Colloques en ligne

Aurélie Adler et Julien Piat

 Introduction : Annie Ernaux, les écritures à l’œuvre

1« Ce qui sera bouffon, si on publie un jour ce journal d’écriture, en fait de recherche à 99 %, c’est qu’on découvrira à quel point, finalement, la forme m’aura préoccupée. Bref, ce qu’ils appellent la littérature1 » écrit Annie Ernaux dans L’Atelier noir pointant l’écart entre la façon dont ses textes sont lus et encore largement étudiés – autour d’une poétique engagée, aux prises avec les domaines politique et social – et la façon dont elle-même considère son travail – comme une recherche où la forme joue un rôle essentiel, primordial, parce qu’elle modèle le sens même de l’œuvre. Un tel écart repose sans doute sur une part d’incompréhension. Certes, Ernaux insiste elle-même sur la valeur de vérité de l’écriture factuelle, sur la portée politique de la publication, sur son refus d’une conception autotélique de la littérature, et de tels propos ont focalisé l’attention d’une critique soucieuse de sortir des « impasses » de l’approche formelle en mettant l’accent sur le dialogue entre le texte et le monde social. Pourtant, l’écrivaine a très tôt attiré l’attention de ses lecteurs sur la recherche de « la forme qui convient à ce qu’[elle] voit devant [elle] comme une nébuleuse – la chose à écrire », soulignant, après Flaubert, que « chaque œuvre à faire a sa poétique à soi, qu’il faut trouver2 ». La référence à Flaubert, auteur fétiche de l’écrivaine3, et plus largement de la communauté des lettrés, participe de la construction d’une posture d’auteure classique de son vivant. Comme l’a montré Isabelle Charpentier, au moment même où elle affirme vouloir rester « en dessous de la littérature », Ernaux multiplie les preuves d’un « procès minutieux de création4 » pour s’imposer en tant qu’auteure « de littérature » alors même que ce statut lui est dénié par une partie de la critique au moment de la publication de Passion simple, notamment, en 1992.

2Il n’est donc pas anodin qu’Ernaux décide, en 2001, de publier Se perdre, soit les pages de son journal intime correspondant à la période que Passion simple décrivait. La justification donnée, à l’ouverture de l’ouvrage, souligne « une ‘‘vérité’’autre que celle contenue dans Passion simple », un « quelque chose de cru et de noir, sans salut, quelque chose de l’oblation », qui fait que « cela aussi devait être porté au jour »5. Or, si l’on retrouve là les termes qui modèlent l’éthique scripturale chère à l’auteure, il ne fait guère de doute que le dévoilement à l’œuvre concerne aussi tout ce qui, formellement, sépare le journal de Passion simple. Ici, par exemple, le présent de l’écriture au jour le jour – là, l’imparfait « d’une répétition éternelle6 » ; ici, l’écriture qui saisit « des pensées, des sensations à un moment donné » ; là, aucun « récit d’une liaison7 », aucune « histoire […] avec une chronologie précise », mais « les signes d’une passion, oscillant sans cesse entre toujours et un jour »8. Or, que dit le terme même de signes, sinon une attention portée, à chaque instant, et de manière parfaitement consciente, à ce qui est écrit ? Ce que donne ainsi à voir Se perdre, c’est le travail d’épure qui aboutit à la concision de Passion simple.

3Quand paraît Écrire la vie, dans la collection « Quarto », en 2011, les deux textes se trouvent mis à la suite l’un de l’autre, comme pour mieux permettre la comparaison – alors que plusieurs ouvrages, parmi lesquels La Honte et L’Événement avaient paru en librairie entre 1992 et 2001. De fait, Écrire la vie équivaut à une recomposition de l’œuvre : comme l’écrit Ernaux dans la préface, « l’ordre des textes choisi n’est pas celui de leur écriture ni de leur parution, c’est l’ordre du temps de la vie » : « c’est la succession des âges qui organise les textes »9. Or, Se perdre est donné à la suite de Passion simple, ce qui semble déroger à ce principe : le journal devrait précéder le récit réduit à l’essentiel, à moins qu’Ernaux ne souhaite insister alors sur le geste d’écrivain qui est doublement le sien : donner accès au réservoir d’écriture de Passion simple et, ce faisant, exhiber le travail de la forme qui a présidé à la réécriture du journal, travail qui est aussi, ipso facto, un travail de fond. Car c’est bien un projet esthétique qu’Ernaux formule, toujours dans la préface d’Écrire la vie : « Ce parti-pris, en bousculant l’évolution de l’écriture et rapprochant des textes rédigés en des périodes très distantes, rend davantage perceptible la diversité des formes, l’écart des voix et des styles correspondant à celui des points de vue10 ». Dix ans après Se perdre, Ernaux revient donc, explicitement, sur ses choix formels et stylistiques, assumant la posture d’un écrivain revenant sur l’ensemble de ce qui, désormais, fait œuvre.

4De fait, si l’entreprise éditoriale, qui consiste à rééditer, dans le volume Quarto, la plupart des textes d’Ernaux augmentés d’un photojournal et de plusieurs articles, conforte l’image d’une auteure classique à tous les sens du terme11, elle doit encore être rapprochée de la parution concomitante de L’Atelier noir, aux Éditions des Busclats, qui « se proposent de publier des écrivains reconnus à qui elles demandent de faire un pas de côté. D’écrire en marge de leur œuvre un texte court […] qui sera, selon leur cœur, une fantaisie, un coin de leur jardin secret, un voyage inattendu dans leur imaginaire ». Pour Ernaux, cet « à côté » sera donc constitué d’extraits de son « Journal d’écriture », où elle consigne, depuis trente ans, « les doutes, les hésitations, les recherches vaines, les pistes abandonnées ». Elle dit avoir hésité, puis avoir finalement « accepté le risque12 ». Il est alors frappant de voir que cette notion de risque, qui parcourt l’œuvre, est ici déployée en rapport avec les recherches les plus formelles qui soient – comme l’hésitation entre le je et/ou le elle dans ce qui deviendra Les Années, livre qui marque assurément un tournant majeur dans la réception des ouvrages d’Ernaux, prélude à l’accueil presque unanimement élogieux réservé à Mémoire de fille au moment de sa publication13.

5Dernier exemple de cette posture d’écrivain revendiquant un art d’écrire : le dépôt des brouillons et des manuscrits de ses livres à la Bibliothèque Nationale, toujours en 2011. Par ce geste, Ernaux entend sans nul doute donner les preuves matérielles du travail de la forme, montrer par exemple que l’écriture « plate » est le résultat d’un effort d’écriture et non le signe d’une simple négligence formelle.

6On l’aura compris, le travail d’Annie Ernaux est indissociable de sa situation. S’il faut entendre par là un rapport au monde qui est aussi et avant tout un rapport au(x) discours, aux mots, à la langue qui forge l’activité même de l’écrivain, il est profondément empreint de l’historicité de ces formes. À cet égard, les trois notions qu’Ernaux met en exergue dans sa préface à Écrire la vie – la voix, le style et le point de vue – recoupent les grands enjeux de la langue littéraire dans la seconde moitié du XXe siècle, hantée par la recherche de formes permettant de donner à lire les soubresauts d’une conscience, émue ou impassible dans sa perception du réel14. Dans les deux romans des années 1970, Les Armoires vides (1974) et Ce qu’ils disent ou rien (1977), Ernaux reprend des tours et patrons stylistiques désormais bien identifiés : termes argotiques ou familiers, structures emphatiques, phénomènes de discontinuité syntaxique apparaissent comme des formes propres à créer un effet de vocalité reconduisant à un ton virulent, lui-même reflet d’un rapport au monde vécu sur le mode de la révolte ou de l’insoumission15.

7Mais rapidement, Ernaux abandonne ces formes : plus tard, elle déclarera que ce « ton de dérision » était une « dernière allégeance, inconsciente, aux valeurs de la société dominante16 », pour mieux se tourner vers cette « écriture plate » héritière de la mythique « écriture blanche » définie par Barthes dans Le Degré zéro de l’écriture. Or, si de tels propos semblent avant tout politiques, les choix scripturaux d’Annie Ernaux sont non seulement tributaires de l’évolution du champ littéraire, mais encore de l’imaginaire des formes alors prégnant sur ce même champ. Chez Ernaux, l’écriture plate est censée refléter un rapport au monde vécu sur le mode de l’observation et de l’analyse quasi scientifique, tout en revendiquant une forme de rejet des canons de la langue littéraire – et au premier chef, de la belle langue : « je m’efforce maintenant de dépouiller ce que j’écris des signes de connivence culturelle élitiste et de dire les choses avec le moins de détours (comme le sont la métaphore, le symbole ou le mythe mort)17 ». Quand à de multiples reprises, Ernaux s’est revendiquée d’une approche sociologique à la Bourdieu, le simple fait qu’elle demeure vigilante aux formes qu’elle travaille témoigne encore d’une conscience pleinement littéraire. Cette situation proprement paratopique18 est encore reflétée par les étiquettes génériques qu’elle propose en tâtonnant : à plusieurs reprises, L’Atelier noir situe le projet des futures Années du côté du romanesque, entre Autant en emporte le vent et Proust. Ailleurs, c’est d’une auto-socio-biographie qu’il est question. Et le mouvement est aussi formel, puisqu’il implique des choix énonciatifs et syntaxiques appropriés, permettant notamment de mettre à distance l’intime19.

8Après en avoir réemployé les formes les plus voyantes dans ses deux premiers textes, l’écriture d’Ernaux va suivre le mouvement de sortie de la langue littéraire sensible à la fin du XXe siècle : alors que, depuis plus d’un siècle, les écrivains auront tenté de forger une langue à part, la période est désormais tendue vers une sorte d’invisibilisation des formes avec lesquelles écrire20. Le discours littéraire devient un discours parmi d’autres, envahi par d’autres, ou fusionnant avec eux. De fait, cette « banalisation » de l’écriture va de pair avec une porosité des différentes scènes discursives sur lesquelles l’écrivain est désormais invité à se produire, tels les journaux, les magazines et la télévision. Il faut donc aussi prendre en compte, chez Ernaux, l’influence que revêt ce régime médiatique auquel le discours littéraire est désormais confronté. Que ce soit en décidant de republier des articles dans Écrire la vie, en se rendant sur le plateau d’Apostrophes ou en faisant l’objet de portraits télévisés, Annie Ernaux prolonge ses textes par diverses interventions : ce qu’elle écrit ou dit alors contribue aussi à modeler sa posture. Si tribunes politiques, pétitions, présentation d’un dernier ouvrage dessinent les contours d’une auteure engagée, elles ne doivent donc pas faire oublier que ces valeurs s’incarnent aussi dans les formes mêmes de l’écriture, à travers des codes qui, toujours, ressortissent au discours littéraire.

9Si nous avons souhaité réfléchir à nouveaux frais aux formes de l’écriture dans les textes et interventions d’Annie Ernaux, c’est moins pour légitimer une démarche d’écrivaine, l’auteure d’Écrire la vie n’en ayant plus besoin, que pour étudier les manifestations cette inquiétude de la langue et les devenirs du discours littéraire dans son travail. Nombre de recherches ont ouvert la voie de ces questionnements : l’écriture « blanche » ou « plate » a été particulièrement étudiée sous l’angle du style par Dominique Barbéris21, Jean Pierrot22, Claire Stolz23 ; les questions d’énonciation et de voix narrative ont fait l’objet d’un examen détaillé dans les travaux de Lyn Thomas24, Alain Rabatel25, Véronique Montémont26 ou Julien Piat27 ; les avant-textes ont suscité des études importantes de Françoise Simonet-Tenant28 et de Catherine Rannoux29 ; l’organisation fragmentaire des journaux et leurs effets romanesques ou esthétiques ont été commentés par Marie-Jeanne Zenetti30 et Francine Dugast-Portes31. Ces travaux, auxquels il faut ajouter deux thèses de stylistique32, montrent que l’exigence formelle est une constante de l’œuvre. Il nous revenait toutefois de montrer à quel point cette recherche de la forme remet en cause l’idée même d’une quelconque uniformité stylistique.

10C’est précisément cette tension entre continuité et diversité des écritures que nous avons voulu mettre en lumière lors du colloque « Annie Ernaux, les écritures à l’œuvre » qui s’est tenu à l’Université de Picardie Jules Verne les 16 et 17 mars 2017. Les contributions du présent dossier, issues des actes de ce colloque, témoignent de la pluralité des voies formelles explorées par Ernaux depuis Les Armoires vides jusqu’à Mémoire de fille. Elles sortent du corpus auquel se limitent trop souvent les études critiques portant sur la langue d’Ernaux en centrant l’analyse sur des ouvrages moins étudiés du point de vue du style d’une part, en quittant l’écritoire au profit des prises de parole publiques d’autre part. Les différents articles renouvellent en outre les angles d’analyse, mettant l’accent sur des problématiques encore peu abordées, comme les temps du récit ou le rapport texte-image.

11Pour rendre plus clair l’apport de ce dossier à l’étude des écritures d’Annie Ernaux, nous avons choisi de l’organiser de la façon suivante : un premier ensemble, intitulé « discours de soi, discours des autres », tourne autour de cette tension énonciative, qui structure cette œuvre à la recherche continue d’une voix. Cette partie regroupe ainsi les études de Pierre-Louis Fort (« Résistance du récit : texte et métatexte chez Annie Ernaux »), de Maya Lavault (« Lettres de filles : les usages de la lettre chez Annie Ernaux »), de Bérengère Moricheau-Airaud (« La représentation de discours non actualisés dans Mémoire de fille : les tâtonnements du souvenir ») et de Barbara Havercroft (« (Auto)citation et initiation sexuelle dans Mémoire de fille d’Annie Ernaux »).

12Si les livres d’Annie Ernaux opèrent un retour sur soi, on sait que ce retour n’est jamais synonyme de retraite hors du monde. Au contraire, l’œuvre vise à « écrire le monde ». C’est le titre de notre second volet qui réunit les contributions de François Dussart (« Poétique de la liturgie dans La Honte d’Annie Ernaux »), de Florence de Chalonge (« Itératisme et écriture transpersonnelle : Une femme d’Annie Ernaux ») et de Nathalie Froloff (« L’art de la liste chez Annie Ernaux : “entre l’illusion de l’achevé et le vertige de l’insaisissable” »).

13Cette diction du monde suppose constamment une ouverture à l’autre, qui fait l’objet du troisième et dernier volet de ce dossier : « une écriture en dialogue ». Ce dialogue, c’est d’abord le dialogue avec les arts de l’image, comme le montrent Fabien Arribert-Narce (« Ekphraseis photographiques dans Mémoire de fille ») et Jean-Benoît Gabriel (« Cinématographie de l’écriture chez Annie Ernaux »). Mais cet art du dialogue, Ernaux le noue également avec son public par l’intermédiaire de ses interventions dans la presse ou par le biais des entretiens. Les articles d’Ania Wroblewski (« La colère saine d’Annie Ernaux ») et de Marie-Laure Rossi (« La langue de l’entretien. Annie Ernaux dans Les mots comme des pierres ») reviennent sur ces prises de parole qui mettent en valeur d’autres formes d’écriture et de postures de l’écrivaine.

14Les articles du dossier se réfèrent aux éditions et au système d’abréviations suivants :

15Quand le texte a été repris dans Écrire la vie (Gallimard, Quarto, 2011, désormais, ÉV), les références se feront à cette édition. Cela concerne donc :

- Les Armoires vides, Gallimard, 1974 (AV)
- La Femme gelée, Gallimard, 1981 (FG)
- La Place, Gallimard, 1983 (Pl)
- Une femme, Gallimard, 1987 (F)
- Passion simple, Gallimard, 1992 (PS)
- Journal du dehors, Gallimard, 1993 (JDD)
- La Honte, Gallimard, 1997 (H)
- « Je ne suis pas sortie de ma nuit », Gallimard, 1997 (JNS)
- L’Événement, Gallimard, 2000 (Év)
- Se perdre, Gallimard, 2001 (SP)
- L’Occupation, Gallimard, 2003 (Oc)
- Les Années, Gallimard, 2008 (LA)

16 Pour les autres textes cités, les références seront les suivantes :

- La Vie extérieure, Gallimard, Folio, 2000 (VE)

- L’écriture comme un couteau. Entretien avec Pierre-Yves Jeannet, Stock, 2003 (ÉC)

- L’Usage de la photo, Gallimard, 2005 (UP)

- L’Autre fille, Éditions du Nil, 2011 (AF)

- L’Atelier noir, éditions des Busclats, 2011 (AtN)

- Regarde les lumières, mon amour, Seuil, « Raconter la vie », 2014 (RLL)

- Le Vrai lieu, Gallimard, « Blanche », 2015 (VL)

- Mémoire de fille, Gallimard, « Blanche », 2016 (MF)

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