Colloques en ligne

Bérengère Moricheau-Airaud

 La représentation de discours non actualisés dans Mémoire de fille : les tâtonnements du souvenir

1Dans son analyse de l’historicité de l’œuvre d’Annie Ernaux, Dominique Viart décrit son œuvre comme celle d’une « fiction critique » en raison de la conjointure de « trois niveaux critiques » : « critique de l’objet », « critique des formes littéraires », « critique de l’écriture littéraire en train de se faire par le jeu d’une réflexivité explicite1 ». Annie Ernaux déclare en effet avoir conçu « [s]a démarche comme une recherche2 », et ce dès son premier livre. La tension de cette recherche permanente se manifeste également dans « la difficulté que l’écrivaine éprouve à nommer dans son livre ce qu’elle fait, et qui n’existe pas encore3 ». Cette recherche s’entend encore dans la représentation de discours, un aspect formel qui s’offre comme objet et support de la réflexivité, et qui se prête à de nombreuses illusions. Certes, la fréquence de récits menés à la troisième personne et au passé peut laisser l’impression que la représentation de discours autres correspond aux seules occurrences d’un énoncé tenu par un personnage autre que le narrateur dans le passé de la fiction. Mais un discours autre peut être produit par un même locuteur en des circonstances différentes : mieux vaut donc parler de discours autre plutôt que de l’autre ; par ailleurs, le champ des discours autres inclut les dires étrangers à une restitution : mieux vaut donc parler de « représentation du discours » plutôt que de « paroles rapportées ».

2Or de telles représentations de discours de soi non actualisés sont nombreuses dans l’écriture de Mémoire de fille. Leurs formes, variées, vont de la représentation de discours possibles à celle d’énoncés niés. Pour l’écriture de ce texte, « le modèle est plutôt à chercher du côté de la “polygraphie des écritures de soi” comme moyen d’atteindre et de dire avec authenticité l’expérience intime de la condition féminine4 ». La représentation de discours non actualisés participe de cette polygraphie, et c’est ce que nous nous proposons d’examiner en cherchant comment les représentations de discours non actualisés participent de la valorisation des hésitations de la fille de 58 dans et par le « work in progress » de l’anamnèse, cristallisé lui aussi par les essais de l’écriture, le tout mettant en œuvre les tâtonnements du souvenir.

Les hésitations de la fille de 58

3Plusieurs représentations de discours prennent pour objet des énoncés qui n’ont pas été actualisés dans le temps de l’histoire, notamment celui de « [l]’été 1958 » (MF, p. 13).

4Un premier ensemble peut être constitué par des représentations de non-dits. Il s’agit d’une part des propres discours de la fille de 58. De manière privilégiée, la négation marque alors leur non-actualisation, comme lorsque la honte du désir impose le silence : « Elle pourrait peut-être s’il lui caressait le sexe avec la bouche. Elle ne le lui demande pas, c’est une chose honteuse à demander pour une fille » (MF, p. 45). Le conditionnel est une autre forme qui montre leur non-actualisation : « Elle pourrait se lever, rallumer, lui dire de se rhabiller et de s’en aller. Ou elle, se rhabiller, le planter là et retourner à la sur-pat. Elle aurait pu » (MF, p. 43-44). Les deux conditionnels concernent « pouvoir », dont le sens, déjà, renvoie à une possibilité, ainsi mise au carré, et plus encore : ces verbes s’augmentent l’un l’autre en raison d’un polyptote, et le second, « Elle aurait pu », voit encore son irréel du passé développé par la négation de l’idée (« l’idée ne lui en est pas venue »), par une subordonnée hypothétique (« comme s’il était trop tard »), et par une explicitation de son sens (« il est trop tard pour revenir en arrière »). À ces discours non actualisés s’ajoutent, d’autre part, ceux que plusieurs personnages n’ont pas tenus communément. L’absence de mise en œuvre effective du discours inclut alors la jeune fille, mais dans un silence partagé. La marque privilégiée en est le « nous », comme lors de l’évocation des vols commis en Angleterre : « nous avons cessé d’en parler très vite. Un secret honteux commun » (MF, p. 140). La négation binaire montre aussi un même partage du silence, notamment celui convenu, qui plus est tacitement, entre mère et fille au sujet de son aménorrhée : « Ni elle ni moi n’en parlions à personne, comme une tare inavouable » (MF, p. 90). Se rencontrent enfin des discours dont la pleine actualisation est arrêtée par la négation, comme à propos de la photo du bal de l’École régionale d’Agriculture : « j’ai détruit celle que je possédais, [...] ne pouvant supporter d’admettre “c’est moi”, ni même “c’était moi” devant cette fille à la silhouette massive » (MF, p. 95). Une telle mise en suspens fait ressortir la difficulté de se connaître, une forme de scission du sujet. Et ces multiples non-dits concrétisent le poids des interdits, notamment ceux liés à la sexualité et à la honte.

5Un deuxième ensemble de discours non réalisés dans le temps de l’histoire est constitué par des occurrences dont l’actualisation se trouve partiellement accomplie : des représentations dissonantes, dont la rupture entre la partie engagée et celle demeurant suspendue laisse affleurer une discordance. C’est le cas pour les représentations de discours qui ne sont qu’allusives, par exemple pour « la rumeur [qui] a couru qu’un moniteur nouvellement arrivé, André R, se serait vanté de s’être “envoyé” une fille de quatorze ans dans la colonie précédente » (MF, p. 67). Le DI avec îlot textuel est donné comme un irréel du passé par le conditionnel passé du verbe de parole, lui-même enclenché par le terme « rumeur ». D’autres représentations de discours construisent ailleurs une perception opacifiée des énoncés. Par exemple, pour cette confrontation des propos des moniteurs à ce que pense la fille de 58 à propos de H, la nature problématique de la portée illocutoire parasite l’actualisation : « Il lui dit – demande ou ordre ? – de venir le rejoindre dans sa chambre » (MF, p. 71). Ainsi, ressort l’inadéquation latente de la pensée de la fille par rapport à ses semblables, de ce que son comportement permet à H de faire. Des dissonances comparables sont liées, en d’autres occurrences, à l’anachronie qui caractérise certains discours, par exemple à propos d’« [u]ne honte historique, d’avant le slogan “mon corps est à moi” dix ans plus tard » (MF, p. 100). Ce slogan aurait pu être adéquat pour décrire le comportement de la fille de 58 s’il n’était pas survenu à cette époque. De même, le nom de sa maladie, « la boulimie » (MF, p. 103), n’a été trouvé que plus tard. Il en va de même en raison de la paratopie qui travaille certains discours, certes actualisés, mais dans un monde social qui n’est pas le sien : « une fille de la classe lui a signalé en ricanant dans l’agenda catholique fourni par le pensionnat une citation de Claudel : “Il n’y a pas d’autre bonheur pour l’homme que de donner son plein.” Elle n’a pas compris où était l’obscénité » (MF, p. 29). La citation de Claudel est bien actualisée, mais Annie ne la saisit pas : elle reste exclue d’une pleine interlocution, et le perçoit. Ces représentations dissonantes la montrent comme ne se situant pas là où ces dires seraient pleinement réalisés.

6Un troisième et dernier ensemble de discours non actualisés dans le temps narré peut être constitué par des représentations génériques qui portent des marques de l’absence d’appropriation, même s’ils sont réalisés du point de vue linguistique. Plusieurs discours sont représentés comme liés à une situation (encore) non advenue pour la fille de 58. C’est le cas quand l’actualisation est rejetée, par crainte, en raison de « l’état psychique créé par l’imbrication du désir et de l’interdit, [de] l’attente d’une expérience sacrée et [de] la peur de “perdre [s]a virginité” » (MF, p. 30). L’actualisation peut également n’être que voulue, comme à propos de « la volonté de “se donner” – le mot en usage – » (MF, p. 53). Pour plusieurs autres discours représentés eux aussi de manière générale, des marques en font des discours possibles. C’est le cas quand il est représenté derrière un infinitif, par exemple quand il est associé à « l’effarement du réel qui fait tout juste se dire “qu’est-ce qui m’arrive” ou “c’est à moi que ça arrive” [...] » (MF, p. 11). Dépourvu de personne, de temps, l’infinitif réduit le procès à son expression sémantique. Cette même ouverture sur le champ des possibles est établie par le participe présent, comme à propos « de l’annuaire proposant : “Renseignez votre nom de jeune fille et soyez plus facilement retrouvée par vos anciennes connaissances” » (MF, p. 36-37). L’aspect tensif propre à ce « proposant » ne dit pas si ce discours, en l’occurrence pour la femme qui se souvient, a bien été suivi d’effet. À chaque fois, l’appropriation du discours donné comme générique est un possible... comme l’inverse.

7Les diverses formes de non-actualisation des dires de la fille de 58 montrent ainsi des non-dits, des dissonances, une appropriation problématique pour un discours pourtant donné comme répandu : toutes font entendre les hésitations de la fille de cet été et, partant, les contraintes qui s’exercent sur elle, lesquelles se trouvent mises au jour par l’effort de remémoration.

Le « work in progress » de l’anamnèse

8Les discours autres non actualisés représentés dans Mémoire de fille peuvent aussi appartenir au temps du souvenir compris comme processus : au temps de l’anamnèse.

9Plusieurs représentations de discours non actualisés montrent les moments où la mémoire bute sur une entrave insurmontable. Ces discours ont alors pour fonction de préciser ce qui fait obstacle. C’est bien sûr l’oubli. La récurrence de « Je ne peux pas dire » marque cette butée de la mémoire, comme dans ce passage, parmi d’autres : « Je ne peux pas dire pourtant que je n’ai plus rien à voir avec elle » (MF, p.  21). Des variantes se rencontrent également : « Impossible de dire si j’avais encore les intonations traînantes des Normands » (MF, p. 24). Or le texte lui-même lie étroitement la capacité à dire à celle à se remémorer : « la directrice de la colonie de Clinchamps-sur-Orne [...] a entrepris mon procès [...], procès dont je ne puis me rappeler un seul mot aujourd’hui » (MF, p. 111). La femme qui ne parvient pas à se rappeler donne aussi bien les causes de cette butée, « l’incapacité de retrouver son langage » (MF, p. 31), que ses conséquences : « Je n’avance pas dans cet effort pour saisir la fille de 58 » (MF, p. 30-31). Le refoulement semble un autre embarras sur lequel achoppe la remémoration. Le blocage du dire de l’anamnèse en donne même la définition : « par une ruse inconsciente, j’ai laissé sans arrêt en suspens la question de mon droit à la dévoiler » (MF, p. 141, nous soulignons). Surtout, le mécanisme du refoulé paraît lui aussi décrit : « Sensation ici de glorifier ce moi de 1958, dont je ne peux pas dire qu’il est mort puisqu’il m’a submergée en revoyant le 8 février 1999 En cas de malheur, avec Brigitte Bardot » (MF, p. 60). Les obstacles que rencontre la remémoration matérialisent son impossibilité de franchir l’oubli et le refoulé.

10Plusieurs autres représentations de discours manifestent une difficulté à se souvenir qui paraît négociable quand la mémoire hésite. Le doute impose souvent un frein à l’anamnèse. Cette retenue peut se dire par l’intermédiaire d’un modalisateur : « Je crois qu’elle demande s’il est parti voir l’institutrice blonde, Catherine P. » (MF, p. 49). La pleine actualisation du procès « demande », et du discours passé qui en dépend, est retenue par ce « Je crois ». Le modalisateur est souvent un « peut-être » en début de phrase : « Peut-être dit-il à nouveau “je suis trop large” » (MF, p. 72). Sa seule place constitue une retenue. Ce « peut-être » connaît encore des variations, « sans doute », « possible que » : « Dans ce tea-house de Tottenham où j’ai sans doute dit à R que j’allais l’attendre, [...] » (MF, p. 139), ou bien : « Elle est confuse de danser aussi mal (possible qu’elle le lui ait dit pour s’excuser) » (MF, p. 42). Notons ici que le modalisateur se retrouve dans un décrochage parenthétique, forme de recul syntaxique, et même historique. D’autres représentations renvoient à la tension sous laquelle demeurent certains discours. Ce sont d’une part des impératifs que la femme de l’anamnèse adresse à divers interlocuteurs, comme si la poursuite de la remémoration dépendait d’eux. Cela semble déjà le cas de l’exergue, tiré d’une chanson de Supertramp, « The Logical Song » : « I know it sounds absurd but please tell me who I am » (MF, p. 9). D’autre part, des arrêts, marqués par le couple binaire « ne... plus », interrompent la pleine actualisation : « Je ne sais plus ce qu’elle a imploré – quelles paroles enfouies depuis sous la honte, peut-être qu’on lui dise si H est avec la blonde –, ni quel refus méprisant lui a été renvoyé » (MF, p. 50). La mise en œuvre de certains discours est ainsi « seulement » saisie dans son déroulement. Toutes ces représentations de discours manifestent les négociations de la remémoration face aux difficultés, à travers la retenue de la pleine actualisation de ces discours remémorés, et la tension dans laquelle certains d’entre eux demeurent.

11D’autres représentations de discours autres, enfin, montrent la mémoire qui compense les blancs ou les demi-vérités. Plusieurs occurrences sont l’occasion d’une répétition de l’expérience. C’est notamment là que se situe le rôle récurrent du semi-auxiliaire « devoir » : « Elle a dû évoquer la blonde, puisqu’il montre la photo encadrée d’une fille brune, jolie et souriante, posée sur sa table de nuit [...] » (MF, p. 72). L’évocation de la blonde dans la périphrase amorcée par l’auxiliaire modal « a dû » se donne comme une probabilité forte. La remémoration passe ainsi par une répétition de l’expérience qui se fait alors réinvention par le prisme d’une forte probabilité. D’autres représentations de discours non actualisés montrent le travail de l’imagination palliant les insuffisances de la remémoration.

J’ai imaginé me faire passer pour une journaliste, poser des questions. Étiez-vous à S l’été 1958 ? Est-ce que vous vous souvenez des autres moniteurs ? De H, le moniteur-chef ? Et d’une monitrice, enfin pas longtemps monitrice, passée vite au secrétariat médical, qui s’appelait Annie Duchesne ? Une fille plutôt grande, brune avec des cheveux longs et des lunettes ? Que pourriez-vous me dire à son sujet ? (MF, p. 37-38)

12C’est ce même jeu qui se retrouve dans ce décrochage parenthétique : « (Il me serait facile aujourd’hui de supposer que, déjà au courant de tout, le groupe ait projeté de me conduire jusqu’à la chambre de H, par jeu.) » (MF, p. 51). Il y a du jeu dans la remémoration, à la fois un défaut de serrage que vient combler le décrochage parenthétique et une dimension comme ludique de la reconstruction : c’est ce qui s’entend dans l’ambivalence de l’incidence du « par jeu » ainsi que dans sa connotation autonymique. Ces représentations de discours qui ne sont pas pleinement actualisés manifestent le réaménagement auquel la mémoire procède à travers deux procédés : la répétition, redite ou révision, selon une haute probabilité, et l’imagination de discours autres, concurrentiels/compensatoires.

13Plusieurs discours représentés comme non actualisés concrétisent ainsi les butées de l’anamnèse, les doutes de la mémoire, et même ses ruses : les tâtonnements de la remémoration prennent alors une dimension réflexive, car ce que montrent ces représentations, c’est l’écriture à l’œuvre.

Les vacillations de l’écriture

14L’écriture comporte en effet des marques d’essais, de tentatives, au sens du latin exagium « pesage, poids5 », au sens littéraire qui est celui de Montaigne.

15C’est tout d’abord la possible part de fictionnalisation de l’expérience intime qu’interroge la représentation de discours autres non actualisés. Le texte met en avant la tension entre l’écriture et le réel : « Je ne construis pas un personnage de fiction. Je déconstruis la fille que j’ai été. / Un soupçon : est-ce que je n’ai pas voulu, obscurément, déplier ce moment de ma vie afin d’expérimenter les limites de l’écriture, pousser à bout le colletage avec le réel [...] » (MF, p. 56). De nombreux discours non actualisés s’offrent comme une procuration par l’écriture de vivre ce qui n’a pas pu l’être pleinement avant6. Plusieurs détours par d’autres discours font déjà entendre une compensation de certaines expériences vécues à défaut d’autres, même si ce ne sont alors pas les discours eux-mêmes qui valent procuration, mais les expériences qui se trouvent dépeintes par ces discours. L’évocation de la nuit d’amour entre Marius et Colette participe de cette compensation du manque d’expérience de la fille de 58.

Elle crève d’envie de faire l’amour mais par amour seulement. Elle connaît par cœur le passage des Misérables sur la première nuit de Cosette et Marius : « Sur le seuil des nuits de noce un ange est debout, souriant, un doigt sur la bouche. L’âme entre en contemplation devant ce sanctuaire où se fait la célébration de l’amour. » (MF, p. 29-30)

16D’autres représentations de discours autres relèvent par ailleurs tout à fait d’une procuration.

C’est [dans les poèmes et les phrases d’écrivains soigneusement recopiés dans un agenda de 1958 en carton rouge] que la fille de cette époque se dit par procuration, dans des mots qui dessinent idéalement son être au-dessus de la platitude et la brutalité – pense-t-elle – du langage de son milieu. (MF, p. 33, nous soulignons)

17Ce sont « les poèmes et les phrases d’écrivains soigneusement recopiés » qui constituent « les bribes de [son] discours intérieur », et cette fois, le terme de « procuration » apparaît dans l’extrait. Ailleurs d’autres occurrences montrent l’auteure comme obligée de combler les trous. C’est notamment un autre effet de sens induit par l’auxiliaire modal « devoir » : « Dois-je supposer qu’il nous a fallu plusieurs heures à nous “monter la tête” toutes les deux [...] ? » (MF, p. 124). La représentation est poursuivie par une interrogation qui, à son tour et à sa manière, suspend la pleine actualisation du discours. Ainsi, « pousser à bout le colletage avec le réel », « expérimenter les limites de l’écriture », revient à faire apparaître aussi bien les stratégies diverses de procuration par l’art que le sentiment de contrainte que cette restitution en vient à exercer : à explorer la tension entre l’écriture et le réel.

18Cette possible part de construction se perçoit encore face aux représentations qui laissent percer la difficulté à donner le sens. L’auteure le dit elle-même à la fin du texte dans un geste qui par rebours fragilise le tout : « C’est l’absence de sens de ce que l’on vit au moment où on le vit qui multiplie les possibilités d’écriture » (MF, p. 151). Cette absence de sens s’entend pour une bonne part dans la suspension des discours. La plupart du temps, ce sont des potentiels et des irréels qui renvoient les énoncés à un plan non actualisé, voire non actualisable. C’est le cas pour cette suggestion d’un discours si incroyable qu’il apparaît comme encore non advenu :

[...] je n’ai pas su retrouver en voiture à l’automne 1995, en revenant de Saint-Malo, obligée de me garer dans la grand-rue de S et de demander à une buraliste comment aller à l’aérium, puis, devant son air flottant, comme si elle n’avait jamais entendu ce mot, de préciser « l’ancien institut médico-pédagogique, je crois », pour qu’elle m’en indique la route. (MF, p. 34)

19Ce détour par l’irréel fait entendre combien il est impossible que la buraliste n’ait jamais entendu parler de l’aérium, autrement dit combien l’aérium est pour la femme de 1995 un point cardinal de son orientation7. La négation de l’actualisation du discours peut, ailleurs, montrer une voie/voix possible mais qui n’a pas été suivie/entendue : « Il ne me semble pas qu’aucun garçon ait une fois évoqué la menace sous laquelle ils vivaient tous, partir dans le djebel » (MF, p. 69). L’évocation de la menace est placée sous la dépendance du modalisateur « semble », qui évoque un degré épistémique faible, mais aussi dans la portée de la forme négative – et du reste, ici encore, il est question de direction à prendre : « partir dans le djebel ». De nombreuses interrogations mettent également en débat cette énonciation si spécifique qu’est l’acte d’écriture. Annie Ernaux a déclaré, lors d’un entretien qu’« [elle] ne peu[t] pas concevoir de faire des livres qui ne mettent pas en cause ce que l’on vit, qui ne soient pas des interrogations8 ». Le texte de Mémoire de fille voit notamment se développer des listes de questions autour de l’acte d’écriture : « Ou alors adopter le point de vue de la société française de 1958 qui faisait tenir toute la valeur d’une fille dans sa “conduite”, et dire que cette fille a été pitoyable d’inconscience et de candeur, de naïveté, lui faire porter la responsabilité de tout ? » (MF, p. 57). De nombreuses autres interrogations posent de même la question du contenu, dès le début : « Que choisir donc de dire d’elle qui la saisisse, telle qu’elle a existé là, cet après-midi d’août sous le ciel changeant de l’Orne, dans l’ignorance de ce qui sera pour toujours derrière elle dans trois jours [...] ? » (MF, p. 25), « Quelles choses qui ne puissent cependant être considérées comme une explication – ou pas seulement – de ce qui surviendra – aurait pu ne pas survenir [...] ? » (ibid.). Toutes ces interrogations manifestent une indécision, sensible encore dans cette mise en balance et dans sa conclusion : « En ai-je été nettoyée par Le Deuxième Sexe ou au contraire submergée ? J’opte pour l’indécision : d’avoir reçu les clés pour comprendre la honte ne donne pas le pouvoir de l’effacer » (MF, p. 110). Cette indécision se concrétise par la tension entre le présent, avec les connaissances acquises, et le passé, avec le comportement qui s’est fait sans ces connaissances. Ici comme avant, se découvrent « les traces d’une écriture in progress9 ». De nombreuses représentations laissent affleurer la difficulté à donner le sens, alors même que l’anamnèse, a fortiori l’écriture, pourrait l’élucider, l’inscrire dans une trajectoire.

20L’enjeu essentiel apparaît là celui de la réunion des deux temps, présent et passé, par le jeu d’une nouvelle syntaxe. Le rêve de cette réunion rejoint intimement l’écriture proustienne et ce qu’elle dit de la réalité :

Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément – rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s’éloigne par là d’autant plus du vrai qu’elle prétend se borner à lui – rapport unique que l’écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents. [...] [L]a vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain posera leur rapport, analogue dans le monde unique de la loi causale dans le monde de la science ; et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style10.

21Cependant, d’après le texte Mémoire de fille, l’enjeu de l’écriture ne se confond pas avec ce que décrit le texte proustien :

Dès que j’entends dans le métro ou le RER les premières notes de la chanson Mon histoire c’est l’histoire d’un amour jouée, quelquefois chantée en espagnol, je suis à la seconde évidée de moi-même. Jusqu’ici – Proust est passé par là – je pensais que durant trois minutes je redevenais réellement la fille de S. Mais ce n’est pas elle qui resurgit, c’est la réalité de son rêve, la réalité puissante de son rêve que les mots chantés par Dalida et Dario Moreno étendaient à l’univers entier avant qu’il ne soit recouvert, refoulé, par la honte de l’avoir eu. (MF, p. 74)

22Ce que provoquent ces sensations pour l’auteur, c’est certes un évidement du présent qui s’efface, mais pas au profit du vécu du passé comme dans le rapport proustien : au profit du rêve propre au souvenir. Il est en effet bien question du rêve de la fille de 58, rêve lié à la méconnaissance de textes qui permettent pourtant à l’auteure de prendre la mesure d’un tel retour : « Pour que je sois [la fille de la photo], il faudrait que [...] je rêve d’aller enfin en “sur-pat” [...] je n’aie lu ni Beauvoir ni Proust ni Virginia Woolf ni etc » (MF, p. 20, nous soulignons). Or, pour ce qui est de ce surgissement du passé, en termes de syntaxe justement, c’est la représentation d’un discours autre non actualisé qui s’avère à même de rendre compte de « la réalité puissante de son rêve ». C’est bien une telle représentation de discours qui s’approche d’« une phrase qui [...] contiendrait [l’une et l’autre vision historique – 1958/2014] toutes les deux, sans heurt, simplement par le jeu d’une nouvelle syntaxe » (MF, p. 57-58). La non-actualisation du discours laisse entendre, d’une part, cette tension vers un accomplissement ou un non-accomplissement qu’évoque le texte : « En ce moment même, dans les rues, les open spaces, le métro, les amphis, des millions de romans s’écrivent dans les têtes, chapitre après chapitre, effacés, repris et qui meurent tous, d’être réalisés ou de ne pas l’être » (MF, p. 74). Elle concrétise aussi, d’autre part, le fait de demeurer sous un aspect tensif, comme dans la suite de ce « Difficile de dire » : « Difficile de dire aujourd’hui si cette connaissance m’aurait été d’un grand secours, si j’aurais pu être soignée – ou accepter de l’être – et comment » (MF, p. 103). Une telle tension fait écho à la « note d’intention » évoquée à l’explicit : « Explorer le gouffre entre l’effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et l’étrange11 irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé » (MF, p. 151). Ce patron, cet entre-deux qu’ont en commun les textes de Marcel Proust et d’Annie Ernaux, ce sont les discours non actualisés qui l’inscrivent dans l’écriture de Mémoire de fille.

    

23Les représentations de ces discours montrent ainsi les hésitations de la fille de 58, ses non-dits et donc les tabous qui pèsent sur sa situation, les dissonances qui concrétisent les inadéquations auxquelles elle est confrontée, ainsi que la problématique de son appropriation de discours pourtant suggérés comme répandus. Elles laissent apparent le « work in progress » de l’anamnèse, ses butées, quand la mémoire se heurte à un obstacle insurmontable, ses doutes également, quand elle affronte une difficulté avec laquelle elle négocie, et enfin ses ruses, quand elle compense les manques par une autre voie/voix narrative. Elles disent encore les essais de l’écriture : la fictionnalisation de l’expérience intime, la difficulté à donner le sens, l’enjeu essentiel de la réunion des deux temps par le jeu d’une nouvelle syntaxe. Ces représentations des discours non actualisés dans Mémoire de fille semblent ainsi mettre en œuvre ce que notait la narratrice dans La Honte lorsqu’elle parlait de « vraie mémoire de soi », dont elle déplorait alors l’absence : « la femme que je suis en 95 est incapable de se replacer dans la fille de 52 qui ne connaissait que sa petite ville, sa famille et son école privée, n’avait à sa disposition qu’un lexique réduit. Il n’y a pas de vraie mémoire de soi » (H, p. 224). Mémoire de fille tend en effet, par ses représentations de discours non actualisés notamment, à « revivre » et « faire revivre comme si l’expérience était encore présente12 ».