte et à l’encontre du but de l’énonciateur original, provoquant un renversement de ses effets dénigrants, voire la transformation de la réénonciation en dénonciation, offrant dès lors à l’injurié vulnérable la capacité d’agir.

9Un tel renversement énonciatif se produit à plusieurs reprises dans Mémoire de fille, où la narratrice cite les injures blessantes dont la jeune Annie D. fut victime à la colonie. En sortant de la chambre de H., le lendemain de leur rencontre sexuelle (H. était déjà parti sans explication), Annie D. tombe sur Monique C., une autre monitrice à la colonie et lui demande : « On n’est pas copines, alors ? » (MF, p. 50). En réponse à cette question, « Monique C. rétorque avec violence, une espèce de répulsion : “Ah ! Non ! On n’a pas gardé les cochons ensemble !” » (MF, p. 50). La narratrice souligne ensuite l’horreur que ressent Annie D. par rapport à cette injure, tant et si bien qu’elle repasse toujours « cette scène » (MF, p. 50) dans sa tête. Pour représenter l’état misérable d’Annie D., la narratrice utilise la métaphore d’« une chienne qui vient mendier des caresses et reçoit un coup de pied » (MF, p. 50). En répétant cette injure dans le contexte de son récit sur la blessure affective, la narratrice réussit à sonder la profondeur de la détresse de la fille de 58, qui se qualifie d’« objet de mépris et de dérision dans le regard de Monique C. » (MF, p. 50), réussissant par là même à rendre présente la souffrance de l’injuriée. De plus, elle met en relief le rôle important que joue l’injure dans l’énonciation du jugement péjoratif d’autrui, tout en soulignant implicitement le caractère sexiste des injures relatives au comportement sexuel d’Annie D. Or, c’est la fille qui couche avec les garçons qui reçoit les injures de ses collègues et non pas H., le jeune homme fiancé de vingt-deux ans qui séduit les filles naïves.

10Si nombreuses sont les injures proférées à l’égard d’Annie D. qu’Ernaux recourt à une de ses stratégies textuelles préférées pour en faire le tour, à savoir l’énumération. Presque trois pages du récit sont consacrées à la liste des injures, des chansons détournées et des clichés énoncés à propos d’Annie D., allant de « putain sur les bords » (MF, p. 63 et p. 65) à « Tu as le cul comme une bassine » (MF, p. 62). Plutôt que de se contenter du recours à la seule énumération afin de souligner la profondeur de la souffrance occasionnée par ces injures multiples, la narratrice fait de ce procédé rhétorique l’objet d’un commentaire métatextuel révélateur : « Pour rendre sensible aujourd’hui l’opprobre jeté sur la fille de S, il me faut mettre en face une […] liste, celle des railleries grasses, des quolibets, des insultes déguisées en mots d’esprit, par lesquels le groupe des moniteurs l’a constituée en objet de mépris et de dérision » (MF, p. 62). Encore faut-il noter que certaines injures ne sont pas du tout « déguisées en mots d’esprit », telle l’inscription sur le miroir du lavabo de sa chambre, où quelqu’un a écrit en grandes lettres avec son dentifrice rouge : « Vive les putains » (MF, p. 63)16. Au lieu de réagir avec honte ou colère face à cette injure sur le miroir, Annie D. « ne s’offusque pas » (MF, p. 63), voyant plutôt une erreur de jugement chez ses collègues : « Ce n’est pas elle, la honte, j’en suis sûre, qui a fixé le souvenir des mots au dentifrice rouge, c’est la fausseté de l’insulte, de leur jugement à eux, de l’inadéquation entre putain et elle » (MF, p. 64). Qui plus est, le choix du miroir comme lieu d’inscription de l’injure est hautement significatif, car une relation spéculaire s’instaure : Annie D. se regarde dans la glace et voit sa propre image juxtaposée à l’insulte, comme si l’injure « putain » était imprimée, tel un stigmate, sur son visage, faisant partie intégrante de son identité. Dans le contexte de ce récit rétrospectif, la répétition de l’injure constitue donc pour la narratrice adulte l’occasion de la dénoncer, d’en signaler la fausseté et de réprouver le jugement négatif de ses anciens collègues. Force est de constater que cette dénonciation de l’énonciation offensante constitue un geste hautement critique qui fait preuve de l’agentivité de l’écrivaine. En effet, citer l’injure dans le contexte de son récit, c’est contourner, voire renverser le jugement défavorable de ses pairs à la colonie.

11Que la citation joue un rôle important dans le déploiement de l’engagement scriptural d’Annie Ernaux, cela semble aussi évident lorsque l’on se penche sur son emploi de ses propres lettres, écrites autrefois à ses amies Odile et Marie-Claude, ainsi qu’à d’autres destinataires qui ne sont pas identifiés. À la différence des deux autres formes de citation qui ont exploité les intertextes et les paroles d’autrui, il s’agit plutôt, dans le cas des lettres récupérées, d’autocitation, puisqu’Ernaux insère et fait ainsi résonner à nouveau ses propres mots concernant l’été de 58. À titre d’exemple, la lettre sentimentale, écrite à Odile, décrivant son expérience avec H. illustre à merveille le potentiel libérateur de l’autocitation. Or, la jeune Annie D. a déchiré et jeté cette lettre intime dans la poubelle avant d’en commencer une autre. Ensuite, le cuistot de la colonie a trouvé la lettre dans la poubelle et l’a mise sur le tableau d’affichage près de la salle à manger, exposant ainsi au grand jour les pensées et les sentiments intimes de la fille et la transformant en objet de moquerie. Sur le plan formel, ce qui est très habile dans cette partie du récit, c’est la complexité énonciative dont fait montre la narratrice pour présenter le contenu de cette lettre. Au lieu de citer directement ses propres paroles à Odile, elle rapporte les énoncés des moniteurs qui lisent la lettre affichée au tableau, créant une sorte de citation de deuxième degré, soit une citation de leur citation de ses mots à elle : « Ils [les moniteurs] l’entourent, s’esclaffent, citent les mots de la lettre, alors, comme ça, ça te rend folle quand H te pose la main sur l’épaule en passant ? Elle [Annie D.] les traite de salauds, crie qu’ils n’ont pas le droit […] » (MF, p. 64). La narration de cet épisode permet à la narratrice adulte de se rendre compte de sa propre impuissance « contre l’image [que les moniteurs avaient] d’elle » (MF, p. 65) et aussi de concevoir ce scénario d’une femme intimidée, entourée d’hommes qui se dédient à son assujettissement, sur un plan plus global et général : « Ce qui a eu lieu dans le couloir de la colonie se change en une situation qui plonge dans un temps immémorial et parcourt la terre. Chaque jour et partout dans le monde il y a des hommes en cercle autour d’une femme, prêts à lui jeter la pierre » (MF, p. 65). Dans cette dernière phrase, Ernaux évoque, sans l’identifier explicitement, un intertexte biblique très connu, à savoir le huitième chapitre de l’Évangile selon Jean (versets 1 à 11), où Jésus rencontre les pharisiens dans un temple. Ces derniers lui présentent une femme qui, d’après eux, serait coupable d’adultère. Ils demandent donc à Jésus de la punir en lui jetant des pierres, selon la loi de Moïse. Jésus refuse d’exécuter ce châtiment et prononce cette phrase désormais célèbre : « Que celui de vous qui est sans péché lui jette la première pierre ». Grâce à cette référence intertextuelle biblique, un parallèle évident s’instaure entre la femme pécheresse de l’Évangile et la fille de 58, une sorte de hors-la-loi malgré elle, sans le savoir, sans s’en rendre compte, dont le comportement sexuel est inacceptable aux yeux des autres moniteurs qui la jugent. En se servant de cette toile énonciative complexe, faite de citations, d’intertextes et de ses propres réflexions, Ernaux parvient de nouveau à mettre son sort individuel en rapport avec celui de la collectivité des femmes qui ont connu la dérision, le jugement et l’agressivité des hommes, tout en exposant le désespoir, la vulnérabilité et l’humiliation de la fille qu’elle fut autrefois17.

12Vers la toute fin du texte, la narratrice cite un extrait d’une lettre qu’Annie D. a écrite à Marie-Claude en décembre 1961, plus de trois ans après le séjour douloureux à la colonie. Après des années de souffrance, Annie D. est enfin sortie de ce que la narratrice appelle « sa glaciation » (MF, p. 128), ayant enfin repris goût à la vie, la lecture et l’écriture. La citation de cette lettre à Marie-Claude signale la deuxième « borne temporelle » (MF, p. 147) du livre, celle qui marque la fin des « bornes du corps » (MF, p. 147) – l’aménorrhée et la boulimie – et le début d’une nouvelle étape, d’une nouvelle identité en tant que « brillante et convenable étudiante de lettres » (MF, p. 149) à l’Université de Rouen, une identité qui n’a « plus rien à voir avec la fille de 58 » (MF, p. 149). Rien n’est peut-être plus emblématique de cette transformation identitaire que la paix intérieure, occasionnée par la lecture, qui ressort de cette citation de la lettre à son amie : « Je me cloître, trouvant le repos pascalien dans ma chambre. […] [J]e viens de travailler quatre heures de rang. La sombre bibliothèque municipale me convient aussi. […] [I]l y a ce mot de Nietzsche que je trouve si beau : Nous avons l’Art pour ne point mourir de la Vérité » (MF, p. 147). À la souffrance et à l’humiliation se substitue ici le bonheur des livres et de « l’Art », qui l’ont sauvée de « la Vérité » de son expérience ineffable à la colonie. L’intertexte nietzschéen, convoqué à l’intérieur de la citation épistolaire, exprime ce salut par l’art comme source de liberté existentielle et de repos dans la beauté, ainsi que son désir de vivre en se détournant des effets nuisibles de « la Vérité », c’est-à-dire l’horreur vécue à la colonie et toutes les répercussions psychosomatiques endurées après. Le choix d’écrire fait par la jeune femme, son choix de devenir écrivaine, constitue une façon pour elle de tourner la page : « Je marche vers le livre que j’écrirai comme deux ans auparavant je marchais vers l’amour » (MF, p. 146). La narratrice conçoit cette première expérience sexuelle traumatique ainsi que les séquelles qui en ont découlé comme un voyage initiatique difficile dont la destination finale sera la découverte de sa vocation littéraire, ce qu’elle précise dans un autre énoncé métatextuel significatif : « Ce récit serait donc celui d’une traversée périlleuse, jusqu’au port de l’écriture » (MF, p. 144).

13Vers le début de Mémoire de fille, la narratrice avoue qu’elle était hantée par l’idée de mourir sans avoir écrit sur la fille de 58, sans avoir raconté l’histoire de ce sujet naïf, blessé et vulnérable. En partageant sa souffrance avec autrui, elle fait non seulement preuve de son agentivité scripturale, mais elle transforme sa vulnérabilité antérieure en force. Selon Erinn C. Gilson, la vulnérabilité n’est pas à concevoir qu’en termes négatifs, en tant que synonyme de faiblesse et de capacité à être blessé. De fait, elle peut avoir des manifestations et des effets positifs, en ce qu’elle favorise « le développement d’empathie, de compassion et de communauté18 ». Gilson propose une reconceptualisation de la vulnérabilité qui va au-delà des notions habituelles qui lui sont reliées – la passivité, la faiblesse, l’absence d’autonomie –, la considérant plutôt comme « une disposition éthique, une expérience complexe et ambiguë et un état à multiples facettes19 », où le politique et l’éthique se rencontrent. Revenir sur le sort et l’expérience du sujet vulnérable, où le tort provoqué par les autres est étroitement lié aux normes et au fonctionnement du genre sexuel à l’époque, c’est pour Ernaux l’occasion d’exploiter ce que Gilson nomme l’ouverture et la plasticité de la vulnérabilité20, la rendant susceptible de resignification. En mettant ingénieusement à profit toute une série de procédés discursifs, dont divers types de citation et d’autocitation, Ernaux donne enfin voix à la fille de 58 et ce faisant, elle montre bien que son récit constitue « la démonstration édifiante que, ce qui compte, ce n’est pas ce qui arrive, c’est ce qu’on fait de ce qui arrive » (MF, p. 144).