Colloques en ligne

Pierre-Louis Fort

Résistance du récit : texte et métatexte chez Annie Ernaux

1Depuis l’évocation de l’injonction dissertative des jeunes années dans Les Armoires vides (1974) moins anecdotique qu’il n’y paraît puisqu’elle révèle la difficulté de dire une certaine réalité sociale1 – jusqu’aux nombreuses interrogations portant sur la nature même de ce qui est en cours d’accomplissement dans Mémoire de fille (2016), Annie Ernaux ne cesse de convoquer, en action et en réflexion, le récit et ses enjeux.

2Trois modalités d’apparition peuvent en être dégagées dans l’œuvre : le récit est tour à tour accompli (en tant que « discours qui raconte [les événements] », au sens de Genette2), mentionné (dans le rappel des paroles d’autrui, par exemple dans les notations de La Vie extérieure) et interrogé (dans les journaux d’écriture tout comme dans les passages autoréflexifs développés dans le texte même).

3C’est ce dernier espace d’occurrences qui sera au centre de notre analyse : on s’intéressera à la façon dont les commentaires critiques et réflexifs au sein de l’œuvre en cours d’avènement jouent explicitement avec la question du récit. Il ne s’agira pas de définir une poétique du récit chez Annie Ernaux – qui ne saurait se réduire à l’analyse du métadiscours – mais de voir comment l’appétence pour le récit se heurte parfois à une résistance qui se réfléchit dans ces réflexions d’ordre métatextuel au point peut-être, paradoxalement, de s’y réaliser (ou à tout le moins d’en procéder) : cela nous conduira ainsi à nous attacher plus particulièrement à L’Autre Fille3, œuvre dans laquelle le récit semble plus que jamais mis en tension entre l’impossibilité de sa réalisation et la réalisation de son impossibilité.

« Le récit est un besoin d’exister »

4Dire de l’écriture d’Annie Ernaux qu’elle est une écriture qui se pense et s’interroge en même temps qu’elle s’accomplit est aujourd’hui une évidence. La critique a d’ailleurs souvent insisté sur l’importance de la « métadiscursivité et [du] dispositif autoréflexif entre les textes les plus divers4 », affirmé « que le récit ernausien ne peut prendre sens qu’à partir d’une mise en question radicale de l’acte de raconter5 » et mis en évidence le fait que « l’insertion de cette réflexion sur la pratique d’écriture dans le corps même de l’œuvre [est] très fréquente depuis La Place6 ». La Place dévoile en effet les conditions de possibilité de sa propre actualisation et amorce un mouvement qui va se poursuivre, Annie Ernaux ne cessant d’interroger en miroir le récit et la narration, ménageant dans quasiment chaque texte un espace d’analyse qui accompagne un acte créatif dans la réalisation duquel il se révèle explicitement. Ce discours critique permet dès lors au lecteur d’entrer dans une sorte d’« atelier noir » diffracté au cœur de l’œuvre : « les notations [sur l’écriture] qui figurent dans mes livres depuis La Place me viennent au fur et à mesure que j’écris, elles ne sont pas raboutées au texte, avec lequel elles entretiennent d’ailleurs un lien étroit, avec ce texte là, pas un autre […] » (ÉC, p. 132).

5Nombre de ces notations métatextuelles sont consacrées au « récit » et remplissent différentes fonctions7. Le discours métatextuel sert, très évidemment, à revenir sur le travail en cours, comme des points d’étape chronologiques dans une écriture8 qui expose son avancement. Il est aussi une manière d’évaluer voire de réévaluer la nature du travail entrepris, une façon de déterminer et/ou d’affiner le projet et sa méthodologie9. Les mentions métatextuelles, parfois, ont pour but de mesurer l’impact du récit sur soi écrivant10 ou sur les autres dans une anticipation de la réception11. Elles permettent également, à l’occasion, d’interroger le désir et la motivation12 de celle qui écrit. Mais les plus intéressantes sont vraisemblablement celles qui portent sur les limites du récit13 et les enjeux qui lui sont assignés, notamment herméneutiques14 :

[…] à quoi bon écrire si ce n’est pour désenfouir des choses, même une seule, irréductible à des explications de toutes sortes, psychologiques, sociologiques, une chose qui ne soit pas le résultat d’une idée préconçue ni d’une démonstration, mais du récit, une chose sortant des replis étalés du récit et qui puisse aider à comprendre – à supporter – ce qui arrive et ce qu’on fait. (MF, p. 96)

6Peut-être l’un des points communs de toutes ces réflexions métatextuelles sur le récit réside-t-il, au-delà de leurs visées singulières, dans l’assertion suivante (moins commentaire métatextuel à proprement parler que réflexion plus généraliste) dont la portée ontologique peut sembler, de prime abord, inversement proportionnelle au contexte d’insertion textuelle (l’évocation d’une réunion de copropriété) : « Le récit est un besoin d’exister » (VE, p. 10).

7Ce lien essentiel entre l’écriture et la vie, qui peut tout à la fois être de l’ordre « d’exister » mais aussi de « faire exister », se retrouve emblématiquement dans un passage de Journal du dehors. Il s’agit d’une scène vécue dans le train Cergy-Paris au cours de laquelle une femme raconte à une amie un fait divers, en ménageant ses effets et en retardant le plus possible la chute. La diariste met en avant les ressorts de cette narration particulièrement réussie (à tel point que toute la rame devient récepteur du récit) et conclut, après avoir évoqué cette « façon impudique de raconter » – reposant notamment sur le ralentissement du « processus qui mène à la fin » pour « augmenter le désir de l’auditoire » –, que « tout récit fonctionne sur le mode de l’érotisme » (JDD, p. 517).

8Si le mot érotisme renvoie ici explicitement au jeu (sensuel) destiné à attiser le désir (sexuel), on peut aussi choisir d’en remotiver le potentiel psychanalytique et suivre Freud qui rappelle que « tout le bruit de la vie provient surtout de l’Eros15 ». Le récit serait ainsi du côté de la vie, au sens très large du terme. Cette emprise même de la pulsion de vie se retrouve explicitement mise en avant chez Annie Ernaux quand elle choisit de donner comme titre au « Quarto » qui lui est consacré chez Gallimard Écrire la vie. Dans Retour à Yvetot, elle revient sur la signification de ce titre pour insister, justement, sur l’écriture comme partage de « toutes ces choses de la vie » (RàY, p. 35). Ce sont elles, d’ailleurs, qu’on retrouve dans une œuvre majeure, Les Années, foncièrement livre de vie, dont le lien au récit est ainsi souligné dans l’expression du projet envisagé :

Elle voudrait réunir ces multiples images d’elle, séparées, désaccordées, par le fil d’un récit, celui de son existence, depuis sa naissance pendant la Seconde Guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui. (LA, p. 1041)

9Récit de vie, donc, que Les Années, dans lequel d’autres récits se font entendre, que ce soit le « grand récit des événements collectifs » (LA,p. 935) – comme la vie pendant la guerre – ou, à un autre niveau, le « grand récit, celui des origines » (LA,p. 939). Pour autant, le dynamisme pulsionnel qui lie le récit à la vie n’élude pas la dimension thanatique : ainsi, pour continuer avec Les Années, de la guerre subsumée dans un « récit plein de morts et de violence », ou des ascendants parfois réduits à leur disparition (« grippe espagnole, embolie ou coup de pied de cheval qui les avaient emportés », ibid.). Le récit relève donc d’un éros qui ne fait pas abstraction de thanatos comme le résume cette mise en abyme : « Ce sera un récit glissant, dans un imparfait continu, absolu, dévorant le présent au fur et à mesure jusqu’à la dernière image d’une vie » (LA, p. 1083).

10La vie dans toute son extension donc : voilà ce qui meut nombre de récits d’Annie Ernaux, que ce soit la sienne propre ou celle des autres, notamment celle de son père dans La Place ou celle de sa mère dans Une femme, deux récits emblématiquement en tension entre éros et thanatos, conscients d’eux-mêmes et de leurs enjeux, ce dont témoignent leurs métatextes qui soulèvent les difficultés d’écriture, sans néanmoins remettre en cause la question de leur réalisation même. Il en va très différemment avec L’Autre Fille, l’œuvre portant sur la troisième figure familiale (la sœur), qui va problématiser et rendre problématique – plus que jamais – la question du récit. Dans « Je ne suis pas sortie de ma nuit » Ernaux en soulignait déjà la nature pétrifiante : « le récit que [ma mère] fait de la mort de ma sœur me terrifie » (JNS, p. 640)16. En faire à son tour le récit va précisément consister à affronter cet effroi, non sans résistance.

Un premier récit interdit

11Toute la difficulté d’élaboration du récit d’Annie Ernaux, dont L’Autre Fille porte de nombreuses traces métatextuelles, trouve peut-être son explication dans le double décalage existant par rapport au moi scripteur : d’une part Ginette se situe d’emblée dans la mort – autrement dit le hors-temps de l’auteure (loin du temps personnel qu’on peut plus facilement mettre en récit ou que le récit peut servir à ordonner), d’autre part elle n’est pas réellement révélée (le texte insiste sur le fait qu’Annie Ernaux n’est pas destinataire du récit premier17 et qu’elle ne fait que surprendre la narration maternelle). Ginette est ainsi l’insaisissable au carré : non seulement parce que relevant du « secret » de famille mais aussi parce que « déjà morte » au moment de la naissance de la puînée. Cette mort est d’ailleurs l’essence de la fillette dont l’auteure va jusqu’à écrire qu’elle a « toujours été morte », formule qui l’isole dès le début de l’œuvre dans un espace-temps difficilement pénétrable. Le seul régime de réalité dont elle procède, finalement, est celui d’un récit qui tout à la fois la suscite et l’anéantit : « Née et morte dans un récit » (AF, p. 13).

12Ce récit de la mère, emblématiquement désignée comme la « détentrice du récit » (AF, p. 40), et seule personne légitimée (« sa voix autorisée », AF, p. 26, nous soulignons), est celui-là même qu’il va falloir tout à la fois incorporer et dépasser. Il opère comme une scène primitive (« seul est resté dans ma mémoire ce récit-là que je ne devais pas entendre », AF, p. 25) faisant office de confrontation à l’interdit (« Le dimanche d'été de mes dix ans j'ai reçu le récit et la loi du silence », AF, p. 46). Comment, alors, se saisir de ce « récit qui profère la vérité et [l’] exclut18 », et dont la forte charge symbolique tend à le rendre inatteignable ? Comment devenir à son tour destinateur de ce dont on n’est pas dépositaire19 ou plutôt de ce dont on est dépositaire par effraction20 et qui se présente d’emblée dans la fermeture d’un récit dont le poids est d’autant plus important qu’il est un hapax sans ouverture21 ? Peut-on appréhender, pour citer Blanchot, ce qui se donne comme un « événement exceptionnel qui échappe aux formes du temps quotidien et au monde de la vérité habituelle, peut-être de toute vérité22 » ?

13L’Autre fille dans son ensemble porte trace de cette problématique de départ et de cette difficile avancée à la fois vers le récit de la mère et dans le récit (potentiel) de l’auteure. Cette très forte résistance s’orchestre d’ailleurs dès le début : tout contribue en effet à retarder l’émergence du récit princeps. Annie Ernaux commence par en donner le cadre (« été 1950 ») et s’attarde sur l’atmosphère de ce « dernier été des grands jeux du matin au soir entre cousines, quelques filles du quartier et des citadines en vacances à Yvetot ». Une première mention métatextuelle révèle qu’il y a là un désir de temporisation assumé : « Je voudrais continuer à décrire ces vacances-là, retarder ». L’enjeu majeur est alors résumé dans la formule qui insiste sur la mise en abyme dont pourra procéder le texte (il s’agirait de « Faire le récit de ce récit », AF, p. 14). Or le métatexte insiste, via l’analogie photographique, sur le changement quasi paradigmatique qui pourrait avoir lieu dans la réalisation d’un récit issu du récit premier : « ce serait en finir avec le flou du vécu ». Le premier récit qui se refuse à l’auteur est donc non celui de l’écriture de la vie de la sœur mais de l’écriture du récit premier, celui de la mère.

14Néanmoins la « scène du récit » (AF, p. 13), scène matricielle comme l’écrit Françoise Simonet-Tenant23, finit par se dessiner plus nettement, notamment par des indications spatiales qui précèdent la présentation des actants : la mère, une cliente, la petite fille avec qui l’énonciatrice joue. Mais une ultime résistance s’exprime de nouveau très clairement dans le métatexte : « Je ne peux pas restituer son récit, seulement sa teneur et les phrases qui ont traversé toutes les années jusqu’à aujourd’hui ». Cette expression renouvelée de la résistance face à la mise au jour du récit maternel, dans le sien propre, opère une gradation dans l’impossibilité : on passe du simple vœu de rester en amont du récit à l’expression de l’incapacité (ou du refus ?) de revenir sur le discours tenu. Il ne pourra être appréhendé que de biais, par bribes. Le métatexte opère ainsi un retour sur le texte dont il met à jour les motivations et distribue la poétique à l’œuvre en partie fondée sur la reprise des « phrases » de la mère.

15Au fur et à mesure qu’on avance dans le texte, la résistance par rapport au récit va changer d’objet, non plus le récit maternel mais la réalisation même d’un récit sur la sœur : « Je ne peux pas faire un récit de toi » (AF, p. 54), ce qui signifie conjointement qu’il est impossible tout à la fois de faire un récit au sujet « de toi » et un récit à partir « de toi ». Tout au long de L’Autre fille se développe donc cette tension par rapport à l’avènement d’un récit évoquant la sœur. Le texte ne cesse, dans un regard sur son avancée même, de mettre en relief cette impossibilité : « De plus en plus, en écrivant, il me semble avancer dans une contrée tourbeuse où il n’y a personne, comme dans les rêves, devoir franchir entre chaque mot, un espace rempli d’une matière indécise » (AF, p. 53).

Motivations métadiscursives du récit

16Mais celle qui était présentée à l’orée du texte comme « l’absente de toute conversation » finit, telle « l’absente de tout bouquet » mallarméen, par resurgir. Autrement dit, cette absence de possible du récit proclamée par le métatexte finit néanmoins par se retourner et se (dé)réaliser en présence, triplement.

17À un premier niveau, le récit d’Annie Ernaux se réalise par l’avènement oblique du récit maternel. Celui-ci finit effectivement par se faire jour avec le discours indirect qui, s’il n’est certes pas restitution exacte du récit, est tout de même une manière de l’actualiser indirectement : « Elle raconte qu’ils ont eu une autre fille que moi et qu’elle est morte de la diphtérie à six ans, avant la guerre, à Lillebonne » (AF, p. 16). Les paroles maternelles sont ensuite reproduites via un discours direct faisant entendre sa voix et permettant d’incarner concrètement le récit par le biais des fragments. Le paragraphe réalise la projection poétique développée dans le paragraphe précédent tout en l’outrepassant puisqu’on arrive à être au-delà de la simple « teneur ». Plus même, chacune des citations de la mère est soit la source d’un développement du récit à venir, soit celle d’une réflexion.

18La présence de Ginette s’actualise également, à un deuxième niveau, dans le propre récit d’Annie Ernaux, par le jeu d’un métatexte qui fait survenir le texte tout en participant de son instabilité. Comme le souligne Barbara Havercroft, alors que « l’auteure avoue l’impossibilité de rédiger un récit sur elle […] Annie Ernaux réussit pourtant – et magistralement – la tâche ardue de créer ce texte émouvant, en recourant justement au langage pour donner une forme, une certaine représentation à ce qui échappe à la représentation24 ». La critique montre ainsi que « de fil en aiguille, [l’auteure] réussit […] à découvrir certaines formes discursives […] susceptibles de donner forme à cette figure sororale fantomatique25 ». À la suite de Barbara Havercroft, on peut insister sur cette réalisation, en apportant d’autres éléments, par exemple en partant d’une des interrogations mises en exergue au début de l’œuvre par le biais des crochets : « [Est-ce que je t’écris pour te ressusciter et te tuer à nouveau ?] » (AF, p. 24). Cette interrogation sur l’écriture et sa portée – qui fonctionne presque à l’instar d’une interrogation rhétorique – exprime la dynamique qui est à l’œuvre dans le récit finalement porté par Annie Ernaux et dont elle résume implicitement l’achèvement et l’existence dans la fin du texte :

Peut-être que j’ai voulu m’acquitter d’une dette imaginaire en te donnant à mon tour l’existence que ta mort m’a donnée. Ou bien te faire revivre et remourir pour être quitte de toi, de ton ombre. (AF, p. 77)

19Autrement dit, la lettre à elle adressée (et qui constitue L’Autre Fille) est le récit impossible mais malgré tout réalisé dont le métadiscours pointe les possibilités d’existence tout en le motivant et le précipitant. Une réalisation qui serait celle d’un récit glorieux à l’image du corps glorieux26 qu’est la sœur comme le suggère le métatexte, particulièrement mis en avant avec l’utilisation des crochets : « [N’est-ce pas une forme de résurrection de toi qui soit pure de tout lien de corps et de sang que je cherche au travers de cette lettre ?] » (AF, p. 50).

20Il existe par ailleurs un autre récit qui serait une incarnation de ce texte impossible, celui d’un écrit d’enfance qui surgit à la manière d’un intertexte, justement après l’interrogation susmentionnée sur la portée de l’écriture (« ressusciter et tuer ») :

Je m’interroge, peut-être es-tu déjà là dans cet après-midi d’été que je situe un an ou deux avant le récit. Je suis dans le jardin et j’écris, une nouvelle, l’histoire d’une petite fille en vacances dans une ferme, qui meurt étouffée accidentellement […]. (AF, p. 24)

21 La mention de ce souvenir qui montre une réalisation d’écriture antérieure à celle qui est en cours d’avènement propulse même la sœur en être de récit puisque L’Autre Fille mentionne, outre le récit princeps, ses réduplications possibles – « tu as dû roder autour de moi […] dans des récits faits à d’autres femmes, à la boutique, sur les bancs du jardin public » (AF, p. 25).

22Le métadiscours ouvre par ailleurs sur l’inter-iconicité qui peut aussi nous retenir, à un troisième niveau, en tant que réalisation du récit quand on sait que, dans le projet d’Annie Ernaux, la photo est également en liaison avec l’accomplissement d’un récit. Françoise Simonet-Tenant révèle en effet, dans une analyse génétique de L’Autre Fille, qu’« apparaît dans les fragments préparatoires du récit datés de 2010 l’expression intéressante de “Photo-Récit”27 ». Or, s’il n’y en a plus de trace métatextuelle dans le texte définitif, on trouve en revanche la réalisation même de ce « photo-récit » projeté dans L’Autre Fille, avec la description de la photo initiale de la sœur bébé dans l’incipit à laquelle fait écho, quasiment en excipit, la photo de la sœur en communiante : l’ensemble de l’espace textuel accueillant ainsi, en creux, « l’espace d’une vie brève28 », de son début à sa (presque) fin, autrement dit un récit qui ne dit pas son nom mais s’actualise discrètement.

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23Interroger le récit (sous toutes ses modalités d’existence : fait, en cours, à faire) est une pratique fréquente chez Annie Ernaux. Si nous avons choisi de nous concentrer principalement sur le métatexte (sans pour autant exclure d’autres commentaires plus larges), c’est parce qu’il nous semblait permettre d’être au plus près du dynamisme scriptural en examinant ce lien complexe d’appétence et de résistance qui se noue autour de ce qu’on pourrait appeler la « mise à l’épreuve du récit ». L’Autre Fille est à cet égard l’œuvre où la relation au récit se complexifie et se développe le plus. L’avènement du/des récit(s)29 s’y joue en effet en réfraction avec le métatexte et une pensée continue du récit qui se heurte à l’interdit et à son dépassement (dans la postface de 2011 à L’Écriture comme un couteau, Annie Ernaux note de façon explicite que L’Autre Fille « est une tentative de penser celle qui était l’impensée, l’enfant du ciel, la “sainte” dont il [lui] était interdit de parler », AF, p. 148). C’est cet interdit dont l’œuvre porte trace et qu’elle outrepasse en réussissant à le dire. L’Autre Fille est ainsi une œuvre de « l’inter-dit » au sens proposé par Dominique Rabaté, un récit qui « ménag[e] son espace propre entre dicible et indicible » pour « indiquer dans les interstices du texte une parole littéralement inaudible ou impossible30 ». L’Autre Fille est aussi un texte « inter dit », un dit entre la vie et la mort, parce que ce récit qui s’actualise sous la forme de la lettre (malgré toutes les résistances) est symboliquement adressé par l’auteure à sa sœur, dans un ultime retour réflexif sur l’écriture, replaçant le texte, au moment de sa clôture, dans la très ernausienne perspective du (contre)don :

Pourtant, un fond de pensée magique en moi voudrait que, de façon inconcevable, analogique, elle te parvienne comme m’est parvenue jadis, un dimanche d’été, peut-être celui où Pavese se suicidait dans une chambre de Turin, la nouvelle de ton existence par un récit dont je n’étais pas non plus la destinataire. (AF, p. 78)

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