Colloques en ligne

Maya Lavault

Lettres de fille : les usages de la lettre chez Annie Ernaux

1À lire Mémoire de fille, le dernier livre publié à ce jour par Annie Ernaux, on est frappé par l’importance prise par la lettre : il s’agit en effet du premier livre où la lettre en tant que document est massivement utilisée, par le truchement de citations nombreuses, et parfois fort longues. Or ce fait nouveau dans l’écriture d’Annie Ernaux survient après la publication de L’Autre fille, dont la forme épistolaire est un hapax dans l’œuvre. À partir de ce constat, je me propose d’analyser l’usage de la lettre dans les livres d’Annie Ernaux pour tenter d’en saisir les diverses modalités d’apparition et d’usage, ainsi que leur évolution : je ferai l’hypothèse que l’usage de la lettre a partie liée avec la construction d’une démarche d’écriture et d’un positionnement d’écrivain. J’aurai pour cela recours aux outils linguistiques de l’analyse du discours forgés par Dominique Maingueneau, à l’articulation de l’analyse du discours et de la sociologie, et notamment à la notion de « paratopie1 », dont la définition paraît particulièrement adaptée à l’analyse de l’écriture d’Annie Ernaux.

2À partir de La Place, où la définition de « l’écriture plate » propose comme modèle stylistique la correspondance de l’auteure avec ses parents, la lettre apparaît comme un outil de négociation d’une identité énonciative et auctoriale, un lieu où la démarche d’écriture d’Annie Ernaux se constitue en légitimant sa propre constitution. Pour saisir la relation à l’écriture et, plus largement, au champ littéraire, qui se joue à travers l’usage de la langue et du support épistolaires, je procéderai à une analyse des diverses occurrences et des différents usages de la lettre dans les récits d’Ernaux, en dégageant leur évolution au fil des années et des livres. Ainsi, j’écarterai les références à la lettre qui interviennent comme événements ponctuels et isolés dans la diégèse – il en existe plusieurs dans L’Occupation et dans Passion simple notamment – et qui sont sans incidence énonciative sur le texte de l’œuvre, pour concentrer la réflexion sur les références à la lettre considérée en tant que discours.

La lettre dans La Place, ou la construction d’un ethos de transfuge de classe

3Dans La Place, la lettre joue le rôle de référent stylistique pour l’œuvre de l’auteure qui inaugure une démarche d’écriture et un style en rupture avec ses trois premiers livres : « L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles » (Pl, p. 442). Ce commentaire définit paradoxalement « l’écriture plate » à la fois comme un usage naturel, qui s’impose par la force des habitudes sociales acquises, un habitus2, et comme un choix stylistique conscient qui appelle un commentaire, voire une justification. L’écriture plate des lettres aux parents, désignée comme « ce qui me vient naturellement », est elle-même le produit d’une négociation stylistique, certes inconsciente et lointaine, entre le langage oral, familier et quotidien, de l’enfance d’un côté, et de l’autre, le langage écrit acquis à l’école et utilisé pour l’échange familial à distance. Cette définition de l’écriture plate constate, en même temps qu’elle l’institue, sa propre origine : le choix d’un style s’articule ainsi avec la construction d’un ethos discursif3 qui marque à la fois la séparation avec les parents – l’« autrefois » de l’enfance, mais aussi la distance que suppose l’échange épistolaire – et la proximité, doublement suggérée par l’adverbe « naturellement » et par la référence aux parents. Nommons-le « ethos de transfuge de classe » selon les catégories mêmes de la sociologie4, ou « ethos de l’immigrée de l’intérieur » selon les termes qu’emploie Annie Ernaux dans L’Écriture comme un couteau :

Par et dans le choix de cette écriture, je crois que j’assume et dépasse la déchirure culturelle : celle d’être une « immigrée de l’intérieur » de la société française. J’importe dans la littérature quelque chose de dur, de lourd, de violent même, lié aux conditions de vie, à la langue du monde qui a été complètement le mien jusqu’à dix-huit ans, un monde ouvrier et paysan (ÉC, p. 34).

4Il s’agit moins d’une écriture qui imiterait le langage populaire que d’une écriture soumise à la dureté de la vie, réduite à l’essentiel, qui traduit un habitus populaire « inséparable de tout un rapport au corps dominé par le refus des manièreset des chichis5 ».

5Une cinquantaine de pages plus loin, l’auteure explicite ce choix de l’écriture plate définie selon le modèle de la correspondance familiale en en fournissant un exemple textuel :

Ma mère m’écrivait un compte rendu du monde autour. Il fait froid par chez nous espérons que cela ne va pas durer. On est allés dimanche voir nos amis de Granville. La mère X est morte soixante ans ce n’est pas vieux. Elle ne savait pas plaisanter par écrit, dans une langue et avec des tournures qui lui donnaient déjà de la peine. Écrire comme elle parlait aurait été plus difficile encore, elle n’a jamais appris à le faire. Mon père signait. Je leur répondais aussi dans le ton du constat. Ils auraient ressenti toute recherche de style comme une manière de les tenir à distance (Pl, p. 470).

6Le contenu de la lettre est inséré dans le récit sans embrayeur du discours direct : c’est l’imparfait itératif qui introduit le « compte rendu » de la mère, sa voix se substituant sans médiation à celle de l’auteure par un glissement énonciatif simplement signalé par le changement de temps. Ainsi, l’absence de guillemets, mais aussi le fait de rendre anonyme la personne citée sous la lettre X, signalent qu’il peut s’agir d’un échantillon type, à valeur générique, forgé par imitation du style épistolaire de la mère pour servir de référent à l’écriture plate. Ce style se caractérise par des marques d’oralité : l’expression « par chez nous », l’usage du pronom « on », le recours à une maxime de sagesse populaire « soixante ans ce n’est pas vieux », l’absence de ponctuation interne aux phrases et de lien entre les énoncés. Le contenu et le style de la lettre sont immédiatement assortis d’un commentaire sur l’absence d’humour dans l’écriture de la mère, qui traduit un échec à se servir pleinement du langage écrit « dans une langue et avec des tournures qui lui donnaient déjà de la peine », une absence de « naturel » que le regard sociologique de l’auteure attribue à un manque dans l’apprentissage. C’est une écriture de l’effort qui, faute d’usage, réduit ses possibilités à l’expression du constat, c’est-à-dire à ses fonctions les plus essentielles et quotidiennes : c’est l’écriture apprise par les classes populaires à l’école élémentaire.

7La fin de la citation indexe le style des lettres de l’auteure répondant à ses parents sur celui de la mère et fournit une justification qui s’adresse moins, semble-t-il, aux lecteurs (puisque le choix de l’écriture plate a déjà été explicité en amont) qu’aux parents eux-mêmes, dont Annie Ernaux prend ici en charge la formulation objectivée d’un jugement inconscient : « Je leur répondais aussi dans le ton du constat. Ils auraient ressenti toute recherche de style comme une manière de les tenir à distance ». Cependant, l’enchâssement, sans rupture énonciative, de la voix de la mère dans celle de l’auteure signale un contraste évident entre le style maternel et celui de l’écrivain : le ton du constat familier, qui est celui de la correspondance familiale, n’est pas celui qui est utilisé ici. L’auteure use au contraire d’un vocabulaire lettré, sociologique et littéraire, qui s’inscrit délibérément dans les usages du monde « cultivé » où elle est passée. Ainsi, l’écriture plate s’en trouve redéfinie, comme réajustée : il s’agit finalement moins d’une imitation du langage épistolaire de l’enfance, « langage écrit du peuple scolarisé6 », que d’une pratique délibérément scolaire de l’écriture lettrée, utilisée pour le « compte rendu du monde autour7 ».

8Cette manière d’importer sans médiation l’écriture de la mère au sein du texte littéraire construit en même temps qu’elle le légitime un ethos d’immigrée de l’intérieur, marqué par le refus de « tenir à distance » le monde des parents, les mots de la lettre de la mère étant eux-mêmes des « immigrés de l’intérieur » au sein des mots de l’auteure. La correspondance familiale joue donc un rôle fondateur dans la construction d’une paratopie de « transfuge de classe » dans La Place, car elle constitue le lieu à la fois énonciatif et symbolique de l’amour séparé. L’exemple de la lettre de la mère, reçue à un moment de séparation à la fois géographique, affective et sociale avec les parents, est de ce point de vue exemplaire: « J’ai passé un long moment à Londres. Au loin, il [le père] devint certitude d’une tendresse abstraite. Je commençais à vivre pour moi seule. Ma mère m’écrivait, etc. » (Pl, p. 470).

Une femme et La Honte : l’émergence d’une paratopie de l’écrivain

9Poursuivons l’inventaire : dans Une femme, deux occurrences de la lettre viennent confirmer le rôle joué par la figure à la fois symbolique et énonciative de la mère dans la construction d’un ethos propre à l’auteure et dans sa renégociation constante au fil des livres publiés. La première occurrence convoque la lettre comme un contre-modèle pour le livre que l’auteure est en train d’écrire : « Il y aura trois semaines demain que l’inhumation a eu lieu. Avant-hier seulement, j’ai surmonté la terreur d’écrire dans le haut d’une feuille blanche, comme un début de livre, non de lettre à quelqu’un, ma mère est morte » (F, p. 559). Ce commentaire traduit un choix énonciatif qui rejette délibérément le modèle de la lettre pour forger l’ethos de l’écrivain qui se met à écrire. L’écho évident à l’incipit célèbre du roman de Camus, L’Étranger, montre l’émergence d’une paratopie de l’écrivain, ancrée dans un jeu avec la référence littéraire, comme si un pas avait été franchi dans le processus de transfuge social : « J’ai perdu le dernier lien avec le monde dont je suis issue » (F, p. 597), constate en effet la dernière phrase du livre.

10La deuxième occurrence confirme ce processus :

L’après-midi, elle s’installait comme avant à la table de la salle de séjour, avec son carnet d’adresses et son bloc de correspondance. Au bout d’une heure, elle déchirait les lettres qu’elle avait commencées sans pouvoir continuer. Sur l’une d’elles, en novembre : « Chère Paulette je ne suis pas sortie de ma nuit. » (F, p. 589-90)

11Comme le signale la préface à « Je ne suis pas sortie de ma nuit8 », il s’agit de la dernière phrase écrite par la mère : en la citant dans le texte d’Une femme, puis en publiant le journal correspondant à cette période qui la cite à nouveau, et surtout en la choisissant pour titre du volume publié, Annie Ernaux inscrit ainsi l’écriture épistolaire de la mère dans le champ littéraire, et lui fait en retour endosser le rôle de « transfuge ». Avec deux écarts cependant : le premier est identifiable dans la correction effectuée sur l’énoncé maternel, dont l’accroche épistolaire « Chère Paulette » a été gommée pour donner à l’énoncé une forme aphoristique qui facilite son usage comme titre – notons que cette suppression efface au passage le prénom de la destinataire, ancré dans le monde populaire. Le second écart opéré tient au fait que l’énoncé est celui de sa mère atteinte d’Alzheimer, et qu’il semble avoir été choisi justement parce qu’il est le produit d’un énonciateur malade exprimant son ressenti par le truchement de figures littéraires, la métaphore et la litote – troublante vérité de la maladie exprimée de manière littéraire, qui rompt avec l’usage de la langue repéré dans les lettres de la mère.

12« Je ne suis pas sortie de ma nuit » marque un nouveau cycle dans la démarche d’écriture d’Annie Ernaux, celui du recours au journal intime comme preuve et document : « il faut comme disait Rousseau fournir toutes les pièces » (ÉC, p. 39), revendique-t-elle dans L’Écriture comme un couteau. Elle indique également l’absence de journal intime pour la période de l’enfance, et pour la période de 16 à 22 ans, que recouvrent les périodes des récits livrés dans La Honte, Les Armoires vides, La Place, Ce qu’ils disent ou rien (ÉC, p. 37). Ainsi, on peut considérer le recours à la correspondance familiale dans La Honte, livre publié la même année que « Je ne suis pas sortie de ma nuit », comme un relais dans la démarche d’exploration de soi, en l’absence d’archives plus complètes comme le journal. La Honte initie en effet un usage de la lettre comme document pour une exploration totale et méthodique du monde de l’enfance autour de l’année 52, avec les outils de l’analyse sociologique, dans une forme de radicalisation du processus déjà engagé. Le texte de La Honte désigne ainsi la lettre comme une « trace matérielle », tout en fournissant un nouvel exemple de correspondance familiale :

Comme traces matérielles de cette année-là, il me reste aussi […]
une carte postale représentant l’intérieur de la cathédrale de Limoges que j’ai envoyée à ma mère lors du voyage organisé de Lourdes. Dans une grosse écriture, au dos : « À Limoges, l’hôtel est très bien, il y vient énormément d’étrangers. Grands embrassements », avec mon prénom et « Papa ». C’est mon père qui a rédigé l’adresse. Cachet du 22/08/52. (H, p. 219)

13Il est significatif que l’usage de la lettre comme document passe ici par le biais non de la lettre, mais de la carte postale, support matériel à la fois plus limité, mais aussi plus marqué sociologiquement : elle circonscrit la correspondance épistolaire à un usage touristique, ancré dans une pratique sociale qui se démocratise à l’époque. En outre, la carte postale possède une double nature, à la fois iconographique et textuelle. C’est d’abord le recto de la carte – la photo de la cathédrale de Limoges – qui est décrit, avant le texte, dont est mentionnée la caractéristique graphique (« grosse écriture » enfantine). La carte postale est en effet le support privilégié de l’écriture factuelle et du style télégraphique, comme le signale la formule finale. La signature y tient une place aussi importante que le corps du texte : notons que le père, comme dans la lettre de la mère évoquée dans La Place, n’appose que sa signature, preuve de sa plus grande distance avec le monde de l’écrit. Le fait que la date y soit signalée par le cachet et ne relève pas du corps de l’énoncé comme dans la lettre, rattache la carte postale de manière plus immédiate au champ testimonial, cette attestation officielle lui fournissant une valeur objective de preuve. L’usage de la carte postale comme document relève donc à la fois de la redéfinition d’un ethos de transfuge sociale à travers l’adoption d’une démarche d’exploration méthodique de soi empruntant ses outils à la sociologie, et d’un ethos d’écrivain engagé dans une entreprise d’écriture mémorielle et pour qui « la mémoire est matérielle » (ÉC, p. 41).

14La seconde occurrence, dans La Honte, relève d’un usage ludique de la carte postale, qui s’appuie là encore sur sa double nature, textuelle et photographique :

Souvenir d’un jeu pratiqué les matins de congé, où je reste au lit jusqu’à midi. Au dos, vierge, de cartes postales anciennes dont une vieille dame m’a donné un gros paquet, j’écris le nom et le prénom d’une fille. Pas d’adresse, seulement le nom d’une ville qui représente la carte postale. Pas de texte dans la partie correspondance. Les noms et les prénoms me sont fournis par Lisette, Le Petit Écho de la mode, Les Veillées des chaumières et je m’impose la contrainte de les utiliser selon leur ordre d’apparition dans le journal. (H, p. 251-252)

15La contrainte créatrice adoptée en guise de règle du jeu engage ici un processus qui signale sa parenté avec la fiction littéraire, les lectures familiales, populaires et féminines, servant à constituer un répertoire de noms et de prénoms, sorte d’annuaire imaginaire peuplé de personnages dont les seuls patronymes, associés aux noms de villes, suffisent à former des embryons de scénarios. La mention « Pas de texte dans la partie correspondance » oriente le dispositif vers un pur procédé d’embrayage fictionnel, à un âge où la rêverie sur les noms de lieux et de personnes suscite un désir aussi profond que flou, et qui tient lieu de littérature : « Un plaisir sans fin (quelque chose du désir sexuel) à inventer des dizaines de destinataires. Parfois, très rarement, je m’adresse une carte, vide elle aussi » (ibid.).

La scénographie épistolaire dans L’Autre fille

16L’évocation du jeu des cartes postales, qui participe pleinement du double ethos déjà analysé, révèle sa parenté frappante avec la scénographie épistolaire mise en place dans L’Autre fille. J’emprunte encore le terme à Dominique Maingueneau pour désigner une « scénographie énonciative9 » qui mobilise le dispositif de la lettre privée par un discours relevant d’un autre genre. L’énonciation dans L’Autre fille se caractérise en effet par l’écart entre le caractère privé de la relation épistolaire et le caractère public de son mode d’existence discursive, l’ouvrage obéissant à une contrainte définie par la collection « Les Affranchis » : « Écrivez la lettre que vous n’avez jamais écrite », sur le modèle de la Lettre au père de Kafka (d’ailleurs évoquée dans le texte de L’Autre fille).

17La lettre apparaît ici comme une pure forme littéraire, dont la scénographie énonciative s’inscrit délibérément dans le champ littéraire sous le signe de l’héritage et de la lignée, à la fois dans la diachronie (Kafka) et dans la synchronie (plusieurs écrivains ont été sollicités en même temps qu’Annie Ernaux). Malgré son inscription dans une forme contrainte à la fois par la ligne éditoriale et par l’histoire littéraire, le texte de L’Autre fille se caractérise par l’absence des caractères formels de la lettre : non seulement le titre ne fait pas référence à l’écriture épistolaire, mais le texte s’ouvre, sans adresse préliminaire à la destinataire et sans justification préalable, sur la description d’une photographie. Ce n’est qu’à la fin de la description que survient la première adresse directe à la sœur décédée : « Quand j’étais petite, je croyais – on avait dû me le dire – que c’était moi. Ce n’était pas moi, c’était toi » (AF, p. 10). D’emblée, le texte est placé sous le signe du double, de la tension entre le même et l’autre, entre la reconnaissance et la méprise sur l’identité.

18Cette tension se traduit par l’omniprésence d’un discours paradoxal, qui entre en contradiction avec l’objectif affiché d’écrire une lettre à la sœur décédée ; en effet, l’entreprise est niée dès l’ouverture par l’affirmation d’une impossibilité : « à toi je n’ai jamais rien à dire » (AF, p. 12). Au fil du texte, le paradoxe de l’entreprise est régulièrement rappelé au lecteur, véritable destinataire de cette lettre fantôme, institué comme témoin de la scénographie épistolaire : « Évidemment cette lettre ne t’est pas destinée et tu ne la liras pas. Ce sont les autres, des lecteurs, aussi invisibles que toi, qui la recevront. Pourtant un fond de pensée magique en moi voudrait qu[’] […] elle te parvienne » (AF, p. 78). L’oscillation de la lettre entre dialogue et monologue contribue à faire de la lettre à la sœur décédée un subterfuge énonciatif, ce que le texte annonce, là aussi de manière paradoxale, en affirmant que « le tu est un piège » et qu’il s’agit d’une « fausse lettre – il n’y en a de vraies qu’adressées aux vivants » (AF, p. 45). L’absence de destinataire réel fait ainsi entrer la lettre à la sœur décédée dans le champ de la fiction, la destinataire n’étant alors plus la sœur décédée qui a réellement existé, mais une figure évanescente, trouée, que l’auteure imagine à partir des traces que cette enfant a laissées dans sa propre existence, dans une relation proprement spéculaire. Ainsi, le titre L’Autre fille en vient à désigner finalement l’auteure elle-même plutôt que sa sœur, comme le suggère l’aveu de reconnaissance auquel elle aboutit finalement : « l’autre fille, c’est moi » (AF, p. 77).

19Pourtant, en même temps que la scénographie épistolaire paraît reléguée au rang de subterfuge, elle se trouve légitimée par l’affirmation de son possible pouvoir démiurgique, l’auteure allant même jusqu’à demander : « Est-ce que je t’écris pour te ressusciter et te tuer à nouveau ? » (AF, p. 24). Un tel énoncé signale en effet que la motivation du geste épistolaire pourrait bien trouver sa source dans cette croyance en la performativité de la lettre, performativité qui tient à son statut de texte littéraire, comme semble le suggérer la polysémie de l’énoncé « je t’écris », sous lequel il faut bel et bien entendre à la fois « je t’écris une lettre » (mais en réalité, il ne s’agit pas d’une lettre, on l’a vu) et « je fais de toi le personnage d’un de mes livres », « tu deviens le sujet de mon écriture ».

20Ce faisant, le texte renvoie, de manière spéculaire, à la motivation fondamentale de l’écriture chez Ernaux : « Je n’écris pas parce que tu es morte. Tu es morte pour que j’écrive » (AF, p. 35). Elle joue ainsi un rôle déterminant dans la réaffirmation d’une paratopie de l’écrivain. Cette scénographie épistolaire, qui relève à la fois du jeu rituel et d’un geste démiurgique dont la dimension performative motive l’exécution, donne vie, par l’écriture, à ce personnage de la sœur morte qu’elle institue comme destinataire, pourtant impossible et fantomatique, de la lettre. On saisit bien alors le lien essentiel qui unit le texte de L’Autre fille et le jeu des cartes postales évoqué dans La Honte. Ce lien est confirmé par une anecdote rapportée dans Le Vrai Lieu, qui en fournit une autre version en plaçant sur la liste des destinataires imaginaires Denise Lesur, le personnage des Armoires vides :

Quand j’avais 7, 8 ans, je me suis mise à écrire des lettres à une fille purement imaginaire. Qui ne ressemblait pas du tout à une camarade de classe. Je ne me souviens pas de ce que j’écrivais à cette correspondante inventée. Je lui avais donné comme prénom Denise, une cousine beaucoup plus âgée que je n’avais jamais vue […] mais ce n’est pas à elle que j’écrivais. Quand j’ai cherché un prénom pour la narratrice et l’héroïne de mon premier roman, c’est ce prénom-là qui m’est venu spontanément, Denise, Denise Lesur. (VL, p. 30)

21Finalement, la scénographie épistolaire dans L’Autre fille n’est pas pur subterfuge : elle fonde sa propre nécessité en instituant l’auteure comme écrivain.

Mémoire de fille : l’écrivain et la putain

22Achevons ce recensement par là où il a commencé : le dernier livre publié d’Annie Ernaux, Mémoire de fille, où le recours à la lettre est massif. De deux manières : non seulement par l’insertion dans le texte de nombreuses citations tirées de lettres de la « fille de 58 », accompagnées des commentaires de l’auteure, mais aussi parce que la lettre se trouve au cœur de l’un des épisodes les plus marquants du livre, la scène de la lettre à Odile punaisée par le cuisinier sur le tableau d’affichage, sous les moqueries de tous. Il s’agit d’un épisode de honte sociale et sexuelle qui constitue un jalon essentiel dans l’exploration de cette « honte de fille » (MF, p. 99) qui est l’objet central du récit ; mais nous le laisserons de côté pour analyser plus spécifiquement les usages de la lettre dans la construction de la démarche d’écriture.

23Dans Mémoire de fille en effet, le recours à la lettre comme matériau documentaire systématise l’usage qu’Annie Ernaux fait de la correspondance à partir de La Honte, et qui prend consistance dans L’Autre fille, lorsque l’auteure s’appuie sur des extraits de lettres de proches comme témoignages de l’existence réelle de sa sœur décédée10. Dans les deux derniers livres publiés, l’usage testimonial de la lettre répond à une même nécessité : la recherche de la preuve d’une existence qui n’existe plus que par des traces extérieures à soi, et dont la restitution littérale permettra à l’auteure d’affirmer, qu’il s’agisse de la sœur décédée avant sa naissance ou de la « fille de 58 » : « Elle est réelle hors de moi » (MF, p. 33). Ainsi, dans Mémoire de fille, les lettres sont exploitées parmi d’autres documents (poèmes et citations d’écrivains notés dans l’agenda de 1958, registre de l’aerium de S., enquêtes sur internet) pour servir une démarche d’écriture inquisitrice dont jamais, dans les livres précédents, l’exposé des moyens et l’analyse des motivations n’avaient pris une telle ampleur :

[…] est-ce que je n’ai pas voulu, obscurément, déplier ce moment de ma vie afin d’expérimenter les limites de l’écriture, pousser à bout le colletage avec le réel (je vais jusqu’à penser que mes livres précédents ne sont que des à-peu-près de ce point de vue). Peut-être aussi mettre en jeu la figure d’écrivain qu’on me renvoie, la ravager, m’acharner à dénoncer une imposture […] (MF, p. 56)

24C’est sans doute à la lumière de cette radicalité dans l’entreprise d’exploration de soi qu’il faut interpréter le recours massif à la lettre. Car dans Mémoire de fille, comme dans La Place, le langage épistolaire est à la fois le prisme et le vecteur d’un rapport au monde saisi à travers le rapport au style. Les nombreux commentaires des citations tirées de la correspondance avec Marie-Claude révèlent ce processus de construction de soi à travers l’usage des codes langagiers de la lettre :

Dans l’incapacité de retrouver son langage [celui de la « fille de 58 »], tous les langages qui composent son discours intérieur – qu’il est vain de vouloir reconstituer comme j’ai cru possible de le faire en écrivant Ce qu’ils disent ou rien – je peux au moins en prélever des échantillons dans les lettres adressées à une amie de classe, partie du pensionnat l’année d’avant, lettres qu’elle m’a redonnées en 2010. Elles commencent toutes par Marie-Claude chérie ou Darling et se terminent par Bye-bye ou Tchao, à la mode lycéenne. (MF, p. 31)

25Les expressions retranscrites en italique ou entre guillemets au sein des commentaires de l’auteure côtoient les citations plus longues, ou encore des passages au discours narrativisé, qui permettent de restituer un style, c’est-à-dire une vision du monde. Ce faisant, l’imbrication de citations à la première personne et de commentaires qui désignent la fille de 58 à la troisième personne installe un système d’énonciation original, fondé sur le relais incessant des pronoms « je » et « elle ». C’est que cette double voix énonciative répond à la mission assignée à l’écriture d’« explorer le gouffre » (MF, p. 151) qui sépare la femme de 2014 et celle de 1958 : « Devrais-je alterner constamment l’une et l’autre vision historique – 1958/2014 ? Je rêve d’une phrase qui les contiendrait toutes les deux, sans heurt, simplement par le jeu d’une nouvelle syntaxe » (MF, p. 57-58).

26L’usage massif de la lettre dans Mémoire de fille apparaît alors comme une solution possible au problème énonciatif de la fusion des voix de la fille de 58 et de l’écrivaine qui travaille à la ressusciter par le truchement des mots. En analysant patiemment l’évolution d’un style, les commentaires des lettres de la « fille de 58 » révèlent un processus de construction de soi qui relie la « putain » de la colonie à « la fille de 60 » qui se met à écrire un premier roman lors de son voyage en Angleterre11, et à celle de 62 qui voit ce premier roman refusé par un éditeur. Ainsi, Mémoire de fille retrace en même temps qu’il l’élabore le processus de construction d’un double ethos d’écrivain et de putain, dont les deux pôles se constituent l’un par rapport à l’autre, comme deux paratopies servant à la fois de repoussoir et de modèle pour une même trajectoire de vie.

   

27La lettre apparaît donc chez Annie Ernaux comme un lieu du texte où se donne à lire le rapport entre la fille/les filles d’« autrefois » et la femme du présent de l’écriture, un lieu où se forgent au fil des années un style et une identité d’auteure, dans une négociation fluctuante entre les différentes paratopies constitutives de son écriture : celles de la transfuge de classe, de la putain et de l’écrivain.